Intuitions, pistes & probations
Cinq Français et l’Allemagne
I
Point fait les samedi 19 et dimanche 20 Avril 2003
Les notes qui suivent et qui auront leur suite à mesure du développement de mes recherches et de la rédaction du livre titré ainsi – ne sont qu’une mise au point personnelle ; destinée à enregistrer la trace de mes cheminements pour un sujet apparemment banal, mais qui, si on le traite selon une documentation et à partir de personnes précises, et que l’Histoire n’a pas toujours caractérisées avec justesse, réserve beaucoup de surprises, et donc offre bien des leçons.
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En 1988, je proposai à Maurice Couve de Murville de rédiger l’histoire de son gouvernement, ces onze mois qui furent la fin du pouvoir du Général de Gaulle mais aussi la préparation de toute la suite notamment économique et sociale, puisque le redressement fut amorcé à partir des plaies qu’avaient provoquée ou révélées les « événements de Mai ». L’ancien Premier Ministre accepta, mon affectation en Autriche et la suite de ma carrière me firent aller à autre chose, à l’observation depuis Vienne de la chute de l’empire soviétique, et d’abord de l’évolution des pays d’Europe centrale et orientale : l’Allemagne y jouait, y joua un rôle de premier plan, peut-être même le rôle mouvant tout ; la France était réticente et François Mitterrand me parut au moins perplexe. L’entente intelligente, manifeste mais à dessein nullement ostentatoire de Roland Dumas avec Genscher, son homologue au gouvernement fédéral allemand, me parut tout sauver : l’Europe ne se désintègra pas, l’Allemagne ne partit pas « ailleurs ». J’eus envie de rédiger le Que sais-je ? des relations franco-allemandes depuis 1945, et ce fut accepté par l’éditeur. J’ai traîné, le contrat a été résilié, je garde le projet, je partis au Kazakhstan, tardai à revoir l’ancien ministre du Général. Ce n’est qu’en Avril 1998 que je repris langue et qu’un an ensuite que nous convînmes de mon travail qui embrasserait l’ensemble de sa biographie ; Maurice Couve de Murville décéda huit mois plus tard, ayant perdu la mémoire des faits mais conservé la dialectique des questions et la psychologie des personnages. Le sien m’apparut sous un jour inattendu, pour deux raisons, d’une part il se révélait d’une grande originalité et puissance de jugement tout en ayant laissé avec constance, par admiration autant que par expérience du talent et des qualités hors de pair, le rôle visible à de Gaulle. Cela explique notamment qu’il ait été tellement en retrait pendant qu’il fut Premier Ministre ; il eût été tout autre, étant au premier rang après le départ du Général. D’autre part, sa biographie ne commençait nullement en 1958 mais bien dès la fin des années 1920, et son rôle fut décisif dans bien davantage de positions que celle de ministre des Affaires Etrangères. Ce fut pour moi la surprise – et le moment intellectuellement passionnant – du dépouillement des compte-rendus des réunions et conversations de mon homme avec les Allemands, en commission d’armistice de Septembre 1940 à Janvier 1943. J’avais déjà lu les mémoires de Yves Bouthillier, dont je ne savais combien sa carrière et celle de Couve de Murville furent imbriqués (les deux hommes se voyant jusqu’à la mort du premier en 1976), je vis dans le détail la qualité et le sang froid mentaux du futur homme de l’entière confiance de de Gaulle et en regard la manière généralement prédatrice des Allemands, au moins dans la circonstance, une sorte de comportement toujours contraint ; il est vrai que la défaite de 1918 n’avait que vingt ans, que la victoire de 1940 était d’une certaine manière l’arrivée sur le pavois d’un jeune et nouveau riche ; on était aussi dans un cycle commencé en 1866, et sur lequel j’avais déjà beaucoup médité et pris de photocopies dans la correspondance diplomatique de notre Ambassade à Vienne. Enfin, depuis mes vingt ans, j’avais toujours retenu ce qui concerne Vichy, le Maréchal Pétain et Pierre Laval, connaissant à peu près tout ce qui a été publié jusqu’à maintenant sur eux et sur le sujet, et ayant mon idée à peu près arrêtée.
