vendredi 31 août 2012

Inquiétude & Certitudes - vendredi 31 août 2012

Vendredi 31 Août 2012 

Prier… le Christ ne m’a pas envoyé pour baptiser, mais pour annoncer l’évangile… [1], un exhorde, celui de Paul, qui doit plaire à mon cher Denis M. Que fait l’Eglise ? du rite, de l’administration et souvent moins bien que d’autres, de l’autisme et de la morale parfois… tout sauf évangéliser, alors que l’évangélisation est sa mission expresse, première et sans avoir recours à la sagesse du langage humain, ce qui viderait de son sens la croix du Christ. Argumentation scripturaire de Paul, constat sociologique et culturel : nous proclamons un essie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les peuples païens. Et donc un énoncé de foi, montrant d’ailleurs que la foi n’est pas une adhésion à du dogme, à du contenu mais qu’elle est autant expérience intime et/ou partagée avec d’autres, qu’elle est appel, qu’elle a des effets, une application, qu’elle est l’introduction à la vie aussi bien courante qu’éternelle. Pour ceux que Dieu appelle, qu’ils soient Juifs ou Grecs, ce Messie est puissance de Dieu et sagesse de Dieu. Car la folie de Dieu est plus sage que l’homme, et la faiblesse de Dieu est plus forte que l’homme. Matthieu rapporte la parabole, assez plate et logique de la folie humaine et de la sagesse humaine, et des résultats tout humains : les « vierges folles » sont refusées d’entrée, elles n’avaient pas l’outil de leur emploi et elles n’étaient invitées que pour un emploi. La leçon immédiate est aisée à accueillir, le fond – généralement sans miséricorde – des paraboles présentant le Royaume comme une fête ou un lieu d’invitation, est souvent très difficile : peu d’élus, le pauvre type qui n’a pas l’habit requis et ces pauvres filles, puisque de toutes façons il n’y aura que cinq lampes au lieu des dix prévues, pourquoi ne pas les admettre. Morale de punition fréquemment à lire. Alors ? Le mystère et des logiques qui nous dépassent : le pourquoi elle ? pourquoi eux ? pourquoi nous ? notre chienne empoisonnée dont notre fille ne fait pas le deuil ? ce rabin revenu d’Israël à l’appel de son père reconnaissant quant à lui de l’éducation reçue à Toulouse et avec ses deux enfants qu’il confierait à son père pendant qu’il ferait un intérim à l’école juive de la ville rose, est là tout juste, avec les enfants pas encore confiés au grand-père pour tomber sous la patte d’un innommable, parfaitement connu des « services » et qui avait une autre cible, et ne tua que par le hasard d’un trajet de retour dépité … cela fait beaucoup. La vraie folie, c’est celle du mal et du malheur. Les textes de ce jour ne la traite pas en termes de culpabilité mais d’aveuglement. Le Seigneur a déjoué les plans des nations, anéanti les projets des peuples. Le plan du Seigneur demeure pour toujours, les projets de son cœur subsistent d’âge en âge.

Le mimétisme continue, il n’est sans doute pas même conscient. C’est à l’Elysée que s’adressent les employés de Fralib. (le conditionnement du thé à Marseille) et ils ne sont pas renvoyés à Sapin ou à Montebourg. Plusieurs heures avec les « conseillers » dont ils ressortent manifestement déçus. La force de Sarkozy, c(‘est qu’à tous les coups, on le croyait quitte à faire ensuite disparaître des photos, des manifestations et des médias tous les incrédules. Pendant ce temps, à Châlons-en-Champagne, le discours fondateur de Hollande sur la gravité de la crise. Retrouver le discours de Toulon en Octobre ou Novembre 2008. Kosciuzsko-Morizet a beau jeu de dénoncer le temps ques e donne le nouveau président alors que la crise et le drame sont là : l’opposition des tempéraments, il n’est plus question de résultats. Le système des postures est encouragé par la manière d’attaquer et de commenter.

Un simili-montage pour l’usine (2.500 salariés) de Peugeot dans le nord : on y ferait désormais de l’utilitaire, des accords avec Toyota relaieraient ceux passés avec Fiat, maintenant défaillant. Mais le commentaire du journaliste triomphaliste : l’emploi assuré, horizon 2020 au moins, est tempéré par celui du directeur de l’usine : s’adapter à la demande, en hausse ou en baisse (adapter l’emploi).


[1] - 1ère lettre de Paul aux Corinthiens I 17 à 25 ; psaume XXXIII ; évangile selon saint Matthieu XXV 1 à 13

jeudi 30 août 2012

ouvrir une ambassade dans l'ancienne Union soviétique - journal au Kazakhstan . Août 1992

Inquiéude & Certitudes - jeudi 30 août 2012

Jeudi 30 Août 2012 

Nous nous couchons tous trois trop tard. Le livre du ministre mauritanien me passionne à deux degrés : ce que j’apprends et qu’une personnalité de ce pays ait l‘exceptionnalité de réfléchir par écrit son action gouvernementale. Marguerite et l’ordinateur tout hier soir, notre mutuelle proximité ; elle voulait m’adresser un message d’excuse pour avoir boudé le déjeuner. Délice de son orthographe, ingéniosité certaine, elle a multiplié les « administrateurs » et changé la page d’accueil, elle danse le scherzo de la Neuvième. – Les soucis des autres. Que le mot est faible, cette béance de l’autre quand il rencontre qui accueille l’aveu de sa souffrance. Il y a le social, mais tout le monde n’en est pas atteint, en revanche les blessures du cœur, la griffe affreuse d’entendre l’autre énoncer que la vie présente, la relation, la liaison, le mariage l’étouffent, que prolonger à l’identique lui est impossible, énoncé qui ne laisse aucun recours, aucun espoir, qui montre des racines telles que même le passé est détruit, interdit de référence et de souvenir. J’ai écouté dans le train, j’ai écouté au téléphone, je me suis souvenu derécits, je me suis souvenu de moi et de la tranquillité de celle qui congédie, de celui qui reprend ses billes, il y a beaucoup de quais de gare, de train qui s’en vont tandis qu’on reste, de voiture au dernier tournant et souvent pas de main qui s’agite encore entre fenêtre baissa et rétroviseur. Le poids de l’humanité est d’abord là : l’amour humain, l’attachement-détachement, le cri inutile. Les divorces, les ruptures sont généralement vécues à plusieurs degrés, qui les subit, qui les comprend, qui cherche à les panser. On minore beaucoup trop dans une vie humaine ce qui est tout simplement l’affectif, certes aux cent manifestations parmi lesquelles le sentimental, le sensuel, le sexuel, l’imaginaire, le fantasme mais surtout les réflexes de confiance ou les situations de désespérance qu’il engendre. Nos vies sont commandées par cela bien plus que par le social, c’est-à-dire l’argent, la profession, la considération mutuelle. Psychologie divine – celle de Qui nous a faits – que de nous envelopper dans un univers d’estime du Créateur pour sa créature, dans une dialectique amoureuse jusques dans le poème et la minutie du projet de vie et des vocations à propager l’amour autant qu’à s’en désaltérer, dans une certitude de rédemption, de compassion, de partage de notre condition précaire, déséquilibrée. – L’appel de Denis M. arrivé en trois étapes de la Bretagne au Beaufortin m’émeut, sa délicatesse et puis le charme d’un dire de prêtre : j’ai lu presqu’entièrement mon bréviaire, consciencieusement, fait-il sentir et maintenant je fais face, trouver du beurre pour mes tartines, des hosties et du vin pour la messe que je vais sans doute célébrer seul. L’église est en contre-bas du presbytère. La permanente paroissiale n’était pas au rendez-vous, la clé était à ‘hôtel tenu par une autre autre. Le Beaufirtin et l’appellation contrôlée pour le fromage, est prospère. Série de villages, paysages, bêtes admirables, le curé résidant à l’orée d’Alberville, quatre mille habitants très dispersés, l’haleine pure – celle d’un sourire de jeune fille – me venait de la montagne jusqu’à ce clavier.
Prier… de demande et d’action de grâces. Je n’irai aux différents disocurs de politique étrangère donnés par nos sommités au parterre des ambassadeurs lundi et mardi, que plus tard. Je pressens une potion encore plus imbuvable que le liquide nasuéeux à absorber avant la coloscopie que j’ai subi avec grandes douleurs avant et après. A l’entrée du bloc 5, une brancardière – polonaise que je reconnais à son accent et de Cracovie que j’ai connue à la tombée du mur – disant qu’elle préfère vivre dans un pays où les catholiques ne sont que 5% au lieu de la formidable Eglise en Pologne, bénéficiant à fond de ses quarante ans d’opposition et de contre-pouvoir : oppression qu’elle ressentait de cette religion de tous et de l’Etat, lui semblait-il. A elle et à sa collègue, que je pouvais entreprendre sur le thème qu’elle avait avancé, de revenants et d’esprits la chatouillant désagréablement dans son lit, j’ai administré comme je peux la « nouvelle évangélisation ». Il est certain qu’à lire certains textes de Pie IX dans les années 1860 sur le nouveau socialisme et sur le communisme, l’Eglise serait peu audible et les synthèses ces jours-ci sur Vatican II sont trop professionnelles. Heureux ce serviteur que son maître, en arrivant, trouvera à son travail ! Amen, je vous le déclare : il lui confiera la charge de tous ses bien. La rétribution évangélique est celle d’un sucroît de confiance et d’intimité. C’est à l’heure où vous n’y penserez pas que le Fils de l’homme viendra. Dieu permanent dans le monde, l’histoire et dans notre âme. Les éclipses, les attentes et nos oublis ne tiennent qu’à nous. En lui, vous avez reçu toutes les richesses, toutes celles de la Parole de Dieu… Aucun don spirituel ne vous manque, à vous qui attendez de voir se révéler notre Seigneur Jésus Christ. Oui, car Il est autant qu’Il vient. A ses disciples l’entourant quotidiennement et intimement, Jésus parlait de sa venue. En somme de sa divinité et de la totalité de notre existence en Lui. [1] Chaque jour, je te bénirai. [2]  

matin

Deux camps de roms encore. Un climat de guerre dans les XVème et XVIème arrondissements de Marseille, selon la statistique des règlements de compte et le témoignage alarmiste et compassionnel de la sénatrice du lieu. Cinq cent emplois sucrés à Carrefour, promesse du PDG actuel qu’il n’y aura pas d’autre charrette, mais les salariés ne le croient pas sur parole.

La Syrie, dès qu’on emploie les bons moyens – la conférence des non-alignés réunie avec intelligence à Téhéran – joue vraiment faux et perd ses alliances : elle quitte la conférence…

Une nouvelle et judicieuse émission sur France-Infos. : « le vrai du faux ». Vincent Peillon, mardi sur I-télé observe que la gauche arrivant au pouvoir en 1997 voit le chômage des jeunes au plus haut et en 2002 l’a fait baisser de moitié. Quand après dix ans de droite, elle revient au pouvoir, ce chômage a de nouveau doublé par rapport à 2002. Vérification, en 1997 quelques 23% de chômeurs jeunes pour un peu plus de 17% en 2002, et en 2012 de nouveau 23%. Diminution, augmentation certes mais pas doublement. La politique de Jospin : les emplois jeunes et les 35 heures ont certes créé des emplois, mais ce n’aurait pas été possible sans une période de croissance dans laquelle s’est inscrite cette législature de la gauche. Le « génie » de celle-ci a simplement été de faire mieux que la mécanique.

