menace asymétrique
essai d’une réflexion
sur l’état du monde et celui (par exemple) de la France,
selon les suites données aux attentats
perpétrés le mardi 11 Septembre 2001 contre les Etats Unis
fait
suite à une réflexion du 22 Septembre 2001
ennemi indéterminé
L’avenir dure longtemps
Général
de Gaulle . Comte de Paris
L’avenir n’appartient à personne
Julien
Green
Pendant trois
mois, un thème et une explication universels ont monopolisé les medias :
de menace avérée et de coupable indiscuté que le terrorisme et celui qui le
commandite et l’incarne, un ancien agent des services spéciaux américains
contre l’Union soviétique en Asie centrale qu’a retourné en 1990-1991
l’établissement de troupes américaines sur le sol de sa patrie, l’Arabie
saoudite, et surtout dans l’environnement immédiat des lieux les plus saints de
l’Islam. – Une facilité pour que soient
oubliées les causes d’une crise économique et morale mondiale et que soient
mises en œuvre des décisions encore plus choquantes s’il n’avait eu ce
contexte. – L’oubli probable de la tension et de l’artifice durant tout
l’automne de 2001 doit être pallié par la lucidité que cette tension et cet
artifice permettent : regarder ensemble les situations de chacun des pays
et peuples actuellement par anologie aux circonstances internationales et
inversement.
Aussi bien les attentats que la riposte ont manqué
leurs buts.
Les Etats-Unis n’ont pas perdu leur image, les inspirateurs du terrorisme n’ont
pas été sûrement identifiés ni, non plus, appréhendés et punis. Il n’y a de
résultats que « collatéraux ».
D’abord, un
climat – politique et médiatique - propice pour pallier le discrédit de la
plupart des thèses courantes sur la croissance économique mondiale et pour
faire entériner des décisions financières latentes depuis des mois. La
récession partout, les effondrements boursiers de certraines valeurs (notamment
les plus spéculatives dans le domaine des communications) et quelques faillites
dans le transport aérien, enrayées par les tenants du libéralisme aux
Etats-Unis, et acceptées par des Etats européens jusques là les plus attachés à
certains éléments de leur image nationale. Les images de terreur durant tout
l’automne de 2001 balancent opportunément la complaisance des promesses,
proférées par la plupart des gouvernements des pays industrialisés et dits
« riches », et la réalité d’une crise économique et morale mondiale.
Aucun discours global n’a été tenu dans aucun pays, l’analyse du moment et du
monde actuels n’a été que le texte de la figure emblématique du terrorisme.
Et
d’évidence, l’action américaine – en solitaire mais avec le consentement de
tous – n’a eu pour résultat que l’établissement d’un nouveau régime en
Afghanistan. Rien ne gage que cela change la condition humaine
localement ; rien n’assure que les nouveaux gouvernants à Kaboul
endureront longtemps des manières que la totalité des autres Etats du monde ont
accepté d’un seul (les Etats-Unis). L’Afghanistan et son énième régime
politique n’a rien à perdre en se regimbant alors que le reste du monde a tout
à perdre en ne collant pas aux Etats-Unis ne serait-ce que pour limiter pr
prévoir les mouvements de ceux-ci. Quant aux Américains, les voici sans cible
qui leur soit proportionné et qu’ils puissent donc arraisonner selon les moyens
employés massivement pendant plusieurs mois : la chasse à l’homme, au
Pakistan puis autour de la planète entière ne peut plus être le pilonnage
aveugle d’un territoire aux frontières déterminés internationalement : en
ce sens, c’est un échec plus lourd de conséquence que de n’avoir pu amener dans
un prétoire ou montrer aux cameras de tout le monde, abattu, prisonnier, mort
« l’homme le plus recherché du monde ».
C’est ce
déséquilibre entre une puissance censément illimitée, mais seulement dans son
ordre étatique, militaire, juridique, et une initiative fanatique mais
concertée, qui semble la parabole dont la suite des événements devraient donner
des variantes et dont les gouvernants devraient percevoir qu’elle raconte,
aussi bien, la plupart des défis auxquels chaque pouvoir en place, de quelque
ordre qu’il soit (politique, économique, social, intellectuel, financier, religieux)
est contraint – maintenant – de se confronter.
Menace asymétrique en ce que l’ordre établi est menacé pas
seulement matériellement mais philosophiquement et en ce que les protagonistes,
les agresseurs et les agressés ne se rencontrent que sur le terrain de la
violence, n’ont pas d’arbitre communément reconnu, ne pratiquent ni les mêmes
valeurs, ni les mêmes mœurs, ni la même langue, ni les mêmes signes. On est en
tout domaine dans une dialectique de l’anonyme comme l’institutionnel, du tous
contre un, du disproportionné entre les questions et les réponses, entre les
situations auxquelles il faut remédier et les réponses qui sont trouvées ou
assénées. Dirigeants et dirigés, agressés répliquant et agresseurs en fuite en
ont chacun conscience.
A vrai dire,
cette montée de l’angoisse du fait de
l’impuissance à expliquer, réduire et convertir les facteurs et acteurs de
violence n’est pas tout à fait nouvelle. Elle a d’ailleurs son extension
planétaire en ce que l’homme et la nature se livrent un combat inégal :
ces dernières décennies ont vu croître de manière exponentielle les atteintes
infligées par l’homme, de plus en plus consciemment, à son milieu naturel
ambiant. Flore, faune, climats, sols, océans mais aussi psyché humaine, génome
humain sont désormais attaqués exactement comme continue d’être mise à mal la
dignité de la plus grande partie de l’espèce humaine par un petit peu de
sur-favorisés. La solidarité n’est retrouvée que par la contre-attaque de ceux
qui ont été agressés initialement par l’écart croissant des richesses
matérielles et des conditions de vie, par la détérioration de
l’environnement : violence inattendue des imprévision climatiques,
terrorisme des frustrés ; il est probable qu’une lecture rétrospective de
nos dernières décennies embrassera d’une unique analyse ce qui ne nous paraît
que coincidence.
Ainsi,
l’immensité et l’immédiateté du défi : avoir à reconstruire au plus vite
les équilibres de chacune des sociétés contemporaines, au plus vite les
équilibres biologiques de la planète, périment ou relativisent beaucoup des
constatations qui – il y a encore peu – auraient caractérisé notre époque,
comme si celle-ci était restée en continuité avec les précédentes. Il y a
aujourd’hui rupture.
