dimanche 16 septembre 2012

La plus grande misère - publié par le Monde . 6 juin 1975



Le 4 Juin 1975, je dînais chez Jacques Fauvet, le directeur du Monde qui recevait aussi Jacques Sourdille, médecin et important député R.P.R. (il sera secrétaire d’Etat à la recherche sous Raymond Barre deux ans plus tard). Sa fille Sylvie et Michel Vauzelle, bientôt son fiancé, se documentent auprès du politique africanisant et du Mauritanien d’adoption que je suis, pour un voyage ou un séjour outre-Sahara. La conversation est d’actualité.

Des prostituées occupent depuis le 2 Juin, l’église de Sain-Nizier à Lyon pour protester contre l’excès de fiscalisation pesant sur leurs personnes : les amendes… le mouvement est imité à Paris, leur porte-parole : Ulla, devient célèbre du soir au lendemain. Elles demandent audience à la secrétaire d’Etat à la Condition féminine, Françoise Giroud qui les renvoient au ministre de l’Intérieur, Michel Poniatowski. Celui-ci décide le 10 Juin de faire évaluer les églises où elles se sont établies. Le président de la République fait savoir qu’il est préoccupé. Alors ministre de la Santé, Simone Veil qui a fait voter la légalisation sous conditions, de l’avortement, est priée d’étudier le dossier. D’aucuns y ajoutent celui de la réouverture des « maisons closes ».

A table, je m’offre à écrire une opinion sur le débat et sur ses héroïnes. Jacques Sourdille me recommande l’indulgence. Chacun est pour… Rentré chez qui m’héberge et m’abrite de toute tentation vénale tant nous sommes heureux de corps et d’ âme ensemble, j’écris mon papier. Dès le lendemain, il est à la une du « grand quotidien du soir » et Ulla le lit en chaire, à Lyon…

Le débat coincide avec l’adoption le 4 Juin à l’Assemblée nationale de la réforme sur le divorce, vivement discutée dans des termes et selon des clivages analogues à ceux d’aujourd’hui à propos du mariage homosexuel. Pourtant l’Eglise présente aussi un visage « progressiste » puisqu’au début de Mai, c’est un prêtre-ouvrier, Jean Rémond, qui est nommé par Paul VI, évêque de la mission de France.

 

La plus grande misère


La plus grande misère… c’est celle imposée par les rt, par la situatiuon sociale, par un cœur trop avide du parfait, par une trahison, par une mort. C’est celle de la solutude sexuelle, de cette plaie vécue ou inconsciente de n’avoir près de soi personne à admirer, personne à qui parler du bout des doigts, du bout des lèvres, du bout du cœur, personne qui nous touche, et que l’on touche, personne à délivrer, à apprendre, à explorer, personne avec qui se reconnaître homme, femme, vivant, incarné, fragile, palpitant, nu angoissé, heureux parfois.
S’il n’est pas désiré, voulu par un vœu explicite dans un itinéraire personnel et particulier, ou bien à la longue accepté, « dépassé », le célibat est une attente jamais satisfaite. Si elle n’est pas une disponibilité, une ouverture à une voie plus directe mais plus rude vers l’absolu et l’intense conscience de soi et du monde, la chasteté est un enfer, une mort subie dans la vie.

Or il faut reconnaître qu’uajourd’hui, si chacun de nous connaît dans sa vie quelque moment parfois d’intense solitude, il est des êtres – parfois proches de nous, mais ô combien silencieux – qui, quotidiennement, honteusement, pudiquement, souffrent de solitudes inavouées.

Les pauvres, les immigrés, les jeunes de certains milieux, de certains endroits trop conformistes ou pharisiens et qui ne peuvent que rire devant telle affiche ou telle silhouette, la plipart de ceux du « troisième âge » dont le regard bleu gris hésite, interroge, appelle ceux plus jeunes qui les croisent, pour leur dire, les supplier : nous sommes pareils, arrêtez-vous un instant…

A ces détresses du corps, car le cœur et l’apme sont – ici-bas – un corps, avide de sentir et d’envelopper et d’être enveloppé, la prostitution, le marchandage d’une tendresse qui n’est que geste précis, jamais temps qui s’écoule et coule comme la pâquerette qu’à deux on effeuille, ne sont sans doute pas un remède ni pour ceux qui y ont recours, ni pour ceux qui administrent ces gestes de la nuit.

Mais condamner, rançonner – par des biais, pardes combines, par des lois qui ne sont que des passe-droits, des tolérances habilement exploitées souvent par ceux-là mêmes qui prétendent les faire appliquer – est d’une bassesse de plus dans une société qui n’en est plus à une près. Que dire de celles qui – sans « faire le trottoir », sans même figurer dans quelque agenda plus ou moins public – sont la riche parure de quelques soirées ou de quelques vacances payées sur fonbds publics ou frais généraux de sociétés ? Que dire de ces « réalistse » qui, sans s’intégrer à quelque circuit que ce soit et échappant ainsi au contrôle de la police ou du milieu, amassent vite et sous l’apparence douillette de la respectabilité des amateurs, de quoi acheter un commerce, de quoi se faire une dot ? Que dire même de ces femmes, ou plus rarement de ces hommes, qui, bien notés par une société qui ne leur refusent rien, s’adonnent en amateurs, en curieux, en cyniques, à ce dont d’autres – pauvres et dures – font profession ?

