jeudi 3 avril 2008

relations entre catholiques et musulmans - témoignage de Philippe Barbarin, cardinal archevêque de Lyon - 3 Avril 2008

J'ai rencontré en Juillet 2003 Philippe Barbarin, en compagnie de ma femme. Nous venions l'entretenir de finances solidaire et de placements éthiques. Il nous accueillait en bras de chemise, la fin d'une journée longue, et prenait des notes sur un cahier d'écolier. Sur la même place au haut de Fourvière, sa basilique toute blanche d'avoir été ravalée. Homme concret, précis, sans doute d'extraction modeste, à l'aise autant en pastorale qu'en considération de l'argent. Un homme rare, et comme son prédécesseur, prématurément emporté, Paul-Marie Billé que j'avais également rencontré, il a à dire sur l'Islam et l'Eglise tel qu'ensemble ils vivent au confluent de la Saône et du Rhône. C'est plus clair que le texte d'un rédacteur en chef adjoint du Corriere della Serra, qu'il eût mieux valu baptiser dans la modestie de l'anonymat, cérémonie d'Eglise certes mais respectueuse par affection de tous, de ce que d'autres pouvaientr ressentir dans leur culture et dans leur fierté.
Les relations avec l’islam à Lyon, par le card. Barbarin
Congrès international sur la Miséricorde divine
ROME, Jeudi 3 avril 2008 (ZENIT.org) - « Le dialogue interreligieux traverse actuellement des moments très difficiles (...) Mais nous n'avons pas d'autre choix que de continuer sur la voie que nous avons tracée ensemble, et qui nous mènera vers un monde où nous pourrons vivre justement, tranquillement et paisiblement ensemble », écrit un responsable de l'Islam à Lyon, cité par le cardinal Barbarin ce matin à Rome.
Le cardinal archevêque de Lyon, Primat des Gaules, Philippe Barbarin, a en effet présenté ce matin, 3 avril, en la basilique Saint-Jean du Latran, un témoignage de la vie de la miséricorde dans les relations avec la communauté musulmane de ce diocèse. Voici le texte intégral préparé par le cardinal Barbarin, avec l'aimable autorisation de l'auteur.
Le cardinal Barbarin est intervenu dans le cadre du deuxième jour du premier congrès apostolique mondial sur la Miséricorde divine, héritage spirituel de Jean-Paul II.
Un témoignage sur les relations entre chrétiens et musulmans à Lyon
par le cardinal Philippe BARBARIN

Le thème de la miséricorde, dont les racines bibliques sont profondes, a donné lieu à un riche enseignement théologique dans la tradition chrétienne. Personnellement, je trouve qu'il mérite d'être remis à l'honneur aujourd'hui, dans notre Eglise. Je le dis avec une insistance particulière pour l'Eglise de France où ce mot, malheureusement, a reçu des connotations mièvres et condescendantes, de sorte qu'on l'évite dans le langage théologique et même dans les traductions liturgiques. Ainsi, par exemple, le mot grec eleos revient deux fois dans le Benedictus (Luc 1, 72 et 78) et dans le Magnificat ( vv. 50 et 54) que nous chantons chaque matin et chaque soir, mais à l'inverse des traductions espagnole, allemande ou italienne, qui n'hésitent pas à le rendre par « miséricorde », la traduction française l'esquive, et lui préfère le mot « amour ».
Cette redécouverte de la miséricorde est d'autant plus importante que c'est un thème majeur dans notre dialogue avec les autres religions, en particulier avec le judaïsme et l'islam. Les juifs, en effet, savent qu'ils ont été choisis par Dieu, en vue de l'accomplissement d'une mission : être des serviteurs de la miséricorde de Dieu parmi toutes les nations. Les raisons de ce choix ne viennent pas de qualités qui les distingueraient des autres nations ; elle demeurent pour toujours dans le secret de Dieu. Mais ce choix donne au peuple juif une place à part et lui impose une grande exigence spirituelle. Pour nous chrétiens, qui héritons de la mission confiée au peuple saint, lorsque, par le baptême qui fait de nous les membres du corps du Christ, nous recevons l'israelitica dignitas, nous avons à poursuivre l'œuvre du Bon Samaritain qui s'est penché sur l'humanité laissée sur le bord de la route, à l'état de cadavre. Par son ministère et toute sa vie, Jésus, le Fils Bien Aimé, en qui le Père a mis tout son amour (cf. Mat 3, 17), nous révèle le mystère d'un amour « tenu caché depuis les siècles en Dieu » (Eph 3, 9).