I - BANALITE
DES COMPORTEMENTS REVELES PAR LA
CRISE
Le schéma
d’une récupération par le tenant, dans le moment de la catastrophe, de la place
de mire des medias et de la société nominale dans chaque Etat a été partout
vérifié. Le mimétisme date de la guerre du Golfe et avait été confirmé lors de
l’intervention au Kosovo. La guerre télévisée, un partenaire tout puissant et
obligé, une noria de chefs tenant à
figurer dans l’image cadrée par ce partenaire.
La
personnalité politiquement en place ne peut plus que souhaiter l’imprévu de la
réalisation d’un risque très évoqué hors la scène publique : annexion du
Koweit par l’Irak, intervention au Kosovo, coupe du monde de foot-ball, riposte
solitaire des Etats-Unis à une attaque les ayant seuls visés ou dans un avenir
peut-être proche des éclats du même genre en Corée du sud (le ballon rond), au
Yémen ou en Somalie, voire en Irak encore (la « traque » de Ben
Laden). Quoi qu’il fasse et qui qu’il soit en « temps ordinaires »,
le chef du moment est tellement identifié à la situation vécue par ses compatriotes,
qu’il en semble l’ordonnateur alors qu’il n’est qu’expression de ce qu’éprouve
la collectivité : une passivité horrifiée ou intimement indifférente. Cet
automne, les plus irrationnels étaient les politiques, se gardant de toute
analyse pour coller à une compassion dont ils ne mesuraient pas la
détumescence. Cependant, personne n’en est – à première vue, confirmée par les
sondages – discrédité.
Paradoxalement,
la querelle entre deux identités,
celle que prétendaient ruiner les attentats du 11 Septembre et celle que les
frappes américains en Afghanistan prétendaient, de fil en aiguille, si l’on
peut écrire, éradiquer, n’a fait que les
fortifier chacune. Et comme depuis la fin de la Seconde Guerre
mondiale aux seules exceptions de la période du Général de Gaulle en France et
de la fin du glacis soviétique en Europe, le Vieux Monde n’a su revendiquer que
des apparences d’autonomie et, en fait, n’a montré qu’un jeu de chefs, chacun
incontesté sur sa petite scène (le Premier Ministre britannique, après quelques
heures d’hésitation, a montré plus d’exaltation encore que le Président
américain et ne s’en est plus départi depuis, le Chancelier allemand a obtenu
le vote décisif autorisant le caséchéant des interventions terrestres
appréciables hors du territoire fédéral, le Président français a fait croire à
une participation aux opérations et à l’exclusivité de sa propre compétence
constitutionnelle en dépit de la « cohabitation »).
Simplisme des
apparences internationales et des fonctionnements d’Etats, secret autant des
cœurs que des entretiens politiques et militaires. Deux niveaux antagonistes
d’analyse et de réplique.
Les relations
internationales ont été caractérisées par des artifices redondants mais pas
nouveaux, et la confirmation autant des impasses que des velléités :
1° la
détermination américaine a précédé toute concertation même avec les alliés les
plus proches et les dispositions juridiques (le cadre des Nations Unies) n’ont été que
de forme doublement obligée : ceux qui en décidaient ne pouvaient
s’opposer aux Etats-Unis et les Etats-Unis ne pouvaient se passer de ces
apparences. Une fois encore, les relations internationales ont en bande sonore
les bombes, la langue de bois, le manichéisme ; il n’en est donc pas résulté un
progrès de l’ordre juridique international, pas même une adhésion américaine à
la juridiction de la Cour
pénale internationale, qui eût pourtant été dans la logique d’une telle volonté
d’attraire Oussama Ben Laden et ses complices devant la justice ;
2° les
éléments de nature à nuancer le simplisme des actions et des analyses ont été
délibérément occultés :
les
« dommages collatéraux » causés par les frappes américaines
indiscernées ainsi que l’usage d’armes communément prohibées sauf par les deux
ou trois Etats (dont l’Amérique) qui ont refusé de ratifier les traités
pertinents,
l’anonymat
des premières concrétisations d’une alerte aux armes bactériologiques sur le
sol américain,
le parti que la Russie a su tirer en
Tchétchénie de son apparent désintéressement à une installation américaine en
Asie centrale (Ouzbékistan et Tadjikistan),
le prétexte
saisi par les Etats-Unis pour réitérer leur dénoniciation des accords signés à
Moscou en 1972 et pour se doter d’une parade censément absolue face à toute
agression nucléaire,
la participation
de ressortissants chinois et européens aux combats soutenus au sol par Al Qaïda,
l’absence de
réaction globale et solidaire de l’ensemble du « monde » arabe et des
pays musulmans alors que depuis les guerres de décolonisation sinon le conflit israëlo-arabe
et la nationalisation du canal de Suez, il a été chaque fois redouté par
l’ « Occident » un embrasement de tout un peuple unifié et
identifié des rivages atlantiques du Sahara jusqu’au Pakistan et à l’Indonésie,
le peu
d’effectivité des résolutions pertinentes depuis dix-huit mois des Nations
Unies quant au financement du terrorisme présumé celui d’Oussama Ben Laden, le
parallélisme entre la surenchère verbale des responsables politiques
britanniques et le laxisme des autorités financières de la City ; il n’en est donc
pas résulté une clarification et une globalisation de la seule coalition qui
vaudrait, celle de nature à fermer les « paradis fiscaux », à ne plus
tolérer la moindre atteinte au droit humanitaire et a fortiori au droit de la
guerre ;
3° la
concertation des Etats-membres de l’Union européenne a été laborieuse : la tentation de
n’agir qu’entre « principaux » de l’Union à l’exclusion des autres
(plus petits, mais surtout davantage circonspects du fait de la tradition
neutraliste de quelques-uns) a failli l’emporter ; la composition de la
force « multi-nationale » censée « sécuriser » en
Afghanistan on ne sait plus s’il s’agit de la logistique américaine pour
l’avenir ou des institutions gouvernementales transitoires, n’a pas été présentée
ni organiser de manière à faire ressortir un drapeau et un commandement
proprement européens ; la pesée de l’Union dans les relations des
Etats-Unis avec le reste du monde a été occultée le plus possible, peut-être
pour lui donner une efficacité, ou au moins la force d’inertie ou le rôle
d’ancre flottante auxquelles Washington a dû concéder à défaut de céder ;
4° l’entente
entre les principaux systèmes monétaires du monde est restée conservatrice ; elle n’a eu d’objet
que d’éviter les krackhs à la réouverture des Bourses américaines à
lami-Septembre ; elle n’a pas produit d’analyse et de remède pour le
marasme japonais ou pour les endettements excessifs dont la crise argentine
financière, commerciale, politique et morale n’est, à ce point, peut-être que
le premier cas de figure ; elle ne sécurise pas les investissements
étrangers aux Etats-Unis qui n’ont de raison d’être que la portance et la
dominance du marché intérieur américain ;
5° le
lien entre tout conflit international et le drame israëlo-palestinien n’est pas
nouveau,
mais d’ordinaire il était montré par des tiers (ce qu’inaugura le Général de
Gaulle) ; il a été, cette fois, ouvertement revendiqué par le Premier
Ministre israëlien (Ariel Sharon, voulant faire consacrer une analogie entre le
président de l’Autorité palestinienne et l’inspirateur du réseau Al Qaïda) ; la tension a atteint un
niveau inconnu jusqu’alors mais soulignant l’isolement, désormais, des
Palestiniens dans l’ensemble d’un monde arabe ne prenant plus fait et cause
pour eux. La crise de l’automne, les personnalités fondamentalement différentes
du président Arafat et de Ben Laden, la religiosité des cérémonies
compassionnelles des deux côtés de l'’tlantique, font cependant communément
réfléchir -–pour la première fois à ce point – sur ce qu’est la religion, en
termes d’identité autant qu’en termes de comportement que chacune induit ou
devrait induire.
Ainsi, une
crise internationale – pour la première fois depuis les « guerres
mondiales » du XXème siècle – ne provoque pas une modification ou une
accentuation du système des relations inter-étatiques. Alors que tout semblait
et continue de sembler réuni pour une globalisation par tout conflit de tous
les thèmes, même très étrangers à celui à propos duquel la crise a éclaté, il est
apparu que, pour spectaculaires qu’aient été les attentats du 11 septembre
perpétrés aux Etats-Unis et les frappes américaines sur l’Afghanistan, aucun
effet de chaine, aucun effondrement ou incendie de proche en proche n’ont eu
lieu. Les courbes indicielles des principaux paramètres économiques se
reconstituent à l’identique de ce qui précéda l’imprévu ; le
fonctionnement des Nations Unies et notamment les dispositifs de recours
concerté à la force ne font pas l’objet d’une pétition de réforme et d’adaptation ;
la résurgence du sida dans les
régions où l’on croyait en avoir enrayé la propagation, les cas de catastrophes
naturelles ou provoquées ne donnent lieu à aucune mise en garde ou solidarité
supplémentaires ; enfin la réunion de l’Organisation mondiale du commerce
au Qatar, si proche de l’épicentre du conflit alors en cours et sur des thèmes
qui avaient provoqué tant d’organisations quasi-insurrectionnelles contre la
« mondialisation », s’est tenue dans la tranquillité, tandis que la Confédération paysanne
n’a plus de notoriété en France que judiciaire et n’a pas opéré la percée
élective qui pouvait être espérée.
Les
événements structurant le changement dans le monde s’il en est un, sont
extérieurs à la crise : matérialisation de la monnaie unique européenne,
fonctionnement de routine de la station spatiale internationale, règlement
amiable du conflit sino-américain que pouvait prétexter l’affaire de
l’avion-espion à peine installé le nouveau président américain, jurisprudence
des comparutions de dictateurs contemporains devant des juridictions étrangères
aux pays où ils ont sévi (selon les cas d’Augusto Pinochet et de Slobodan
Milosevic) et débuts de la compétence universelle de juridictions nationales
pour poursuivre les prévenus de crimes contre l’humanité (cas des religieux du
Rwanda attraits à Bruxelles).
Ainsi, la
crise manifestée par l’attaque et la riposte de l’automne de 2001 serait déjà
en passe d’être oubliée parce qu’elle ne changerait aucune des façons d’agir
sur la scène internationale, qu’elle conforterait les positions occupées dans
chaque Etat par les tenants du pouvoir – si artificielles ou illégitimes
qu’elles paraîtront sans doute avec le recul des années, ou de la crise
suivante – et surtout parce que d’autres objets apparaissent, déjà prévus avant
le 11 Septembre : recherches des voies et moyens d’une relance économique
aux Etats-Unis, d’un assainissement structurel au Japon, d’une novation
institutionnelle en Europe, sans compter des élections politiques d’importance
en France et en Allemagne notamment.
Pourtant la
crise récente marque un tournant dans l’évolution des sociétés humaines
contemporaines : après les nationalismes, après les terrorismes et tandis
que ceux-ci se perpétuent sous les formes permises par la technologie d’aujourd’hui
et probablement par celle de demain, est apparue une violence nouvelle.
Celle-ci,
inattendue et à l’expérience plus difficile à maîtriser et analyser que dans
ses formes antérieures, présente des analogies avec celles internes à chacun
des Etats. Les institutions établies sont partout prises en défaut de
sincérité, interpellées autant par leur inaptitude révélée à assurer sécurité
et perspectives qu’à propos de leur légitimité au regard de communautés
spontanées plus proches de la vie quotidienne, plus chaleureuses, se prêtant
davantage à une identification de l’individu à un environnement qu’elles
médiatisent. Les Etats sont en crise.
*
* *
I I - CRISE UNIVERSELLE DES STRUCTURES ETATIQUES
ET NATIONALES
De même
qu’est apparue sans recours adéquat et justement proportionné (symétrique) la
violence terroriste n’émanant que d’individus et non d’un Etat ou d’un système
politique ayant un projet de société ou d’Etat, de même beaucoup de pays sont
actuellement et depuis plusieurs années aux prises avec des difficultés
radicalement nouvelles, qui affectent tous les domaines de la société et de la
compétence publique : la crise de cet automne permet, par analogie, de
comprendre qu’une riposte « classique » ne constitue pas un remède et
que le consensus de tous face à la
violence ne dissuade pas ceux qui s’y adonnent. Cela vaut aussi bien pour la Chine, définissant sa
manière économique mais ne sachant toujours que faire de la rébellion
spirituelle et morale, que pour les héritiers de l’ancien empire soviétique,
toujours assurés que la société est en droit de contraindre les personnes faute
de quoi c’est l’anarchie, que pour les Etats-membres de l’Union européenne
persévérant dans l’incapacité d’avouer à leurs citoyens que le pouvoir et
l’avenir sont désormais ailleurs et que c’est un bien, que pour l’Amérique
anglo-saxonne, creuset d’intelligence et qu’enfin pour Israël, symbole s’il en
est de toute les contradictions humaines contemporaines ! Partout, le principe fondateur ou
re-fondateur se cherche, partout l’imagination s’interdit d’explorer hors de
l’acquis, hors des dogmes, hors de la mode, partout la générosité et la
tolérance aussi natives en l’homme que la réaction de bêtise, de docilité à
l’asservissement ou d’indifférence sont laissées hors d’une vraie
sollicitation.
Le
dérèglement de l’ordre international autant par le terrorisme, dans sa forme
actuelle que par ce qui est maintenant qualifié
d’ « unilatéralité » américaine, est en réalité un blocage des
relations, une rigidité nouvelle que ne suffisent plus à atténuer du
vocabulaire ou des négociations. La réponse à apporter aux
« demandes » sous-tendant les comportements qui débouchent sur le
terrorisme organisé et très prémédité n’a pas encore été articulée, mais les
caractères qu’elle doit présenter sont dicibles : ceux qui ont été
agressés le 11 Septembre 2001 par le terrorisme dans ce qu’ils avaient de plus
symbolique et dogmatique de leur puissance, de leur invulnérabilité, de leur
universalité en tant que modèle et en tant qu’objet d’envie et de communication
entre eux et tous les autres co-habitants de la planète, sont invités – de
force, même s’ils ont apparemment restauré leur image – à comprendre d’autres
points de vue que le leur, à entendre d’autres langues et d’autres raisons que
les leurs, à faire passer avant leurs soucis et leurs intérêts les plus
légitimes les soucis, réclamations et manières de se comporter d’autres,
constamment minorés, tenus en lisière ou dans le cercle caritatif et exotique
de notre vie publique.
Il en est de
même au plan national et quotidien dans la plupart des pays, que leurs
traditions étatiques soient anciennes comme en Europe, ou parviennent au bout
de la manifestation de leur inadéquation au détriment de peuples dits
« sous-développés » et qui en deux siècles auront tout subi, une
colonisation niant des identités, et une décolonisation corrompant
économiquement et culturellement la prétendue indépendance politique.
La crise des
peuples et Etats de ce monde « inférieur » (on parlait au
XIXème siècle des « puissances secondaires ») sinon « infernal » constitué, sur
la planète et à notre époque, par tous ceux qui ne sont pas d’Europe,
d’Amérique anglo-saxonne ou d’Extrême-Orient (Chine et Japon) n’est pas soluble tant que les Etats plus anciens
et les populations les plus fortunées n’auront pas fait leur réforme intime
et, par là, montré plus de maturité et plus d’exigence dans la gestion ensemble
des relations mondiales de tous ordres.
Chacun des
Etats séculaires, installés dans la direction du monde et dans l’accaparement
des richesses, doit faire son auto-analyse et considérer l’existant,
l’institué, l’établi, le traditionel (chez lui comme au dehors) pour ce qu’ils
sont : précaires et souvent mensongers, non conformes dans ce qu’ils produisent
à ce qu’ils disent qu’ils sont. Il est – en ce sens – exact que « nous
sommes tous Américains », dès lors que nous avons bonne conscience et
vivons bien lotis dans les institutions, les emblèmes et les dialectiques dont
nous héritons depuis plusieurs générations, et qu’à la longue nous développons
et imposons une contrainte sur d’autres, chez nous et dans le monde. Sous
couvert d’une prétendue communion aux mêmes idéaux et aux mêmes recettes, nous
nions tout ce qui est autre, faute de pouvoir le réduire et parce
qu’initialement nous avons accepté (souvent du fait de la colonisation) que nos
destins s’imbriquent, donc aussi nos populations à défaut de nos territoires.
Cette contrainte s’exerce sur des co-habitants dans notre pays ou sur des
générations autres que celles actives ; nous n’avons pas conscience de
l’administrer et sommes surpris de la violence de ceux qui s’identifient autant
entre eux que vis-à-vis de nous. La violence répond à une contrainte, chacune
se fonde sur l’autre et chacune prend la forme d’un rejet de ce qui paraît
exogène, étranger, négateur. Chacun, personnellement ou en groupe, se sent
agressé et dédaigné dans sa vie quotidienne. Quant aux perspectives, elles ne
sont que la perpétuation ou l’empirement de la situation vécue.
Les manifestations
de cette oppression des pauvres par les riches, des faibles d’organisation par
les tenants des institutions contemporaines nationales et internationales, sont
aujourd’hui évidentes :
1° la délinquance juvénile censée proliférer en
périphérie urbaine est autant un cri qu’un constant. Quoi faire quand on ne
sait quoi être ? Cette désespérance violente n’est pas la seule. Le cas
français le montre. La dialectique Etat-région, le débat sur l’uniformité ou
pas de la décentralisation révélé par les attentats et crimes en Corse en sont
une autre. La violence à l’école, l’accélération des dérives linguistiques dans
le parler quotidien en sorte que d’une génération à l’autre on est en voie de
ne plus s’entendre et donc de ne plus pouvoir se parler, le témoignage que
donnent les medias audio-visuels d’un appauvrissement du lire et de l’écrire
dans des couches de la société où l’on ne s’y serait pas attendu montrent que
la pédagogie par laquelle s’opérait depuis au moins un siècle, sinon deux
l’unité nationale et une relative tolérance entre classes sociales, est
aujourd’hui démodée, inefficace.
Le domaine
public dans son entier perd son efficacité et sa légitimité. Les comportements
individuels de ceux qui exercent leur autorité en sont faussés, quelles que
soient les bonnes volontés ou la justesse des intuitions.