La question me vint – en étudiant le procès Laval et en copiant notamment les papiers qu’il garda jusqu’à son retour forcé en France en Juillet 1945 – de ce qu’aurait fait quelqu’un d’autre à sa place, notamment en Juin-Juillet 1940, étant entendu que sa reprise du pouvoir, voulue par les Allemands, en Avril 1942 est d’un autre ordre, qu’elle fut d’une certaine manière mécanique, mais ne manquait pas d’un grand courage, les choses étant ce qu’elles étaient lors devenues : une dictature de l’Histoire submergeant les personnalités et en suscitant d’autres. Mais l’été de 1940 ? qui d’autre ? Car le Maréchal ne pouvait prendre le pouvoir seul, il y fallut un autre, un parlementaire ; je n’ai pas encore élucidé – et c’est un autre projet : Pétain – Laval : étude de couple, qui aura peut-être ses analogues à propos des relations entre Président et Premier Ministre sous la Cinquième République, mais pour des récits moins dramatiques – je n’ai pas encore élucidé donc comment les deux hommes se connurent, pactisèrent pour un minimum. La certitude est que le Maréchal fit de la politique intérieure et souhaitait le statu quo dans la politique extérieure qui se limita vite à la relation franco-allemande ; c’est de celle-ci que répondit, sauf de Décembre 1940 à Avril 1942, l’ancien Président du Conseil. La réponse était évidemment Aristide Briand ; le prestige du « pèlerin de la paix », bien plus considérable certainement que celui de Pierre Laval, modestement chef de gouvernements éphémères, eût tout changé ; eût-il souhaité et assumé le pouvoir s’il avait encore vécu ? La question était d’autant plus légitime que le biographe de Briand – six volumes, dont le dernier posthume – Georges Suarez a été fusillé à la Libération. Donc Briand, mieux préparé au rôle que Laval, puisqu’il y a eu Thoiry et la relation avec Gustav Stresemann.
Cette relation et cette tentative d’entente franco-allemande avaient-elles – elles-mêmes – des précédents ? Caillaux apparut, et mon sujet aussi. D’emblée, la guerre perdue de 1940 fait le clivage, du moins apparemment : la main semble tendue, toujours par la France, par des Français, selon des données assez indépendantes de la politique intérieure quoique celles-ci dominent la tentative en ce qu’elles limitent la longévité au pouvoir ou l’autonomie de décision de l’initiateur. La France est alors en demande, sinon en position de faiblesse : en 1911, le Panther et le poids politique impérieux de l’Allemagne wilhelmienne ; en 1928, l’obsession plus encore financière que sécuritaire de nos gouvernants ; en 1940, une convention d’armistice que l’occupation des deux tiers de notre territoire transforme de facto en une vassalité économique sans précédent dans notre Histoire. Tandis que le traité de l’Elysée ou les mains se prenant à Verdun – de Gaulle et Mitterrand – sont des actes de souveraineté française qu’accepte une Allemagne mentalement en retrait et qui a besoin de renouveler presque chaque décennie depuis l’écroûlement du IIIème Reich une légitimité, une image, une conscience, une consistance. Que cette relation franco-allemande tout le XXème siècle soit probablement le socle aussi bien de l’histoire française que de l’entreprise européenne n’est pas mon questionnement.