François Hollande devait assister à l’ouverture des JO pour sportifs handicapés : il est en Espagne à conférer sur la dette avec Rajoy. Il aurait pu faire les deux. Cependant ces consultations tête-à-tête sont une bonne chose, il semble que Merkel ne le fait pas et attend qu’on vienne.

Réunion annuelle des présidents de banques centrale. Attentisme des « investisseurs ».


[1] - 1ère lettre de Paul aux Corinthiens I 1 à 9 ; psaume CXLV ; évangile selon saint Matthieu XXIV 42 à 51

[2] - Le psaume 145 commence à téhila lédavid et se termine à chem qodho le’olam vaéed. Il est introduit par le dernier verset du psaume 144 et le vesert 5 du psaume 84 parce qu’ils cimportent trois fois le mot achré = « heureux ». Le vesret 18 du psaume 115 est récité en guise de conclusion parce qu’il finit par halélouya en harmonie avec les psaumes suivants. Nos sages ont ainsi constitué une entité liturgique à la manière d’un orfèvre qui enchâsse un joyau. Comme tous les psaumes alphabétiques, celui-ci est d’inspiration sacrée. Le poète a intentionnellement omis la lettre noun car elle est l’initiale du verbe nafal = « tomber » (bérakhot 4b). Elle seretrouve tout de même au milieu du verset 16 lékhol hanofemim = « pour tous ceux qui tombent », afin que l’alphabet ne soit pas amputé d’une lettre et en même temps pour signifier que la chute fait partie de la vie, mais qu’elle n’est jamais définitive (la traduction grecque a ajouté un verset commençant par noun, probablement a posteriori). Une très forte coloration universalitse imprègne ce poème de louanges à la gloire de Dieu. Même dans sa structure on perçoit une amplification progressive qui invite l’univers entier et toutes les générations successives de l’hgumanité à exalter le créateur. Il s’ouvre en effet sur le désir du psalmiste de magnifier le Dieu roi, désigné à la première personne ; ces louanges sont reprises de génération en génération sans que l’individu soit totalement noyé dans l’espèce (c’est pourquoi on retrouve la première personne dans les versets 5 à 6). Dieu est ici présenté comme le roi justicier qui manifeste une attention particulière à l’égard de toutes ses créatures ; « sa grande bonté », « sa compassion », « sa patience », « sa bonté pour tous », « il soutient ceux qui chancellent », « redresse ceux qui sont courbés », … Celui qui récite trois fois ce texte (deux fois à la prière du matin, une fois à minh’a) est assuré du monde futur (bérakhot 4b). Rabbin Claude BRAHAMI, op. cit. Le génie spirituel, religieux du judaïsme est là, manifeste. L’explication de textes, à fond, très littérale et sans lyrisme, précision de mes maîtres à Saint-Louis-de-Gonzague  mais qui peut lasser. Le commentaire tranquille, avec l’expérience de la personne : la chute fait partie de la vie, mais elle n’est jamais définitive. J’attends des autorités religieuses juives une révolte messianique contre la politique de l’Israël érigé en Etat belligène et immature dans une région qui a tant besoin d’équilibre et d’un certain exemple de développement économique et social apaisé et démocratique : ce pourrait être « le peuple juif ».
déjà médité les mercredi 21 Mars, lundi 9 Juillet, dimanche 29 Juillet & vendredi 24 Août 2012

mercredi 29 août 2012

Inquiétude & Certitudes - mercredi 29 août 2012

Pierre Messmer + il y a cinq ans - mémoire, entretien, témoignage

pour la mémoire de Pierre Messmer
20 Mars 1916 + 29 Août 2007

Honneur et patrie




Je pense titrer : droiture et franchise, ce qui me paraît le caractériser, le regard si clair mais pas seulement de couleur ou d’éclat. Et l’emblématique me revient, l’évidence donc : honneur et patrie. L’homme du 18 juin était ainsi annoncé à la radio de Londres.

Pierre Messmer, la messe de dix-huit heures trente à Saint-Gildas de Rhuys, sa sœur l’y emmène chaque samedi, c’est la dernière fois que je le vois, il est déjà loin, tandis que je range au seuil de son bureau qu’il a quitté avant moi, mes quelques affaires, le magnétophone, je n’ai pas mon appareil de photo. Tout est tranquille, imprévisible. Demain, au seuil de la cuisine, devant la gouvernante, il tombe, dit avoir mal, col du fémur, urgences, œdème pulmonaire, un mois, on le fait dormir, c’est le Val de Grâce, après Percy, l’armée toujours, les médecins dont il a l’habitude, il y est pressé de revenir chez lui.

La messe, sa sœur vient le chercher rituellement, l’y emmène, ce n’est pas lui qui conduit. Devant la portière qu’il a ouverte, je le regarde qui va s’éloigner. Il est aussi droit qu’antan, costumé de gris à rayure, la tête presque en arrière, crâne comme les acteurs beaux gosses du cinéma populiste en noir et blanc des années 30, les années de sa fin d’adolescence, du concours de Colo. et bientôt de la mobilisation, puis de son engagement, la Légion. Gilberte – « messmeralda » pour Le Canard (un célèbre : on pèle de froid à Matignon, au temps du premier choc pétrolier, qu’il eût à « gérer » pour le grand public) – m’avait dit que dans la Légion, on donne les grades au féminin, ma capitaine. Le samedi 29 juillet, à sa table, tournant le dos à la mer – vue totale choisie par son père avant la Grande Guerre et bien avant, donc, la loi littorale – le dos aussi à une part de sa bibliothèque, à une photo. de l’homme du 18-juin, cheveux noirs et collés, sans dédicace – son extrême pudeur, il se la procura et ne la présenta jamais ? – c’était notre dernier entretien, deux petites heures hebdomadaires, devenant rituelles, je montais l’escalier et entrais sans frapper, la porte sur le jardin restée ouverte. Les années précédentes, il m’attendait au haut de cet escalier. S’il m’avait invité à déjeuner, avant mon mariage, ou nous avait invités, depuis que je suis marié – magnifique photo. de lui avec notre fille à dix-huit mois, de profil, heureux et étonnant d’une certaine dissemblance avec son portrait d’habitude, il aimait les enfants, blessure cicatrisée ? – nous passions dans son bureau, à la manière des hommes, des générations d’antan quittant les dames pour le fumoir après le repas, les épouses restant ensemble, en bas, notre petite fille aussi. L’escalier intérieur, une grande photo. à mi-étage, lui en civil dans une sorte de revue succincte, des militaires, des bédouins, l’Afrique saharienne, par laquelle il avait commencé, venu d’Indochine et des cabinets ministériels [1]. Puis un lit sous un rampant du toit, monacal, militaire, portrait de Gilberte, tranquillité d’une fidélité sans mot. Et aussitôt face à face, que je sois arrivé selon le scenario de nos ultimes conversations, ou que nous soyons ainsi montés, c’étaient – presque le visage goguenard – des entrées en matière chaque fois différentes. Une de nos dernières fois, je l’avais surpris à lire, en m’attendant, l’évangile, je l’avais questionné, il m’avait montré d’autres étagères de sa bibliothèque, une série d’études bibliques, une foi hérité de famille mais continuant d’être pratiquée : ni cela, intime, ni la messe dominicale, je ne les avais sus sinon ces temps-ci. Quelques instants sur la foi, non en contenu, mais en fidélité tranquille, après que du coup j’ai pu lui poser une question qui m’avait souvent effleurée : franc-maçon, lui ? au contraire, puisqu’il abhorrait tout ce qui était occulte, en compagnonnage comme en intelligence des choses. Une hostilité d’ailleurs qui l’avait singularisé dans l’administration coloniale et même une partie de l’armée de la défaite. Une autre de ces fois, c’est – avec une mimique étudiée et pourtant disant la vérité de son sentiment – un papier qu’il me tend, un chercheur dont il me tait le nom, aurait débusqué en flagrante position de complaisance envers l’occupant allemand et son antisémitisme, la personnalité sur laquelle je l’ai souvent interrogée et compte publier.

Ces derniers temps, il annotait mes divers papiers, généralement de discussion politique, et me les retournait, opinant ainsi nettement sur presque toute l’actualité et se disposant d’y revenir dans nos conversations. Nous commencions donc par pousser l’un vers l’autre des liasses, comme peut-être naguère le ministre des Armées avait travaillé avec de Gaulle : il me rendait celle que je lui avais adressée par la poste (la dernière est restée sur la table, sans doute pour la lecture dialoguée par écrit, le dimanche 30 Juillet après-midi, qui n’a jamais eu lieu…). Une formulation revenait, après qu’il ait affrmé telle chose : et je vais vous dire pourquoi. Une raison, pour lui, et elle était souvent forte, valait démonstration. Il n’était pas discursif, il montrait ce qui lui paraissait vrai et déjà vérifié. Il était attentif, ne coupait pas la phrase commencée, ne résumait pas non plus. Il posait à la suite de ce qu’il venait d’entendre, son propre argument.

Nos conversations étaient de substance. Peu l’actualité, mais dans la durée, il n’y a pas d’événement national ni de personnage qu’il n’ait consenti à commenter, sans fioriture et le plus souvent avec certitude, sans discussion – notre première rencontre date de 1975, dans un bureau minuscule de parlementaire banal de l’immeuble alors nouveau que l’Assemblée nationale s’est construite au début des années 1970. La délibération se faisait par apport de faits, pas par conjectures. Il avait évidemment plus à apporter que moi, malgré les années qui passaient et mes modestes montées en grade. La simplicité, la robustesse de son témoignage faisaient que le rôle qu’il avait joué, si souvent de premier plan, et toujours très exposé, militairement ou politiquement, était vérité d’évangile. Jamais de forfanterie. Qu’il ait tenu tête à de Gaulle à plusieurs reprises (par exemple, la dissolution de la Légion qu’il refuse, l’intervention des parachutistes sur le boul’Mich pour dégager les barricades de 1968), qu’il ait activé un véritable conflit de tactiques sur les transits de nos armes nucléaires par-dessus le continent américain, qu’il ait tiré lui-même pour entrer à Damas, défendu par d’autres Français, ceux « fidèles » à Vichy, c’était du même ordre, factuel, il racontait plus qu’il ne se racontait.

Comme Maurice Couve de Murville, comme Michel Debré, comme Raymond Barre, il a personnifié la race d’hommes et le genre d’intelligence plus encore que de caractère – car combien y en avait-il et de si divers dans ces entiurages qui fondèrent tout, attirés autant par de Gaulle que par l’urgence française, nationale, patriotique, le point d’honneur qui fait tout imaginer et donc oser – la race nécessaire au fonctionnement de la Cinquième République, plus encore qu’à l’aboutissement de la France combattante. Une certaine manière de sentir l’opinion publique et les circonstances de l’action politique, sans référence ni aux sondages ni à l’élection, mais selon une conception du bien public et de la nécessité du moment. Répondre des choses, répondre aux gens, le sens de l’histoire et le sens du réel. En permanence. A l’instar du Général. Les médias ? certainement pas ou si rarement. Ni le mot ni les mœurs qui vont avec et ont fait entrer le pouvoir politique en dépendance du porte-voix, n’existaient alors, rien ne les appelait.

