Un des rares hommes politiques de premier rang au
pouvoir qui m’ait reçu, estimé, admis dans une relative intimité de ses pensées
et opinions, sinon de sa vie privée. Autres que lui, à ce degré et en durée :
François Mitterrand et Michel Jobert, quoiqu’avec le premier, ce sont des
tête-à-tête de loin en loin à partir de 1977 et jusqu’en 1983, puis des a parte
très nombreux à partir de 1986 et jusqu’en 1994 à des occasions officielles,
une correspondance aussi, mais pas d’entrée dans la vie personnelle, et que le
second m’a gratifié d’un exceptionnel accompagnement de vie, de 1974 à sa mort,
plutôt que d’une expérience partagée du pouvoir par la confidence qu’il m’en
aurait fait, pendant le moment où il fut censé l’exercer.
Je pensais avoir commencé d’écrire ma mémoire
personnelle de lui, il y a quelques années, en fonction de l’anniversaire de sa
mort, et je ne retrouve pas cette entame. J’ai écrit de cette façon sur ceux
des grands témoins du général de Gaulle, mais pas sur d’autres, sauf à propos
de Pierre Mauroy. Sans doute, parce que c’est là une distinction put-être
fondamentale. Un certain nombre de personnalités qui ont manifestement
contribué à la grandeur de la France, au fonctionnement de son Etat, à la
clarté de sa vie politique pendant quelqud temps, ont une référence
commune : l’homme du 18-Juin, servi ensuite à des rangs divers de la
hiérarchie politique mais en tant que président de la République, avec une
admiration diversement dite, souvent de façon intime et presque de plain-pied.
D’une certaine manière ceux qui pour moi constituent « la constellation de
Gaulle » ont double qualité ou valeur : leur ensemble avec de Gaulle
dont ils partagent les convictions, leur prsonnalité à chacun. Dans la
sphère de gauche – si le mot : sphère, st adéquat, j’improvise et ne suis
pas sûr – tout est différent. Les références contemporaines ou un peu plus
lointaines en chronologie sont multiples. Pierre Mendès France en a constitué
une par une pratique de la politique à la fois morale et d’expression directe.
Michel Rocard, Pierre Bérégovoy ont cette ascendance et la disent. François
Mitterrand agence tout autrement sa postérité : c’est
celle de ceux dont il a fait ou favorisé la carrière, et avec lesquels il n’a
pas partagé l’exercice du pouvoir, certes, mais il le leur a fait voir. Cette
postérité par les carrières détermine encore une partie de la vie politique
française, vingt ans après qu’il ait quitté l’Elysée. Ce n’est pas une trace en
doctrine, ni une référence à de grands choix. François Mitterrand a régné
durablement, avec majesté, ce qui l’apparente à de Gaulle, mais sans éclat ni
coup d’éclat. Vingt ans après le départ du Général, la classe politique était
beaucoup plus nouvelle relativement à son époque qu’elle n’est aujourd’hui par
rapport aux deux septennats de François Mitterrand.
Pierre Bérégovoy est une référence solitaire, qui n’a
pas encore fait d’émule, même si – paraît-il – son appel tardif pour former un
gouvernement de fin de règne et d’impossible redressement dans les urnes peut
être évoqué aujourd’hui comme précédent au gouvernement de Manuel Valls. Mais
Pierre Bérégovoy, donné perdant par les sondages pour les élections législatives
à venir dans l’année de sa nomination comme Premier ministre et gratifié de
chances non négligeables pour la succession présidntielle en 1995, ne
souhaitait en rien jouer un rôle putatif. Il voulait le présent, le moment de
l’action gouvernementale. Autant pour la fin de son propre règne, de Gaulle
avait voulu un Premier ministre qui lui soit transparent et lui permette
d’opérer ce que Georges Pompidou lui avait fait longtemps retarder ou proposer
sur le mode mineur, autant pour la sienne, François Mitterrand avait choisi la
personnalité la plus fiable, la plus capable d’imposer le calme et en fait de
le sécuriser lui-même. Pierre Bérégovoy devait assurer une sorte d’intérim.