Chez les musulmans, il est frappant de voir que parmi les quatre-vingt-dix-neuf noms divins, ceux qui sont le plus utilisés sont justement « le Très Miséricordieux » (Ar-Rahman) et « le Tout miséricordieux » (Ar-Rahim), toujours liés à celui d'Allah. Ces deux noms reviennent chacun deux fois dans la première sourate du Coran (la Fatiha) que le musulman répète dix sept fois chaque jour, au cours de ses cinq prières quotidiennes.

Une expérience lyonnaise.
Le témoignage que je vais maintenant vous livrer est celui d'une expérience qu'il m'est donné de vivre à Lyon avec la communauté musulmane. Elle a connu son point culminant lors d'un voyage en Algérie, et particulièrement au Monastère de Tibhirine, en février 2007. Mais avant d'en venir au récit de ce « pèlerinage », je voudrais présenter quelques aspects du dialogue et de l'amitié que nous vivons depuis plusieurs années. Le thème de la miséricorde y tient une grande place et sans doute en est-il même la source.
Dès sa première visite à l'archevêché, lorsqu'il est venu se présenter comme nouveau Président du Conseil Régional du Culte Musulman (C.R.C.M.), le Pr. Azzedine Gaci m'a parlé de sa foi et de son amour de Dieu avec tellement de droiture et de simplicité que cela m'a encouragé à lui poser une question très difficile que je n'avais encore jamais osé soumettre à un responsable musulman. Chaque année, parmi les quatre-vingt ou cent adultes de mon diocèse qui écrivent pour demander le baptême, il y a environ une dizaine de musulmans. Souvent, une jeune fille ou une jeune femme me confie que son père ou son frère lui a dit qu'il la tuerait, si elle se faisait baptiser. Certes, c'est toujours une souffrance dans une famille lorsqu'un de nos proches décide de changer de religion (chez les Juifs et les chrétiens aussi), mais de là à le menacer de mort, il y a de la marge ! A cela, il m'a répondu que c'était inadmissible, et que le cheminement spirituel de chacun devait absolument être respecté. Je lui ai alors fait remarquer que c'était écrit dans le Coran, et il m'a expliqué que ces menaces et ces violences venaient d'une interprétation erronée du texte. Je lui ai dit qu'il est difficile pour l'archevêque de Lyon d'inviter des musulmans à désobéir à la lettre du Coran, et lui ai demandé s'il expliquait cela lui-même à ses communautés. Et il m'a assuré qu'il le faisait.
Azzedine Gaci m'a plusieurs fois exprimé son accord profond sur les prises de position de l'Eglise concernant le respect de la vie, les nouvelles biotechnologies. « A chaque fois que je lis un texte de vous sur ces questions, m'a-t-il confié, je peux dire que je le signerais sans hésiter, moi aussi ». Il admire la clarté de notre doctrine sur le début et la fin de la vie, sur la fidélité, les questions de la sexualité, de la bioéthique... et il a voulu savoir si les couples catholiques se conforment à l'enseignement de l'Eglise au sujet de la contraception.
Peu de temps après, il m'a invité à l'inauguration de la Mosquée Othmane à Villeurbanne, dont il est le Président. Plusieurs ministres et responsables politiques et religieux étaient là, et c'est lui, Azzedine Gaci, qui a commencé la longue série des discours. Après avoir accueilli tous les invités, il a souhaité s'adresser surtout aux membres de sa communauté. « Mes frères musulmans, leur a-t-il dit, pourquoi parlons-nous toujours de nos prières et du jeûne du Ramadan, au lieu de témoigner que le cœur de notre foi, c'est l'amour de Dieu ? Regardez les chrétiens, dès qu'ils ouvrent la bouche, on voit à quel point ils aiment Jésus. Je voudrais dire à mes frères musulmans que lorsque nous parlons de notre foi, il faut que l'on sente d'abord l'amour de Dieu qui nous habite. »
Une année, au début du ramadan, il a envoyé un message électronique à ses amis où il ne disait pas un mot du jeûne. Ce mois, nous expliquait-il, est consacré à la miséricorde. Nous prions pour demander le pardon de nos péchés et pour obtenir que tous les hommes soient purifiés. Je propose à ceux qui le désirent de s'unir à notre démarche spirituelle par la prière suivante : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Et comme je lui faisais remarquer que ce sont des paroles de Jésus dans le Notre Père, il m'a répondu : « Oui, je sais bien, mais c'est la plus belle prière pour le pardon que je connaisse ! »
Lors d'une de ses visites à l'archevêché, alors que nous étions déjà devenus plus familiers l'un de l'autre, et disons-le simplement, vraiment amis, Azzedine m'a interrogé sur la Trinité : « C'est un sujet sur lequel j'aimerais vous entendre, car les musulmans disent parfois que les chrétiens sont incohérents de professer leur foi en un Dieu unique, alors qu'ils parlent des trois personnes du Père, du Fils et du Saint Esprit. Mais moi, je vous connais, Monseigneur, et je sais bien que votre foi n'est pas incohérente. Expliquez-moi la Trinité, s'il vous plaît. » Je lui ai répondu que ce complément d'objet direct allait mal avec le verbe « expliquer », puis je me suis lancé... comme j'ai pu ! Si nous disons que nous croyons « en un seul Dieu », c'est que telle est bien notre foi, et nous souhaitons être respectés dans notre Credo : il n'y a qu'un seul Dieu. Mais la puissance de ce Père « tout puissant, créateur du ciel et de la terre » n'est pas celle de Jupiter, ni celle d'un bloc de béton. Le message essentiel de la Bible est que « Dieu est Amour » (1 Jean 4, 8). Or le propre de l'amour, c'est de se donner et d'être fécond. Nous contemplons l'éternel échange de cet amour en Dieu. Et nous appelons « Père », Dieu qui se donne ; il est la « source de toute divinité ». Le Fils est Dieu qui se reçoit tout entier du Père, et l'Esprit Saint est la circulation de cet amour entre le Père et le Fils, leur « communion d'amour ». Pauvres mots, pour dire le trésor de la foi chrétienne ! J'ai eu le sentiment d'être écouté en profondeur ; mon interlocuteur voulait percevoir la logique interne de la foi chrétienne. Son seul commentaire a été : « Je savais bien que ce serait très beau ! »
A la fin de l'année 2006, il est allé faire le pèlerinage de La Mecque. C'est un événement spirituel majeur dans la vie d'un musulman, qui fait de lui un « hadj ». Peu de temps avant son départ, il m'a appelé pour se recommander à ma prière, afin que Dieu lui permette de vivre un bon pèlerinage. Et il est vrai que, dans les semaines suivantes, il revenait souvent dans ma prière. Je demandais au Seigneur de lui accorder tous les dons qui lui sont utiles pour progresser dans l'amour de Dieu et le service de ses frères. A son retour, il m'a déclaré qu'il avait aussi souvent prié pour moi, durant ce pèlerinage.
Récemment, j'ai dû subir une intervention chirurgicale, et il m'a envoyé plusieurs messages de compassion avant et après l'opération : « Guérissez vite, et complètement. C'est important pour les catholiques, mais aussi pour nous, les musulmans, que vous reveniez en pleine forme. » Parallèlement, comme il me partageait quelques épreuves personnelles qui l'affectent beaucoup et le découragent de poursuivre sa responsabilité dans la communauté musulmane de notre Région Rhône Alpes, je lui ai parlé de la même façon : « Ne vous laissez pas aller au découragement, poursuivez votre mission. C'est très important pour les musulmans, mais aussi pour nous, les catholiques ! »
Le pèlerinage à Tibhirine
Venons-en maintenant à l'aventure exceptionnelle qu'il nous a été donné de vivre l'an dernier en Algérie. En visionnant un jour une cassette sur le Monastère cistercien de Tibhirine, Azzedine Gaci a été très touché par le témoignage du Frère Luc, le plus ancien de la communauté, un médecin qui soignait gratuitement tous les gens de la région. Il est venu me trouver et m'a dit: « Cet homme avait donné sa vie à l'Algérie et il l'a offerte en sacrifice. L'enlèvement, l'assassinat des sept moines de Tibhirine est une monstruosité. Accepteriez-vous d'y aller avec moi pour prier et demander à Dieu son pardon ? ».
J'ai demandé à M. Gaci pour qui nous allions prier. Il m'a répondu : « Pas pour les moines ; eux, ils sont certainement déjà au paradis. Mais nous irons demander à Dieu sa miséricorde pour les assassins, car ces événements se sont passés il y a à peine plus de dix ans, et ces hommes sont sans doute encore vivants. Il faut obtenir de Dieu qu'Il leur fasse miséricorde et qu'Il change leurs cœurs. » Les choses étant ainsi présentées, j'ai répondu : « Si vous partez demain, je vous accompagne. »
Nous avons alors constitué deux délégations, musulmane et catholique, de huit personnes chacune, et organisé le voyage avec l'aide du gouvernement et de l'Eglise d'Algérie. Il s'est déroulé du 17 au 21 février 2007. Une dizaine de journalistes nous accompagnaient, de sorte que nous formions un groupe varié et amical d'un peu plus de vingt cinq personnes, mais la majorité d'entre nous avons vécu ces journées comme un vrai pèlerinage.
L'implication du gouvernement algérien a donné à notre déplacement une dimension officielle. Les Walis (préfets) des villes traversées, l'Université Emir Abd el Kader de Constantine, l'Ambassadeur de France, le Président des Oulémas et celui du Haut Conseil Islamique, le ministre des Affaires religieuses lui-même nous ont reçus avec beaucoup d'égards, mais cela n'a pas empêché de garder à cette démarche sa dimension fraternelle et spirituelle. Mgr Gabriel Piroird, évêque de Constantine, était là pour nous attendre à l'aéroport d'Annaba et nous a accompagnés jusqu'à notre départ de Constantine, puis Mgr Teissier, archevêque d'Alger, a pris le relais dès notre arrivée dans la capitale, et jusqu'à la fin du séjour. Les temps forts ont été les rencontres avec les communautés chrétiennes de Constantine et d'Alger, l'évocation de saint Augustin à Annaba - où j'ai lu devant tous le début des Confessions, merveilleuse hymne à la grandeur de Dieu -, un temps de prière devant la tombe de l'Emir Abd el Kader à Alger, dans plusieurs mosquées et lieux historiques de l'Islam, et surtout le sommet du voyage, à Tibhirine.
Les conversations quittaient rapidement le terrain protocolaire pour aller au cœur de la foi. Ainsi, le Docteur Bouabdellah Ghlamellah, Ministre des Affaires religieuses, n'a pas craint de se lancer dans un témoignage personnel sur l'importance de la prière et la façon dont il la vit. Il nous a indiqué qu'il devait en grande partie son chemin spirituel à son maître, le cheik Abderrahmane Chibane, Président de l'Association des Oulémas. Celui-ci venait de nous accueillir à Mohammadia avec délicatesse et grande attention, et de nous expliquer la place et l'autorité des Oulémas dans la communauté musulmane d'Algérie. Le Président du Haut Conseil Islamique, le Professeur Cheik Bouamrane, docteur en philosophie, nous avait présenté sa conception du dialogue interreligieux en des termes comparables à ceux utilisés par le P. Yves Congar, il y a soixante dix ans, pour parler du dialogue œcuménique : il ne faut porter aucun jugement sur la religion d'autrui avant de l'avoir écouté expliquer lui-même, de l'intérieur, sa foi et ses pratiques.
Il me semble que c'est dans cet esprit que se développent nos rencontres en région lyonnaise. Chaque année, le Recteur de la grande Mosquée de Lyon, M. Kamel Kabtane, organise, durant le mois du ramadan, des conférences à trois voix pour comparer les conceptions juive, chrétienne et musulmane de la Révélation, de la prière, du prophétisme, du jeûne...
Tout cela n'empêche pas les questions et remarques critiques, qui conduisent à un vrai dialogue, dont le critère ultime me semble être celui de la miséricorde. Lorsque j'ai dit, par exemple, à l'un des jeunes imams qui participait au voyage que nous étions choqués par l'aspect démonstratif du jeûne ou de la prière dans l'Islam (avec les horaires publiés ou le chant du muezzin), alors que Jésus nous enseigne de pratiquer tout cela « dans le secret » (Mat. 6, 2-18), il m'a expliqué comment le Coran insiste aussi sur le secret, mais que la dimension visible et communautaire aide à la pratique intérieure. J'ai trouvé cela pertinent, notamment à propos du jeûne qui, sous prétexte de rester secret, risque quasiment de disparaître dans la pratique des catholiques, aujourd'hui. Il m'a dit que le Coran reprenait la phrase de Jésus à propos de l'aumône (« Que ta main gauche ignore ce que donne ta main droite » Mat. 6, 3), mais il a ajouté : « Pourtant, on nous apprend aussi qu'il faut donner aux mendiants, car que serait notre société, a-t-il ajouté, si l'on ne voyait jamais personne s'arrêter près d'un pauvre dans la rue, lui parler et lui faire un don ? » Ces réflexions, qui m'ont semblé fines et justes, ont inspiré mon homélie, au soir même de notre retour, le mercredi des Cendres, dans la Primatiale saint Jean.

Nous sommes partis d'Alger un matin sous escorte, en direction de Tibhirine, et, avant d'atteindre le monastère, nous nous sommes arrêtés à proximité du lieu où douze Croates avaient été assassinés quelques mois auparavant, puis à l'endroit où les têtes des moines ont été retrouvées suspendues aux branches d'un arbre, dans des sacs en plastique. D'un commun accord, nous avions décidé de ne pas nous exprimer dans les médias ce matin-là, et, en arrivant, nous nous sommes immédiatement rendus sur les tombes.
Mgr Teissier et le P. Jean-Marie Lassausse, qui vit sur place trois jours par semaine, nous ont présenté les lieux et leur histoire. Un passage du Coran a été lu, puis le récit du lavement des pieds en Jean 13, un texte du Frère Christophe et un autre du Frère Christian, le Prieur assassiné. Le silence, un rayon de soleil dans le froid, un chant d'oiseau nous ont préparés à la double prière de la Fatiha et du Notre Père. Comme je m'attardais près de la tombe du Frère Christophe, Azzedine s'est approché de moi et m'a attiré vers celle du Frère Luc, en me disant : « C'est lui, le vrai initiateur de ce voyage. »
Nous avons ensuite visité le monastère et dans la salle de communauté, j'ai donné aux membres de la délégation musulmane un Nouveau Testament, comme A. Gaci nous avait offert, au début du voyage, une nouvelle édition du Coran à laquelle il avait collaboré. J'ai remis aussi à chaque musulman la Lettre des Martyrs de Lyon, en expliquant que les Lyonnais, il y a plus de dix-huit siècles, n'avaient pas non plus bien accueilli les chrétiens, qui venaient alors d'Asie mineure. Puis, j'ai annoncé que nous allions célébrer la Messe dans la chapelle des moines, et qu'une petite collation était préparée pour ceux qui ne souhaitaient pas y assister. A ce moment-là, Azzedine Gaci a dit qu'il voulait y assister et plusieurs membres de la délégation musulmane l'ont suivi. Le P. Christian Delorme ne parvenait pas à maîtriser son émotion en lisant l'Evangile. En guise d'homélie, j'ai lu celle que Christian de Chergé avait donnée en ce lieu pour son dernier Jeudi saint.
