samedi 28 février 2015

témoignage - Kazakhstan 1992-1995 . commencement d'une relation d'Etat à Etat


Bertrand Fessard de Foucault
premier ambassadeur de France auprès de la République du Kazakhstan


à Monsieur François Hollande, président de la République






Kazakhstan 1992-1995
témoignage sur le commencement d’une relation d’Etat à Etat







Célèbre par le « transcaspien » de Ferdinand de Lesseps, par les deux principaux sites stratégiques de l’Union soviétique : Sémipalatinsk pour les essais nucléaires (également connu comme une des résidences forcées de Dostoiewski) et Baïkonour pour les lancements spatiaux (indiqué sur les cartes des années 1980-1990 à près de mille kilomètres de sa situation géographique réelle), enfin par l’assèchement de la mer d’Aral (culture intensive du coton en amont de l’Amou-Daria et du Syr-Daria ? ou résultats d’expérimentations d’armes chimiques ?), le Kazakhstan n’avait été visité que par les attachés culturels de notre ambassade à Moscou… et par le général de Gaulle, seul avec Maurice Couve de Murville et son aide de camp, invités à assister au lancement d’un engin spatial (à cette occasion, il est photographié coiffé d’un chapeau de paille…), quand Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères de François Mitterrand y vint ouvrir les relations diplomatiques d’Etat à Etat.

J’ai eu l’honneur d’ouvrir l’ambassade (alors à Alma-Ata, extrême sud-est du pays, à la frontière chinoise et sous le vent des essais nucléaires de la République populaire à 800 kilomètres de là), le président d’alors refusant pour m’y nommer le « candidat » du Quai d’Orsay, dont je n’ai jamais su le nom.

Je partis sans instruction ni fond de dossier que d’essayer une installation aussi commune que possible avec la représentation allemande. Le Conseil d’Etat avait refusé une « percée » en politique étrangère commune dont Roland Dumas avec son ami et complice Hans Dietrich Genscher avait eu l’idée, des ambassades communes aux deux pays. Nous essaierions, à défaut d’osmose, une unité d’action et un parler commun. Très vite, cette option s’avèra particulièrement opportune au Kazakhstan dont la population – en Juin 1992 – se répartissait principalement entre Kazakhs 40%, Russes 35% et Allemands 10% (installés sur la Volga par Frédéric II à la demande de Catherine II, puis déportés par Staline en 1942).