Première qualité, le bon sens, Seconde qui va avec, le jugement. Donc, certainement, une liberté de ton avec le Général, pourvu que ce soit en tête-à-tête dans l’intimité. Clé du débat et de la démocratie qui ne sont pas à priser pour eux-mêmes, mais qui sont naturels entre hommes libres. Pierre Messmer l’était, à l’instar du champion contemporain. Appliqué à l’emploi de Premier ministre, ce tempérament a pu paraître terne. Ceux que je viens de nommer ne faisaient pas davantage de racolage ou assaut de brio. La fonction était assumée dans son austérité, avec une rigueur monastique, des horaires très réglés, une manière de présider et de raisonner qui n’avait pas d’hésitations ni de retours. On assumait. Chacun aurait été encore plus à sa place comme président de la République, tout simplement parce que la conviction française était en eux aussi intégrale et structurante que le simple bon sens. Il n’y avait pas d’interrogation. D’autres, par leur simplisme et leur ambition, ont pu faire qu’ils seraient du même bois et gouverneraient, présideraient d’une manière restaurant tout. Etre tout d’une pièce et gouailleur, direct, ne signifie pas forcément cette armature intérieure. Elle n’a plus été revue au pouvoir après 1974 ce qui n’enlève rien au talent et parfois à la fécondité de ces successeurs du général de Gaulle. Ou à leurs successeurs à l’hôtel de Matignon.

Tellement à l’aise dans ses états de vie successifs qu’on aurait cru chacun exclusif et de l’ordre de la vocation, Pierre Messmer a fait corps, âme avec des professions, des existences très différentes, sans jamais – me semble-t-il – exprimer de nostalgie pour ce qu’il ne vivait pas ou ne vivait plus. Il ne rompait pas, il était entier, il ne changeait pas, la proposition de l’existence était autre. Même en amour conjugal. C’était sans doute physique, et la fonction gouvernementale, le commandement au désert, la guerre au grade où entraînant les autres on risque la mort à chaque endroit lui donnaient la même chose à développer et entretenir : la présence mentale, attentive, l’efficacité sans recherche d’effets flatteurs et visuels, la sobriété comme règle de parole et de vie. Sa forme de raisonnement le mettait ainsi à l’aise, que sa position soit de terrain (le plus difficile et dangereux, son évasion par les rizières du Vietminh après un parachutage équivalant à un assassinat prémédité), de tribune, de solitude ou de colloque. Qu’il traite – mais à ma seule intention – un président régnant de lâche et de démagogue, était suprême, dans sa bouche, mimé de tout son visage. Qu’il évalue toute concession faite à un négociateur hors du commun par le vainqueur comme un leurre à l’avantage de celui-ci, l’amenait à conclure, la voix devenue tonitruante : on ne négocie pas, on se bat, avait-il commencé par dire : quand on est vaincu, on se bat ? Ainsi libre de toute précaution et de toute peur – l’angoisse dans ce qu’elle a d’anticipation d’une situation qui n’a pas encore produit ses effets déprimants, était encore moins son fait – il raisonnait avec tranquillité et en très peu d’étapes. Il aimait le style démonstratif, donnait son opinion puis la montrait inattaquable dans ses fondements et son information. Jamais d’ésotérisme, il ne croyait pas aux « services » – ainsi que de Gaulle qui en retira la tutelle à Georges Pompidou, Premier ministre, pour la lui donner, à la suite de l’enlèvement de Mehdi Ben Barka. Le raisonnement limpide, l’information ouverte, l’attention aux faits, le jugement sur les personnes d’abord en fonction de leur courage (et pour lui… de leur tenue au feu, de leur engagement face à l’occupant, à l’ennemi). Quoique François Mitterrand l’ait souhaité, il refusa de faire partie du gouvernement de la première cohabitation et jugea, sans doute définitivement, le caractère vrai de Jacques Chirac quand celui-ci, dès l’été de 1986, à propos des ordonnances dont le président refusait la signature, n’osa pas aller aux élections anticipées.

Comme il avait – d’expérience vêcue – beaucoup de terrains d’élection, on pouvait croire qu’il n’en avait aucun plus qu’un autre, l’unité était dans le ton, le regard, la manière de saisir le sujet et de contribuer à résoudre les questions. En politique intérieure, je l’ai déjà dit, l’intérêt national – longtemps incarné par de Gaulle, mais pas desservi ensuite par Georges Pompidou – primait les perspectives électorales. Mais il était habile – je le lui fis remarquer à notre dernier entretien : presque raide, d’une évidente pureté personnelle au sens de l’intégrité comme de l’intelligence, il aurait pu passer pour un naïf, décalé dans la grenouillère politique ou dans ces milieux aux honneurs convoités et souvent obtenus par cooptation. Bien au contraire, il sut à presque tous les moments de sa carrière, être l’homme adéquat, sinon de la situation. Damas et Bir-Hakeim avec ses hommes, la mission à tous risques derrière les lignes du Vietminh commençant de s’organiser à la suite des Japonais, l’expertise indochinoise au cabinet du ministre, comme huit ans après l’expertise de l’Afrique subsaharienne pour diriger le cabinet de Gaston Defferre et faire voter la « loi-cadre », un précurseur de la mûe (contrainte ou souhaitable ?) de notre colonialisme le mettant, comme Couve de Murville, et donc assez isolé en conseil des ministres, de plain-pied avec la stratégie difficile de de Gaulle nous émancipant de l’outre-mer. L’homme de la situation encore pour opérer le changement dans nos armées – après que Pierre Guillaumat ait été l’homme de l’arme nucléaire – ou pour permettre à Georges Pompidou de reprendre la main en réaction – c’était les deux choses – au succès mitigé du referendum européen de 1972 et au brio un peu inconséquent de Jacques Chaban-Delmas ; pourtant, je crois que sa fondation avec Hubert Germain de l’amicale parlementaire « Présence et action du gaullisme » était gratuite. Placé évidemment le mercredi 29 Mai 1968 pour savoir où était un de Gaulle qu’avait mésestimé le Premier ministre en place : Georges Pompidou tellement obsédé par la situation selon son propre point de vue, n’eut pas le réflexe d’appeler le ministre des Armées, détenteur de la logistique et de la communication. Placé naturellement pour l’élection présidentielle que la mort de Georges Pompidou avait précipité, il n’eut aucun jeu personnel. Ne pas donner les spectacle d’une joute entre les deux Premiers ministres du défunt, fut son seul critère de comportement ; les autres jouèrent à sa place, les candidats de longue date et ceux qui le poussaient à « y aller », dont je fus, faute que le véritable « héritier » à mon sens du Général (Maurice Couve de Murville) fut en situation d’être présenté. Enfin, pour présider le groupe parlementaire pendant la première « cohabitation » (ce dont il fut remercié par ses collègues par le cadeau d’une magnifique maquette d’un de nos grands vaisseaux de guerre du XVIIIème, seul « hobby » de collectionneur que je lui connaisse, il en avait « conquis » une, encore plus belle, à Munich, dans les derniers combats de la guere). Décisivement, il énonça, peu après, Valéry Giscard d’Estaing juste élu, qu’un parti – il en admettait donc paisiblement la problématique et le système – n’existerait plus désormais sans candidat crédible à la prochaine élection présidentielle, ce qui était, tranquillement, installer la compétition dans la majorité même, une majorité qui n’avait pas été élu, en 1973, pour soutenir Valéry Giscard d’Estaing encore loin de l’Elysée. Ce qui le situe comme l’un des fondateurs du jeu des partis sous la Cinquième République, quand la succession à de Gaulle et le Programme commun de gouvernement, par leur quasi-coincidence changèrent le régime de consensuel qu’il avait ambitionné d’être en celui de l’alternance des équipes au pouvoir. Placé aussi – dans son dernier âge – pour les responsabilités gratifiantes et honorifiques, mais supposant une équation personnelle certaine (et rare) : la chancellerie de l’Institut, puis celle de l’ordre de la Libération. A un mois de son hospitalisation définitive, à ceux de sa mort, il est l’hôte qui au Mont-Valérien reçoit le premier président de la République, sous la Cinquième, à n’avoir pas été, plus ou moins, collaborateur du général de Gaulle. Quand s’inaugure – Pariserplatz – , notre ambassade refaite à Berlin, il est dans l’avion de Jacques Chirac et de Dominique de Villepin et fait cours sur l’inanité des accords de Marcoussis. A Michèle Alliot-Marie, dévoilant avec lui, une plaque, place du préfet Lépine, dans l’île de la Cité, il démontre que le système de la régie pour nos constructions navales est ruineux pour l’Etat et tentant pour les corrupteurs comme pour ceux qu’ils corrompent, que les ententes sur les prix sont certaines, prophéties et indications que la ministre doit reconnaître pour vérifiés, quelques jours plus tard. Il n’est ni une caution, ni une autorité morale – au parler national que l’on médiatise – il est dans la discrétion d’aparte sobre, l’homme de la mise au point, amenant souvent les responsables contemporains à reconnaître l’inanité des conseils qu’ils reçoivent et ne savent guère discriminer. Commandant de cercle aux confins algéro-marocains en Mauritanie, responsable des armées quand sévit et tue l’O.A.S. soi-disant pour la fidélité, l’honneur et la patrie, le coup d’œil et le tri de l’information sur les gens et sur les choses décide tout. Pierre Messmer était décidé.

L’Afrique subsaharienne, où il sert une grande dizaine d’années (commandant de cercle en Adrar, gouverneur de la Côte d’Ivoire, haut-commissaire général en Afrique équatoriale française, puis en Afrique occidentale française), ne le quitte plus. Il en traitera toujours avec nos gouvernants, convaincu de ses connaissances et de ses analyses, convaincu aussi de la permanence française dans les esprits là-bas autant que d’une certaine impossibilité de nous maintenir physiquement. L’Indochine a dû le lui apprendre, la Mauritanie où il sent, qu’en fait, nous n’avons pas colonisé, alors que nos administrateurs ont été mauritanisés (subjugués), le lui confirme. Il sait donc n’être dupe ni des politiques d’arrière-garde décidées à Paris, ni des libertés d’allure de certains de nos interlocuteurs sur place. Il sait parler aux bureaux et à ceux qui bientôt ne seront plus nos sujets. Il réussit à rester l’appui efficace de certains des gouvernements indépendants parce qu’il a commandé chez eux, ce fut patent pour la Mauritanie de Moktar Ould Daddah, des tracés de route en Assaba à l’indemnisation rubis sur ongle des actionnaires des mines de fer, quitte à improviser discutablement en figurant près de Jacques Chirac quand celui-ci pactise avec une dictature avérée, à la veille d’élections prévisiblement truquées. Mais ces accompagnements sont pour lui la part du feu, même si on ne lui en est pas reconnaissant. Une ultime mise en garde – écrite à Jacques Chirac – sur la Côte d’Ivoire ne reçut pas de réponse.

Homme de gestion et de décision, gestion pratique, décision pratique, il analysait au début de l’été les chances de prise du nouveau président sur le cours des événements et sur l’opinion publique, en fonction unique d’une conjoncture de croissance économique ou pas. Pas versé dans la macro-économie ou dans la manipulation des taux, il voyait les choses en marge de manœuvre. Ni l’Allemagne ni donc la Banque centrale européenne n’acceptant ce qui serait pour elle la persistance de nos laxismes, les possibilités du nouveau règne lui paraissaient étroites. La médiatisation et l’activisme ne l’inquiétaient pas, elles lui paraissaient désirées par les Français, mais l’encadrement de toute décision gouvernementale par Bruxelles lui fit me rappeler qu’il n’avait pas seulement fait – très ostensiblement – campagne pour le non  au referendum sur le projet constitutionnel européen, mais surtout dès celui destiné à ratifier le traité de Maastricht. Cohérence… rien en politique n’était pour lui isolé du caractère des dirigeants ni de la successivité des décisions ou des consentements aventureux. L’économie, la politique, la gestion coloniale, la représentation n’étaient pas, pour lui, des genres différents ou exigeant de la spécialité. En assumer – un temps – la conduite supposait de la santé, morale et physique, et du bon sens. Souvent aussi de la mémoire.

D’autres – pas nombreux mais qui me sont chers, quoique je n’ai pas été leur proche, véritablement – ont favorisé mon peu de carrière. Lui, pas. Quoiqu’il s’y soit constamment intéressé. Il me poussa au début de 1980 à tenter la succession d’Edgar Faure à Pontarlier, puisque celui-ci en perte de vitesse devant le suffrage universel, allait au Sénat, où il entra par le consentement, très organisé, des communistes. C’était alors un interlocuteur public de Jean-Pierre Chevènement, de beaucoup son cadet et qui, un jour, serait l’un de ses lointains successeurs à ce qui, après lui et de Gaulle, ne fut plus le ministère des Armées, mais (pour dédommager Michel Debré) celui de la Défense nationale (jusqu’à ce que Valéry Giscard d’Estaing ait raison de l’adjectif pour cela et pour l’Education, se faisant quelques ennemis de plus, gratuitement). N’étant finalement appuyé ni par les gauches, ni par les gaullistes qui s’improvisèrent un candidat local ignorant tout de l’homme du 18-Juin, je fus battu malgré ma persévérance, mais les trois batailles que je livrais pour la députation puis pour la mairie me passionnèrent. Beaucoup ne voient, dans les campagnes électorales, que les poignées de mains sur les marchés et les propos très pauvres de ceux qui ne cnsentent à l’exercice que parce qu’ils le savent gagnants, cooptés et parrainés de presque partout. J’y vêcus la connaissance d’un pays, de gens dans leur situation propre qui est toujours globale et fort peu politique, et je la dois à l’ancien Premier ministre avec qui je la commentais, autant que – pendant trente ans – nous avons dialogué sur la Mauritanie, territoire et souvenirs qui nous lièrent et qui nous étaient communs quoique nous y ayons agi et duré dans des positions et à des époques, selon des attaches et affectations, très différentes.

Dans l’avion qui lui fit passer trois heures aller et trois heures retour pour l’inauguration de notre ambassade à Berlin, il ne fit pas état de ma déshérence et de ce qu’il serait indiqué de la part de ceux qui décident les nominations d’ambassadeur, de me remettre à l’ouvrage dont j’avais été chassé. Il ne s’en expliqua pas directement, mais il avait raison : je n’ai rien pour plaire, selon les qualités qu’il me reconnaissait mais ne me faisait pas savoir ; il me le donna à penser plusieurs fois, selon lui, ai-je pu sentir, je ne suis pas fait pour m’entendre avec ces gens de pouvoir dans leur version de maintenant. Je n’ai jamais su son jugement sur moi, ni pourquoi il m’accueillait avec une fidélité de plus en plus marquée et d’une manière me mettant de plain-pied avec lui. Certainement pas le goût d’un homme vieillissant qui a trouvé un passant avec qui évoquer un passé de moins en moins sensible, familier à ses contemporains et plus encore à un entourage intime qui avait changé. Nos entretiens sont restés de la même tonalité et du même genre d’objet de 1974 – pourquoi ne vous êtes-vous pas décidément présenté pour l’Elysée, quitte à ce que tout craque, François Mitterrand et la gauche, sous votre septennat n’auraient jamais pu déboucher comme ils le purent tant les Français s’étaient exaspérés de Valéry Giscard d’Estaing – à 2007 : je vous dirai ce que je pense de Jacques Chirac, en bien comme en très mal, m’avait-il écrit pour préluder aux retrouvailles de l’été en Bretagne. Ni sénescence, jamais, ni frustration de quoi que ce soit, l’extrême simplicité pour me dire son souci de Gilberte, son attachement à Christiane, sens des responsabilités, pudeur infinie des sentiments sans aveu parce qu’il était d’une éducation et d’un caractère où rien ne se vit qui soit double ou réticent. On ne le forçait pas et je n’ai jamais su qui le séduisait, en quelque domaine que ce soit. Michel Debré et Maurice Couve de Murville ont eu un rapport intense, total, presque psychotique avec de Gaulle. Pierre Messmer l’eut tranquillement d’homme à homme, au travail. Avec parfois, la communion dans des execices difficiles, presque littéraires (ce qui peut sembler inattendu chez l’ancien légionnaire, pourtant élu à l’Académie française, il est vrai pour qu’il continuât d’assumer la chancellerie de l’Institut) : comment faire l’éloge funèbre de l’amiral d’Argenlieu, favori du chef de la France libre, mais dont la politique indochinoise avait été abhorrée par celui qui, ministre des Armées, parlerait de lui devant de Gaulle, président de la République ? Il y parvint si nettement que le général, le prenant dans sa voiture au retour de la cérémonie, fit sa propre critique d’une politique qu’il n’avait pas conduite, faute d’être resté aux affaires, mais qu’il n’avait jamais désavouée.
La conversation avec lui n’était pas banale. Au fond, comme elle allait bien plus loin que la politique, l’actualité ou la psychologie des grands personnages ou des mauvais rôles – ainsi ses appréciations des partenaires de « Cleartstream » -, j’aurais pu la définir comme historique. Pourtant Pierre Messmer n’était pas ce qu’il est convenu d’appeler un homme cultivé. Il écrivait net, lisiblement – de graphisme comme d’expression – une écriture appliquée au sens propre de la plume (un stylo. à encre) sur le papier. Parlant ou exposant, il ne brillait pas, ne citait pas, tranquille et sans référence que les données de l’expérience (ainsi, un exposé donné devant un public surtout médical, poour définir le terrorisme et excellemment le distinguer de celui qu’il avait connu pendant les guerres de décolonisation et qui avait donc une issue), mais à l’occasion il savait évoquer un précédent historique. Il enseignait implicitement plus à raisonner, à mobiliser ce que l’on sait qu’à phraser et élucubrer. Son appréciation d’André Malraux était mitigée – pour notre mariage, il nous offrit l’exemplaire des Antimémoires qui lui avait été dédicacé, parce qu’il y tenait. Mais il savait goûter un auteur, avait ses prédilections, ainsi Ségalen dont il me parla à notre avant-dernière rencontre. La mode il la connaissait pour ne la suivre que par coincidence avec son propre jugement. Ceci vaut aussi pour le mouvement de la société ou des idées, surtout en matière de gestion publique. Ainsi,  à un âge où beaucoup ne sont plus à jour depuis une ou deux décennies, lui l’était – donc de plain pied avec les responsables des domaines où il avait naguère gouverné, quelle que soit leur génération, et leur étiquette partisane ou politique éventuelle ; il était consulté et continua de faire autorité jusqu’au mois dernier.

Au contraire de Michel Debré mais à l’instar de Maurice Couve de Murville, que le pouvoir l’ait quitté lui était indifférent. Même la défaite électorale – consommée par un habile mais pâle compétiteur pour la première place en Lorraine – qui l’amena à se retirer complètement de la politique, ne m’a pas semblé l’entamer. Il admettait ses erreurs ou une insuffisance d’examen des situations quand les choses n’avaient pas bien tourné, ainsi à Lorient en 1967. Il savait toujours s’occuper, lisait, recevait sans secret mais sans ostentation. Je ne l’avais jamais vu attristé, désoeuvré mentalement. Ce n’était pas non plus un jouisseur, un hédoniste que l’existence quotidienne aurait consolé de ce qui lui aurait fait défaut. Il n’avait aucune addiction. Sobre : heureux de l’être. Il disait ce qui l’affligeait d’un ton égal à ce qui le réjouissait. Il s’amusait de ce qu’il pensait ingénieux et – en politique – le fut parfois, ainsi le relais qu’il prit secrètement de Jacques Chaban-Delmas, qui avait déjàa arrangé la chose pour les législatives de 1973 : une entente, côté jardin, avec les réformateurs de Jean Lecanuet (Jean-Jacques Servan-Schreiber restant discret opportunément quoique par exception) et des désistements de règle simple. Ce fut un gaulliste, d’ailleurs, peu contestable mais passé aux réformateurs, Jean-Marcel Jeanneney, qui fut l’un des rares à ne pas accepter ce pacte, mais la triangulaire n’était que pour l’honneur.

Maurice Druon, qu’il fit ministre de la Culture et qui parle ces heures-ci si clairement de lui, fut un de ses derniers convives rue de Chaillot. Jamais d’amertume, jamais d’empressement, une docilité au réel, pas le moindre fatalisme, une vraie santé au moral et au physique. Même s’il m’est dit qu’il était devenu fragile, rien ne le faisait paraître. Comme de Gaulle, il avait – en silhouette – quelque chose du menhir, que les gens du nord et de l’est, en France, ont bien plus que les descendants plus directs des Celtes. Un autre des plus valeureux ministres du Général m’a fait observer qu’en dialogue avec Adenauer, le germanique n’était pas celui qu’on eût cru. Pierre Messmer avait le physique de Curd Jurgens, mais jamais le regard, car il a toujours su et pratiqué que la vie n’est pas du cinéma. Différence avec tant de politiques qui ne s’en aperçoivent qu’une fois tombés. Le compagnon de la Libération n’était pas de ceux qui tombent ou qu’on tombe : il ne donnait pas prise et s’il allait au danger (et il y alla), c’était en connaissance de cause. Et pour des raisons précises. Il ne se croyait pas exceptionnel.

A l’ordre du jour de la rencontre suivante – convenue le 28 Juillet pour le 4 Août : André Boulloche et Alain Savary. Je lui avais en effet demandé de me parler de ceux qu’il avait considérés comme exceptionnel ; il avait cité son chef de corps dans la France combattante, puis ceux-ci, l’heure sonnant pour la messe, sa sœur arrivée, nous nous étions ajournés. Il y avait eu aussi la Mauritanie comme si souvent ; je voulais de lui, par avance, une forme de questionnement faisant préface ou préalable à l’écriture que je projette de faire à main levée d’une histoire réconciliée de ce pays, de notre arrivée là-bas à ce qui semble maintenant les retrouvailles avec la démocratie. Son propos d’emblée paradoxal que je réserve aux Mauritaniens qu’il a estimés, toujours. Et qui le lui ont rendu. Au XVème anniversaire de ce pays, en 1975, invité par le président Moktar Ould Daddah pour lequel il écrirait en 2003 une nécrologie belle et très sentie, il semblait tout présider, dans un bou-bou vert amande foncé, tant on venait à lui, nationaux et étrangers. Le port si droit, les cheveux blancs si tôt dans sa vie, et au désert Gilberte, authentique et vraie (elle tint le standard quelques heures dans l’unique grand hôtel de la capitale surgie des dûnes côtières et égaya même les plus compassés : on ne peut plus imaginer maintenant une telle épouse d’un grand politique tant la « pipolisation » maquille et retouche.

Simplicité de vie, simplicité de départ, simplicité qui n’affecta jamais rien, simplicité de vues et finalement pas d’ambition que de répondre avec honneur aux circonstances. Beaucoup, dans sa vie, furent très grandes. Gratifiantes aussi. Rencontre !


