dimanche 11 septembre 2011

"le 11-septembre" - tel que je l'ai commenté aussitôt, puis trois mois ensuite

14.22 Septembre 2001


ennemi indéterminé

essai d’une réflexion
sur les attentats du mardi 11 Septembre 2001
et les suites à leur donner


La question est la moitié du savoir
adage arabo-musulman






Tout est duel, à tous les sens du mot, c’est-à-dire apparemment matière à interrogations binaires. La prise de parti est obligée :
. le fait-même de l’attaque anonyme des Etats-Unis le 11 Septembre dernier est-il un événement en soi ? ou son importance tient-il aux pertes humaines, dont le bilan semble évolutif ? ou à ce qu’une image tutélaire est brisée autant dans l’esprit de l’entité reflétée que dans le regard et bientôt les analyses des tiers ?
. quel est le plus signifiant, la solidarité compassionnelle affichée toute une première semaine, ou l’enchaînement de crises que les attentats ont provoqué, provoquent ou sont susceptibles de provoquer suivant les réponses données et même suivant qu’il y a ou non réponse ou réplique : crise des alliances, crise du droit applicable, crise boursière, récession économique, crise sociale, fracture spirituelle entre plusieurs morales ?
. l’ensemble des attentats et tentatives d’attentats du 11 est-il un fait brut (et brutal), œuvre d’un fou ou d’une organisation folle, et donc, en tant que tel, non susceptible d’interprêtation, ni même d’interrogation du genre comment cela a-t-il été possible ? pourquoi cela a-t-il été commis ? ou bien introduit-il, force-t-il à une réflexion sur le monde actuel ?
. l’absence de revendication et l’indétermination de ce qui est évidemment inamical au suprême degré isolent-elles la séquence d’événement ? sont-elles en rapport avec les cibles choisies pour faire de celles-ci la véritable identification de ces actions ?
. les attentats du 11 font se rencontrer une victime et un agresseur dont la jonction était hors du raisonnement commun, et sur le terrain le plus symbolique pour la victime et pour les tiers. En cela, il n’y a de précédent, qu’en fiction, notamment en jeux-vidéos. lesquels ont le même support que les images diffusées des diverses catastrophes ; réalité ? fiction ? scenario inspirant un crime ?
. au paroxysme de la technique et des avancées scientifiques qui semblaient provoquer les débats les plus âpres de notre époque (couche d’ozone et climats, génome humain et clonage, pluralisme de la réalité depuis que sont apparus des univers, des objets, des lieux virtuels donnant matière à économie et psychologie propres) une action anonyme et de très simple exécution met bien davantage en cause le fonctionnement mondial ;
. à la guerre punitive « zéro mort » au bénéfice de celui qui la mène succède imprévisiblement, mais non sans logique, une forme de réponse dont avaient été incapables les Etats soumis à punition : l’agression à coût humain très faible pour l’agression et à effet matériel et financier comparable à celui des dernières guerres mondiales conventionnelles ;
. la fin, le 11, du sanctuaire, que constituait le territoire des Etats-Unis ouvre la question des fondements de la fascination et de l’hégémonie exercées en tous domaines par ceux-ci ;
. l’Union européenne, placée devant le choix de conforter les institutions internationales et les alliances existantes, les rapports de forces les sous-tendant, pour la seconde fois depuis 1989 (fin du dogme de l’intangibilité des options et du régime soviétiques, lequel fonder un duopole universel) va-t-elle ouvertement souhaiter le maintien de la position centrale des Etats-Unis, à la manière dont tout a été concerté pour éviter un krack boursier à Wall Street le 17, et s’en remettre par avance aux décisions de représailles ou de conduite de « guerre » prises à Washington sans concertation, moyennant la sauvegarde rétrospective de quelques apparences comme pour les guerres du Golfe et du Kosovo ;
. au modèle culturel, financier, économique, scientifique américain qui engendrait une dépendance du reste du monde succède la proposition d’un modèle de réaction plus patriotique que civique, et à fortes consonnances piétites ; est-il exportable ; ne va-t-il pas à l’encontre de ce qu’avait de contagieux le modèle précédemment acquis qui était un modèle de réussite impériale ;
. le simplisme du discours présidentiel américain montrant un recours à des schémas de cohésion et de fierté nationales s’apparentant à celui des régimes totalitaires : fascistes, communistes, fondamentalistes religieux, contraste avec l’extrême précaution et les délais de préparation d’une éventuelle riposte. Ce qui eût été universellement accepté dans les vingt-quatre ou quarante-huit heures des attentats du 11 n’est plus faisable désormais sans ménager des consultations, fournir des preuves, obtenir un aval des Nations Unies ;
. la relation habituelle gouvernants/gouvernés se fondait sur la foi des gouvernés dans les capacités prévisionnelles et décisionnelles des gouvernants moyennant une certaine intuition de la part de ceux-ci des mouvements de l’opinion générale de ceux-là ; l’inattendu des attentats, la prise de conscience de l’obsolescence ou de l’absence des mesures de précaution au cœur gégraphique et politique des Etats-Unis, le discours compassionnel des dirigeants notamment français et ne proposant aucune analyse ni des faits, ni des causes, ni des conséquences dans le moment ont mis à égalité de matériau sur lequel réfléchir les téléspectateurs et les gouvernants au plus haut niveau ;
. faut-il considérer les attentats comme justiciables d’une appréciation, d’une riposte et de mesures de sécurité pour l’avenir indépendamment de toute autre de quelque ordre historique, juridique, moral, financier que ce soit ou doit-on les regarder dans un ensemble de causes et de conséquences ?
. de même qu’on avait tendu à considérer l’arme nucléaire comme une novation de tout conflit à partir de 1945, le seuil atteint le 11 Septembre 2001 ouvre-t-il en soi une nouvelle période de la polémologie ? durant laquelle toutes les relations internationales, le système interne et relationnel des Etats et les fonctionnements des sociétés devront être revus, généralement dans un sens restreignant les libertés personnelles ou associatives et rehaussant au contraire le primat étatique (HOBBES l’emportant sur LOCKE) ?
. la religion, élément d’équilibre et de cohésion d’une société agressée et déplorative ? ou référence suscitant une élite qu’elle référencerait pour une prise de parole agressive au nom de majorités frustrées ou méprisées ? dans les deux cas, les sociétés du XXIème siècle dépasseraient les clergés et les pratiques cultuelles pour se réapproprier à titre public et collectif tous les instruments du sacré. Ce qui était de l’ordre privé en « Occident » redevient démonstratif, unanimitaire, ciment collectif, et ce qui, en « Orient », était identité nationale et sociale aurait à se nuancer d’une évaluation et d’une pratique appropriative, personnelle et intime ;
. l’Etat-nation débordé par la mondialisation économique, financière et techno-culturelle et amputé par les privatisations et les dérèglementations de ses instruments d’arbitrage et d’intervention dans la vie économique et sociale, retrouverait son rôle traditionnel du fait qu’aucune entreprise ne fonctionnant que suivant le rendement de son activité ou de ses placements, ne peut assumer à un tel niveau les frais de la sécurité ni les dommages-intérêts à servir aux victimes autant qu’aux groupes économiques, commerciaux et financiers sinistrés.