Outre les échanges constants entre les membres de nos deux délégations durant les trajets et les repas, il y a eu des prises de parole plus officielles et surtout, le dernier jour, au retour de Tibhirine, une rencontre ouverte au public à la Bibliothèque Nationale, à Alger, qui a rassemblé plus de trois cents personnes. Animée par le responsable des lieux, elle a commencé par trois brefs exposés de Mgr Teissier, d'Azzedine Gaci et de moi-même sur le même sujet : Comment voyez-vous l'avenir des relations islamo-chrétiennes ? Puis, lorsque la parole a été donnée à la salle, quelqu'un a exprimé sa difficulté à accorder la même confiance au Pape Benoît XVI qu'à Jean-Paul II, après le discours de Ratisbonne. J'ai répondu que ni Mgr Teissier ni moi-même n'avions parlé personnellement de cela avec le Saint Père, et que le seul qui avait eu cette chance dans la salle était M. Mustapha Chérif, l'Ancien Ministre de l'Enseignement supérieur. Celui-ci a évoqué l'entretien qu'il a eu en tête à tête avec le Saint Père pendant plus de trente minutes et il a témoigné avec clarté du désir de Benoît XVI de poursuivre le dialogue islamo-chrétien, dans la ligne du Concile Vatican II, et à la suite de Jean-Paul II.
Une autre personne a reproché à A. Gaci de trop parler de l'amour et ne pas assez faire droit à la loi islamique. A cela, il a répondu avec force qu'il pratiquait attentivement la loi, précisément parce qu'elle provient de la miséricorde d'un Dieu qui nous appelle à aimer. « L'Islam est une religion du cœur » répète-t-il souvent.
Ensemble, nous avons essayé d'exprimer les acquis de l'amitié entre musulmans et chrétiens à Lyon, et de voir quel peut être son avenir. Depuis plus de cinquante ans, des prêtres lyonnais, comme le P. Henri Lemasne, se sont lancés dans cette aventure et ont traversé les heures tumultueuses de la guerre d'Algérie. Dès les années 70, mon prédécesseur, le cardinal Renard, s'est engagé en faveur de la construction d'une grande mosquée. Les responsables des communautés entretiennent des relations suivies et n'hésitent pas à se rendre visite pour des occasions significatives. Beaucoup d'initiatives se prennent dans les quartiers, en ville et en banlieue.
Ce voyage a eu beaucoup d'écho. Les uns et les autres, nous sommes souvent invités à donner une conférence ou un témoignage. Un rencontre de prêtres et d'imams a eu lieu en novembre dernier, durant une journée entière. Notre dialogue en est venu maintenant à des sujets essentiels, sur lesquels nous sommes heureux de travailler, entre nous et en présence de nos communautés : la foi, la miséricorde, l'aumône, le pèlerinage, le combat spirituel ..., sans oublier de nombreux points de morale. Il faut encore nous interroger et nous écouter sur monothéisme et Trinité, obéissance et soumission, sur le prophétisme, les conversions... pour nous « entre-connaître », comme aime à répéter M. Gaci, qui reprend souvent ce beau verbe utilisé par le Coran. Ce travail n'est jamais déconnecté du monde dans lequel nous vivons et où nous avons mission d'être des semeurs d'amour et de paix. Récemment, par une déclaration interreligieuse sur le mariage, nous avons donné avec nos frères juifs un témoignage commun sur un grand problème de société, mais d'autres défis majeurs nous attendent, comme la bioéthique, l'euthanasie...