2° dans la vie économique, dont il est
malheureusement admis par presque tous qu’elle doit se dérouler hors du ressort
strict des procédures et institutions publics, la violence devient le droit. Le droit national ou
européen n’encadre plus la décision des dirigeants des grands groupes
financiers ou industriels ; le rapport est de force avec les autorités de
l’Etat, les gouvernements, la
Commission européenne. La mode envahissante de la pétition
éthique est la forme actuelle d’une auto-labellisation de comportements et de
concentrations qui sont le contraire des fins censément décrites par cette
pétition. L’outil social qu’est l’entreprise économique, le lieu de production
de biens réels qu’elle est originellement à l’initiative ou par la persévérance
de personnes physiques risquant du capital ont été expulsés de la conscience
des dirigeants au bénéfice des indices que sont la bourse et la valeur
marchande de l’outil. La bourse anticipe
les résultats financiers et la valeur de l’outil ne tient pas à ce qu’il est
susceptible de produire mais à l’effet de son existence ou de sa disparition
sur le terrain de la concurrence. L’entreprise est cassée en même temps que
l’outil, la conscience de classe et d’être salarié, c’est-à-dire apporteur de
valeur mais vulnérable au licenciement, disparaît tant les jeunes générations
sont éduquées à la mobilité des carrières et à l’apparence bureautique d’être
cadre et non plus ouvrier ou employé. La communauté de langage se perd de
dirigeants à salariés : elle tenait au lieu commun, à l’objet commun
qu’était l’entreprise, et elle se perd entre générations. Plus aucun
gouvernement, plus aucun parti ne reflète les aspirations à une dignité en soi
du travail salarié, à une intangibilité du traitement et de la valeur de
celui-ci ; plus aucun ne prétend susciter le mouvement social, ni a fortiori s’appuyer sur lui.
3° des substituts aux institutions et aux procédures
existantes se cherchent. La géographie économique autant que la nouvelle sociologie de l’emploi
ont donc le même effet sur les personnes que la « mondialisation » ou
l’hégémonie américaine sur les peuples. A la fois protectionniste et réactif,
le réflexe est de reconstituer une communauté là où l’on est, là où l’on vit,
là seulement où on est élu censément pour représenter en d’autres lieux une
participation à la communauté laplus vaste possible. La réaction anticoloniale
avait été de cet ordre, chacun se repliant sur soi en Indochine, en Afrique, au
Maghreb faute que la communauté française ait fonctionné en vraie communauté
pour tous ses ressortissants. On hait d’être justiciable et administré si l’on
n’a aucune prise sur les valeurs et les principes imposés par cette justice et
par cette administration, si l’on ne se reconnaît plus dans ces valeurs et dans
ces principes. Pour ceux qui, du dehors ou plus haut ou selon la force dont ils
ont encore le monopole armé et organisé, regardent les turbulents, le déni est
incompréhensible : pourquoi un apparent rétrécissement des horizons et des
ambitions afin de retrouver du concret sur lequel avoir prise.
A l’échelle
mondiale, comme en France à l’échelle nationale, il n’existe pas encore un
substitut aux communautés existantes, mais ce substitut se recherche parce que
l’existant n’offre plus les caractéristiques de ce qui est nécessaire à
l’homme : vivre en tant que personne et parmi des personnes. La
revendication d’une dignité propre est l’expression simple et radicale d’une
personnalité, elle précède même l’identité ; l’histoire des
décolonisations l’a montré en Asie, en Afrique et dans l’ancien empire
soviétique.
4° cette revendication fondamentale n’est pas reçue
en tant que telle, parce qu’elle n’est pas comprise dans l’extrême diversité
qu’elle peut prendre, ni dans son universalité. Ceux qui l’articulent,
aussi bien dans le cadre régulier des institutions locales, du dialogue social
que dans celui des revendications professionnelles, ou dans la violence
urbaine, ont tous conscience de la globalité du mal dont ils souffrent et des
aménagements à trouver pour en être soulagés, sinon guéris. Mais ceux à qui
s’adressent la demande, la prennent et la traitent isolément, comme un incident
local, sectoriel, justiciable d’un traitement répressif, caritatif, autoritaire
et paternaliste.
La
désagrégation des institutions qui ont perdu leur esprit met nus aussi bien les
classes sociales que certaines générations par rapport à d’autres, des habitats
et modes de vie condamnés économiquement ou faute de leur environnement natif,
des ascendances ethniques. Le melting pot
n’est plus efficient, le lien social est rompu, l’esprit républicain ou civique
se perd, les formules concluent toutes dans un seul constat : l’adhésion
n’est plus constatable, la célébrer est un leurre, une mascarade. Les
célébrations depuis quinze ans de toutes sortes de naissances nationales,
françaises, européennes, les pesantes références républicaines sont du
spectacle et du discours. La pétition générale, adressée à l’Etat et aux
gouvernants quels qu’ils soient, est d’avoir droit à « davantage de
considération sociale » ; chacun individuellement et en corps se sent
mésestimé, en perte de soi-même. Certains mal-êtres peuvent se traiter
budgétairement, exactement comme sont soutenus des Etats correspondant à des
peuples particulièrement démunis, ou juridiquement comme on rend l’égalité des
droits à d’autres Etats, longtemps maintenus dans une position de plus en plus
fictive de vaincus. Ces comparaisons sont en partie artificielles mais se
fondent sur une cécité commune à certains peuples nantis ou mieux situés dans
la géographie et l’économie de l’époque, et à des dirigeants d’Etats dont le
système institutionnel ne traite plus les réalités, n’a pas de légitimité dans
l’esprit de ses ressortissants ; ainsi étaient devenus, au XIXème siècle,
ces micro-Etats princiers de l’Italie et de l’Allemagne.
*
* *
III - LA NOVATION A
CONSENTIR TIENT AU RESPECT DES PERSONNES
Des niveaux
ou des ordres qu’on croyait séparés se rejoignent, se croisent et provoquent
leur éclatement mutuel : le terrorisme ne distingue pas les frontières ni
juridiques séparant le droit administratif ou constitutionnel d’un Etat du
droit international public ou privé. A
la simplification des dissuasions et non-proliférations nucléaires succèdent la
complexité et le multi-centrisme territorial et sociologique de la violence.