Celui-ci porte sur les personnalités, qui à l’exclusion d’une sixième ou d’une septième ont bâti, éprouvé cette relation franco-allemande. Pourquoi pas d’autres ? d’abord parce que je veux que ces personnalités aient voulu, chacune dans les circonstances où elle était au pouvoir chez nous, une relation positive. Il est clair que Théophile Delcassé, Georges Clemenceau, Raymond Poincaré, puis – après 1945 – Robert Schuman, Georges Bidault, Guy Mollet et maintenant chacun des présidents de la Cinquième République ont eu une attitude en face de l’Allemagne. Mais les premiers étaient sur la défensive, ils firent la guerre diplomatique puis militaire, et les suivants inscrivaient la question allemande dans un ensemble plus vaste ; ils fondaient ou tentèrent de fonder autre chose. Robert Schuman et Pierre Mendès France n’eurent pas une relation personnalisante avec Konrad Adenauer, et si Giscard d’Estaing noua une amitié solide et fructueuse avec Helmut Schmidt, c’était pour travailler ensemble à des constructions non bilatérales : l’Europe, le G7 ou le G8. Mitterrand et de Gaulle font apparaître ce qui manqua à Caillaux, à Briand et à Laval : un interlocuteur allemand, épris autant qu’eux d’une qualité de la relation à fonder ou à retrouver. Caillaux ne rencontra pas même le secrétaire d’Etat de Guillaume II, à plus forte raison ni le Kaiser ni le Chancelier ses contemporains de 1911 ; Briand et Stresemann jouaient chacun un jeu différent, la sécurité collective pour le premier, l’égalité des droits et le redressement de son pays pour le second, ce qui passait évidemment par un apurement des contentieux mais ne fit nouer – au stade actuel de ma documentation – aucune amitié ni véritable confiance ; Laval, c’est tout le problème de la période de Vichy, n’avait pas d’interlocuteur, il rencontra Hitler trois fois et le dialogue était décalé, des administratifs, des représentants installés en France comme chez eux et le sommet pratiquement interdit en Allemagne. C’est cependant l’expérience de ces trois hommes qui a fait jurisprudence et qui constitue le répertoire de ce qu’il y avait à régler et de ce qu’il nous faut entretenir, entre Français et Allemands. Et étudier de Gaulle et Mitterrand qui chacun se trouvèrent en situation de faire ou défaire quand ils arrivèrent au pouvoir, permet non seulement de discerner en quoi consiste notre relation, mais aussi de proposer d’en exploiter toutes les virtualités. Ainsi, étais-je mentalement quand j’ai commencé – d’abord de lire, puis d’entrer dans des archives.
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Depuis mon adolescence, j’ai constitué une bibliothèque historique et politique sur le thème des crises de légitimité qui ont fait la France, en gros à partir du règne de Louis XV. Une part essentielle tient aux relations franco-allemandes. La mobilisant, j’ai avancé mes trois premiers personnages.
D’abord dans la chronique de leurs portefeuilles.
Caillaux a commencé avec Waldeck-Rousseau, il considèrera toute sa vie que ce fut son maître : ministre des Finances de l’homme qui fit la loi sur les associations, il l’est aussi de Clemenceau et il est lui-même l’homme qui aura fait adopter par la Chambre des Députés principe et modalités de l’impôt sur les revenus : il est inspecteur des finances, fils de ministre et en période de revers est trésorier-payeur-général… La relation franco-allemande n’était pas son thème originel : elle lui est imposée par le « coup d’Agadir », lui-même provoqué par notre avancée à Fez sous un gouvernement dont il n’a pas fait partie. Sa chute politique erst rétrospectivementy définitive ; il ne retrouvera que le portefeuille des Finances et brièvement, avec Doumergue en 1913, avec Painlevé en 1925. Il n’a jamais été collègue de gouvernement de Poincaré, ils se succèdent aux finances et à la présidence du conseil, ce qui n’est pas fait pour se rencontrer ni s’apprécier. Travaillant dans les dossiers personnels des gouverneurs de la Banque de France pour mieux situer la carrière et l’environnement de Couve de Murville, j’avais compris que la « stabilisation Poincaré » fut en réalité l’œuvre du Gouverneur Moret, lui-même discerné et nommé par Caillaux. Nomination et discernement décisifs, comme l’aura été la nomination de Joffre dès Juillet 1911 en tant que généralissime.
Laval, je le croyais, par les dossiers de son procès, spécialiste de la relation franco-italienne pour précisément border l’Allemagne, surtout en 1935 : l’homme de Stresa puis du pacte franco-soviétique, n’ayant pas grande connaissance de l’Allemagne ni de la relation possible avec celle-ci. Je n’étais pas au fait… du tout. Son maître est Briand, il commence avec lui et il est chargé de l’Alsace-Lorraine dans les années 1925 ; il va le lui rendre puisque président du Conseil, fort jeune – comme PMF fut le plus jeune député de son époque, à peine plus tard – il a Briand comme ministre des Affaires Etrangères et quand celui-ci, écoeuré de n’avoir pas été élu Président de la République (redite de ce qu’il se passa pour Clemenceau), et d’ailleurs malade, démissionne, il lui succède au Quai étant encore président du Conseil. Donc l’Alsace-Lorraine, prémonitoire… et il est le seul avant 1945 à avoir invité un chef de gouvernement allemand : c’est en Juillet 1931, Brüning et son équipe, avec cette exceptionnalité pour l’époque qu’un photographe ait été admis dans l’intimité du wagon officiel entre Paris et Calais : on a donc Briand et Laval avec les Allemands. Laval de raccroc et minable parvenu ? c’est lui qui obtient le « moratoire » Hoover en 1931 et en fait rattrape les inconsidérations de Briand, se maintenant au Quai sous le règne de Poincaré de 1926 à 1929, et négociant sans doute dans le flou avec Stresemann à Thoiry, sans tout lâcher … ce à quoi consentira deux mois plus tard le Poincaré si différent en 1928 de celui de Septembre 1923. S’il est un spécialiste des relations internationales, dans les trois personnages d’avant 1945, c’est bien Laval. Comme Caillaux, il a une œuvre de politique intérieure notoire : les assurances sociales, et sa spécialité en commençant aura été les logements pour les défavorisés, dirait-on aujourd’hui. Il est le seul à avoir eu donc une véritable expérience des gouvernants allemands avant le moment où il aura à tout porter.
Briand demeure l’inamovible ministre des Affaires Etrangères, mais ce n’est que la seconde face de sa vie politique : il a d’abord été l’homme de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, puis du rétablissement des relations françaises avec le Saint-Siège ; il a été aussi l’homme très controversé des grèves de cheminots en 1910. C’est celui des trois que pour le moment, je connais le moins.
Il apparaît donc que mes trois acteurs ont en commun une forte physionomie de politique intérieure – très vite, ce sont des sans-partis et des hors-organigramme quoique Caillaux ait su maîtriser l’appareil radical à la façon dont Waldeck-Rousseau s’était lui-même imposé. Leur confrontation respective avec l’Allemagne a lieu dans des conditions qu’ils n’ont pas choisi mais que seul le premier – chronologiquement – d’entre eux – va estampiller son moment en termes d’avenir et de politique générale. Seul Caillaux présente ce qu’il fait avec l’Allemagne comme une alternative à la politique d’hostilité réciproque, seul il ambitionne d’être l’homme, sur ce sujet considéré par lui comme commandant tous les autres, d’une novation ; de fait, il est également le seul qui négocie et convient d’un accord, celui du 4 Novembre 1911. Thoiry est sans lendemain, aucun texte ne fait foi et le débouché est multilatéral. Brüning est miné de l’intérieur, Laval apprend l’exercice du pouvoir.
J’ai dépouillé le Journal Officiel des débats parlementaires pour l’accord franco-allemand de 1911 et pour le premier gouvernement Laval (1931). Un livre-panégyrique paru sur celui-ci et à ce premier moment d’exercice du pouvoir d’une part et les mémoires de Caillaux d’autre part donnent la posture des deux hommes. Ils ont en commun d’être haï. L’animosité de Blum est patente en 1931, c’est réellement une manière d’être et de vivre, notamment en politique, notamment en attitude à la tribune du Palais-Bourbon qui les oppose. La chronique de 1931 est très « allemande » ; comme en 1911, il s’agit de placements de titres sur le marché français, et il y a même la question de l’Anschluss. Laval se couvre de Briand, mais celui-ci a un langage singulièrement éthéré ; Briand fausse les votes, la gauche ne peut voter contre lui mais elle ne veut pas de Laval. Les deux, comme Caillaux, ont commencé à gauche.
Voilà le paysage. Il se trouve que des liens sont apparus. Laval témoigne au procès de Caillaux en 1919, succinctement il est vrai ; il est listé dans le dossier « Rubicon ». Lancken, représentant aulique du Kaiser, à l’Ambassade de Paris en 1911, est celui avec lequel Caillaux, par Fondère, négocie ; c’est le même Lancken, devenu le conseiller politique et diplomatique, du commandant les forces d’occupation en Belgique à partir de 1914, qui serait l’interlocuteur de Briand pour une paix séparée. Les mémoires de ce personnage – est-il clé ? – me diront en partie son caractère ; il est francophile et francophone et voit pour son pays des exutoires à l’est. Briand a failli, lui aussi, être arrêté. 1917 est la chasse aux sorcières, la République écoûte l’Action française, c’est Daudet qui déclenche l’affaire Malvy et celle-ci est grosse de l’affaire Caillaux. Le second lieu – capital et dialectique – est que ces relations franco-allemandes sont la matière de mises en accusation et de procès. Et ai commencé de réviser mes a priori. Les quelques mois de gouvernement Caillaux, à peine moins que la durée du gouvernement Mendès France et ils laissent une trace aussi brillante et controversée, sont en fait le débat du procès d’intelligence avec l’ennemi et de propagande défaitiste qui est intenté par Poincaré à la fin de 1917 à son prédécesseur à la présidence du Conseil. Quant au procès Laval, il est encore plus biaisé et il n’amène pas à la barre les notoriétés politiques qui témoignent à propos du Maréchal ou de Caillaux. Il y a ces curieux renversements de front puisque l’Action française belliciste et accusatrice en 1914-1918, si lucide sur les lacunes de Clemenceau, n’ayant pas pour autant encensé Poincaré privilégie la « politique intérieure » par « réalisme » et respect de la substance française, acceptant finalement l’Allemagne et l’exclusivité des relations de Vichy avec elle. Caillaux scelle son parcours – précisément – en ne se reconnaissant nullement dans ce type d’entente et de paix… J’aurai à voir l’attitude de Briand pendant la guerre, son année de pouvoir et les approches allemandes ensuite, et finalement je veux avoir la réponse à la question qui a fait naître ce projet : eût-il été Laval ?
Le substratum est financier et économique, la relation franco-allemande est de contiguité, de commerce et d’emprunts, les colonies françaises font saliver les Allemands ; la période d’avant 1945 est à l’inverse de celle qui suivit en ce sens que l’Allemagne est alors politique et militaire, tandis que la France a des réserves métalliques et une épargne à placer ; après l’écroûlement du Reich, ce sera le contraire, l’Allemagne est souveraine sinon dominante économiquement en Europe, mais la France a un certain imperium politique et de l’avance militaire (le nucléaire, l’innovation).
