samedi 28 mars 2015

opinion réservée de Jean-Louis Bianco - secrétaire général de l'Elysée (1983-1992) au temps de François Mitterrand


La Croix.com 11 Mars 2015

 

Jean-Louis Bianco dénonce un « dévoiement de la laïcité »

Le président de l’Observatoire de la laïcité dénonce les risques d’un dévoiement de ce principe républicain dans un contexte de montée du sentiment antireligieux

11/3/15 - 11 H 20
maxnewsworldthree556072119908586693
Christophe Petit Tesson / MAXPPP
Avec cet article
 Une proposition de loi des radicaux de gauche (PRG) veut étendre le principe de neutralité des crèches publiques aux structures éducatives privées ? Le débat programmé le 12 mars est finalement renvoyé au mois de mai. Sur le fond, pourquoi critiquez-vous cette initiative ?
JEAN-LOUIS BIANCO : Dans un avis adopté le 15 octobre 2013 (17 voix pour, 1 contre et 3 abstentions) l’observatoire s’était prononcé contre une telle législation. À la même époque, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) émettait un avis négatif (30 voix pour, 4 contre et 4 abstentions) et enfin le Conseil économique social et environnemental faisait de même (172 voix pour, 1 contre et 13 abstentions). Il y a donc une très forte opposition à une loi qui est ni nécessaire, ni inopportune.
 > À Lire  : Crèches, le débat sur le voile renaît à l’Assemblée  
Pas nécessaire car, si on veut régler des situations problématiques de type Baby Loup, on peut le faire soit en procédant à une délégation de service public, soit en limitant avec certaines précautions l’expression religieuse de salariés. La Cour de cassation a précisément expliqué dans son arrêt de juin 2014, sur cette affaire Baby Loup, qu’il est possible d’imposer une certaine neutralité au personnel.
Cette proposition de loi est inopportune car cela revient à étendre de la neutralité de l’État à une structure privée uniquement parce qu’elle reçoit de l’argent public. Elle s’oppose donc à notre conception de la laïcité. Je n’ai aucun doute qu’un tel texte, s’il était voté, serait jugé contraire à la constitution et sanctionné pour discrimination par la Cour européenne des droits de l’homme.
 Ce texte n’est-il pas une réponse politique de fermeté face aux risques de communautarisme ?
J.-L. B.  : Cette proposition de loi fait le jeu du Front National qui a inscrit cette mesure à son programme électoral des départementales. Je comprends mal que l’on puisse à la fois exprimer sa peur du FN, dire qu’il est l’ennemi numéro 1, et prendre une mesure qui va dans le sens de ce qu’il propose.
 Quel est selon vous le soutien du gouvernement et, au-delà, la majorité socialiste, à ce texte ?
J.-L.B.  : Je pense qu’il y a débat au sein du parti socialiste, du groupe à l’Assemblée et les positions au gouvernement ne sont pas unanimes. Je ne suis pas dans le secret des délibérations... Mais j’espère que la raison va l’emporter. C’est pour cela que je prends mes responsabilités non seulement en tant que président de l’Observatoire mais aussi comme citoyen, et responsable politique.
Le gouvernement qui a des problèmes de majorité cherche à s’attirer les grâces du PRG. Cette façon de faire marque un retour à la IVème république, c’est-à-dire au régime des partis. Une chose est de chercher une majorité de rassemblement, une autre de faire des concessions tactiques. C’est encore plus grave quand on le fait sur un sujet aussi important que la laïcité.
 Certains critiquent aussi le trop grand interventionnisme des pouvoirs publics pour organiser le culte musulman  ?
J.L.B.  : Ce sont souvent les mêmes qui reprochent à l’État de trop en faire pour organiser ce culte et de ne pas assez s’engager contre le port du voile... L’Observatoire a fait des recommandations après les attentats de janvier, par exemple pour le recrutement d’aumôniers de prison musulmans ou la formation des imams.
 > Lire aussi : L’observatoire de la laïcité presse l’État d’agir 
Il n’y a aucune raison pour que l’islam ne soit pas compatible avec la laïcité. Simplement, c’est une religion nouvelle en France et elle n’a pas les mêmes structures que d’autres cultes. Il faut l’aider à s’organiser comme tentent de le faire depuis des années les ministres de l’intérieur successifs. Les musulmans doivent se prendre eux-même en main et l’État se tenir à leurs côtés. Ce rôle est tout à fait conforme à notre conception de la laïcité.
 Voyez-vous dans la proposition de loi une mauvaise réponse juridique ou plus profondément l’expression d’un raidissement laïc ?
J.-L.B.  : Il s’agit d’un dévoiement de la laïcité dans une version intégriste, punitive et, même si ses promoteurs s’en défendent, anti-musulmane, anti-religions. Notre pays est traversé par des difficultés énormes. Un sondage récent révèle que seulement 22% des Français estiment que l’on peut faire confiance à quelqu’un qu’on ne connaît pas. Nous vivons dans une société de défiance avec les problèmes que l’on connaît d’emploi, d’intégration, de sécurité... Dans ce contexte de grandes tensions, une telle loi ne ferait que les aggraver alors qu’il faut savoir raison garder.
Avec un tel texte, on met le doigt dans un engrenage dramatique. On va ensuite légiférer sur les mamans qui accompagnent les sorties scolaires, sur l’université, sur les usagers des services publics, sur l’entreprise... Certains veulent normer la société, ce qui est le contraire de la liberté et de la diversité dans un monde moderne.
 > Lire aussi : L’observatoire se penche sur l’université 
 Quelles seraient les conséquences d’une telle loi sur le terrain  ?
J.-L.B. : Ce texte suscite beaucoup d’inquiétude dans le monde associatif et les structures socio-éducatives. La PPL vise l’ensemble des mineurs confiés à des centrés aérés, des colonies de vacances, des lieux de placement... Je fais tous les jours ou presque des visites, cette semaine encore en Seine-Saint-Denis ou j’ai rencontré 200 travailleurs sociaux. Éducateurs de rue, intervenants dans les réseaux d’éducation prioritaire, ils considèrent ce texte comme une grave menace sur leur manière de travailler.
J’ajoute que dans un climat ou beaucoup de religions perçoivent des attitudes laïcardes comme antireligieuses, ce texte suscite l’inquiétude des cultes. Nous les consultons actuellement dans le cadre de la préparation de notre rapport annuel. Nous avons reçu les protestants et les juifs la semaine dernière, le président de la conférence épiscopale, Mgr Pontier, mardi 10 mars. Ils se sont exprimés contre cette mesure qui aurait paradoxalement pour conséquence de renforcer les crèches privées confessionnelles musulmanes. Ce texte est dangereux pour la cohésion nationale, pour le vivre ensemble, il va accentuer le sentiment de discrimination des musulmans.
Recueilli par BERNARD GORCE

Aucun commentaire: