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PEUT-ON ENCORE SAUVER LA « GAUCHE RADICALE » ?
Article de Thierry Blain, maître de conférences en sociologie (Montpellier III), publié par le Mouvement politique d’émancipation populaire (M’PEP) avec l’autorisation de l’auteur.
Le 14 juillet 2014.
Face au capitalisme global, et à l’incertitude permanente qu’il fait
peser sur notre travail et nos vies, pourquoi la gauche radicale,
principalement représentée par le Front de gauche, n’arrive-t-elle pas à
incarner une alternative politique ? Cette gauche a pour l’instant échoué
à séduire les abstentionnistes de
plus en plus nombreux, ou à enrayer l’ascension du Front
national. « Faute d’une révision radicale de ses options idéologiques, on
ne la visitera bientôt plus que dans les ossuaires du défunt XXème
siècle », estime le sociologue Thierry Blain dans cette tribune.
Le philosophe Jean-Claude Michéa a récemment avancé, à partir de George
Orwell, un théorème à méditer attentivement : « Quand l’extrême
droite progresse chez les gens ordinaires, c’est d’abord sur elle-même que la
gauche devrait s’interroger ». Les récentes larmes électorales de
Jean-Luc Mélenchon relèvent de cet axiome. Elles tombèrent comme une analyse
des 30 à 35% des chômeurs, des jeunes et des ouvriers qui votèrent Front
national, comme un aveu de ce que la Gauche radicale n’était pas, à leurs yeux,
un opposant suffisamment fiable au monde actuel.
Ce qui domine en effet aujourd’hui dans de larges couches de la population,
celle des classes moyennes confrontées au descenseur social, celle des exclus
de la mondialisation, celle des « petits » (ouvriers,
employés, retraités issus de ces catégories, celle du chômage de masse, des
petits paysans…), c’est le sentiment acerbe d’une friabilité généralisée à
laquelle rien ne devait échapper (travail, compétences, savoirs…), l’impression
d’être confronté à une société toujours mouvante, immaîtrisable, ne proposant
plus pour horizon que l’urgence et l’adaptation. Le PCF d’autrefois en assurait
la prise en charge électorale. Il en avait reçu le titre de tribun du Peuple.
Pourquoi n’est-ce plus le cas ?
Une société où l’avenir, le niveau de vie, le travail sont incertains
Parce que le Front National porte une analyse terriblement efficace de la mondialisation. Cette
dernière conduit à ce que le sociologue Zygmunt Bauman nomme une société
liquide, une société où l’avenir, le niveau de vie, le travail sont
incertains [1].
Cette société s’est donnée pour âme, les principes et valeurs de la fluidité,
de la révolution et de la communication permanentes. Dans la société d’avant
cette nouvelle hégémonie, l’État-Nation régulait, régnait, conférait une
identité. Un travail pouvait définir une vie. Etc. Le capitalisme de cette ère
avait généré un puissant double antagoniste, sous la forme du mouvement ouvrier
qui parlait lui aussi le langage « solide » des classes, du
destin identitaire lié au travail, de l’État, et même de la Nation, comme ce
fut longuement le cas d’un PCF héritier d’une tradition ancrée dans la
Révolution française.
Ce que le vote FN manifeste c’est cette nostalgie du solide, de la prise
collective sur la vie ordinaire, ce rejet de l’impuissance face à
l’inéluctabilité de l’adaptation à « l’économie telle qu’elle va »…
Sur ce plan, c’est d’ailleurs tout bénéfice pour lui que d’être éternellement
associé au Mal par les gestionnaires de l’adaptation forcenée au nouveau cours
du Capitalisme mondial. Le débat est alors réduit à un duo en forme de chaos
mental : Global Capitalism ou Le Pen. Avec des ennemis comme ça, le
Front National n’a assurément pas besoin d’amis.
La Gauche radicale : un maigre public d’urbains diplômés
Face à cela, il est à craindre que le thème désormais tabou de la Nation, ne
soit devenu un symptôme criant de l’inadaptation de la Gauche radicale à son
présent. Ainsi, se laisser aller à penser que les références brumeuses à
l’Europe sociale, à un hypothétique Smic européen ou à la « subversion »
de l’euro impressionneront l’électeur, rameuteront l’abstentionniste, a quelque
chose de dérisoire. Entretenir le flou sur le rapport à l’Europe, à la
souveraineté, parler, dans le même wagon, de l’horreur des Frontières et des
souverainetés populaires, c’est se condamner, à terme, à une fossilisation
inéluctable. Phénomène d’autant plus fascinant que jusqu’à l’invention de la
Gauche plurielle (2002), il n’était question que du refus de « l’Europe
supranationale du Capital » [2].
Que veut-on alors sérieusement opposer à cette vérité du Capital qu’est la
tyrannie du trafic universel ? Que dit-on à ceux pour lesquels la
mondialisation n’est pas heureuse, et qui interprètent l’obscurité sur ce sujet
comme un silence sur leur précarité ? Mesure-t-on la radicalité de
la sécession en forme de gouffre politique que constitue l’abstention
structurelle ? Elle crie la dépossession, la certitude de l’inutilité
démocratique au regard du « cours des choses », « l’à-quoi-bon ».
Écartelée entre une identité ouvrière, populaire, de plus en plus lointaine,
une frappante conversion à un gauchisme culturel apôtre de la libération des aspirations
individuelles, qui ne parle qu’à ceux qui ont les moyens de les réaliser, et
une indécision criante sur ce que l’on doit conserver de l’État-Nation, la
Gauche radicale a aujourd’hui des allures de spectre informe. Elle ne touche
plus qu’un maigre public d’urbains, diplômés, travailleurs du service public.
Faute d’une révision radicale de ses options idéologiques, on ne la visitera
bientôt plus que dans les ossuaires du défunt XXème siècle.
Thierry Blin, maître de conférences en sociologie (Montpellier III)
Notes
[1]
Voir, par exemple, La Vie liquide, traduit de l’anglais par Christophe
Rosson, Paris, Hachette, « Pluriel », 2006.
[2]
Selon l’essayiste Aurélien Bernier (La Gauche radicale et ses tabous.
Pourquoi le Front de gauche échoue face au Front national, Paris, Le Seuil,
2014), Lionel Jospin aurait posé comme préalable à la présence de ministres
communistes dans son gouvernement, l’abandon de ce type d’analyse apparemment
déplacée. Robert Hue, secrétaire national du PCF à l’époque, n’aurait opposé
qu’un vigoureux « oui ».
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