Les moyens humains et matériels de cette ouverture ne correspondaient manifestement à aucun dessein de la France sur ce pays où notre représentant devait également être accrédité à Bichkek, Douchambé et peut-être même Tachkent. Ni non plus à une pénétration commerciale à proportion de l’expansion économique d’une République la plus délaissée de l’Asie soviétique jusqu’à la fin des années 1950 et devenue l’objet des plus puissants investissements industriels et technologiques ensuite. La chance voulut que je fusse accompagné d’un attaché de défense au grand avenir, l’actuel général Bouchaud, déjà familier du renseignement et des télécommunications et qui plus tard a commandé en second au Darfour pour les Nations Unies, d’un conseiller économique et commercial, déjà éprouvé et doué d’un talent de grande proximité avec les entreprises de quelque taille qu’elles soient, Francis Bouquin, et d’un attaché culturel, ayant épousé une Kazakhe, Dominique Indjoudjian : tous trois russophones accomplis. En regard, seules, deux autorités à Paris privilégiaient le Kazakhstan : le gouverneur de la Banque de France, de la Rosière préférant une pluralité de signatures pour répondre de la dette soviétique et le ministre de la Défense, Pierre Joxe (son père, Louis, était notre ambasdsadeur à Moscou quand le général de Gaulle revint aux affaires en 1958) soucieux de la possible prolifération nucléaire voire du trafic des armes échappant au contrôle de Moscou, du fait des indépendances inopinées des Républiques fédérées. Un bilan des opportunités minières du Kazakhstan, notamment de métaux stratégiques ou rares comme le titane ou le bérhyl, ne put être obtenu du ministère de l’Industrie que l’été de 1994, soit deux ans après l’ouverture de notre représentation. La D.R.E.E. (direction des relations écoomiques extérieures à Bercy), alors souveraine pour l’octroi des crédits à l’exportation et de la garantie de la Coface), ne fit offrir aux hôtes de François Mitterrand venant en visite d’Etat, en Septembre 1993, que la moitié de ce qu’il était possible et même prévu par une partie de ses cadres. Quant au Trésor, il fut contraint de s’aligner sur son homologue allemand quand en tête-à-tête des deux présidents à l’Elysée, en Septembre 1992, Nursultan Nazarbaev se plaignit de la ladrerie française. Cause unique et décisive de ma nomination puisque je n’étais pas de « la carrière » mais seulement issu du corps de l’expansion économique à l’étranger, depuis ma sortie de l’Ecole nationale d’administration : les conversations et les correspondances directes et personnelles dont François Mitterrand m’honorait depuis Juin 1977, ce qui me donna la communication directe avec le président de la République pour des opportunités ou le traitement de sujets que nous jugions, mes collaborateurs et moi, importants contrairement à l’opinion de nos administrations respectives à Paris. Ainsi se « monta » un déjeuner de Nursultan Nazarbaev à l’Elysée, à son retour d’une première visite aux Etats-Unis (en Février 1994) pour qu’en dépit des avances prévisibles des Américains, le Kazakhstan reste ouvert à d’autres que l’unique superpuissance de l’époque. La confiante amitié de Pierre Bérégovoy depuis 1983 me donna aussi l’outil qui m’apparaissait décisif pour notre langue et pour notre influence : proposer de mettre sur pied une Ecole nationale d’administration ou des cadres publics.

Ce témoignage n’a évidemment pas pour objet principal de dénoncer un fonctionnement et surtout une étroitesse et une rigidité d’analyse de nos administrations quand il s’agit de nos relations avec l’étranger – puisqu’il faut espérer que cela a changé en vingt ans… Quant à l’avantage personnel de disposer, hors ces administrations, d’entrées et d’appuis qu’on peut croire décisifs, mon expérience a été concluante.

J’essaie ici de dire succinctement la chance et l’opportunité qui s’offraient à nous au Kazakhstan quand nous y arrivâmes officiellement. Sans avoir suivi nos relations bilatérales ni l’évolution de ce pays, depuis mon rappel intervenu en Février 1995 dans des conditions telles que le Conseil d’Etat annula en Novembre 1997 le décret pertinent – je crois  que cette chance et cette opportunité peuvent se présenter à nouveau selon la fin et la succession du régime de Nursultan Nazarbaev, et aussi selon l’évolution de l’extrême-ouest chinois.