Le jeudi 30 Août, non loin du Portas à Saint-Gildas de Rhuys,
Bertrand Fessard de Foucault

Reniac . 56450 Surzur
tél. 06 80 72 34 99 & courriel b.fdef@wanadoo.fr



[1] - en fait, lui en civil et le général de Gaulle en uniforme, tous deux version Cinquième République, entourés de quelques gradés, aviateurs ou marins

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Entretien avec Pierre MESSMER - Quai de Conti – jeudi 3 Janvier 2002


1° les relations nucléaires
les coopérations engagées sous la IVème République : l’Allemagne et Israël
les projets américains depuis Nassau Novembre 1962
l’évolution en fin de « règne » du Général : la doctrine tous azimuts, les personnalités de AILLERET et de FOURQUET
le traité de non-prolifération
parla-t-on de ces sujets et des équilibres nucléaires avec l’U.R.S.S. ?


2° le rôle du cabinet militaire du Premier Ministre
pour MCM inchangé à Matignon depuis GP : Général division Deguil
(sous Debré : Mathon & sous Pierre Messmer : Jean Bourdis, déjà avec JCD)


3° les perspectives et échéances que se donnait le Général pour l’achèvement de son mandat/ou de son œuvre
se représenter en 1965 ? quitter le pouvoir dès l’Algérie réglée
l’élection au suffrage universel direct en 1962
en parlait-il avant ?


4° la relation Finances/Armées/Elysée : programmations militaires


5° le retrait de l’OTAN changea-t-il beaucoup de choses
ou en consacrait-il d’acquises (de 1958 à 1966) ?


6° le voyage de Septembre 1966
Côte des Somalis, Ethiopie, Cambodge, centre nucléaire du Pacifique

7° la sécurité du Général après l’Algérie


8° les « affaires »
Ben Barka
Markovitch    -   la récurrence PUCHEU

9° la relation avec MCM après avril 1969 ?
« Présence et action du gaullisme » ; l’évolution de l’UDR sous GP puis jusqu’à la création du RPR ; la « formation » des anciens Premiers Ministres



Ibidem, samedi 21 Juillet 2007

. . . avec Pierre MESSMER, chez lui, au Portal (Saint-Gildas de Rhuys), 16 heures 30 à 17 heures 40 + Je suis arrivé forcément en retard puisque nous n’avions quitté qu’à près de trois heures, Edith m’excusant au téléphone. La porte ouverte de son bureau à l’étage, l’escalier extérieur, il est en chemise et veste beige clair, comme moi, assis à sa table, les yeux un peu globuleux, le cou défait comme depuis quelques années, sa voix depuis l’an dernier lente et rauque – de quoi a-t-il relevé ? du gravissime, à ce que ne m’a cependant pas détaillé DALY. Il commence tout de suite par me dire le délabrement de la santé de Christiane, un début de Pakinson, il a le visage qui se défait et tombe à l’évoquer ainsi, vous lui direz bonjour en partant, pas question qu’ils viennent dans de telles conditions jusqu’à Reniac. Il est content de me voir et attaque, d’une façon que je ne prévoyais pas, sur MCM, alors que j’attends plutôt des impressions et récits sur NS commençant et JC ayant fini.
C’est un papier qu’il me tend, dactylographié de quelques lignes, un jeune chercheur me l’a donné pensant que cela m’intéresserait, ce n’est pas du tout son sujet, il est tombé dessus par hasard, je ne veux pas le garder et j’ai tout de suite pensé à vous. Je lis… et reconnais avoir peu fouillé sur mon homme les Archives nationales, ayant surtout écumé les Archives diplomatiques et celles des Finances.
Comme j’essaie de le mettre sur l’actualité : vous avez donc inauguré NS, je fais allusion au Mont-Valérien et au 14-Juillet (les photos AFP pour le 18-juin et ce qu’il m’avait écrit pour la Fête nationale, restant à Paris par obligation et ne venant qu’ensuite). Réponse, il me tend mes Observation & Réflexions qu’il a annotées. Pas d’autres commentaires, mais la question de savoir pour quoi je le fais, j’explique que c’est surtout pour avoir les idées claires, allusion à mon journal de quarante cinq ans bientôt. Le nombre de destinataires l’étonne, vous vous faites payer ? je dis aussi Paris VIII et évoque mes correspondants de la campagne, le coté Ségolène ROYAL et BAYROU qui répondent. Ma correspondance au sujet de ce dernier avec VGE qui reste silencieux et Simone VEIL, sa lettre de trois pages. Ce n’est pas sur BAYROU, quoi qu’il semble approuver le jugement très négatif et d’expérience sur lui que m’a écrit Simone VEIL, mais sur celle-ci qu’il parle : «  Je ne l’aime pas beaucoup ».  


Ibidem, samedi 28 Juillet 2007

. . . avec Pierre MESSMER, chez lui à Saint-Gildas de Rhuys (le Portal), 16 heures 15 à 18 heures 15 +

à metre à jour

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Je le rencontrais depuis 1974. Je l'avais interrogé sur Couve de Murville, son collègue des Affaires Etrangères, "sous" de Gaulle, quand lui-même était aux Armées.

          Avec Pierre MESSMER . mardi 17 Août 1999
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. le portrait psychologique et intellectuel


. comment se passait une audience périodique d'un ministre avec le Général


. la relation au Gouvernement
            - les affaires ensemble, le nucléaire, la démarche de STRAUSS, les négociations franco-américaines
            - la prestation en Conseil des Ministres


. la succession à Matignon

            - la décision du Général, quand ?
      d'abord se séparer de POMPIDOU, et ensuite qui ?
      ou bien une préférence positive pour MCM
            - d'autres possibles : lui-même Pierre MESSMER ?
      CHABAN, GALLEY ?
            - quand devait-elle s'ouvrir ?
            - en Juillet 1968, y avait-il des chances d'avenir

            - ses propres sensations, à lui Pierre MESSMER, en Mai 1968 quand à l'avenir respectif du Général et de POMPIDOU ?
            - la relation psychologique POMPIDOU/MCM jusqu'en 1967 . ensuite

. COUVE de MURVILLE, Premier Ministre

            - la composition du Gouvernement : DEBRE aux AE, ORTOLI...
            - la maîtrise des mouvements financiers
            - la campagne référendaire
            - les hommes : de LEUSSE
            - rôle de DUPUCH à l'Elysée


. COUVE de MURVILLE successeur du Général si celui-ci avait eu le choix ?


. le passé
            - parmi les "gaullistes" d'origine, image de MCM
            - sous la IVème République, image de MCM "grand" Ambassadeur ?
            - sous de GAULLE, l'image de MCM 


. le ministre des Affaires Etrangères
            - convaincu de l'indépendance de l'Algérie ?
            - tenant à l'unicité de son ministère et hostile à ceux de la Communauté ou de la Coopération
            - sa tenue et son genre en négociation ?


. appréciation du comportement après Avril 1969

 

Etat provisoire de la transcription (Institut Charles de Gaulle) de
l’enregistrement magnétique par Bertrand Fessard de Foucault de l’entretien,
mardi 17 Août 1999

avec Pierre MESSMER

Ministre des Armées 1960-1969
Ministre d’Etat chargé des DOM-TOM 1971-1972

Premier Ministre 1972-1974

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(première cassette)

BFF : En racontant Couve, on raconte quel type d’homme, quel type de parcours, quel type de technicité, d’assurance de soi et en même temps de ne pas se mettre en valeur en show of, était substantiellement nécessaire pour que la Ve République se fonde, existe et si possible continue.

PM : De ce point de vue là, Couve a certainement été le meilleur ministre des Affaires étrangères que de Gaulle pouvait avoir. C’est assez étonnant mais c’est vrai car il avait toutes ses qualités dont vous parlez, à laquelle j’ajouterais, vis-à-vis du Général, une réelle discipline intellectuelle. Non seulement il faisait ce que lui disait de faire le Général, mais sa discipline intellectuelle le conduisait à le faire le plus intelligemment possible. Il ne traînait pas les pieds.

BFF : Vous savez que ce que vous dites est à la fois juste et très contestable. C’est juste en ce sens que c’est le fond et la raison de l’image qui a été véhiculée pendant les dix ans de pouvoir beaucoup en France et plus encore à l’étranger. C’est une peu ce que j’aurais cru mais ce n’est pas exactement cela. Cet homme qui n’a d’orgueil que non dit et vis-à-vis de lui-même, en conscience de sa valeur, considère qu’il a été, dans ses dialogues avec de Gaulle, réellement d’égal à égal, mais dans le secret, sans jamais que cela se voit en dehors du duo. Il y d’ailleurs une lettre de De Gaulle qui le dit très bien quand il lui annonce qu’il va écrire un livre sur la politique étrangère, il dit vraiment “l’oeuvre que nous avons voulue” et non pas “que j’ai voulu”. Il y a donc un sentiment d’égalité mais dans le secret avec cependant un bémol, une admiration intense et qu’il n’a eu pour aucune autre personne dans sa vie, à aucun point de vue, y compris son épouse, un maître de conférence, Rueff, une admiration sans borne mais en connaissance de cause, en connaissance de quelqu’un de très intelligent qu’il est, l’admiration pour non seulement la machine intellectuelle du Général, mais pour la spontanéité de ses réflexes de Français et en plus pour quelque chose dont lui sait qu’il ne l’a pas autant, peut-être presque pas, la capacité de décision à partir d’une réaction à une information.

PM : Je vais mettre un autre bémol qui atténue ce que vous dites là. Vous parlez de ses rapports avec le Général sur un pied d’égalité.

BFF : Sans intimité.

PM : Oui, mais ce ne peut être d’ailleurs qu’en tête à tête. Il y a un domaine, que j’ai connu à la même époque, celle dont nous parlons, la décennie des années soixante, c’est le domaine militaire où Couve n’était pas en réalité d’accord avec le Général et où il exécutait très conscienceusement  et habilement la politique du Général. Premier exemple, les problèmes d’armement nucléaire. Couve, au fond de lui, il me l’a dit un jour, ne croyait pas à l’arme nucléaire. Il n’y croyait pas, parce que, il pensait – et il se trompait – que la France n’arriverait jamais à un niveau d’armement nucléaire significatif, c’est-à-dire vraiment dissuasif. Il se trompait complètement, mais c’est caractéristique. Il connaît mal les problèmes militaires, je ne dis pas les problèmes de défense mais les problèmes militaires. La technique militaire il ne connaît pas, c’est pas son affaire. Par conséquent, ne croyant à la politique d’armement nucléaire, il était un peu irrité que cette politique conduise, dans le domaine des affaires étrangères, à des situations conflictuelles. Pour Couve, d’ailleurs comme pour le Général, la politique de défense doit être au service de la politique étrangère, ce qui est vrai, pour le Général autant que pour Couve. Mais il se trouve un certain nombre de circonstances, où la politique étrangère va se trouver, du temps du général de Gaulle, au service de la politique de défense. C’est le cas par exemple de l’armement nucléaire où le Général se moque éperdument de se mettre mal avec les Etats-Unis, avec nos alliés européens et avec toutes sortes d’autres gens qui dans le monde détestent qu’une puissance nucléaire nouvelle se forme et Couve va_ se trouver avec cette affaire là sur les bras, alors qu’au fond de lui-même il pense que ça n’en vaut pas la peine. Il supporte cette contrainte avec une très grande conscience et une habileté diplomatique à laquelle je rends hommage. Deuxième exemple : la sortie de l’OTAN. Couve n’est pas surpris de la décision du Général de sortir de l’OTAN. Au fond, il approuve la sortie de l’OTAN de la France, mais cela le met dans une situation très inconfortable non seulement vis-à-vis des Etats-Unis bien entendu mais aussi vis-à-vis de nos alliés européens. La sortie de l’OTAN qui moi me réjouis beaucoup et qui va me remplir de satisfaction pendant toute l’année au cours de laquelle nous allons mettre tout cela dans les faits, Couve lui, a surtout les ennuis de cette décision. A mon avis, il est, dans ces affaires là, très discipliné intellectuellement, vis-à-vis du Général. Vous me direz que c’était une condition sine qua non du maintien à son poste car si sur des affaires de cette importance il avait été en désaccord, il ne pouvait pas rester en désaccord. c’est évident. Mais ces affaires là l’irritaient, manifestement.