Cette période finale de sa vie m’a échappé. Je lui ai
demandé de troquer l’ambassade que je devais ouvrir au Kazakhstan, grâce à son
insistance auprès de François Mitterrand, contre l’emploi de conseiller
diplomatique afin de travailler enfin directement avec lui. Notre dernier
moment ensemble, tête-à-tête, à l’hôtel de Matignon, dans le bureau décoré par
Edith Cresson et resté tel quel – il savait l’aversion de celle-ci pour lui, ce
qui l’empêchait de choisir une autre pièce, plus grande, celle qu’avait occupée
Michel Rocard – porta en partie sur ce souhait, qu’il préféra ne pas exaucer.
Celui qu’il avait choisi, Daniel Cousserand, alla ensuite en Syrie et a présidé
nos « services ». De moi, il attendait que je lui donne la
sensibilité d’un sujet qui le passionnait de naissance : l’ensemble soviétique,
son devenir, sa mûe. Nous n’étions l’un et l’autre, pas du tout dans l’ambiance
ni le ton de nos conversations habituelles. Sauf, quand je lui offris une
médaille de Kennedy – je savais qu’il affectionnait les médailles pour avoir vu
sa collection, rue des Bellefeuilles, modeste appartement dans un immeuble
Crédit foncier des années 1960, où il emménageait pendant l’interruption du
pouvoir de la gauche… il m’a dit sa tristesse de comprendre, d’apprendre que le
mythe était mensonger. Les révélations alors sur l’hypothèse d’un assassinat
par la mafia pour n’avoir pas tenu quelque parole que l’on n’a jamais sue,
l’affligeait. Il me rappela combien il l’avait admiré trente ans auparavant,
lui qui – pourtant – était PSU tendance Daniel Mayer et Edouard Depreux.
C’est le seul moment de souffrance où je l’ai connu.
Intense, mon regret de n’avoir pu le visiter dès son retrait du pouvoir. Son
entourage – la composition de son cabinet, le plus prestigieux au gouvernement
après celui du Premier ministre, et le moins précarisant pour ceux qui y
travaillent – n’était certainement pas de chaleur affective directe, ni
d’intuition de ce qu’il vivait en Mars-Avril 1993. Décompression pénible comme
en a témoigné Raymond Barre, le lendemain de sa mort, de Matignon à rien… une
chute, un vide, mais pour Perre Bérégovoy, c’était pire encore, c’était
l’interrogation sur le bilan de la gauche, de ses deux législatures entières,
ce dont elle n’avait jamais pu bénéficier depuis 1902 et le « petit père
Combes ». Il était sans la moindre indulgence pour lui-même et moins
explicitement pour l’ensemble : gouvernants et élus, qui avaient donc été
insuffisants. Je ne l’ai jamais entendu parler, à ce propos, de François
Mitterrand. Il n’en avait que pour ses adversaires : ses deux prédécesseurs,
à partir de 1988. J’étais pourtant, par coincidence, en France mais pour
raisons médicales impérieuses : une cure d’éventration qui se pratiqua
d’urgence au Val-de-Grâce et me mit, d’abord avec la télévision, puis en
regardant au bas de ma fenêtre, au premières loges d’une journée, de deux
journées ineffaçables. La nouvelle très médiatisée de son transfert par
hélicoptère de Nevers au principal hôpital d’instruction de nos armées, les
incohérences dès ces instants : transporté mort déjà ? encore vivant ?
J’allais, tôt le lendemain en roulant un arbre à perfusions, me recueillir
devant son cercueil. Mais d’assez loin, en sorte que je ne vis pas vraiment son
visage. Deux ou trois personnes, des jeunes gens, de sa famille immédiate, arrivèrent
peu après, quand je pensais m’approcher davantage. Des livres et des films
récents ont relevé beaucoup d’éléments factuels faisant croire à autre chose
qu’un suicide. Le mobile de l’assassinat continue de faire se multiplier les
hypothèses et pistes. Affaire s’apparentant à la mort, également tragique de
Robert Boulin. Je ne tranche pas, n’ayant aucun indice personnel ni souvenir
d’aucune parole de cet homme de sincérité, me mettant sur une voie. En
revanche, j’eus tout le 2 Mai 1993 l’expérience, la preuve d’une aura
exceptionnelle, tant la queue des sympathisants, des militants, des compagnons
d’âme, femmes, hommes, de toute génération, fut continue toute la journée. Je l’ai
estimée à quelques vingt mille personnes. Et y vis un troisième tour des
législatives dont la gauche avait perdu les deux premiers. Victoire que Pierre
Bérégovoy faisait obtenir à la gauche, de la manière la plus désintéressée. Je
n’avais pas pressenti sa détresse, ni aucune des vulnérabilités qu’on a ensuite
prétendues.
Le peuple, qu’il est inutile de qualifier car il était
parfaitement identifiable avait donc reconnu l’âme de cet homme, le nerf de sa
vie, la vérité de ce qu’il servait, de ce qu’il avait servi. Je n’ai pas sous
les yeux un article qu’il donna au Monde en
Février 1993, je crois, quand les dés donc étaient jetés quant à la suite
immédiate du second septennat de la gauche, et à sa propre carrière de Premier
ministre. C’était une évaluation de ce que la politique doit faire et être,
selon ce qu’en attendent et en espèrent les militants de gauche. C’était
l’examen de conscience d’un ministre de l’Economie et des Finances se
demandant, après coup, si ce qu’il avait fait – avec les considérables moyens
dont l’Etat s’était doté ou dont il disposait encore : 1984-1985 puis
1988-1993 –était bien conforme à ces espérances et à ses propres convictions.
Il était indécis et ne savait juger, se juger. C’est dire combien l’homme était
honnête intellectuellement et aux antipodes des réclames et des reconstitutions
personnelles.
Notre correspondance débuta quand la gauche perdit les
municipales en Mars 1983. Un échange qui témoignait d’une appropriation
légitime et avantageux pour le pays des institutions de la Cinquième République.
Il venait d’être nommé ministre des Affaires sociales et
avait vécu l’installation, à l’Elysée, en tant que secrétaire général, de ce
qu’on avait d’abord cru un nouveau régime. Or tout avait été transformé et mis
en question de la politique et des structures économiques françaises aux
options européennes et aux dogmes jacobins, sauf les insstitutions-mêmes de la Cinquième République.
Il me répondait ni en politique, ni en socialiste, mais en
serviteur de l’Etat avec donc comme référence le président régnant. Je le
sentis alors comme un homme d’administration. Notre première conversation était
une exception dans les usages du prestigieux ministère qui lui fut confié
l’année suivante, l’Economie et les Finances, c’est-à-dire pour l’époque la rue
de Rivoli (avant la guerre selon mon éminent ami Maurice Couve de Murville, on
disait le palais du Louvre, moins simplement). Conseiller économique et
commercial, relevant d’une direction très indépendante dans l’organigramme,
celle des Relations économiques extérieures au réseau mondial sans doute
davantage maillé et bien plus capillaire que celui du Quai d’Orsay puisque la
majorité statistique des recrutements y était locale, je venais d’être nommé au
Brésil. Le ministre voulait me voir, sans doute parce qu’il me connaissait
d’écrits dans Le Monde, mais surtout
parce qu’il était inquiet. Thomson cumulait alors des compétences
industrielles, non seulement en armements, mais aussi en matériels
hospitaliers, notamment en imagerie médicale. C’est de celles-ci que
l’entreprise se défera en
échange d’un accès au marché audiovisuel des Etats-Unis : la proie, une
avance mondiale soutenue par la probation de nos hôpitaux militaires (le
Val-d-Grâce et Percy) et par les Hospices de Lyon, pour l’ombre, la vente de
téléviseurs. Le mouvement des privatisations en 1986-1988, zélé avec passion
jusqu’à la dogmatique, par Edouard Balladur, il est vrai provoqué par celui des
nationalisations de 1982 que j’eusse voulu à l’époque consacré par referendum,
a initié la désindustrialisation de la France par la carte blanche qui fut
alors donné aux nouveaux dirigeants, se cooptant, souvent parmi les gens de
cabinets ministériels. Or, Thomson guerroyait encore, en entreprise
nationalisée mais indépendante, de manière classique : le crédit faisait
levier pour décider l’acheteur, mais sécurisait aussi le vendeur,
éventuellement indemnisé par le Trésor, et en principe aidé par des acomptes
censément de l’acheteur, mais financés par le Trésor. Or, le nouveau ministre
trouvait excessif ce dont bénéficiait Thomson : risque ?
corruption ? Il se posait la même question, à juste titre, pour des
marchés ferroviaires en Corée du sud. Et voulait ma réponse dès mon arrivée sur
place. Je mis le pied dans une fourmilière, tous les signataires ou
négociateurs du côté de nos administrations, sur place,se relayèrent à des
titres divers au Brésil pendant plus de dix ans pour veiller sur ce qui était
en partie frauduleux notamment l’entrée en vigueur des contrats, la veille même
de la fin des régimes militaires 1964-1985… Sur la cheminée très haute de
l’époque Napoléon III, une seule, grande et belle photographie : Pierre
Mendès France, en noir et blanc, aisément datable de 1954. Aucune autre, pas
même le portrait officiel du président régnant.
