Les départs
du général de Gaulle
Tandis que la vie politique en France
s’éloigne de plus en plus, chaque jour, du traitement des nécessités les plus
immédiates et les plus graves, qu’il n’y a plus d’éphémérides nationaux que
l’énoncé d’ambitions et de rivalités personnelles pour exercer un pouvoir dont
on ne sait que faire une fois obtenu,
l’exemple et le legs du général de
Gaulle deviennent plus manifestes.
Le plus courant dans leur évaluation est
le génie de discernement et de ténacité qu’ont été l’appel du 18 Juin 1940 et
la construction d’une France de rechange à celle qui avait été écrasée et qui
désespéra. Il est en même temps l’établissement de nos institutions. Cette
admiration et ce consensus à propos du général de Gaulle peuvent être pernicieux
si l’ensemble n’est pas complètement considéré. Et nos maux actuels relèvent en
bonne partie de cette considération trop sommaire de ce qu’apporté de Gaulle à
notre pays.
L’appel du 18 Juin aurait été stérile,
n’aurait eu aucune efficacité s’il n’avait été – au vrai – une réponse à
l’attente de beaucoup de Français refusant la défaite militaire et l’erreur
morale dramatique de prendre l’Allemagne d’alors comme modèle et de la
considérer pérenne. De Gaulle est exceptionnel parce qu’il a vu et entendu les
Français, autant que les voies et moyens qu’offrait alors la géostratégie
mondiale. Le fait est qu’aucun autre n’a eu cette vue et plus encore cette
audace. Le général à titre temporaire avant d’établir ce qui fut si vite un
gouvernement provisoire de la
République, fit le « tour » des grands chefs
notamment coloniaux qui avaient troupes et territoires à la disposition d’un
dessein tel que le sien. Chacun se récusa. De Gaulle fut l’instrument des
Français et c’est à ce titre seulement qu’il put être leur chef. Militairement,
il en avait l’étoffe et l’époque était aux militaires. Mais le prodige –
exactement comme l’avait été en 1799 Bonaparte – était que cet officier avait
la culture et le format d’un homme d’Etat. Tous les hauts-fonctionnaires qui se
rallièrent à la France
libre en étaient subjugués (cf. ce que m’en fit ressentir Maurice Couve de
Murville, selon son expérience aux Finances de 1932 à 1943, Roger Goetze
aussi).
Les institutions de la Cinquième République
ne sont pas la défense de l’exécutif et sa pérennisation malgré son rejet par
l’opinion publique et potentiellement par le Parlement, comme elles sont
invoquées et pratiquées aujourd’hui. Leur fondement c’est la décision
populaire, c’est la consultation référendaire, c’est l’engagement du président
de la République
de quitter le pouvoir si le renouvellement de l’Assemblée nationale lui ôte sa
majorité, c’est son retrait si le referendum est négatif. Nous vivons tout le
contraire depuis au moins 1997. Il y a cent moyens – grands et de détail – de
revenir à cet esprit initial et à une pratique constante des onze premières
années de notre régime. De Gaulle partit en 1969 parce qu’un pouvoir qui ne
s’appuie pas – en République – sur le peuple n’en est pas un, ni en légitimité
ni en efficacité. C’est ce que nous vivons ces années-ci d’évidence.
Mais ce qui scelle le témoignage
posthume du général de Gaulle pour une vie politique nationale réellement au
service du pays et des gens, c’est son comportement propre. Avec l’aide d’une
Providence qui a soutenu ce que son caractère permettait.
Trois départs, trois inventaires
possibles montrant que la place est nette et le personnage intact. Aucun de ses
successeurs n’a pu en dire autant. La santé et la maîtrise physique de soi
jusqu’au dernier instant ; le spectacle d’une dégénérescence physique et
d’un cramponnement au pouvoir que donna, non sans courage cependant, Georges
Pompidou, de Gaulle nous l’a épargné. Les « affaires », les doubles
vies, le narcissisme de la plupart des sucesseurs, de Gaulle, à la romaine,
nous les a épargnés : pas de recel des procédures de l’Etat, pas
d’immunité juridique et autre pour quelque comportement que ce soit, une
régularité de vie intime et affective totale depuis 1940 et sans doute depuis
son mariage, un rapport à l’argent que n’approcha auparavant que Raymond
Poincaré. Tandis que les inéligibilités pleuvent, les scandales fiscaux, les
abus de financements, les illégalités dominent la vie publique depuis 1995 et
plus encore depuis 2007, que tout empire jour après jour en ce triste domaine,
que la France
est devenue une « République banane », que ses personnages à l’Elysée
ou à la tête d’institutions internationales sont suspectés à raison de leurs
comportements, rien n’a jamais pu être trouvé qui charge de Gaulle de concussion,
de recel, d’abus. Il n’a été discuté et contesté qu’en conception de la
fonction présidentielle (la mise au referendum du changement dans le mode
d’élection du chef de l’Etat) ou qu’en orientation politique (l’Europe,
l’Atlantique, Israël).
En 1946, sans bavure, c’est la coupure
au net : « ce départ ne manque pas de grandeur » s’écrit
Maurice Thorez une fois que de Gaulle a quitté le conseil des ministres.
Peut-être, sans doute crut-il être rappelé et assez vite. Se serait-il usé
contre les communistes et enlisé dans la guerre d’Indochine, peut-être, mais la Providence nous a été
clémente, le réservant pour le grand moment : l’immense question d’Algérie
(celle de la décolonisation et de l’osmose, que nous n’avons pas encore
complètement résolue).
En 1969, il part sur le projet le plus
vaste possible : la participation à la vie politique, localement et
nationalement. Le texte de la réforme régionale et donc d’un bicaméralisme
différent de celui improvisé en 1875, faute de Chambre des pairs. Mais
sous-jacente la question du salariat et de ses droits dans l’entreprise,
l’amendement Vallon. Sans bavure, la coupure est nette. Plus rien qu’une
possible lecture de ses mémoires d’espoir
pour deviner son appréciation des successeurs, dont il ne reçoit aucun. La Providence a-t-elle été
qu’ainsi la jurisprudence s’établisse – aujourd’hui et depuis vingt ans
accusatrice – qu’un président perdant un referendum doit partir, alors que le
succès en 1969 permettait certes à de Gaulle de ne partir qu’à son heure et
l’œuvre terminée autant qu’il est humainement possible ? mais n’instituait
rien en pratique de nos institutions ?
En 1970, il meurt, lucide, en forme… en
vie. Intact. Obsession depuis 1946. Obsession aussi d’une France intacte en
1940. La pureté et la force, le « sans peur et sans reproche » de
Bayard.
Le drame français actuel est peut-être
que les plus jeunes générations – perverties par l’exemple et les péchés de
celles au pouvoir en politique et dans l’entreprise – ne puissent plus avoir
dans l’âme cette référence, ce précédent. Oui, l’authenticité et le caractère
en politique, le social en économie sont possibles. Nous l’avons vécu il n’y a
pas si longtemps. Reste l’instinct de survie et du beau qui peut ramener nos
prochaines générations dans la voie royale. Ce nous est souvent arrivé, comme
par miracle ? ou naturellement !
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