BFF : Ce qui m’a frappé dans les papiers que j’ai vu et les conversations, c’est que lorsqu’il arrive en 1958 il ne croit pas du tout qu’il va être ministre des Affaires étrangères mais plutôt ministre des Finances. Il trouve que Pinay est un « ballot » et sa première rencontre avec de Gaulle de mars 1943 est une rencontre en tant que technicien des Finances, des changes, de la tenue de la monnaie, etc. Sur la plupart des sujets de 1958, il ne sait rien. J’ai vu les fonds de notes à partir desquels il a travaillé. Notamment sur les projets européens, la mise en oeuvre du Marché commun. Là, il a eu des réflexes économiques pour l’entrée du Marché commun et sur les questions de nucléaire :  il n’a qu’une source à l’époque qui est quelqu’un en qui il doit avoir plus ou moins confiance qui est l’adjoint du SGDN Philippe Baudet.

PM : Qui n’est pas très compétent lui-même. Je l’ai connu. A priori, je ne peux pas penser que ce soit une bonne source d’information.

BFF : C’est donc cela qu’il lit. Il a eu à défendre des aspects du traité EURATOM avec Foster Dulles en 1956 et je ne dis pas qu’il a été ébranlé par Foster Dulles mais enfin il est un  peu dans la logique américaine. En revanche, il a l’attitude vis-à-vis de l’option militaire qu’il aura vis-à-vis de l’option de tout casser en 1963 sur la candidature britannique au Marché commun, c’est qu’il a tendance à penser que l’indépendance de la France peut se réaliser même sans l’atome avec une diplomatie très fine, très insistante, très pointue et que lui en fait son affaire; il voit Dean Rusk que deux fois par an pendant trois jours et que là, d’intelligence à intelligence, entre deux chefs de diplomatie, la balance des pouvoirs est rétablie. C’est comme cela, à mon avis, qu’il a toujours vécu. Et je pense que le Général a du se trouver très probablement entre les deux positions. Il était réellement entre vous et lui et il avait, à mon sens, fortement votre point de vue, parce qu’il arrive en cas de danger qui n’est même plus de politique extérieure ou intérieure, l’arme, et en même temps dans la vie quotidienne et banale les moyens de Couve. Je pense que Couve, même quand il n’en était pas d’accord à la racine, il savait très vite prendre le point de vue au vol et le faire sien, l’affaire du Québec le montre.

PM : Si vous pouviez lire les comptes-rendus des conseils de défense de l’époque (ils sont archivés au Secrétariat de la Défense nationale et en principe sont inaccessibles à la consultation), vous verriez qu’il est très discret. A mon avis, il est discret pour deux raisons. D’abord pour des raisons techniques, parce qu’il ne se sent pas tout à fait sûr de lui en la matière et qu’en face de lui il a les chefs d’Etats-majors et le ministres des Armées. Et d’autre part, comme non-techniciens, il n’y a vraiment que lui et le ministre des Finances. Quand il sait que le Général dont il sait qu’avant le Conseil, il s’est mis d’accord avec le Premier ministre et le ministre de la Défense, et les trois chefs d’Etat-majors, ça fait quand même six personnes dans le Conseil qui connaissent mieux les dossiers que lui.

BFF : En revanche, il est au courant.

PM : Il est très au courant. Il est au courant non seulement parce qu’il vient au Conseil mais parce qu’on lui a communiqué les dossiers avant. Les a-t-il lus (ce sont souvent de très gros dossiers) ou s’est-il contenté de les faire analyser, je n’en sais rien. Je ne peux pas vous dire comment il travaillait. Mais non seulement il est au Conseil, mais il a lu les dossiers. Ce sont des dossiers qui sont souvent assez complets et qui par conséquent permettent une vue des choses au moins dans les grandes lignes.

BFF : Il a certainement le sens de l’évolution parce que vous savez qu’il a eu également sa phase de désert. C’est Mendès qui la fait sortir du Caire en lui donnant la représentation à l’OTAN quelques mois en 1954. Ensuite les difficultés avec de Leusse, c’est pas tellement Suez, c’est l’EURATOM et le nucléaire et il est ministre depuis 1958, donc deux ans avant vous. Il a donc la culture générale du sujet mais ce qui m’a frappé dans ses relations avec tout le monde et vous me le confirmerez quand il est Premier ministre, il est très respectueux du domaine de chacun, il aime bien son propre domaine dont il a estimé qu’il pouvait éventuellement intervenir sur les implications de développement de politique étrangère mais qu’il n’avait pas à participer à la décision qui se prenait.

PM: Oui, mon analyse est proche de la vôtre. Je vous dis que c’est par discipline intellectuelle vis-à-vis du Général qu’il agissait comme diplomate dans ces circonstances là. Tout le monde qu’en matière de défense, les grandes décisions étaient prises par le Général.

BFF : A la racine, chez lui, il y a la détestation que ce soient les Américains qui décident de tout et sans consultation. Mais si on lui démontre que les Américains pourraient consulter et décider en commun, il pourrait éventuellement évoluer, mais comme cela ne s’est jamais produit...

PM : Mais ça ne s’est jamais produit et cela ne peut pas se produire et on le voit bien maintenant d’ailleurs. Cela ne peut pas se produire.

BFF : Pourriez-vous me définir un peu Couve. Vous ne l’avez peut-être pas bien connu avant 1958...

PM : Je ne l’ai pas connu avant 1960.

BFF : Comment le décrivez-vous ?

PM : Avant d’avoir un contact périodique avec Couve, à partir de 1960, puisque je le vois à tous les Conseils des ministres et dans les réunions périodiques ou impériodiques sur des points précis -, avant de le connaître, j’avais seulement entendu parler de lui. l’image que je m’en faisais, était celle d’un spécialiste des Affaires étrangères, très compétent dans ce domaine, qui avait été avant la fin de la guerre envoyé à Rome par le Général, qui avait continué une carrière aux Affaires étrangères dans des postes difficiles et importants, que le Général avait appelé à cette fonction en 1958 et en même temps, cet homme très compétent dans sa spécialité, réputé tel, j’acceptais très volontiers cette réputation, me paraissait, si je peux dire, avoir sur les grands problèmes politiques des idées qui n’étaient pas très proches des miennes. Cela s’explique par son parcours. Il avait accepté d’aller à la Commission d’armistice après la capitulation française, quand il a rejoint Alger, il a commencé par être plus proche de Giraud que de De Gaulle. Je ne sais pas ce qu’il a fait à la Commission d’armistice. Je suis d’ailleurs persuadé que comme la plupart des officiers et des fonctionnaires français qui y étaient, il s’efforçait de limiter les dégâts. Mais ce n’était pas du tout ma conception des choses. Ma conception des choses, c’est qu’il fallait se battre, pas limiter les dégâts. C’est vichyste de limiter les dégâts. A la fois j’avais pour lui une grande considération à travers ce que j’avais entendu dire et à travers ce que je savais qu’il  avait fait pour le diplomate et une très grande réserve pour ses idées en matière de politique française et de politique étrangère. Voilà comment je sentais Couve avant de faire sa connaissance. A partir du moment où j’ai fait sa connaissance, mes idées ont évoluées. C’était inévitable. Il aurait été absurde qu’il en fut autrement. Ma considération pour ses qualités de diplomate n’a fait que grandir et en particulier j’avais chaque mercredi une satisfaction ironique profonde en l’entendant faire la communication traditionnelle du ministre des Affaires étrangères sur la situation internationale car Couve avait un talent extraordinaire pour présenter au Conseil des ministres sous forme d’informations quasiment confidentielles ce que vous pouviez lire dans le Monde de la veille. En réalité, il n’en disait pas plus; il disait autre chose, mais pas plus. C’était volontaire de sa part.

BFF : C’était endormant ou drôle ?

PM : Ce n’était pas très drôle. Au bout d’un certain temps, la curiosité étant émoussée (cela a duré neuf ans pour moi), ce n’était pas très drôle. Mais, je dirais “Bravo l’artiste” parce que c’était volontairement qu’il faisait cela et en plein accord avec le général de Gaulle et le Premier ministre. Je suis absolument sûr que le général de Gaulle approuvait cette grande réserve parce qu’il se méfiait des bavardages que les ministres auraient pu faire si on leur avait fait part un peu trop tôt d’un certain nombre de décisions qui étaient prises et sur lesquelles il fallait conserver le secret. J’ajoute que nos rapports personnels ont toujours été très convenables. Pour une raison très simple que vous avez d’ailleurs évoquée tout à l’heure. Couve et moi avons un très grand respect pour les compétences des autres. Moi, il ne me serait jamais venu à l’idée de faire des coups diplomatiques. Ce qui aurait été facile pour un ministre de la Défense dans des voyages à l’étranger. Je faisait très très attention à cela. A l’époque, je voyais MacNamara au moins deux fois par an, du temps où la France était dans l’OTAN puisque nous avions deux réunions du Conseil des ministres par an, une à Paris, alors siège de l’OTAN et une autre dans une capitale étrangère qui tournait selon les années. Mais cela ne me serait jamais venu non plus  à l’idée avec Franz-Joseph Strauss ou avec Andreotti. Couve, de son côté, avait le même respect de la compétence du ministre des Armées. Jamais il ne se serait aventuré à intervenir, par exemple, ne serait-ce que par la bande, au moment d’un budget en faisant remarquer que le budget militaire était un peu lourd. Jamais il ne se serait permis une chose pareille. Je crois que c’est ce qui explique qu’il n’y a jamais eu de conflit entre nous.

BFF : Est-ce qu’il y a eu collaboration puisqu’il y avait des sujets communs ?

PM : Il n’y avait pas vraiment de collaboration sur les grands sujets. Par exemple, pour les Armées, les grands problèmes ont été la guerre d’Algérie, la réorganisation de l’armée française consécutive à la guerre d’Algérie et enfin la sortie de l’OTAN. Dans le domaine de l’armement, c’était l’armement nucléaire. Pour les questions nucléaires, nous avions aux Armées une règle du secret très forte, même vis-à-vis des Affaires étrangères. Ils savaient ce que nous faisions mais nous ne leur expliquions pas le détail. Lorsqu’il y avait des réunions techniques sur les système d’armes, sur les caractères d’une arme, etc., jamais les Affaires étrangères n’étaient associées. Nous leur disions : après, les décisions qui avaient été prises. Jamais ils n’ont été associés, par exemple,  au “targeting” sur l’Union soviétique.

BFF : Alors que certains de vos partenaires américains l’étaient.

PM : Non, il y a un gros débat là-dessus. Il y a eu un gros travail, très remarquable sous la direction de Vaïsse. Il y a eu une étude lancée par la Fondation Ford il y a sept ou huit ans sur l’armement nucléaire américain et des pays à arme nucléaire. Ces travaux ont été conduits en France et en Angleterre. Ce sont des travaux confidentiels mais très intéressants pour la politique étrangère. C’est Vaïsse qui a dirigé ces études pour le côté français. Contrairement à ce que veulent  faire croire les Américains, nous avons parfois eu des contacts mais cela n’a jamais abouti à quelque chose de sérieux.

BFF : Comment expliquez- ce collage entre de Gaulle et Couve et qu’en onze ans d’entretiens hebdomadaires, ils ne se soient pas lassés l’un de l’autre ?

PM : Je pense que Couve était non seulement respectueux de la fonction du Général, Couve est respectueux des pouvoirs établis et ça n’est pas rien pour lui que le général de Gaulle soit président de la République indiscutable et indiscuté, à la fois légitime et légal. Il avait cette admiration pour la capacité d’intelligence et de décision du Général, le Général avait conscience des capacités de Couve et se disait que Couve était pour lui un ministre des Affaires étrangères excellent parce qu’il était capable de faire passer le mieux possible ses idées ou sa volonté dans les faits. Je crois que c’est cela qui explique les choses. Je pense que c’était un peu la même chose pour les rapports entre le Général et moi, avec en plus, en ce qui me concerne, le passé commun de la France libre. C’est autre chose. Ce qui faisait quelquefois qu’il pouvait y avoir des conversations tendues entre le Général et moi (sur l’Algérie, sur la loi sur l’objection de conscience par exemple) sans que cela provoque des choses irréversibles.

BFF: Parmi les membres du Conseil des ministres, Couve vous paraissait-il être, même s’il ne le disait pas, un des tenants de l’indépendance de l’Algérie ?

PM : Je le pense. C’est l’impression qu’il me donnait. Il était très discret. Le Général a fait sur l’Algérie plusieurs tours de table consistant à demander aux ministres un par un s’ils approuvaient la décision que le Général allait prendre. Couve a toujours été dans ceux qui ont approuvé les décisions. Ceux qui ne les approuvaient pas étaient rares. Il y a eu des cas, par exemple au moment de la réforme constitutionnelle pour l’élection du président de la République au suffrage universel, par exemple Pierre Sudreau a dit clairement qu’il était en désaccord. Il est parti. Sur la non-dévaluation de 1968, j’ai dit que je n’étais pas d’accord. Je ne suis pas parti parce que c’était une affaire technique. Techniquement,c’était indiscutable, mais j’étais contre pour une raison politique. J’estimais qu’il fallait montrer au pays que l’affaire de Mai 68 avait des conséquence, qu’il y avait un prix à payer pour la pagaille et surtout pour les accords de Grenelle.

BFF: C’est tout le paradoxe de Pompidou d’avoir voulu la dévaluation : ce qui était en réalité un désaveu de Grenelle. 

PM : Pompidou n’était plus Premier ministre à cette époque là. Si Pompidou avait été Premier ministre, il aurait accepté la dévaluation. Les accords de Grenelle supposaient la dévaluation. Le fait d’avoir passé les accords de Grenelle au mois de juin et d’avoir refusé la dévaluation au mois de novembre me paraît être d’une contradiction totale. A cet argument-là, personne n’a jamais répondu. Je peux vous dire qu’au Conseil des ministres, il y avait au moins une demi-douzaine de ministres (Marcelin, par exemple) qui pensaient comme moi qu’on devait dévaluer. En réalité, ils n’ont pas eu le courage de le dire. Sachant que le Général avait décidé de ne pas dévaluer, ils ont dit, il ne faut pas dévaluer. En réalité, le seul argument, c’est celui de Malraux : “Le général de Gaulle ne dévalue pas”. Je veux bien, mais il y avait un autre très bon argument qui consistait à dire aux Français : “Vous vous êtes donné un mois de congé, vous avez obtenu à Grenelle des avantages nouveaux considérables, tout cela à un prix”.

BFF : Pour cela, de Gaulle était humble, parce qu’il a certainement, à un moment donné, envisagé de dévaluer.

PM : Oui bien sûr.

BFF : Comment de Gaulle a-t-il été amené à se lasser de Pompidou ? qui a pris l’initiative de se lasser l’un de l’autre, Pompidou ou de Gaulle ?Y a-t-il une date et étiez-vous placé pour être Premier ministre ?

PM : Le Général avait vraiment dans l’esprit que certains grands postes politiques, en particulier la Défense et les Affaires étrangères, devaient être confiés à des gens qui n’avaient pas en même temps de responsabilités électorales, qui n’étaient pas liés à des électeurs. Par conséquent, qui n’étaient pas mêlés à des intrigues politiques. Le Général a changé d’avis.

BFF : C’était le présupposé qu’il avait à l’origine du régime ? Pas forcément des techniciens mais des indépendants.

PM : Voilà ! Pas forcément des techniciens. D’ailleurs le Général était formel. Il disait il ne faut pas un médecin à la Santé, un enseignant à l’enseignement, un général aux Armées. Mais il voulait que ces gens-là soient indépendants et en particulier cela lui paraissait très important pour les Affaires étrangères et pour la Défense, beaucoup moins pour l’Intérieur, car il considérait que là il fallait que l’homme ait la pratique de la politique politicienne. Il a changé d’avis après l’élection de 1965. En 1965, il est réélu dans les conditions que vous savez, il sait qu’il n’ira pas au bout de son mandat, il y était décidé. Je pense qu’il serait parti en 1970  s’il n’était pas parti avant. Il ne m’a jamais donné l’impression de vouloir aller jusqu’au bout de son mandat. A partir de 1965, il change d’attitude vis-à-vis d’hommes comme Couve et comme moi et nous demande d’aller nous présenter parce qu’il sait mieux de personne qu’en démocratie la légitimité c’est l’élection. Comme il a l’intention de s’en aller, il veut qu’un certain nombre de gens dont il considère que leur pensée est voisine de la sienne, il veut que ces gens-là restent  dans le circuit politique, il faut donc qu’ils soient élus.

BFF : Vous avez donc le souvenir sinon d’un ordre, tout au moins d’un conseil appuyé.

PM : Exactement. Alors qu’avant, il m’avait toujours donné le conseil contraire. J’avais eu des velléités, en particulier en 1962 au moment de la dissolution. Il m’avait dit : non ! En 1966, il me dit le contraire et je crois qu’il dit le contraire à Couve.

BFF : Couve répète depuis trente ans qu’il y est allé spontanément et Bruno de Leusse est convaincu qu’il a eu un ordre comminatoire d’y aller.

PM : Je ne sais pas. Couve ne m’a jamais rien dit. Nous ne nous sommes jamais entretenus de ce sujet. Je peux vous dire que, sans me donner un ordre comminatoire, le Général m’a donné un conseil ferme.

BFF : Très longtemps avant ?

PM : Non ! un an avant. Après son élection.

BFF : La réponse serait probablement que l’osmose entre Couve et le Général était telle que Couve est arrivé à la conclusion de ce que lui aurait dit de Gaulle explicitement s’il ne l’avait pas fait.

PM : Voilà ! Couve se présente à Paris. c’est normal. Moi, je vais me présenter à Lorient parce que c’est le Morbihan, que j’ai toujours aimé cette côte et que Lorient était entre les mains des socialistes et que j’avais l’intention d’y être élu. Comme me l’a dit un très vieil ami : “En matière électorale, il faut rechercher une circonscription où les électeurs sont de votre avis, de votre opinion”. C’est ce qui s’est passé à Sarrebourg où il n’y a pas eu de difficultés. A Lorient, c’était beaucoup plus compliqué. C’était un bastion socialiste et j’étais le premier employeur de la ville, ce qui était très difficile. Mais ce n’est pas cela qui m’a fait battre. J’ai été battu à Lorient par l’extrême-droite. Il y avait une très forte extrême-droite à Lorient. Au premier tour, elle a fait 15 % et au deuxième tour, ils n’ont pas voté pour moi. Ils ne voulaient pas de gaullistes. Ce n’est pas étonnant d’ailleurs. En 1967, nous sommes à quatre ou cinq ans des affaires de l’OAS, c’est encore tout frais. Je me suis dit que si je devais me représenter, il fallait que je suive le conseil de cet ami et que j’aille dans une circonscription où les gens sont de mon avis et où je pouvais être élu sans avoir besoin des voix de l’extrême-droite (soit où l’extrême-droite est faible, soit où la gauche est très faible). A Lorient, où la gauche était forte et où l’extrême-droite était forte, un gaulliste n’avait aucune chance.

BFF : Parce que le gaullisme n’était pas la droite à l’époque.

PM : Exactement !Ce qui démontre ce que je viens de vous dire, c’est qu’en 1968, à Lorient, le socialiste sortant est battu, mais il est battu par un UDF. C’est très caractéristique____, un an plus tard. Cet UDF était un inconnu complet. Mais ce n’était pas un gaulliste. Pour Couve, je ne peux pas vous dire.

BFF : Barbu s’était présenté dans le VIIème contre Couve. Il a eu 700 voix et il a voulu faire battre Couve au second tour. Il a eu un report hostile à Couve. Les communistes étaient très embarrassés. Ce qui a joué également, c’est le protestantisme de Couve au regard de tous les couvents du VIIème. Il a donc été battu par les bourgeois, les curés, l’OAS.

PM : C’est un peu différent de moi. Les bourgeois, sauf ceux d’extrême-droite, à Lorient ont voté pour moi. Les marins ont voté pour moi. L’arsenal, c’est plus compliqué, parce que la CGT y était très forte et elle était très divisée sur la question.

BFF : Oui parce qu’autant la politique extérieure du Général était bien vue de la Russie, autant le nucléaire ne l’était pas. D’autant plus que vous étiez candidat à Lorient mais vous inauguriez le Redoutable entre les deux tours à Cherbourg. Vous le faisiez exprès.
Devant ces résultats difficiles et tangents, y avait-il, à votre avis, le projet du Général latent dans toute l’année 1966, dès les élections de 1967 de changer Pompidou ?

PM : A mon avis oui. Il y a une décision caractéristique. Pompidou m’a dit franchement après l’élection que j’avais été battu, que j’étais depuis sept ans ministre des Armées et qu’il était d’avis que je ne reste pas. Il m’a dit aussi que pour Couve, c’était plus compliqué mais il m’a laissé entendre que le Général lui paraissait décidé à garder Couve en toutes hypothèses. J’ai répondu à Pompidou que je partageais son analyse. Sauf que le Général s’y est opposé sans m’en avoir parlé. Comme souvent chez le Général, c’est très compliqué. Il y a à la fois on relève le défi : “ils n’en veulent pas, ils les auront quand même. Il n’est pas admissible que je change, sous prétexte de suffrage universel, le ministre de la Défense et celui des Affaires étrangères”. Il y a aussi : “puisque Pompidou veut se débarrasser d’eux, je les garde. On peut se demander si cela ne veut pas dire “Pompidou commence à me fatiguer”. A mon avis, le Général a gardé Pompidou parce qu’il y avait à l’Assemblée nationale à ce moment-là une seule voix de majorité. Si il y avait  eu une forte majorité, à mon avis, Pompidou partait. C’était très difficile de faire partir Pompidou sur un demi-échec et surtout un homme qui tenait bien ses affaires en main.

BFF : Vous expliquez la lassitude Pompidou - de Gaulle, mais en même temps, il y avait certainement une certaine révérence du Général pour Pompidou.

PM : Voilà ! Il a bien joué le coup en 1968, mais déjà en 1967, il ne l’a pas si mal joué. Le Général s’est dit qu’il allait garder Pompidou puisque le coup était difficile à jouer et qu’il ne jouait bien. Il ne pouvait pas nommer Couve au poste de Premier ministre après l’échec qu’il venait de subir.