Je ne suis pas expert des questions posées par la prostitution en France et en notre temps. Mais je sais que des gens meurent effectivement de n’être pas tutoyés, embrassés, regardés comme des êtres normaux et de chair. Alors, je demande si ces femmes – à Lyon aujourd’hui, mais hier et demain ailleurs – n’ont pas raison de réclamer quelque sécurité, quelque considération même dans l’emploi que la société leur fait, faute d’inventer d’autres structures familiales ou de vie collective, faute de proposer plus de bonheur, plus de liberté, plus d’audace dans la recherche de l’autre et de soi. Cette sécurité, cette respectabilité passent par une législation sincère.

Quel député aura la franchise de la réclamer, quand la secrétaire d’Etat à la condition féminine – signant là un bien triste parcours de femme et de politique – renvoie les protestataires de l’église Saint-Nizier au ministre de l’intérieur, c’est-à-dire au ministre de la police ? Il s’agit seulement de prévoir une autre police, probablement corporative, qui exclurait toutes les pratiques d’amateurs, de « michetonneuses », en même temps que les combines dans lesquelles les hommes sont passés maîtres chanteurs et exploiteurs. A cette reconnaissance d’un quasi « ordre » professionnel s’ajouterait un système fiscal adéquat. Aujourd’hui, l’impôt pesant sur elles est celui de la guigne (ou de la haine de telle police de quartier), la guigne d’être « ramassée » et du coup soumises à des amendes « forfaitaires » qui parfois les endetteent par des « traites » mensuelles pour plusieurs années. Il faut trouver quelque chose de plus juste, et, puisqu’il y a commerce, et commerce s’exerçant par force dans des locaux parfaitement identifiés et répertoriés, une assiette fiscale existe. Enfin, l’hypocrite fermeture des « maisons closes » conduit aux « incitations à la débauche » que l’on sanctionne à Lyon, mais que l’on tolère au bois de Boulogne en plein midi, que l’on favorise sous les lambeis dorés de Paris et de ses environs, ou dans les bois solognots, ou des pinèdes des riches littoraux méditerranéens. Admettre franchement les choses donc, et leur nécessité hôtelière, au lieu de l’hypocrité réquisitoire devant le tribunal correctionnel de Paris.

Je sais que tout cela revient à admettre la réalité. Mais je crois que la voir en face est le seul moyen de la changer.

Notre « société libérale avancée » fait de chacun de nous des êtres doubles, réclamant pour autrui, contre autrui, une morale et des règles que souvent nous expérimentons comme inapplicables à notre propre angoisse de bonheur. Notre législation est depuis quelques années une législation hypocrite et contournée, menteuse, interdisant dans son dispositif ce qu’elle permet dans son intitulé.

Ainsi le service militaire est-il obligatoire, sauf « objection de conscience », laquelle est proclamée au Palais-Bourbon, organisée rue Saint-Dominique mais pourchassée dans les centres mobilisateurs. Ainsi l’avortement se fait-il – depuis le procès de Bobigny et l’intervention du professeur Milliez – presque sur la place publique ; ainsi est-il autorisé légalement depuis peu, mais sauf « clause de conscience » du médecin, qui peut refuser de le pratiquer, clause condamnée par certains qui, à Rouen par exemple, font irruption dans un service hospitalier manifestement inadéquat pour mieux embarrasser le garde des sceaux, maire de la ville, et un praticien prestigieux, clause brandie comme ultime et provoquant drapeau pardes associations vouées tout exprès à une singulière contre-propagande.

Ainsi le divorce peut-il intervenir tacitement et par simple prolongation de la séparation de corps – alors que tout notre droit était jusqu’à présent positif, explicite et volontariste – tandis que l’union libre est toujours fiscalement et légalement combattue : combien de jeunes et de moins jeunes le savent, exposés à des frais doubles en de nombreuses matières, à un impôt ne tenant pas compte des charges réelles, à une critique sociale aussi acerbe qu’hypocrite, quand ils ne sont pas dépossédés à la mort d’un compagnon qui a été celui de toute une vie…

Ainsi l’homosexualité ou l’enfant né hors mariage ne sont-ils loisibles encore aujourd’hui que dans des milieux « artistes », « lancés » ou fortunés, tandis que des milieux plus pauvres, plus « bourgeois » ou plus villageois, ils sont raillés, parfois persécutés…

Je crois que les « belles de nuit » lyonnaises, dont le métier est de nous regarder dans les yeux et sans équivoque, crient pour beaucoup plus que leur intérêt personnel.

A l’église Saint-Nizier, notre « société libérale avancée » st devant sa vérité. Les nantis peuvent l’ignorer ou ricaner. Les assoiffés, même quand – en d’autres temps, par éducation, par conformisme – ils auraient détourné convenablement la tête, devraient – oui, devraient – se reconnaître dans ce combat. Je le crois plus moral et plus vrai que bien d’autres.

Le Monde . 6 Juin 1975

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