Apparaît – qui n’est pas négligeable – la mécanique du Quai d’Orsay ; c’est presque tout le procès Caillaux en 1919-1920, en vengeance possible de ce qu’il a négocié à l’insu du ministère compétent, voire même du ministre en titre. Nuances, sinon plus, entre les frères Cambon à Londres et surtout à Berlin, et Barrère à Rome ; ce dernier produit les télégrammes qui en 1916 vont mettre l’ancien président du Conseil en suspicion. Arrive ainsi Philippe Berthelot et sa relation complexe avec Briand et commence de prendre figure la grande alternative de la diplomatie française : l’Angleterre ou l’Allemagne. Couve de Murville naît à la gestion des grandes questions de relations économiques extérieures au temps de Léger et de l’anglomanie, il sera l’antithèse de Massigli. Chirac, comme Debré, comme Pompidou penchent pour l’Angleterre. Mitterrand et de Gaulle sentiront le sujet allemand et l’opportunité qu’offre le partenariat avec notre voisin en bonne part grâce à leurs ministres des Affaires Etrangères respectifs. Le Quai est contre l’arrangement congolais de 1911, contre la version hors traité de Rome d’une coopération politique telle que la propose le « plan Fouchet » et que la concrétise le traité de l’Elysée. Pourtant c’est Caillaux qui a raison – implicitement Poincaré le reconnaît qui fait ratifier au canon et sans débat les résultats obtenus par son prédécesseur – et de Gaulle aussi puisque c’est bien l’entente franco-allemande qui aura fait le peu d’Europe que nous ayons jusqu’à présent, position dans l’espèce irakienne, comprise. C’est Goguel, dans son polycopé de Sciences-Po. qui m’apprend l’emprise de Jaurès avant 1914 et de fait il cautionne les propositions fiscales de Caillaux ; celui-ci craindra de subir son sort au début de la guerre ; Goguel aussi qui caractérise la solitude, sinon l’autisme de Delcassé et en fait du Département en tant que tel. Le procès Dumas en 1999-2003 ne vise pas explicitement le rôle du ministre lors de la réunion allemande en 1990, mais le jeu de rôles est analogue ; les services n’ont pas été en phase avec le tenant du pouvoir politique. Delcassé et Briand ne m’apparaissent pas, actuellement, bien grands.
J’ai à regarder dans le détail la négociation de 1911 – très expliquée, presqu’aussitôt, par Tardieu, professeur à Sciences-Po. et expert à l’époque en relations internationales – et la substance de la politique de Briand, encore inédite puisque nos documents diplomatiques n‘ont été publiés que jusqu’en 1914 ou à partir de 1932 ; coincidence, les volumes sur Agadir, comme les mémoires de Caillaux paraissent au printemps de 1940… je voudrais aussi – Soutou m’a mis sur la piste – regarder la rédaction du plan Fouchet et du traité franco-allemand. Couve de Murville disait celui-ci de sa main ; Soutou soutient que sa propre négociation qui aboutissait était suivie et approuvée dans son texte par le ministre du Général mais que ce dernier ne fut mis au courant que tardivement et en quelques traits de plume rompit tous les équilibres qui avaient donné lieu à compromis accepté. Quel était le rapport de Briand à ses services dans les années 1920 quand il règna sur notre politique étrangère ? Jules Cambon, qui n’a pas laissé de papiers systématiques approuvait Caillaux. Mais ni lui ni son frère ne témoignent à son procès.
Les autres… Pétain donne une lettre, de 1915, au procès Caillaux ; celui-ci lui vote les pleins pouvoirs au casino de Vichy, mais tombeur au Sénat de Blum, comme Poincaré à la Chambre l’avait été d’Herriot, il n’a pas ensuite, sous l’Occupation, les imprudences ou la bougeotte qu’il eût, pour son malheur en 1914-1917. Les diplomates… que pensait de ses chefs François-Poncet ? Benoist-Méchin n’est-il pas en 1941-1942 la seule alternative française à la posture de l’homme du 18 Juin ? intuition sinon certitude que j’ai depuis l’avoir lu dans ses posthumes en 1985-1986.
