Après que …
Chers
amis mauritaniens, mes compatriotes d’adolescence maintenant lointaine et
d’adoption depuis : cinquante ans à quelques mois près (la période dite
coloniale a duré à peine plus),
permettez-moi
de réfléchir avec vous sur la succession ou la dialectique des événements
depuis quinze jours. Nous concernant tous de part et d’autre de la Méditerranée, du
Sahara, du christianisme, de l’Islam, de nos habitudes et de nos situations
politiques intérieures respectives.
Ces
événements sont tous réactifs, et aucun n’est réfléchi, mais ils nous
permettent à chacun et à tous de nous connaître mieux, sans langue de bois,
sans crainte non plus de nouvelles spontanéités. L’occasion n’est pas fréquente
entre peuples, se connaissant et s’estimant, mais vivant sans doute sur des
images, des espérances l’un vis-à-vis de l’autre, souvent routinières et sans
approfondissements mutuels. Entre la
France et la nation arabe, la France d’origine chrétienne
puis développée en pays des « lumières » sinon d’un humanisme laïc et
l’Islam, il y a trop d’intelligence mutuelle et de fraternité de foi et même de
combat pour que commence une maldonne. S’il y en a, elles sont d’un autre
ordre, celui de la « françafrique », voire du consentement à ce que
le pays des droits de l’homme tolère de travailler avec des régimes de
dictature. Nous le savons vous et moi. Ce n’est pas le sujet du jour. Entre la Mauritanie et la France, il y a un attrait
réciproque intense : les Français, militaires et administrateurs pendant
la période de votre administration par l’étranger, vous ont admiré et ont
passionnément aimé votre désert, ses leçons de transcendance et de
solidarité ; et de votre côté, les étudiants, les responsables épaulés par
des coopérants ou des conseillers techniques, ont assimilé un legs faisant
socle pour votre Etat, beaucoup de vos gestions et de votre droit. Notamment. C’est
la fierté de part et d’autre d’une intimité entre peuples et Etats qui est
rare.
Le
sujet du jour n’est pas non plus « le choc de civilisations » prédit
par certains en remplacement de la « guerre froide »
américano-soviétique et qui avait pour enjeu l’Europe et la domination du
monde : économique (l’ambition américaine) et politique (l’empire
soviétique). Nos très grands présidents qu’ont été Moktar Ould Daddah, le
général de Gaulle, François Mitterrand n’ont jamais compris le monde ni
pratiqué la politique de façon aussi manichéenne, et fausse. Il est d’ailleurs
certain que les ambiances actuelles chez nous, chez vous, entre nous n’auraient
jamais été et n’ont jamais été telles avec eux, à notre tête.
En
apparence, deux événements marquants et collectivement, nationalement très
vivement ressentis, chez nous d’abord, chez vous ensuite. C’est là-dessus que
je souhaite échanger avec vous et nous convaincre – mutuellement et tout
simplement – que ces deux mouvements, profonds, ne sont pas antagonistes et
nous permettent de beaucoup approfondir notre relation et notre connaissance
les uns des autres.