Les dirigeants qui chez eux abusent de leur possession d’état en déniant toute
légitimité aux menées oppositionnelles, sont les mêmes qui consentent au simplisme
dont se sont enveloppés les trois principaux conflits internationaux – chaque
fois « tous contre un » - depuis douze ans. Et ce qui fait la
frustration et la misère d’une bonne part de la population de notre planète est
aussi bien ce qui entretient et renforce la frustration et la misère dans les
multiples « quart mondes » du non-droit péri-urbain, en France par
exemple.
La surcharge des organisations humanitaires non
gouvernementales ou, dans chaque Etat, du système associatif, des polices et
autres vigiles et animateurs de terrain et de proximité, est la même – en
responsabilité assumée parce que personne ou aucune autre procédure ne les
assume, et en porte-à-faux vis-à-vis des quadratures de cercle à résoudre.
L’ignorance dans laquelle sont maintenues les opinions publiques –
internationales ou nationales – de ce qui brûle et ronge alentour, est la même.
Le tapis vole peut-être encore, du moins est-ce la foi des bien-portants, mais
il est trouvé, mité, déchiré de partout.
Tout est
tellement tendu des jurisprudences, des calendriers électoraux, des
perspectives indiquées par sondages, des impasses budgétaires que la plus
petite demande excédant ce qui est déjà provisionné déséquilibre l’ensemble. On
passe en dix-huit mois de la « cagnotte » budgétaire en France à des
votations au pas de charge d’amendements à la loi de finances pour tenir des
promesses concédées sous le chantage. Une démocratie élective tourne à une
Bastille que chaque profession, et peut-être quelques régions en sus de la Corse, prennent d’assaut ou
en otage. La procédure législative, les
ententes entre « les deux têtes de l’exécutif » jouant depuis quatre
ans et demi à celui qui dégaîne le premier n’aura pas la sympathie des spectateurs,
les motivations et arrière-pensées des parlementaires votant la loi sont
suspectées, ce qui est en France sans précédent, par des milliers de
manifestants : ceux-là même censés faire respecter l’ordre donc la loi.
Crise de
toutes les institutions, crise de la communauté et de la langue et de la solidarité
nationales, crise de la compétence étatique en même temps que des classes d’âge entières se substituent
aux luttes de classes d’antan pour déserter tout le système proposé par les
aînés, ou au contraire – cas de quelques-uns – tellement adhérer à ce qu’il
y a de plus injuste et de plus xénophile dans le système qu’ils deviennent les
tenants de l’étranger. Doute quant aux procédures, doute quant à l’avenir des
valeurs encore prônées, doute quant à la communauté de vraie appartenance et
absence d’une autorité morale, d’une instance telles que soient ré-ancrées à
temps des repères et des références. Les gouvernants sont les premiers à
rétrécir le champ de la compétence étatique, les entrepreneurs sont les
premiers à alourdir les charges communes et par conséquent les leurs propres en
faisant de la réduction des masses salariales la seule réforme concevable et
praticable de leur industrie ou de leur finance.
Est-ce
l’ordre international qui a pollué les certitudes nationales ? ou
l’inconsistance avérée des exercices gouvernementaux et électoraux qui prive de
grandes voix la scène internationale en sorte que nulle part n’apparaissent –
hors peut-être le Vatican ou quelques héros consacrés mais embaumés comme
l’Abbé Pierre ou Nelson Mandela – des esquisses faisant admettre qu’un chat est
un chat.
Ce qui est improprement appelé communauté
internationale ne correspond à aucune solidarité sinon la planète ne serait pas
au pillage et en péril ; la conscience universelle est moins informée peut-être parce
qu’elle est saturée par la facilité des communications et le transfert des
données, mais surtout parce qu’elle n’est pas au fait des situations locales,
des dialectiques particulières. Il faut une explosion comme celle du 11
Septembre pour comprendre la perte enregistrée l’avant-veille :
l’assassinat du commandant Massoud. Il faut l’explosion du 23 Septembre à
Toulouse pour qu’on comprenne l’inanité du jeu des photographies d’un Président
de la République
et d’un Premier Ministre se concurrençant pour la une des magazines, puisque
trois mois après il reste des « sans-fenêtres » et que se constituent
enfin les ayant-droits aux promesses publiques d’après la tempête de 1999,
d’après la marée noire de l’Erika,
d’après les inondations dans la
Somme, et ainsi de suite. Et ce qui commence de se savoir et
de se comprendre en France, comment apprendre ce qu’il en est, pour des
événements analogues, en Allemagne, en Angleterre, aux Etats-Unis, au Japon,
partout… L’arrogance et la lourdeur des dogmes sont-ils partout ? les désacralisations
médiatiques qui en réalité renforcent l’obscurantisme des élites mimant
l’unanimité et la compassion selon ce qu’ils croient être l’opinion majoritaire
et ambiante sont-elles une simple faiblesse du journalisme et de la politique,
ou la propagande sapant la confiance sociale et exonérant l’économie de la
déontologie qu’elle affiche pourtant ?
La réforme
universelle ne peut être initiée que par les possédants. La contribution des
exploités ou des dédaignés ne peut être que la pression qu’ils exerceront de
plus en plus – même selon des formes horribles ou injustifiables.
L’« explosivité » de chacune des sociétés politiques, économiques,
sociales, culturelles, mentales doit être envisagée totalement. L’effet
seulement modérateur ou décélérateur de toute ouverture des institutions
existantes et de toute réduction des pollutions physiques et psychiques de la
civilisation contemporaine doit être accepté comme un signe de plus qu’il est
urgent d’entreprendre.
Tout est inter-actif et plus aucun traitement de
quoi que ce soit en politique, en économie, en spiritualité n’est plus
envisageable qu’en collectivité des peuples et des Etats. Les crises sont
actuellement subies en vase clos alors que les causes sont mondiales, chaque
fois (les effondrements économiques et financiers en Asie du Sud-est, au Japon,
en Indonésie dans les années 1998-1999, en Argentine ces jours-ci), et que la
médication ne peut être que mondiale, en sorte que chaque pays puisse
bénéficier d’un changement d’environnement et dans les paramètres échappant à
son pouvoir national. L’hyper-communication, la saturation de l’information le
plus souvent factuelles et statistiques, rarement qualitatives, jamais éthiques
n’instituent cependant pas une connaissance mutuelle de la problématique, du
tréfonds et des dialectiques propres à chaque peuple regardé individuellement.
Le phénomène de mondialisation est vécu à l’identique dans tous les pays, mais
chaque pays n’en voit et ne vit donc que la manière dont il en pâtit ou en
bénéficie en propre. La conscience est prise d’une planétarisation des risques
financiers ou écologiques, des grands mouvements de l’Histoire et de
l’évolution du droit inter-étatique (pénal et commercial notamment), mais pas
d’une possible ou nécessaire insertion de tous dans cet ensemble. Chacun est
victime, personne ne s’avoue acteur ; la responsabilité n’est nulle part.
Tout demeure mécanique, réactif, instinctif.
La réponse
globale tient donc à la considération de chacun par tous, à la prise en compte
de chacun des ordres d’activité et d’existence humaines par tous les
ordres : le spirituel portant le politique, l’économique, le culturel et
social ; le social forçant le politique et l’économique à un retour à
leurs fins nominales ; le culturel dénouant ce qu’il y a de totalitaire en
germe dans toute conviction religieuse pas assez spirituelle et priante mais
contribuant à fonder davantage la racine commune de toutes les intuitions
humaines et révélations reçues ; et ainsi de suite.
Le droit et
les institutions doivent se déduire du bien commun, et celui-ci ne peut se
définir que relativement à des communautés de personnes morales et physiques.
Ainsi s’abolira la langue de bois. Le jeu des institutions politiques, sociales
et économiques dépendra autant de l’exécutif que de l’opposant ou du
contrôleur. Les sagesses d’Orient et le magistère de l’Eglise catholiques sont,
en cela, analogue.
Trois
exemples de cette novation.
Les Nations Unies sont évidemment la matrice d’un gouvernement
et plus encore d’une démocratie mondiales. Pour que ceux-ci paraissent,
correspondent à des réalités et fonctionnent pour le bien commun, il est
nécessaire que l’Assemblée générale retrouve son rôle, que le veto n’existe
plus (la dissuasion du non-paiement de la cotisation américaine vaut à elle
seule cette procédure) et que les membres ne soient pas seulement les Etats,
mais toute personne morale dont seraient reconnus le sens des responsabilités.
Des réformes opérées à l’échelle mondiale ou des libertés, ou encore des
interdits délibérés à cette échelle pourraient tenir lieu de garanties ou
d’interdictions au nivau national. Quant à des juridictions supra-nationales et
compétentes pour juger des particuliers, des personnes morales, des Etats,
elles sont en progrès constants et dans l’imagination de tous. On voit assez
bien ce qu’apporte la personnalité internationale à un peuple (ce qui ne
signifie pas forcément un mimétisme dans l’organisation d’un Etat) : les
colonisés le savaient et le conflit israëlo-arabe déjà résorbé – si l’on peut écrire
– en drame palestinien, trouvera les formes du dialogue et de la coopération
nécessaires seulement si les Palestiniens jouissent d’une souveraineté égale à
celle d’Israël. Le préalable d’une consistance étatique internationalement
reconnue permettra, lui seul, qu’une discussion sur la cohabitation
territoriale et la communauté économique aboutisse solidement. La consécration
religieuse de la plupart des vies individuelles et collectives sur la planète
Terre, comment se manifesterait-elle plus évidemment – dans un proche avenir -
que dans une gestion désétatisée, dépolitisée de la territorialité et de
l’économie des Lieux Saints.
L’Union européenne n’aura d’institutions efficaces pour que se
constitue un second pôle de responsabilité et de puissance dans le monde, à
côté de celui des Etats-Unis et en association probable avec la Russie, qu’à la condition
de sortir de la matrice institutionnelle des traités signés à Rome en 1957.
S’il est entendu que la
Commission n’est que propositive, gestionnaire et exécutive,
il n’y a aucun invonvénient à ce qu’elle ne comprenne pas un représentant de
chacune des nationalités correspondant aux Etats. Pour qu’apparaisse une
identité européenne, il faut une opinion publique européenne et des carrières
européennes ; elles sont en gestation dans les services de la Commission, elles
seront plus nettement communes à tous les ressortissants de l’Union si la
compétence du Parlement va jusqu’à la proposition des nominations à la Commission, à charge
pour le Conseil des Etats (comité des représentants permanents, conseil de
ministres, Conseil européen) de les accepter ou de les refuser. Ainsi
fonctionneraient les institutions européennes sans dosage pour les votations,
sans prolifération du nombre des membres de la Commission et du
Parlement, un peu à l’instar des institutiuons de la Cinquième République,
au temps du Général de Gaulle : un Chef d’Etat collectif (la réunion des
chefs de l’exécutif dans chacun des Etats-membres) dont la sanction est
nécessaire pour tout ce qui ressortit à la souveraineté et à l’exercice de la
compétence législative, un gouvernement responsable autant devant le Parlement
que devant le Conseil, un Parlement exprimant la décision de l’ensemble des
citoyens et composé selon des listes de candidatures plurinationales identiques
dans l’ensemble du territoire de l’Union.
La République française ne peut singer la Cinquième République
et, en fait de carrières ministérielles et parlementaires et d’irresponsabilité
présidentielle, fonctionner selon le modèle de la Troisième et de la Quatrième. Toute
consultation, de quelque ordre national qu’elle soit, met en cause le Président
de la République
qui démissionne si le referendum ou le renouvellement de l’Assemblée Nationale
ne répondent pas à son appel et à son engagement. Les citoyens peuvent rappeler
devant eux leurs élus, à quelque niveau que ce soit, pourvu qu’un nombre
qualifié d’électeurs en fasse la demande ; ils peuvent eux aussi convoquer
un referendum. Ce nombre doit être également atteint pour qu’une élection ou un
referendum soit valable. La démocratie ne fonctionne pas selon une minorité ou
par défaut. La citoyenneté française doit être ouverte de droit, à raison du
sang et du sol jusques dans les implications les plus étendues de ces
principes : ainsi, les ressortissants de nos anciennes colonies (Afrique
et Indochine) ou les populations issues de nos anciens peuplements (le Canada,
notamment) y sont éligibles. L’immigration ne pose pas un problème de sécurité
ni d’intégration ; elle nous interroge sur notre propre authenticité.
