lundi 14 juillet 2014

débat à propos de la gauche et de ses versions - publication par le M'PEP - Didier Motchane



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LA GAUCHE PEUT MOURIR ? ELLE A DEJA DISPARU !

Article de Didier Motchane, cofondateur du CERES, publié dans Marianne du 27 juin 2014, diffusé par le M’PEP.

Le 10 juillet 2014.

Sympathisant, dans sa jeunesse, d’un petit groupe gaulliste de gauche dénommé Patrie et progrès Didier Motchane rencontre ensuite Jean-Pierre Chevènement à l’ENA. Avec lui et quelques autres, il fonde fin 1965 le Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste (CERES) qui sera, pendant plus de 20 ans, l’aile gauche de la social-démocratie française. Il a été secrétaire international du Parti socialiste dont il est un des fondateurs en juin 1971 (au congrès d’Epinay). Il a siégé au Parlement européen de 1979 à 1989. En 1993, il quitte le PS et participe à la création du Mouvement des citoyens, devenu en 2003 le Mouvement républicain et citoyen. Il a créé et animé successivement Les cahiers du CERES, puis les revues Frontière, Repères, NON et Enjeu. Il a publié sous son nom : Clés pour le socialisme (1967), Un atlantisme à la Charentaise (1992), Voyage imaginaire à travers les mots du siècle (2010), Les années Mitterrand (2011) ; sous le pseudonyme collectif de Jacques Mandrin : L’Énarchie ou les mandarins de la société bourgeoise (1968), et Socialisme et social-médiocratie (avec Jean-Pierre Chevènement et Alain Gomez), Le socialisme et la France (avec Pierre Guidoni en 1983). Lors de l’élection présidentielle française de 2012, il a apporté son soutien au candidat du Front de gauche, Jean-Luc Mélenchon.
Lors du Conseil national du PS, le 14 juin dernier, Manuel Valls a évoqué la possibilité du décès de la gauche. Mais selon Didier Motchane, ça ne fait aucun doute : sa mort a déjà eu lieu. Pour lui, gauche et droite ne sont d’ailleurs plus que de « vieilles et jacassantes ennemies complices ».
Si parler de la gauche d’aujourd’hui, c’est désigner non pas les formations politiques instituées qui en revendiquent le terme, mais l’esprit, la mémoire ou la volonté qu’elles invoquent, alors plutôt que de dire avec Manuel Valls que « la gauche peut mourir », autant constater qu’elle a déjà disparu !

Gauche, droite, droite, gauche ; que ne cessez-vous, vieilles et jacassantes ennemies complices, de vous serrer chaleureusement la « main réciproque » (selon l’expression d’une copie de baccalauréat), que ne cessez-vous de tenter perpétuellement de vous définir l’une par l’autre, plutôt que d’assumer la volonté de vos regards sur le monde, le choix d’un point de vue pour le dévisager, pour faire tout de même votre monde des miettes de l’univers ? C’est justement ce que vous manquerez à tous les coups, ma gauche, tant que vous vous résignerez à n’être que l’espace rétréci de l’âme renoncée du siècle, errant au désert indéfiniment élargi de sa passivité. Celle-là même où la troupe remuante de toutes nos droites nourrit d’angoisse le troupeau de vos béatitudes. Heureux consommateurs de la richesse des nations, dans l’éblouissante lumière du capital aux quatre points cardinaux des sociétés contemporaines soumises au despotisme éclairé de l’ordre bourgeois des quatre cavaliers de notre apocalypse : le libéralisme, l’économisme, le géopolitisme, l’européisme vous enserrent de leurs brides ; gendarmes psychotropes d’un peuple innombrable voué à l’assoupissement des servitudes volontaires bercées du sommeil des citoyens.

Sublimation romantique de socialistes convertis à la religion du marché, le social-libéralisme porte le masque de carnaval d’un économisme intelligent. A moins qu’il ne le troque contre celui d’un géopolitisme indigent. Deux variétés hoqueteuses du fanatisme hémiplégique qui tient lieu d’idéologie de rechange à des socialistes virés libéraux ; comme de bien entendu à des libéraux en mal de bonne conscience : l’Europe étant le nom qu’ils donnent à la terre promise de leur reniement, l’européisme, l’espéranto dont se déguise l’inculture de leurs boniments. La social-démocratie a vu, sans l’accomplir, son destin destitué du trait d’union qui l’a construite. La voix des marchés nous apporte l’écho inexorable de celle de la divine providence d’aujourd’hui, faisant oublier qu’un pouvoir établi aura été l’ordonnateur de l’avènement d’une sécurité sociale érigée en système de solidarité, premier échappé du communautarisme familial et tribal par la volonté de l’Etat. Un système inventé symétriquement au service militaire obligatoire, donc à côté de la démocratie sinon à sa place, par un champion du nationalisme le plus achevé du siècle des nationalités, Bismarck.

Considérons aujourd’hui dans la social-démocratie une forme de société qui cherche éperdument son équilibre dans la tension croissante que lui impose l’insatiable expansion du capital. Le capital n’est-il pas considéré par la social-démocratie comme l’adversaire-partenaire du compromis social, éperdument recherché ? Il faut rappeler ce que la réussite de son accouchement, celle du relatif épanouissement de la social-démocratie dans l’Europe capitaliste des Trente Glorieuses ou celle de sa relative résilience dans l’Amérique de l’après-New Deal, a pu devoir à l’ombre surplombante de la guerre ? Yalta et son partage du monde furent la rançon dont la social-démocratie atlantisée aura laissé payer, sur son dos, son renoncement au socialisme : mauvaise conscience foisonnante du reniement de celui-ci, la social-démocratie confesse l’existence de la lutte des classes en prétendant s’y substituer ; ce renoncement, armistice converti en paix perpétuelle, n’aura pas manqué de finir par légitimer la bonne conscience des « Trente Glaireuses » succédant aux Trente Glorieuses saluées comme la signature de la fin de l’histoire.

Dans le monde contemporain tel qu’il se pense et tel qu’il se fait, le libéralisme, frauduleuse appellation de la démocratie engloutie dans la pensée marchande, est-il soluble dans le socialisme ? Ou pour autrement dire, et ce fut le pari — héroïque ou stupide ? — de la social-démocratie : dans une « société de marché », dans laquelle le droit à la concurrence qu’on appelle le droit à la liberté est tenu pour le premier des droits de l’homme, tous les autres n’en étant que des exceptions, un bout de démocratie peut-il s’étirer lui-même jusqu’à parfaire la démocratie jusqu’au bout ?
Non ! La gauche en France en a fait l’expérience pour elle-même et la démonstration pour tous : l’exigence en était dissoute avec les idées qu’elle porte dans le long fleuve tranquille des années Mitterrand. Elle semble s’y être perdue sans reste. Sous prétexte d’en colorer lentement le cours, les sociaux-libéraux incessamment l’y font fondre : Méditerranée évaporée en mer Morte.

Didier Motchane est cofondateur du Ceres.

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