Le Kazakhstan n’avait en 1992 aucune expérience de relations étrangères et hors les permis obtenus par Elf – dont le président, alors Loïc Le Floch Prigent,  était demandeur explicite d’une connaissance fiable des réseaux, circuits et processus de décision à Almaty d’autant qu’il venait de se séparer pour ce genre d’évaluation de son conseiller insuffisant dans les affaires chinoises – et deux importants marchés de constructions civiles prestigieuses portés par Bouygues, nous n’avions pas de pénétrantes dans le système local encore soviétique. Les séances du Soviet suprême de l’Etat nouvellement indépendante restaient à huis-clos jusqu’à ce que je parvienne, pour les plénières, à montrer l’intérêt de l’ouverture au public, dont le corps diplomatique – ma rapide accréditation m’en ayant donné le décanat quand les messagers turc et chinois de la première heure furent repartis. Et dès la préparation du voyage du président kazakh à Paris, à la suite de sa visite en Allemagne – en coincidence avec l’ouverture de nos relations diplomatiques – le choix apparut entre des relations directes ou selon l’entremise d’intermédiaires financièrement intéressés. L’équivalent de notre secrétaire général de la présidence de la République – Abikaev, directeur de l’ « appareil présidentiel » – souhaitait que nos relations échappent à la corruption, le programme de son maître à Paris en serait la démonstration. Le contraire s’organisa : Alex Moskovitch, ukrainien francisé par sa participation à la Résistance et au R.P.F. , chargé même dans les années 1950 de la police et de l’immobilier au Conseil municipal de Paris, quitta la France dans les « bagages » de Vinogradov et s’attacha à la carrière de Nursultan Nazarabev, prenant dès lors un pourcentage sur toutes affaires à conclure avec nous, notamment, sans cependant – ce que montra la concurrence Airbus-Boeing en haut lieu – nous laisser, même moyennant finances, l’exclusivité de son influence. Elle valait aussi à Paris, par la protection de Jean-Pierre Chevènement croyant lui devoir, quand il avait été ministre de la Défense, quelques renseignements sur les « avions furtifs » soviétiques : ainsi, le bi-national eut-il jusqu’à sa mort (bien après la fin de ma mission) accès aux télégrammes de notre ambassade. Ce personnage, pas de l’ombre, organisa le doublon des entretiens présidentiels en Septembre 1993 à Almaty, pour Alain Juppé, François Fillon et Gérard Longuet qui accompagnaient François Mitterrand depuis la Corée du sud : à l’insu du président français, et trouva son alter ego avec le fils de Charles Pasqua. La suite est dans l’actualité. Il procura aussi à Nursultan Nazarbaev dès l’été de 1992 une villa près de Saint-Tropez jouxtant celle de la personnalité lorraine. Sans que je sache si le jeu prospéra, le député puis sénateur de Montesquiou s’introduisit dans la relation franco-kazakh à compte manifestement personnel, à la première occasion d’une mission parlementaire.

En Juin 1992, deux évidences pour tout commencer.

Le Kazakhstan a la masse critique pour une indépendance véritable, c’est-à-dire une émancipation réelle vis-à-vis de Moscou, d’autant que – nos visites des principaux sites industriels, hors ceux du nucléaire et du spatial, nous en convainquirent – les investissements russes avaient pratiquement cessé plusieurs années avant l’implosion soviétique. Il dispose d’éléments décisifs pour imposer son point de vue à la métropole puisque les installations stratégiques de Moscou, et donc l’un des paramètres pour le rang mondial de la Russie, sont sur sol kazakh, ce qui est d’ailleurs reconnu par le grand partenaire qui a toléré la vente clandestine aux Américains des têtes nucléaires stockées au Kazakhstan, et puisqu’il constitue un des éléments les plus forts du « limes » vis-à-vis de la pénétration islamique et de la puissance chinoise.

Mais le Kazakhstan est enclavé géographiquement et commercialement. S’il se trouve d’autres partenaires – de poids – que la Russie, il s’émancipe. Les éventualités d’une évacuation du pétrole dont la production était potentiellement estimée, en 1992, à hauteur de celle du Koweit, par un système de compensation avec l’Iran évitant les transits vers la Turquie par la Russie méridionale ou des pays tiers, ainsi que la discussion du statut de la mer Caspienne – mer ou lac ? – furent en gestation pendant toute ma mission. L’Amérique devait finalement financer des tracés contrôlés par Moscou. L’investissement dans l’extraction de métaux stratégiques et pas seulement dans l’or pouvait relayer le désintérêt passager de la Russie et assurer l’indépendance de la France et de l’Europe vis-à-vis des Etats-Unis, et certainement pour des prix inférieurs à ceux imposés dans l’ambiance atlantique. Nous nous y refusâmes. De même que la direction d’Elf à l’époque, ainsi que Total arrivant, ne varièrent pas dans leurs certitudes de localiser les gisements pétroliers, seulement à Aktioubinsk ou au large d’Atyrau en mer, alors que l’ambassade était constamment approchée, cartes géologiques à l’appui annotées depuis les années 1950, nos relations nous préférant à la plupart des autres prospecteurs et intérêts.

La personnalité et l’autorité de Nursultan Nazarbaev constituaient le second élément – déterminant – pour l’établissement de notre partenariat. L’expérience de trente mois, de nombreuses conversations avec des responsables en place ou y ayant été, dans « l’intérieur » du pays et dans la capitale d’alors, une relation assez personnelle et aussi l’observation du président en séances du Soviet suprême auxquelles la Constitution de l’époque, même après révision, lui permettait de participer avec des votes sensibles pour l’adoubement notamment des membres du gouvernement ou des directeurs de grandes institutions, me confirmèrent ce que les événements d’Août 1991 avaient montré au monde. Les points forts du système soviétique étaient ceux-là même que les spécialistes occidentaux – dont Hélène Carrère d’Encausse – prétendaient les points faibles : le système ne s’effondra pas en Asie, mais en Europe, dans les pays baltes et dans tout ce qui avait été établi en collusion avec l’Allemagne nazie. L’évolution pensée par Mikhaïl Gorbatchev laissait à ce dernier la politique extérieure et la présidence de l’Union, mais le fonctionnement du parti et la politique intérieure seraient confiées à un hallogène : Nursultan Nazarbaev. Cette dimension n’avait pas échappé à François Mitterrand qui le rencontra au sommet de la CSCE en Scandinavie, en Juillet 1992 : les deux présidents se prirent alors d’estime.

La réalité de l’époque n’était pas cependant pas d’un pouvoir invulnérable. A la tête du gouvernement du Kazakhstan dès 1986, Nursultan Nazarbaev pris parti contre l’opinion populaire et notamment celle de la jeunesse étudiante quand Moscou voulut imposer à la tête du PC local – pour succéder au très populaire Kounaev – un inconnu, Russe de surcroît. Le nationalisme kazakh, patent lors de la révolution bolchevique, puisqu’une indépendance éphémère avec une capitale au centre de gravité du pays (Kzyl-Orda) fut proclamée, réprimée ensuite et que la mémoire collective est celle d’une famine organisée pour le génocide des Kazakhs dans les années staliniennes, trouva l’occasion de se manifester. Je suis certain que ce nationalisme demeure, qu’il sépare le président régnant de la population et même des élites kazakhes. Dans les commencements dont j’ai été témoin, deux faits ont signifié le choix du président contre le sentiment populaire. Le premier a été – en débat parlementaire laborieux – le changement de la date pour la fête nationale. La proclamation de l’indépendance en 1991 se fit à l’anniversaire du massacre des étudiants en Décembre 1986, zélé par le chef du gouvernement pour défendre le choix de Moscou dans la succession de Kounaev à la tête du parti. Sous prétexte du froid sibérien compliquant une commémoration trop hivernale, la date de l’autonomie interne acquise en Octobre 1991 fut préférée. Le second événement a été le choix de transférer la capitale – de l’extrême sud-est qui marquait la volonté des Tzars d’avancer vers l’Inde – à la quasi-frontière de la Russie, en zone « cosaque », et de choisir Astana, alors Akmola, mais longtemps Selinograd, chef-lieu des « terres vierges » et en fait territoire du goulag. Le siège du pouvoir ainsi situé peut aussi bien signifier une veille kazakh vis-à-vis de tout séparatisme en faveur de la Russie : les deux pays divergeant, dans leurs opinions nationales, sur la position de la frontière bien plus au nord selon le Kazakhstan, bien plus au sud selon la Russie… qu’une garantie donnée à Moscou sur la proximité du partenaire kazakh. Proximité décisive alors que l’Ukraine fait défaut.

Le destin semblait hésiter entre 1992 et 1995. Sans rival à l’intérieur – sinon, peut-être, le très populaire et médiatique fondateur du mouvement anti-nucléaire Nevada-Semipalatinsk, l’écrivain (publié en traduction chez Gallimard, Oljas Souleimenov) – Nursultan Nazarbaev est également débarrassé des structures et habitudes collégiales, de plus en plus démocratiques à la tête de l’Etat, à mesure que Mikhaïl Gorbatchev avait changé l’ambiance et l’emprise du PCUS. La direction n’est pas encore monocratique, mais elle montre en fin de ma période des tendances à privilégier la parenté, ce qui amènera ensuite aux revirements connus. L’alliance matrimoniale se prépare avec l’homologue ouzbek. La santé du président n’apparaît pas tout à fait certaine : des examens à plusieurs reprises, non publiés, à Vienne (Autriche) peuvent interroger. Les relations extérieures ne sont pas encore définies. La dissolution unilatérale et sans préavis de la zone rouble embarrasse – en Août 1993 – le Kazakhstan. Nursultan Nazarbaev doit intervenir dans la nuit à la télévision pour expliquer la naissance du tiengué, toute la question n’étant pas vraiment celle-là mais la circulation résiduelle du rouble. Un scenario à la yougoslave (Belgrade en Juin 1991 à quelques jours des payes mensuelles dans les Républiques fédérées, signifie que l’approvisionnement des banques en billets, ailleurs qu’en Serbie, n’est plus assuré : c’est le casus belli en Slovénie et en Croatie). Le siège de la Douma et la façon de coup d’Etat à Moscou quelques mois plus tard fait appréhender que l’exemple soit suivi à Almaty, d’autant qu’à la suite des élections législatives l’ancien président de l’Assemblée passe à l’opposition. Tout reste larvé, la presse est censément libre et pluraliste mais la Pravda locale, sous contrôle gouvernemental, a seule une véritable diffusion. Les partis peuvent se former librement, y compris l’ancien parti communiste devenu parti socialiste. Le Premier ministre, d’origine ukrainienne, laissé en place pendant les deux premières années de l’indépendance, est remplacé inopinément, puis son successeur aussi : ils sont kazakhs, la nouvelle Constitution impose que le président de la République ait pour langue maternelle le kazakh, mais l’idiome quotidien et la rédaction de tout texte sont le russe. Ces équilibres identitaires sont moins marquants – pour l’étranger et l’observateur que je suis – que l’évident loyalisme des ethnies minoritaires, notamment les Russes et les Allemands. Les premiers ont égalité de chances de carrière gouvernementale et administrative avec les Kazakhs. Il est vrai que ces derniers n’ont qu’une majorité relative sur les Russes, même si d’années en année elle se renforce. L’émigration russe et surtout allemande inquiète le pouvoir : les Allemands « tiennent » l’agriculture au nord, et les Russes les grandes compétences industrielles. S’il n’y a pas d’équilibre des pouvoirs, si le monisme caractérise le système puisque physiquement le président fait partie de l’assemblée unique – à l’époque – il y a débat public au Soviet suprême, des nominations sont refusées et la conversation avec les responsables – y compris les militaires et ceux qui dirigent le renseignement – ne sont pas en langue de bois.

La France a alors un beau jeu. Elle n’est pas suspectée comme l’Allemagne d’amoindrir les capacités du pays par l’émigration de sa nationalité qu’elle subvention selon la Loi fondamentale de 1949 sur le retour à la nationalité ancestrale, suspicion  accentuée par le fait que l’aide au départ porte souvent sur un nouvel établissement non pas en République fédérale, mais dans l’ex-Prusse orientale, l’oblast de Korolev. Elle entretient une coopération scientifique et technique dans les domaines nucléaire et spatiaux, mais c’est à ce propos que nous refusons – malgré tous mes efforts pour convaincre sinon « Paris », le Quai d’Orsay, du moins les ministres compétents – une relation non soumis à Moscou. Il s’agit de traiter directement avec le pays territorialement souverain, les lancements nous concernant à Baïkonour et d’offrir aux Kazahs le partenariat de Kourou. Il peut s’agir aussi de faire davantage sur certains sites nucléaires, notamment sur la Caspienne. Dès le début de ma mission, invité par les Kazakhs à voyager dans leur avion pour le tir d’une fusée emportant un de nos compatriotes, pas encore notre cosmonaute féminin à laquelle s’intéresse beaucoup le chef d’état-major kazakh, je sens très vivement la frustration de mes hôtes de n’être pas chez eux à Leninsk et à Baïkonour ; ils ne le sont pas davantage à Semipalatinsk. Certains autres sites non loin d’Astana, que nous n’avons pu alors visiter, sont encore plus fermés à l’étranger ainsi qu’à,la souveraineté du Kazakhstan, alors que l’ensemble est seulement sous location et moyennant de fortes redevances. A mon époque. Henri Currien que j’ai pratiqué pendant la cohabitation 1986-1988 et que j’aurais vu comme Premier ministre de conciliation nationale en 1988, accepte de dialoguer sans les Russes avec la délégation kazakhe. Mais du côté français, les gérants de ces journées et de la suite des coopérations tandis que changent les statuts internationaux, sont le nouvel ambassadeur à Moscou – Pierre Morel – qui est accrédité dans toutes les Républiques anciennement fédérées où nous n’envoyons pas un représentant ad hoc (ainsi la Moldavie aux frontières de la Roumanie, ou Bichkek à pas deux heures de voiture d’Almaty) et Anne Lauvergeon, secrétaire général adjoint à l’Elysée. L’ouverture n’a pas lieu, une alternative à l’emprise russe, alternative au moins partielle et à l’essai, n’est pas offerte au Kazakhstan, alors que cela nous était possible et que c’était souhaité. Suivre une visite de centrale à Aktau avec la délégation française convainc vite qu’il n’y a pas eu d’intimité ni personnelle ni scientifique contrairement à la supposition des voyages et des financements.

Tout se passe – à l’époque – comme si nous n’imaginions pas que la dissolution de l’empire soviétique puisse conduire aussi à une décolonisation russe. Nous ne le souhaitons pas comme si contribuer à l’indépendance du Kazakhstan risquait de nous brouiller avec Moscou que nous supposons et voulons seul maître des coopérations que nous voulons mais n’avons pas – me semblait-t-il alors – beaucoup poussé malgré la « percée » diplomatique éclatante opérée par le général de Gaulle à partir de 1966.

Nous ne sommes pas les seuls à pousser les Kazakhs dans les bras russes au lieu de les attirer dans les nôtres, s’ils hésitaient vraiment. L’obligation que les « Occidentaux » font au Kazakhstan, en concertation mutuelle constante, de signer et ratifier le traité de non-prolifération nucléaire conduit forcément celui-ci à s’interroger sur qui le protègera d’une tierce puissance nucléaire, singulièrement la Chine. La réponse est univoque puisque les « Occidentaux » ne répondent pas, surtout les Etats-Unis, devenu à pas trop de frais et sans négociation internationale, la surpuissance nucléaire par l’acquisition du potentiel russe resté au Kazakhstan. A l’automne de 1994, le protectorat de Moscou est donc souhaité, l’heure est passée, la Communauté des Etats indépendants se négocie et le Kazakhstan en est fervent, ce qu’il n’était pas deux ans auparavant. Le régime de Boris Eltsine n’a pas de quoi inquiéter qui que ce soit, on s’ingénie au contraire à renforcer financièrement et économiquement la Russie en même temps qu’on enseigne dans tout l’ancien empire soviétique tout l’intérêt de privatiser. A l’un de mes premiers transits par Moscou vers la France, je fus abordé juste avant de passer la police par un inconnu me remettant une grosse enveloppe à exploiter quand je serai à Paris, comment savait-il ma qualité d’alors. C’étaient l’état de l’ex-flotte soviétique en mer Noire et notamment dans les ports de Crimée. Je remis les photographies au cabinet, rue Saint-Dominique sans commentaire ni communication pour les couvrir.

Je veux conclure. Malgré des intuitions et des bonnes volontés – Pierre Bérégovoy, peut-être à cause de ses racines personnelles, eut seul au gouvernement une projection précise vers les pays de l’Est et les anciennes Républiques fédérées, son institution ad hoc, la MICECO – nous n’avons pas « mis le pied dans la porte » quand implosa l’Union soviétique. La question était double mais d’un seul mouvement, d’un seul tenant. Contribuer à l’émancipation des anciens satellites, dont, avec l’Ukraine, le Kazakhstan était le plus important en potentialités économiques, en acquis sur place, en géographie militaire. Faire naître une osmose avec les pays démocratiques européens. La Russie était défaillante à tous égards entre 1992 et 1995, le régime intérieur du Kazakhstan n’était pas encore une dictature (laquelle s’installa en 1995 avec une « prorogation » du mandat présidentiel et commença par des éliminations en douceur : des postes à l’étranger, à commencer par Oljas Souleimenov à l’Unesco…, puis Joukeev, le renseigement et la sécurité, à Tokyo… Abikaev à Londres, et ainsi de suite jusqu’à plus mortifère). C’était le moment. Nursultan Nazarbaev n’avait plus de partenaire, de sa trempe et de sa formation à Moscou et n’en a retrouvé qu’avec Poutine, lequel sut admirablement proposer une C.E.I. sur soi-disant le modèle européen… l’évolution de la Chine n’était pas encore sujet de préoccupations frontalières… François Mitterrand l’intéressait beaucoup : un sage et la France où bien des Kazakhs avaient émigré, dans des conditions rocambolesques, pour participer à notre Résistance.

Notre attaché de Défense et moi avons au moins laissé sur place ce qu’il appartenait à la France de saluer : le souvenir honorable des « malgré-nous », plus de mille inhumés à Spassk, au sud de Karaganda morts de force à la façon dont l’Allemagne les avait requis et de fatigue comme tous les déportés de Staline [1]. L’expérience a montré à toute notre première équipe de pionniers à Almaty que les gens du Kazakhstan – hommes et femmes, patriotes au possible – nous comprennent à mi-mot quand il s’agit de travailler, d’extrême confiance mutuelle, ensemble. Ce qui est loin de l’indifférence parisienne et de l’analyse conservatrice de notre ambassade à Moscou, à l’époque : la chute de l’U.R.S.S. devait ne rien changer. L’unité allemande (en fait l’absorption d’une République par une autre, payée de l’abandon définit d’un tiers du territoire de 1913) et donc l’émancipation mentale des dirigeants d’outre-Rhin, étaient déjà beaucoup à accepter. Les dialectiques et menaces actuelles sont nées de notre inertie en 1992-1995. Particulièrement au Kazakhstan. C’est à l’écho quasi nul suscité à Paris par l’ambassade qu’on avait voulu pourtant ouvrir là-bas, au pied des monts Staline, que cette inertie pouvait quotidiennement se mesurer pendant la mission que j’eus l’honneur diriger alors.

La steppe kazakhe, immense, est vivante, pas seulement par la traversée improviste de troupeaux d’ovins, intense de présence comme une inondation arrivant puis allant plus loin, mais du fait d’une sorte d’émancipation de l’humain et du végétal, chacun persistant sans racine, qu’aérienne, spirituelle. Nous – la France, organisée, ancrée en histoire et en géographie depuis un millénaire et demi – sommes-nous capables d’une telle vie, dont le critère est l’accueil ?



Dimanche 30 Novembre . Lundi 1er Décembre 2014




[1] - en prévision de la visite de Nicolas Sarkozy à l’automne de 2009, notre ambassadeur à Astana jugea « politiquement incorrect » le maintien de la stèle que Guy Bouchaud et moi avions érigée sur le site, geste à nos frais personnels faute que le Département, dûment averti à l’avance et rappelé à ses instructions d’honorer toute mémoire française au Kazakhstan, qu’avaient imité une vingtaine d’autres pays : des Baltes au Japon… Les Dernières Nouvelles d’Alsace, saisissant l’opinion, eurent aussitôt raison de ce zèle

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