Tout cela a été vécu dans une amitié émerveillée qui nous remplit d'espérance. On voit bien que la notion de tolérance, utilisée sans cesse à propos du dialogue interreligieux, n'a plus grand sens ; il faut passer de la tolérance à l'estime mutuelle, et, si le Seigneur nous en fait la grâce, à l'admiration. Dans le verbe tolérer, on n'entend aucune nuance d'amour : on tolère celui qu'on n'aime pas beaucoup, mais avec lequel on est obligé de composer. Pour le progrès du dialogue interreligieux et du cheminement spirituel de chacun, il faut bien davantage : à savoir une confiance profonde, un intérêt qui vienne à la fois de l'intelligence et du cœur, un regard de contemplation et d'admiration. Qu'on se souvienne du choc intérieur ressenti par Charles de Foucauld lorsqu'il a vu la ferveur des musulmans, à Fès. Il a soudain mesuré ce qu'il avait perdu en s'éloignant de la foi, et ce fut le début de son retour vers le Christ. Quand A. Gaci parle de l'amour des chrétiens pour Jésus, quand je le vois vivre sa foi, il est clair que nous sommes sur le registre de l'admiration, mêlée d'un brin d'envie ou de confusion..., sentiments qui gênent celui qui en est l'origine, car il a vivement conscience de n'en être pas digne, de n'être pas à la hauteur de ce que Dieu lui demande.
On me permettra d'évoquer encore un petit épisode de notre séjour algérien. A Annaba, le dimanche matin, nous avions un rendez-vous assez matinal pour le petit déjeuner, en prévision d'une journée chargée. Les chrétiens se saluaient amicalement dans la salle à manger, se demandant gentiment les uns aux autres des nouvelles de cette courte nuit. Puis les musulmans nous ont rejoints ; ils arrivaient ensemble de la Mosquée, où ils s'étaient retrouvés, sans se donner le mot la veille au soir. L'appel à la prière avait suffi à les rassembler pour commencer la journée sous le regard de Dieu. L'idée n'était pas venue aux catholiques de se réunir pour chanter les Laudes, et pourtant, c'était le « Jour du Seigneur » !
*
Deux mois après le retour d'Algérie, nos délégations se sont retrouvées à l'archevêché pour une soirée amicale de bilan. Chacun a partagé l'écho que ce voyage avait rencontré autour de lui, mais plusieurs ont su dire qu'ils ne priaient plus de la même façon depuis ce grand moment. Qu'est-ce qui a changé pour celui-ci, dans sa manière de dire la fatiha ? Comment les frères musulmans surviennent-ils maintenant dans l'oraison ou la prière d'intercession des catholiques ? C'est le mystère de Dieu, vivant dans le cœur de ses enfants.
Il reste que la vérité de tout le chemin parcouru ne sera reconnue par les autres et ne se vérifiera que si elle débouche sur des réalisations concrètes. C'est la charité en actes qui sera le sceau de l'authenticité de ces échanges. Pourquoi, musulmans et chrétiens, ne nous lancerions-nous pas, en y associant nos frères juifs, dans l'ouverture d'un centre de soins pour les sidéens ou autres « blessés de la vie », au cœur d'un pays pauvre qui n'a pas assez de moyens pour s'occuper d'eux ? Alors, ce que nous vivons dans nos cœurs et nos intelligences à travers toutes ces rencontres deviendrait un témoignage pour le monde. Cette démarche commune et désintéressée, quand et comment allons-nous en prendre l'initiative ?
Ces jours derniers, nous avons reçu, à l'occasion de Pâques, le message suivant d'Azzedine Gaci : « Je vous souhaite une joyeuse fête de Pâques. On m'a bien expliqué l'importance de cet événement pour tous les chrétiens. Le dialogue interreligieux traverse actuellement des moments très difficiles (...) Mais nous n'avons pas d'autre choix que de continuer sur la voie que nous avons tracée ensemble, et qui nous mènera vers un monde où nous pourrons vivre justement, tranquillement et paisiblement ensemble. »
Ma conviction est que seule une attitude intérieure humble, où chacun sera attentif à demeurer personnellement réceptif à tous les dons que Dieu veut lui faire, nous permettra d'être de vrais serviteurs de Sa miséricorde, des serviteurs de la joie dans le cœur des hommes.
© Card. Philippe Barbarin

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