Serajevo – la même
question d’Europe
réflexions et méditation
J’étais à Serajevo en Juillet 1982, c’est la
seule capitale de la Yougoslavie en cours de dissociation que je n’ai pas
visitée en Décembre 1991. Le point commun de la capitale bosniaque avec
Belgrade est – autant que je me souvienne – cette insularité de la ville
faisant pointe vers une autre culture ou une autre civilisation :
l’escarpement au-dessus de la Save pour la seconde, une juxtaposition de deux
ensembles différents totalement pour la première. L’Islam européen commence à Banja Luka,
on est assis sur les talons, on porte une coiffure faisant un peu minotier, je
le remarquais aux arrêts d’autobus. En 1982, il y avait un élément fédérateur
omni-présent et fraternel, l’armée. Les soldats, sans doute pas en service, semblaient des
promeneurs et les camions qui les emportaient ou les amenaient semblaient des
transports pour vacanciers dans un pays peu pourvu. En 1991, je vécus dans le
bureau du gouverneur de la Banque de Croatie, l’angoisse nationale que très peu
savaient. Les camions de billets, fabriqués je crois en Angleterre allaient
arriver par la route.
Jusqu’à la frontière autrichienne, pas de problème, mais à
traverser la Slovénie et à avancer vers Zagreb, tout pouvait survenir. Cinq ou
six appareils téléphoniques à cadrans des années 1950 et de couleurs
différentes, sonnaient l’un après l’autre. Presque manuellement, l’approche des
camions était ainsi suivi. J’ai pris dans la poubelle du seuil de l’immeuble,
un portrait noir et blanc de Tito. Pourtant croate.
Dans chacune de mes affectations
diplomatiques, j’ai respiré l’histoire autant que la géographie et la façon
d’aimer, de se raconter du pays et de la nation qui m’accueillaient. L’évidence
en 1988-1992 était la survivance de l’empire des Habsbourg. Le jeu de mots le
dirait mieux : de l’emprise des Habsbourg. Dans chacune des capitales,
sauf à Vienne – significativement la géologie l’a refusé – le palais principal,
symbolisant l’Etat, la dynastie, le lien fédéral est en hauteur, et il y a un
fleuve. Il y a une ville haute, avec la cathédrale comme enserrée par les
bâtiments politiques : Prague, Budapest, Agram (Zagreb), Cracovie.
Evidemment la catholicité, mais aussi, secret des Habsbourg, la diversité, le
pluralisme, le don des langues quoique le ciment entre les différents peuples
et nationalités de la Monarchie (le mot n’était pas germanisé) n’était pas la langue. François-Joseph,
se vivant prince allemand, avait été élevé sur le pavois pour couvrir une
dictature militaire, réprimant partout la révolution de l’Adriatique à la
Vistule et loin sur le Danube. Vienne était avant 1914 la métropole la plus
peuplée d’Europe continentale et l’Autriche-Hongrie en était territorialement
le second Etat après la Russie. Guillaume
II ne pouvait qu’insupporter son aîné de quarante ans de
règne quand il succèda précocement au premier empereur allemand, son grand-père
Guillaume Ier, après le règne de quelques mois de Frédéric III mourant d’un
cancer de la gorge.
Tempérament et titre lui déplaisait. François-Ferdinand, le
« thronfolger » était contemporain du Kaiser, mais au contraire de
celui-ci passionné du paraître que prétexte toute politique extérieure, avait
compris les conditions de survie de la Double Monarchie.
C’est patent dans le portrait que m’en faisaient deux amis
chers et intimes que la Providence me fit cultiver pendant mon séjour à Vienne
et mes prégrinations à travers toute l’Europe centrale de l’Est. L’un,
d’origine nobiliaire autrichienne mais avec bercau familial en Pologne, l’autre
cambiste de la Banque centrale m’initièrent à ce qu’était l’ensemble. J’ai dit
le plan des villes, il faut y ajouter une architecture baroque assemblant sans
peine l’extraordinaire et harmonieuse combinaison de toutes les cultures et
toutes les histoires. L’Autriche de Marie-Thérèse et du mariage français, que
Napoléon avait tenté de redoubler, avançait vers le sud-est et avait perdu ses
terres de Bâle et d’Alsace, les germanités helvétique et française n’ont jamais
été allemandes à la prussienne [1]mais
Habsbourg, peu militaires, très commerçantes et culturelles, civilisations du
vin et non de la
bière. François-Ferdinand avait le projet d’une fédération
bien plus multi-forme que ce dont il allait incessamment hériter et d’une
organisation politique bien plus proche des quelques vingt-et-une nationalités
de la Double Monarchie.
Le futur empereur Charles qui faillit retrouver son trône au
moins royal par la Hongrie alors que l’Autriche se faisait interdire l’union
avec l’Allemagne de Weimar, avait été éduqué en tchèque et à Prague.
La France des diplomates et de la
plupart des politiques en 1914 et en 1991 ne considérait que l’Allemagne, parce
qu’elle craignait celle-ci. En 2014, c’est peu différent. Elle oubliait d’une
part les affinités de Frédéric II avec nos philosophes, sa parfaite
francophonie et ce qui, de génération en génération, a ensuite perduré : Siegfried et le Limousin, Le silence de la mer, et d’autre part
les ententes politiques tentées en 1911 (Caillaux) et en 1928
(Briand-Stresemann), enfin réussies à partir de 1958. La guerre de Yougoslavie,
atroce, qui combina les guerres génocidaires d’autres siècles avec celles d’à
présent : télécommandées, aériennes avec dommages collatéraux (concept
apparu pour la guerre du Kosovo) et zéro mort du côté de la coalition, a –
selon moi et suivant les reconnaissances qu’à titre personnel, mais dont je
rendais compte à l’Elysée et à Roland Dumas, je fis dans presque tout le pays,
à partir de Vienne – eu pour cause principale la crainte française que l’Allemagne
prit le pas sur tout en Yougoslavie, au lendemain de l’absorption de la
République démocratique par la République fédérale. C’est également la crainte
qu’une tolérance de l’annexion du Koweit par l’Irak (qui n’avait envahi cette
province sans tradition nationale véritable que par un malentendu causé par la
représentante trop évasive des Etats-Unis alors à Bagdad) ne fasse
jurisprudence dans une Europe rendue peu prévisible par le subit retrait
soviétique.
pensé le soir du samedi 28 juin et écrit
d’un trait le soir du lundi 14 juillet 2014
[1] -
erreur aux plus grandes et durables conséquences que commit Talleyrand au
congrès de Vienne – il me faut vérifier dans la correspondance, qu’il entretint
avec Louis XVIII pour compte-rendus et instructions, et que j’ai, si le roi le
comprit, laissa faire par compromis sur d’autres points où il avait
satisfaction ou si la France fut carrément contrainte à accepter
l’établissement de la Prusse sur le Rhin
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