Charlie-Hebdo. est un hebdomadaire né des efferverscences libertaires, écologiques
voire anarchistes de la fin des années de Gaulle en France. Un pays
authentiquement restructuré s’est permis la contestation de Mai 68 et
Hara-Kiri, interdit pour une couverture
amusante mais sur le moment pouvant choquer, à la mort de l’homme du 18 Juin,
en Novembre 1970. Un incendie dans un bal populaire près de Grenoble avait causé
cent cinquante morts et l’hebdomadaire avait titré et illustré :
« bal à Colombey, un mort ». Charlie développa alors un discours très utile et décapant sur l’armée, la
force nucléaire, le clergé catholique, il y ajouta très positivement les
fondements de l’écologie politique avant qu’aucun parti ne s’en réclame et il
caricatura « le Français moyen ». C’est une époque amenant la
victoire de la gauche en Mai 1981 et aussi l’interruption de la publication qui
ne reprit qu’en 1992. Cela produisit deux générations dans la rédaction de
l’hebdomadaire, assez différentes : deux personnages emblématiques de
75-80 ans et quelques quadragénaires. L’attrait du journal n’était, à la veille
de la tuerie nominale du 7 Janvier dernier, nullement l’islamophobie, il était
un attachement pour un certain passé du journalisme et un amusement sur
l’actualité. Le Front national et toutes les exagérations de droite, ainsi que
les « bavures » policières, davantage que la confrontation sociale en
France ou internationale, étaient les thèmes. Cf. la manchette du numéro en
vente, précisément, le 7…
La
solidarité qui se manifesta de proche en proche en très peu d’heures tandis que
les médias et agences de presse mettaient les Français sous la pression d’un
suspense, avec les prises d’otage, sans précédent, cristallisa autour de la
liberté d’expression – le gouvernement, le président, les forces de l’ordre
faisant un sans-faute après avoir été pris au dépourvu autant que les
malheureux journalistes, assassinés successivement à l’appel de leur nom. Le
mouvement fut spontané mais concerna, motiva, fit se dresser l’ensemble des
Français comme à la
Libération de l’été 1944, et se manifesta logiquement par un
crescendo de cortèges dont aucun n’eut de coloration agressive, encore moins
politique. Envers qui que ce soit et quoi que ce soit. Nous l’avons vécu en
famille heure par heure, et ma fille et moi avons participé à une de ces marches
silencieuses où chacun communiait avec chacun, dans une prise de conscience
progressive et intense de ce qui nous unit, nous les Français : la France, synonyme,
équivalent de liberté, d’égalité et de fraternité, sans la moindre distinction
de génération, d’origine, de conviction religieuse ou politique. On avait les
larmes aux yeux. Des houles d’applaudissement, à travers toute la France dans des cortèges
assemblant souvent la moitié de chaque ville (ce fut le cas dans la nôtre) se
déclenchait tantôt de la queue tantôt de la tête de la marche. Cet unisson
était celui d‘une France différente de celle de 1944 : pas de héros, comme
les résistants et le premier d’entre eux, de Gaulle, pas de vaincus ni
d’ennemis, et l’apport émouvant des Français musulmans, mais physiquement
c’était la même respiration retrouvée. Unisson dont l’étranger prit vite
conscience : le Premier ministre britannique et le roi de Jordanie ont été
les premiers à faire savoir qu’ils marcheraient avec les Parisiens. Les
pancartes – « je suis Charlie » – n’étaient pas du tout une
approbation de textes et de dessins, ceux-là vraiment secondaires, ils étaient
le refus que la liberté française tombe sous les balles. L’ensemble n’était en
rien dirigé par les partis, les églises ou quelque organisation constituée que
ce soit. Les politiques, le gouvernement, le président, son prédécesseur
n’étaient que dans la foule, à marcher comme elle. C’était hors politique,
c’étaient les retrouvailles des Français avec une France qui n’est pas une
gestion, un dogme économique, un rang pour le PNB. La France de toujours
réidentifiée par les Français – les Français se sentant nouveaux, tous, quelles
que soient leurs origines ou leurs générations parce qu’ils traitaient
soudainement, dans les flammes de ce drame de la rue Appert, le sujet
essentiel : ce qui les unit. Un musulman de l’immigration maghrébine tuant
un autre musulman de même origine, un policier à terre, les bras levés. Un noir
tuant une femme policier, noire comme lui. Voilà quels étaient les drapeaux
sanglants, celui de martyrs de l’unité française. Que l’épicerie attaquée et
les otages exécutés malgré d’héroïques tentatives, aient été juives, ne fut pas
le sujet : le sujet c’était le massacre des innocents, c’était la lâcheté
de toute prise d’otages.
Les
fautes commises ensuite… n’ont pas été celles du peuple français, elles
tiennent à deux éléments qui – très malheureusement – caractérisent les
gouvernants français depuis au moins 2007, l’élection de Nicolas Sarkozy. Le
premier est la distance assourdissante entre les gouvernants et les gouvernés.
Les orientations économiques et sociales des deux quinquennats sont les mêmes,
elles ne sont pas efficaces, elles ne correspondent pas aux traditions
françaises de planification, de service public, de responsabilité de l’Etat. Ce
qui est appelé réforme, n’est pas consenti parce que ce n’est ni délibéré ni
soumis aux intéressés. Il n’y a plus de referendum. Les Français sont assommés
de pédagogie autant que de suppressions d’emploi, culpabilisés, jamais écoutés.