… et surtout les Allemands. Manichéisme de propagande et de dogme, que reflète d’ailleurs le procès Caillaux : tout dialogue avec eux est longtemps considéré comme faiblesse et trahison. Il est entendu – caricature du tempérament individuel allemand mis en un bloc – que l’Allemagne est belliciste. La grandeur de Caillaux est, tout en assurant la sécurité de la France par la réforme du haut commandement dans les premiers jours de sa prise de pouvoir, de chercher les structures de la paix : Briand n’a jamais vraiment joué le bilatéral, Laval y a été contraint, Caillaux le propose délibérément. Et le joue en égalitaire. De Gaulle et Mitterrand, parce qu’ils ont le pouvoir et la durée que n’eut pas Mendès France, ne sont certainement pas des obsédés de l’Allemagne, mais rétrospectivement cette relation est une de leur grande œuvre à chacun, elle est question de personne, elle est structurellement liée à une vision de l’Europe et cette vision est pratique : elle a fonctionné. Elle a surtout déterminé une réponse et un engagement durable des Allemands, contribuant à constituer ceux-ci, ce qui par le passé, c’est-à-dire avant 1945 était inimaginable. Or, à lire les Allemands depuis Bismarck et Guillaume II jusqu’à Adenauer, Kohl, Brandt et Schmidt, il apparaît constamment qu’il y eut un désir d’entente et de rapprochement – à l’exception de Hitler. Laval et Benoist-Méchin, eux-mêmes sans communication et s’entendant d’autant moins qu’ils n’eurent pas l’influence première au même moment, se trompèrent : la sphère dirigeante était hostile, sinon méprisante, et il est probable que Stresemann est plus proche de cette configuration de 1940 que de celle de 1960 ou 1990. Reste que l’Allemagne n’a jamais été d’initiative, sauf ces années-ci, ce qui montre – compte tenu du manque total d’affinités entre Schröder et Chirac – la maturité de la relation ; elle ne fit d’approches que pendant la Grande Guerre, au péril réalisé de Caillaux et évité avec brio par Briand.
Mon récit devrait donc distinguer la période où les pionniers sont sans répondant et très vulnérables dans l’opinion et chez les faiseurs de nos relations internationales, et celle où la fondation est acceptée et où elle en permet d’autres. Il devrait déterminer la part – considérable – des circonstances. Il remettra en place beaucoup de personnages, montrera le courage des uns et surtout devrait indiquer les ingrédients à réunir pour réussir. Il faut un homme au pouvoir, mais à cet homme il faut un grand ministre. Laval, Briand, Caillaux étaient chacun seul ; le Maréchal, avec finesse, ne voyait pas les choses en termes d’une relation durable et fondatrice et n’a jamais jugé que les Allemands gagneraient la guerre, donc… ; Monnet inspira certes mais dans des conditions qui ne distinguèrent Robert Schuman que par raccroc : il fallait donner une réponse à Dean Acheson et à date précise, la marque américaine a toujours caractérisé le dessein de cet homme dont j’ai déjà remarqué que Couve de Murville, sans l’aimer et tout en le jugeant, avait toujours pris soin. De Gaulle et Mitterrand, donc. Comment ont-ils vécu le partenariat, qu’en ont-ils fait, et quelle était au vrai leur pensée sur cette relation : le second en a beaucoup écrit, le premier était capable de résignation plus encore que de rechange. Ils ont été par leurs contemporains jugés selon des vues extérieures à leur dessein : le Général présenté comme tentant d’arracher les Allemands aux Américains et Mitterrand au contraire les poussant à rester dans le cadre de cette tutelle, afin d’en être garanti soi-même (dialectique des années 1990).
Les interrogatoires du procès Caillaux m’ont montré un homme éminemment vaste et structuré dans ses vues : il y a un projet constitutionnel moderne apparentant l’instaurateur de l’impôt sur le revenu aux propositions de Mendès France dans La République moderne et donc aussi à de Gaulle ; il y a une vue sinon des institutions et de l’émancipation européennes, du moins d’une sécurité mutuelle par la mise en place d’un cadre dont la relation bilatérale est la substance. La vue des Américains est celle de tous les responsables français au XXème siècle ; ils sont nettement préférés aux Anglais, mais ils ne sont pas forcément fiables ni atteignables. J’aurai à relire dans cette lumière – quel projet d’avenir ? quand on noue relation avec les Allemands – le procès de Laval. J’attends des surprises dans un regard cursif sur nos archives diplomatiques pour les années 1920, les années Briand – dont l’édition sera postérieure à la parution de mon travail, si je mène celui-ci à bien, comme je le souhaite, ces prochains mois.
19.20 Avril 2003
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