Incidemment, la sémantique actuelle et parfois d’origine récente,
montre un décalage entre ce qu’est censée constituer l’institution et ce
qu’elle est : la réalité serait mieux dite si l’on en revenait au vocable
de 1919 et au lieu d’Organisation des Nations Unies, si l’on disait Société des Nations Volkesbund (la nation entendue comme au
Moyen-Age : la langue) ou pour l’Europe, au lieu de l’Union, à la
dénomination des années 1950 à 1990 : Communauté
européenne.
Dans les
trois cas, l’esprit de la mutation est le même : le respect des personnes.
Ainsi, par exemple, l’éducation n’est pas l’apprentissage d’un métier, ce qui
est réducteur autant pour l’enseignant que pour l’élève ; elle est la
découverte de la condition humaine, du plaisir d’apprendre et de comprendre,
des moyens de communiquer entre humains et avec la nature (sinon avec
Dieu-même) et la transmission des considérations sociales rendant chacun apte à
un apport personnel à la société. De même, l’entreprise ne sépare plus la
décision d’investissement dont elle est issue ou qu’elle requiert
périodiquement pour son renforcement et l’attachement de ceux qui physiquement
la constituent pour produire quoi que ce soit. A terme, la technologie et
l’accumulation de valeur ajoutée permettent que la rétribution et les moyens
monétaires de l’échange nécessaire à la vie économique et sociale de chacun
soient fonction concuremment du travail fourni et du seul fait d’être né.
Alors, dans
le tréfonds humain, partout sur la planète, pourra s’imaginer et se construire la grande gestion commune des ressources
mondiales, propre à projeter l’espèce entière vers tout le cosmos.
Evolution économique et spirituelle, presque sans limite. Rien de ces vues
n’est utopique, puisque tout a déjà commencé et que crises et violences
appellent cette ambition et cette réalité à venir. Et que l’alternative
n’existe plus qu’entre une destruction prématurée du vivant sur la planète
Terre et une expansion universelle de la race humaine, entraînant comme naguère
Noé dans son arche, tout le vivant dans tout l’univers créé. En somme, un
réflexe universel de confiance dans la destinée et l’identité de l’espèce. Ce
qu’est Albert Einstein, Pierre Teilhard de Chardin, les grands philosophes et
les grands spirituels du XXème siècle ont tous entrevu et espéré.
L’ECLATEMENT
La
masse ouverte est la masse proprement dite, qui
s’abandonne librement à sa tendance naturelle de s’accroître. Une masse ouverte
n’a pas clairement le sentiment ni l’idée du volume auquel elle pourrait
atteindre. Elle ne s’attache pas à un édifice qui lui soit connu et qu’elle
aurait à occuper. Son volume n’est pas fixé ; elle veut croître à
l’infini, et ce qu’il lui faut pour cela, c’est toujours davantage d’hommes.
Cet état pur est celui où la masse surprend le plus souvent. Mais elle garde
quand même quelque chose d’exceptionnel et n’est pas prise tout à fait au
sérieux, puisque toujours elle se désintègre. Et elle aurait êut-être continué
à ne pas être considérée avec tout le sérieux qui lui revient si
l’accroissement désmesuré de la population et l’extension rapide des villes,
caractéristiques de nos temps modernes, n’avaient multiplié les occasions
qu’elle a de se constituer.
Les
masses fermées du passé, étaient toutes devenues des institutions
familières. L’état singulier dans lequel tombaient souvent leurs participants
semblait quelque chose de naturel ; on était toujours rassemblé dans un
but bien défini, de nature soit religieuse, solennelle ou guerrière, et ce but
paraissait sanctifier cet état. (…) L’éclatement qui fait sortir la masse des
lieux fermés du culte signifie chaque fois qu’elle veut récupérer l’ancienne
joie qu’elle prenait à son accroissement soudain, rapide et illimité.
Par
éclatement, j’entends donc le passage subit d’une
masse fermée à une masse ouverte. Ceprocessus est fréquent, mais il faut se
garder de le comprendre de façon trop extérieure, dans l’espace. On dirait
souvent qu’une masse déborde d’un lieu fermé dans lequel elle était bien
abritée pour se répandre sur la place et dans les rues d’une ville o ;
attirant tout le monde à soi et exposée à n’importe quoi, elle évolue
librement. Mais, plus important que ce processus externe, il y a un processus
interne qui lui correspond : c’est l’insatisfaction d’avoir un nombre limité de participants, la
volonté soudaine d’en attirer d’autres,
la résolution passionnée de les atteindre tous.
Depuis la Révolution française,
ces éclatements ont pris une forme que nous sentons moderne. C’est peut-être
parce que la masse s’est si largement libérée du fond des religions
traditionnelles qu’il nous est maintenant plus facile de la voir à nu, on
pourrait dire biologiquement, dépouillée des significations et des buts qu’elle
se laissait autrefois imposer. L’histoire des cent cinquante dernières années a
abouti à une rapide augmentation de ces éclatements ; même les guerres y
sont englobées, qui sont devenues des guerres de masses. La masse ne se
contente plus de conditions et de promesses vaines, elle veut éprouver
elle-même le sentiment le plus intense de sa force et de sa passion animales,
et elle réutiliser toujours dans ce but ce qu’elle peut trouver de motifs et
d’impératifs sociaux.
Il
est important de constater en premier lieu que la masse ne se sent jamais
repue. Elle fait preuve d’appétit tant qu’il reste un homme qui échappe à son
emprise. Garderait-elle sa faim une fois qu’elle aurait réellement absorbé tous
les hommes, personne ne peut le dire avec certitude, mais c’est très
vraisemblable. Ses tentatives de perdurer témoignent d’une certaine impuissance. Le seul moyen qui offre la
perspective d’y arriver est la formation de masses doubles, où une masse se
mesure alors à l’autre. Plus ces deux masses qui s emesurent se rapprochent par
leur force et leur intensité, plus elles restent longtemps en vie l’une et
l’autre.
Elias CANETTI, Masse et puissance
(1960 . Hambourg)
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