Le sens commun ne vaut plus. Deuxièmement, la question d’Israël n’est plus
regardée équitablement, le communautarisme est né en France d’une cour des
politiques de tous bords pour les institutions dites représentatives des
Français juifs. Les manifestations, considérables, l’été dernier, de soutien
d’une majorité des Français pour les Gazaouis massacrés, ont donné lieu à des
actes et slogans antisémites, certes, mais ils n’ont pas été fait de Français
musulmans. A ceux-ci d’ailleurs, on ne peut continuer de demander de se
désolidariser des terroristes – c’est d’ailleurs manquer de confiance envers
eux que de le leur demander puisqu’ils sont les premiers trahis par les
soi-disant djihadistes – et tolérer que des Français soient systématiquement
les soutiens d’un Etat étranger se conduisant si mal depuis 1967 : de
Gaulle avait sanctionné autant que possible cette inconduite, Moktar Ould
Daddah et vous tous, si vous étiez déjà nés à l’époque, l’aviez splendidement
salué, c’était naturel… Cet alignement de ces années-ci, l’inégalité de prise
en compte des sensibilités des Français juifs et des Français musulmans, est
malheureusement devenu automatique. Le président Hollande a reçu à l’Elysée des
représentants des Français juifs dès le dimanche matin suivant le massacre de
Vincennes, puis a accompagné à la Grande
Synagogue le Premier ministre israëlien, venu à la marche
républicaine française uniquement pour ne pas y laisser seuls en vue ses
opposants aux toutes prochaines élections générales. Un chef de gouvernement
étranger a pu, publiquement, racolé des nationaux français pour qu’ils quittent
la France et
trouvent sécurité en Israël, aux dépens d’une population sous camisole de
force, à qui le statut d’Etat continue obstinément d’être refusé.
Malheureusement, le président régnant n’a pas répliqué, il n’est pas encore
allé se recueillir ni écouter à la Grande
Mosquée de Paris, ou bien plus souhaitable encore et qui
serait significatif, dans un lieu de culte musulmans au milieu de ce que nous
appelons « les quartiers ». Ces gestes et non-gestes ont été des
fautes – lourdes. Beaucoup de Français les ont remarquées et les regrettent. Mais
nius ne devons pas exclure qu’enfin le président François Hollande pour
remercier les autorités algériennes, loyales et efficaces, de pouvoir nous
rendre le corps d’un de nos martyrs récents, en mémoire aussi des moines de
Tibeïrine qui ne voulaient pas quitter la terre algérienne sous la menace
terroriste, se rende outre-Méditerranée et se recueille dans une mosquée d’un
très grand Etat musulman. L’Elysée m’a accusé réception hier soir de ce vœu
précis.
Le
nouveau numéro de Charlie, qui se présente depuis sa renaissance
comme « irresponsable », ce qu’a remarqué légitimement le roi de
Jordanie, a heurté à de multiples points de vue votre sensibilité, vos
convictions et celles de vos frères et sœurs en Islam, en Oumma. Le Prophète et
son Coran ne sont en rien – nous le savons bien et je lis, en chrétien mais
surtout en spirituel, votre Livre saint – responsables de ceux qui abusent de
son nom et de son enseignement. Le pape François a dès le 7, affirmé que la
liberté d’expression est aussi importante que la liberté religieuse, et dès le
14 précisé que cette liberté d’expression n’ouvre pas droit à insulter autrui
dans sa foi, ses convictions, ses traditions.
Ne
vous méprenez pas, je vous en prie : les tirages considérables de ce
nouveau numéro, probablement sept millions d’exemplaires, ne signifient pas une
approbation du contenu par les Français et des Européens. C’est la salutation à
une mémoire et à une liberté. Ce n’est nullement une manifestation islamophobe
de masse. Au contraire, l’opinion est généralement outrée du peu d’humanité des
gouvernants pour l’accueil voire la mise en rétention des immigrants d’Afrique
et du Proche-Orient. Elle est très sensible à l’intérêt européen d’une
communauté méditerranéenne. L’intégration est faite, le Front national détesté
y a contribué, les Français en majorité prenant le contre-pied des analyses des
Le Pen. En France, il est maintenant estimé que Charlie Hebdo. a d’autres chantiers à ouvrir ou à retrouver, selon ses premières
traditions, que de revenir à ce dont il a été victime en ses talents les plus
nets.