A l’automne de 1986, rappelé à Paris et sans nouvell
affectation, je me trouvais toute proportion gardée dans la même situation que
Pierre Bérégovoy, devenu député de Nevers mais d’opposition. C’est alors que se
fit une relation personnelle. Nous analysions périodiquement la situation
française, ce qui nous paraissait les erreurs des vainqueurs, ce qu’il conviendrait
de faire dès que le pouvoir d’Etat serait reconquis. Il n’en doutait pas, de
même que Premier ministre, il ne doutait pas non plus d’un retour bref de la
gauche au gouvernement pourvu qu’elle soit restée elle-même tant qu’elle y
était encore. Autant ses vues sur notre économie, nos finances, nos choix
européens n’étaient pas vraiment étiquetables – il faisait d’ailleurs beaucoup
penser à Michel Debré, avec « le franc fort », dans son souci
d’équilibrer les comptes et surtout la balance des paiements : à son
départ, la dette publique avoisinait seulement 20% de ce qu’elle est devenue
aujourd’hui – autant était marquée sa priorité pour une pratique et une vie
politiques de gauche. Le jeu de Monopoly
auquel s’adonnait abusivement son successeur rue de Rivoli, était un déni
d’Etat, un déni de droit, un abandon. C’est ce qui allait expliquer ses
tentatives de cartographier une nouvelle fois les industries françaises et les
services financiers, et dans un sens contraire. Naouri et Boublil furent davantage
ses inspirateurs que ses hommes de main. Il échoua significativement dans son
raid sur la Société générale et se défit de ses mentors. Le premier,
aujourd’hui, minimise comme un péché de jeunesse sa collaboration
« gauchiste » avec Pierre Bérégovoy.
Nos conversations étaient donc politiques. Il tenait
absolument à l’ancrage populaire de l’exercice à venir du pouvoir. Le
gaullisme, les gaullistes – il n’évoquait pas le Général lui-même – devaient
contribuer, pouvaient contribuer à la réélection de François Mitterrand. Nous
étions le plus souvent assis à même le sol moquetté de gris, le dos à des
placards muraux, dans une pièce lumineuse mais peu meublée. Ce n’était pas le
luxe, c’était simple. L’homme m’accueillait avec chaleur. Au contraire de
Michel Debré qui souvent me tutoya, croyant sans doute que nous en avions
convenu, Pierre Bérégovoy avait une intimité se passant de l’effusion des mots.
En revanche, il était très attentif aux situations, surtout matérielles de qui
était avec lui, et à tous, quel que soit le sujet évoqué ou à traiter, il
répondait sans délai, le plus souvent, à la plume, d’une écriture aussi lisible
– mais demandant physiquement moins d’application – que celle de François
Mitterrand : ses cartes bristol demeuren un souvenir émouvant et concret
pour beaucoup.
Pris intérieurement mais sans jamais paraître vraiment
tendu, par la mise en œuvre de cette rectitude qu’il voulait inculquer partout,
il était seul, ne ratiquait aucun réseau, n’appartenait à personne. A la
manière de Pierre Mendès France, attendant beaucoup de Georges Boris, il
s’était attaché Harris Puisais. Conscience opérationnelle. Il distinguait pour
gouverner deux genres et deux générations de collaborateurs. Les moins jeunes
étaient les politiques, au sens ancien ou de l’Histoire, et les moins âgés
avaient sa confiance à raison de l’expertise qu’il leur prêtait, sans en trop
remarquer l’appétit et l’ambition. Seuls, les premiers étaient ses compagnons.