BFF: En revenant en arrière, avez-vous la sensation qu’il y avait déjà cette volonté, d’avant mars 1967, que Pompidou parte et y avait-il plusieurs possibilités dans l’esprit du Général ?

PM : Je ne crois pas. Pas en 1967. Couve sans doute, pas moi en 1967.Il avait sans doute comme idée Couve mais il ne m’en a jamais parlé. Il y avait un peu de lassitude vis-à-vis de Pompidou, il avait un peu l’impression que Pompidou traînait les pieds sur des choses auxquelles le Général tenait beaucoup comme la participation.

BFF : Cela se voit très bien  en 1968, mais cela aurait été plus ancien selon vous ?

PM : Oui.Je crois que dès 1967, le général de Gaulle pense à un autre Premier ministre. Mais je pense qu’il n’en a parlé à personne.Tricot, en 1968, va sentir que le Général veut se débarrasser de Pompidou et il poussera beaucoup à ce moment-là ce que Pompidou ne lui pardonnera jamais.

BFF: Si on reste là-dessus, les entretiens en tête-à-tête, vous en aviez beaucoup.

PM : Plus d’une fois par mois. Je devais en avoir quatorze ou quinze. Mais Couve s’était toutes les semaines.

BFF: Je pense que le schéma doit être à  peu près le même. Etait-ce préparé, y avait-t-il des échanges  de papiers, aviez-vous  un ordre du jour ?

PM : Jamais il n’y avait d’échange  de papiers dans ces circonstances là. C’était souvent préparé dans la mesure où le chef d’Etat-major particulier me disait : “Le Général voudra vous parler de telle ou telle question”. Moi, je répondais souvent que j’avais tel ou tel sujet a évoquer. Nous parlions de ces questions-là. On savait de quoi on allait parler.Après cela, avec moi, le Général aimait bien un peu “giberner” comme il disait. Il se  mettait à parler de choses et d’autres, militaires en général. De tel ou tel officier général qu’il connaissait et dont il voulait avoir des nouvelles ou bien alors, c’était beaucoup plus dangereux, quelquefois, il faisait de la provocation. C’est-à-dire qu’il me disait quelque chose sachant qu’il allait  me choquer pour voir quelle était la réaction que j’aurais. C’était pour lui un des seuls moyens de connaître la vérité. C’est très difficile pour un homme d’Etat qui est au niveau du Général et avec la personnalité du Général de savoir ce que les gens pensent. Il est entouré de personnes qui s’efforcent de lui expliquer que tout va bien et que tout est très bien conformément à ses intentions. C’est pour cela que le Général aimait beaucoup lire la presse parce qu’il lisait dans la presse des critiques qu’il ne trouvait pas dans son entourage ni au Conseil des ministres.

BFF: C’était pour discerner des lignes d’opinion ou pour accéder à la vérité ?

PM :  A mon avis, la presse c’était pour accéder à des lignes d’opinion. Pour ces coups  de provocation qu’il faisait avec moi, c’était plutôt pour accéder à la réalité, pour essayer de sentir les choses. Vous parliez tout à l’heure de l’affaire de la dissolution de la légion étrangère. Je n’ai jamais su au fond si le Général avait vraiment l’intention de dissoudre la légion étrangère mais il voulait savoir quelle serait ma réaction. La meilleure preuve qu’il voulait le savoir c’est qu’après l’échange vif que nous avons eu (je lui ai dit que je partais), il ne m’en a jamais reparlé. Il voulait savoir comment je réagissais et jusqu’où il pouvait aller avec moi. Autre exemple, le Général avait mis sur pied cette Organisation commune des régions sahariennes. Sachant que j’étais saharien, que j’avais été gouverneur  de la Mauritanie lorsqu’il était  venu faire un voyage en Afrique, il savait que j’avais été deux ans en Libye,il me dit : “C’est vraiment bien cette affaire de l’OCRS”. Je lui réponds qu’il existe une réalité historique millénaire qui fait  que les rêves d’un empire saharien n’ont jamais pu se réaliser, parce que désert est forcément porté vers ses ports, vers ses rives, vers le nord ou vers le sud, mais vers ses rives. Le seul pays saharien qui puisse être indépendant c’est la Mauritanie parce que la Mauritanie est ouverte vers l’océan. Il n’a  rien dit mais au fond, je crois qu’il ne croyait  pas plus que moi à  l’avenir de l’OCRS et je crois qu’il avait voulu savoir ce que j’en pensais. Concernant l’affaire de la loi sur l’objection de conscience, je voulais une loi aussi stricte que possible. Tout d’abord le contrôle, qu’on voit bien qu’il s’agissait non pas de resquilleurs mais bien d’objecteurs de conscience. Deuxièmement, qu’on leur fasse faire un service. Le Général se trouvait en revanche sous la pression de Georges Pompidou qui était aussi  convaincu de la nécessité de donner satisfaction aux objecteurs de conscience mais il trouvait qu’il fallait être plus généreux que je ne l’étais. La majorité de l’Assemblée était très hostile à la loi, il fallait donc que le ministre se batte pour faire passer cette loi. Le Général, au moment où nous préparions la loi, trouvait que je traînais un peu les pieds. Il me dit un jour qu’il m’avait connu moins sévère pour l’objection de conscience, à Kastina. Vous étiez volontaire pour faire la campagne de Syrie, mais ni votre colonel, ni votre capitaine n’étaient volontaires. Vous ne les avez pas critiqués beaucoup à ce moment-là.

(deuxième cassette)

BFF : Après vos entretiens avec le Général, vous ne faisiez pas une note pour vos collaborateurs, c'était parfaitement secret ?

PM : Parfaitement, c'est d'ailleurs ce qui donnait à ces réunions leur utilité.
            Jamais le Général ne se serait permis de me parler de l'avancement de son fils ou de son gendre. Pour les officiers généraux, il y a une liste d'aptitude qui est arrêtée par le ministre après réunion du Conseil supérieur que je présidais moi-même, sans jamais voter. Le Général changeait un nom ou deux mais n'en a jamais ajouté et jamais il ne m'a parlé de sa famille.

BFF : Vous l'avez trouvé ayant parfois un passage à vide ou faiblir avec les années ?

PM : Il m'a un jour en 1968 donné cette impression. Il s'est trompé sur un nom lors d'un toast. Après le dîner, il m'a avoué qu'il sentait qu'il vieillissait. Mais c'est la seule fois où je l'ai entendu se tromper.

BFF : Les événements de 1968 vont-ils être une occasion pour le Général de faire le changement qu'il n'avait pas pu réaliser avant ?

PM : Le Général a un peu hésité parce que Pompidou avait très bien joué le coup en 1968. Il y avait entre Pompidou et le Général une différence fondamentale dans la tactique de 1968. Le Général soutenait qu'il fallait réagir fermement. Il m'a convoqué deux ou trois fois pour me demander ce que faisaient les militaires. Pompidou ne réagissait pas du tout comme cela. Je le voyais tous les matins parce que nous avions une réunion tous les matins à cette époque. Sa stratégie était claire : il ne voulait pas un mort. Il avait une idée qui n'est pas fausse consistant à dire qu'il n'y avait pas de révolution quand il n'y a pas de morts. Un matin, j'avais fait venir une brigade de deux régiments de parachutistes à Frileuse. Le Général m'a engueulé, mais il ne m'a pas dit de la faire repartir. Cette brigade constituait une réserve et une réserve parfaitement sûre. Comme les gendarmes mobiles et les CRS commençaient à être fatigués, à partir du cinquième ou du septième jour, tous les matins, le ministre de l'Intérieur demandait la réquisition des deux régiments de parachutistes. J'expliquais que cela voulait dire que les deux régiments étaient boulevard Saint-Michel ou boulevard Saint-Germain, que les parachutistes n'avaient pas le même entraînement que les gendarmes mobiles et les CRS et que lorsqu'ils verront un de leur camarade par terre, la tête ouverte, ils ouvriront le feu. Le boulevard Saint-Germain sera dégagé en un quart d'heure, mais on ne savait pas à quel prix. On n'en parlait plus. Pompidou était décidé à cela, mais le Général n'était pas d'accord, il trouvait que c'était d'une faiblesse insigne. Il m'a un jour convoqué à 7 heures du matin pour me dire qu'il fallait faire disparaître les barricades du boulevard Saint-Michel. Je n'étais pas chargé de l'ordre public. Le Général trouvait que tout cela était trop mou. Il le reprochait à Pompidou.

BFF : Cela montrait qu'il était en dehors du coup, qu'il était déconnecté de Pompidou puisqu'il faisait appel à vous ?

PM : Absolument. A mon avis, le Général était en profond désaccord avec Pompidou. Il faut ajouter à cela qu'il se disait que les événements étaient de la faute de Pompidou. Par ailleurs, quand il part pour Baden, il n'en dit pas un mot à Pompidou. C'est moi qui avait les moyens, donc je le savais. Je me suis inquiété lorsqu'on a perdu le Général sur les radars. Je me demandais si l'hélicoptère ne s'était pas crashé. C'est moi qui ait averti Pompidou. Quand le Général a atterri à Baden, cinq minutes après, Massu me téléphonait pour me le dire. Idem lorsque le Général est reparti. A aucun moment, Pompidou n'est averti directement par le Général.

BFF: Dans les trois protagonistes du remplacement, Pompidou, Couve et vous, de Gaulle choisit finalement complètement en dehors du mouvement de Mai.

PM : Couve n'était pas du tout dans le coup. Personne ne pensait à lui dans ces affaires-là. Il vivait totalement en dehors. Je crois que le Général a choisi Couve parce qu'il le trouvait le mieux préparé, pas seulement en politique étrangère. Le Général est assez avisé pour savoir quels sont les dégâts qui vont être faits dans l'économie française. Il a confiance dans les capacités financières de Couve et je crois qu'il a raison. Alors que moi, je ne suis pas comparable à lui sur ce terrain là.
            Mais pour vous montrer à quel point Couve respectait les compétences des autres, il ne se battait pas vraiment pour son budget et on lui reprochait beaucoup aux Affaires étrangères. Il ne se battait pas parce que cela lui paraissait une bataille médiocre, alors que moi je me battais comme un chien pour mon budget. D'abord, j'avais pour règle de ne jamais accepter d'aller chez le ministre des Finances. Je le rencontrais chez le Premier ministre pour un arbitrage. Deux fois sur dix, j'ai refusé l'arbitrage du Premier ministre et j'allais voir le Général. Le Général n'était pas content de la situation dans laquelle je le mettais mais il me donnait satisfaction. Jamais Couve n'aurait fait cela. Il n'aurait même pas pu penser qu'il aurait pu refuser un arbitrage du Premier ministre.

BFF : Avez-vous eu le sentiment que vous auriez pu être Premier ministre en Mai-Juin et que de Gaulle a balancé entre plusieurs personnalités ?

PM : Il ne m'a pas donné cette impression-là. J'aurais été Premier ministre si la situation de l'ordre public avait été beaucoup plus grave. L'ordre public était rétabli. Avec du recul, 68 est un formidable accélérateur de la libération des moeurs. Il n'y a pas eu de révolution puisque de Gaulle reste en place et l'année suivante, Pompidou est élu à la place de De Gaulle, c'est-à-dire que c'est la réaction qui arrive.

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J'ai sur lui - Pierre Messmer - beaucoup à mettre à jour