Il
a été évidemment maladroit de la part du président français de
« condamner » les manifestations anti-Charlie,
même si celles-ci ont conduit à de très regrettables profanations de notre
drapeau. Le silence eût mieux valu, il eût marqué la confiance de la France en ses amis arabes
et musulmans qui savent ne pas amalgamer avec elle ni une presse, ni même
un ou plusieurs de ses gouvernements. Une France qui n’a d’ailleurs pas de
leçon à recevoir, en matière d’intégration des plus récents de ses nationaux
quand ils arrivent d’Afrique du nord et de notre passé, de la part d’un pays
qui entretient toujours Guantanamo et où de mortelles actions de policiers
blancs sur de jeunes Noirs ne sont pas jugées.
Nous
voilà à provisoirement conclure, si vous le voulez bien. Les libertés
auxquelles nous tenons et que certains pratiquent avec une insolence que nous
comprenons et dont nous avons l’habitude – en France – sont propriété
collective des humanistes et des démocrates, quelle que soit leur religion.
Vous êtes démocrates, vous avez su inventer votre modèle de participation et de
délibération pendant la période de votre fondation en tant qu’Etat avec Moktar
Ould Daddah et ses co-équipiers, vous avez su vous concerter à l’automne de
2005 pour votre « transition démocratique », et même adopter à
l’automne de 2007 une législation de paix sociale en criminalisant les
pratiques esclavagistes, sur les instances du président Sidi Mohamed Ould
Cheikh Abdallahi, et vous espérez la démocratie après presque quarante ans
d’autorité militaire. Après un long chemin pour séparer l’Eglise romaine de
l’Etat, la laïcité, vécue en France, n’en déplaise à des intégristes abusant du
christianisme comme certains, dans le monde, abusent de l’Islam, n’est
nullement l’interdiction ou la négation de quelque foi, conviction ou religion
dont l’Islam, le judaïsme, le christianisme… elle organise la tolérance
mutelle, la neutralité de l’Etat, elle protège le pluralisme, la liberté de
conscience. Un peu comme vous-même d’ailleurs avez longtemps estimé qu’aucun
parti ne peut revendiquer, en différence des autres, comme un mouvement exclusivement
islamiste. Si vous nous comprenez ainsi, vous avez tout autant le droit de nous
demander de considérer avec respect ce à quoi vous tenez et qui vous fonde,
même si certains régimes abusent de votre réflexe et de votre protestation pour
faire de la fierté et de l’intégrité nationales, la légitimation de leur
pouvoir autrement contesté.
Souhaitant
poursuivre sans tabou ce dialogue – des manifestations chez vous et dans
l’Oumma à ce que je viens de vous exposer – j’ajoute en annexe à ce
message :
- la manchette du numéro de Charlie
parue le matin de l’attentat
- l’exposé de l’Eglise
catholique sur le dialogue interreligieux
- une allocution du général
de Gaulle sur la relation de la
France avec l’Eglise
- ce que j’ai donné au Calame,
repris par Cridem, à propos des
premiers événements
et
je vous donne des exemples de liberté d’expression… le Conseil d’Etat en 1919 a reconstitué la
carrière d’un fonctionnaire du ministère de la Guerre, pendant la Grande Guerre, qui avait publié
des articles de journaux contre son ministre, Georges Clemenceau… Georges
Pompidou et surtout Valéry Giscard d’Estaing ont laissé sans observation mes
propres critiques à leur encontre, dans les colonnes du journal Le Monde. Quant à Charlie-Hebdo. il fit
sa couverture d’une caricature du pape Paul VI (années 1970)
interrogeant : s’essuie-t-il le … avec la même main qui élève pour les
fidèles à la messe l’hostie consacrée ?
En
communion avec vous, chers amis, et en vous disant ma reconnaissance pour votre
durable adoption, et d’avance pour vos observations et suggestions.
Bertrand Fessard de Foucault, alias Ould Kaïge
soir du lundi 19 janvier 2015
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