De même que lui – certainement, mais sans que chacun le fasse sentir à l’autre
– était un compagnon de François Mitterrand dans l’aventure du pouvoir. Il
était, dès ls premiers jours à l’Elysée, la caution d’ordre et de l’Etat, face
au frémissement romantique et aux effets de beaucoup d’autres. Il ne repérait les
arrivistes ni les manipulateurs. Il allait en périr. Au premier rang desquels
Bernard Tapie inaugurant, ministre de la Ville, la séquence de ses feuilltons
judiciaires. Il n’avait pas de culot, mais de la conscience. Ce
qu’il portait, il en sentait le poids. Jouissait-il des responsabilités
durables et hautes que lui confèra le changement du cours français en
1981 ? Non, il les assumait tellement avec leurs implications pratiques
comme avec leurs possibles conséquences pour l’âme nationale, qu’il n’avait pas
d’autres émotions. La moralisation de la vie publique, qu’il attacha
manifestement à son nom, quand il devint Premier ministre, était une sorte de
promotion de l’homme de la rue au rôle de juge des comptes personnels pour tout
politicien. Ce qui dérangea. Rétrospectivement, selon les magistrats compétents
spécialisés dans les contôles qu’il fit voter difficilement et institua, il a
été jusqu’à présent le seul crédible dans l’application des décisions et dans
les veilles préventives.
La rencontre que je lui organisais avec l’ancien et si
prestigieux chancelier autrichien, Bruno Kreisky et dont je donnais le
verbatim, à sa demande, à François Mitterrand, était étonnante d’éternité, ce
dont la politique et les visites gouvernementales à l’étranger abondent en
contre-exemple. Les deux hommes d’Etat semblaient se connaître de toujours. La
question d’Israël fut particulièrement développée par celui – Juif
anti-sioniste –qui s’était porté caution en Europe pour Yasser Arafat. Celle de
la Yougoslavie ne se posait pas encore. Celle de l’admission dans l’Union
européenne, d’une Autriche à la fois neutre par engagement fondateur et par
garantie des « grandes puissances », et présidée par un Kurt Waldheim
interdit de visites à l’étranger, avait été traitée par le ministre, dès son
atterrissage. Je l’en avais convaincu et il apprécia ses heures de dialogue
avec Lacina, son homologue à Vienne, lui dressant le tableau des changements
économiques et sociaux en cours de l’autre côté du « rideau de fer ».
Les cigarettes s’échangeaient et j’ai regretté de ne pas avoir photographié
dans ces jeux de lumière, de flou, de familiarité mes deux amis, au lieu de me
river à une prise de notes aussitôt classées. Mais la mémoire demeure.
Pierre Bérégovoy a eu le don de proximité. Et de la franchise. Il n’éblouissait
pas, son aisance tenait à son extrême simplicité, dans l’officiel comme dans le
familier. Son physique l’y aidait : taille modeste, peu de prestance,
regard et lunettes qui n’appelaient pas. C’est l’ensemble de lui, sa logique
naturelle supposant un accord sur le fond, qui m’a retenu. Il demandait l’avis
d’autrui. Il ne contruisait pas sa statue, ne prétendait à aucune originalité,
il était dépouillé, direct, nu. On l’a donc dit vulnérable. Peut-être, sans
doute, mais jamais double. Il était ainsi facile à tuer. A blesser dans ce
qu’il avait de personnel, de cher : ne pas, ne jamais trahir ses
convictions, ses origines. Elles étaient pour lui sa manière de respirer le
même air, la même espérance que les militants, que les « petits » du
socialisme en France, que la plupart des Français. Et il était fier de les
initier, comme il s’était initié, à l’Etat, à la monnaie, aux outils de
l’égalité et de la
solidarité. Il a – je le crois, je l’ai tout de suite su –
été compris d’une majorité de Français. Il parlait et recevait comme eux l’Etat
en bien commun qu’il faut protéger.
Je l’ai aimé, nous étions en confiance et en respect
mutuels.
Au départ de François Mitterrand, à cette fin d’une
époque de mémoire collective remontant à l’avant-guerre, à la Résistance, à la
Libération et exerçant le pouvoir d’une manière bien différente mais
consensuelle, la gauche – si Pierre Bérégovoy avait survécu – proposait au pays
au moins deux hommes complets : lui et Jacques Delors. Le déclin français
et la crise de l’idée de politique en France datent de 1995.
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