L’ensemble de ces questions semble hétéroclite ; il paraît surtout peu soluble faute de référents et faute d’autorité morale. L’absence de saisine des Nations Unies et le silence du Vatican soulignent ces deux lacunes de ce qui n’est pas – explicitement – débattu mais de ce qui sous-tend l’attentisme général.

Comme chaque événement, quand il est aussitôt et unanimement reconnu pour important, et qu’est ainsi introduite une nouvelle référence historiquet atoujours dans l’Histoire de l’humanité, et par le retentissement même de celui-ci d’autant plus grand qu’il est plus localisé dans le temps et dans la géographie, l’ensemble des attentats du mardi 11 Septembre 2001 révèle un état du monde. Il ne s’agit ici ni de la réalisation d’une prophétie ni de la somme de probabilités déjà analysées, mais d’un matériau brut s’imposant instantanément autant dans l’ordre de l’herméneutique que dans celui du passionnel et de l’affectif. En ce sens aucune réponse ne peut lui être donné à un niveau égal que celui auquel il place le plus simple des hommes ou des enfants comme le plus avisé et réfléchi des analystes. D’un coup nous sont montrées des dérives à enrayer et des brèches à colmater, dont le souci était peu répandu faute qu’elles suscitent un sentiment de nécessité ou d’urgence. Autant dans l’opinion que chez ceux qui censément conceptualisent et décident. On se résigne à l’imparfait, à la confiscation mais l’imprévisible, surtout s’il est à l’évidence susceptible de se répéter en tant qu’imprévisible, impose une mûe de la réflexion (ou enfin son apparition désintéressée, parce que nulle pensée n’élucide son objet si par avance elle s’est domestiquée dans les mimétismes, modèles, échelles de valeurs et paramètres dont les sociétés humaines contemporaines ont été bardées, aveuglées). Le politique peut y retrouver son domaine et sa noblesse propres, ses outils et sa finalité.


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1° les relations partenariales internationales et à l’intérieur des Etats sont modifiées, et leurs structures sont donc appelées à changer


Le fait-même des attentats, leur échelle, leur localisation, leur visée symbolique, le mode de propagation de leur connaissance et de leur évaluation à travers le monde ont placé à égalité de vulnérabilité physique et psychique les Etats, et pour ce qui est des émotions, de la réflexion et de la réaction à égalité les dirigeants et les dirigés. Il s’est instantanément, par le truchement des medias, retrouvant la fonction de leur étymologie, établi un dialogue entre chaque individu et un fait porté à la connaissance de tous les habitants de la planète : l’homme de la rue, sur le coup, n’était pas moins intelligent ou à même de comprendre ou de se sentir dépassé, que l’homme d’Etat le plus entouré de conseils et de données. D’ailleurs, pour s’en tenir aux Etats-Unis et à la France seulement, les dirigeants ne pouvaient s’exprimer dans une langue compréhensible et acceptable que selon les émotions et les données du commun. Sans le crible des sondages d’opinion, il a fallu aux dirigeants une intuitive perception de cette opinion et des réflexes de masses sur le moment, puis à mesure du déblai des dommages, puis de la question des ripostes et de la sécurisation, enfin quand vient le moment d’analyser les causes de l’événement, les conséquences des ripostes éventuelles, les modes d’éradication à terme de la menace terroriste.

Les dirigeants des pays proches des Etats-Unis par les alliances et l’économie commune depuis soixante ans n’ont pas pu et ne pourront plus fonder la solitude ou ou le secret de leurs délibérations et de leurs décisions sur une supériorité de leur information à raison de leur fonction ou de leur capacité intellectuelle propre. La prise au dépourvu a été générale. Il faut une circonstance plus spectaculaire encore que tragique, assimilable visuellement et mentalement sans commentaire, pour périmer une « gouvernance » des Etats, des entreprises, des communautés humaines qui depuis la fin des guerres entre pays européens ou entre pays développés et la maîtrise apparemment acquise des cycles et crises économiques et financiers, étaient le monopole d’initiés et de cooptés : régime des cabinets ministériels et de l’accession à la tête des groupes privatisés en France, système interétatique du G 8 notamment. Technocratie et mondialisation faisaient l’objet de critiques ou de manifestations hostiles mais tenaient bon aussi bien dans l’imprévu politique (1989 puis 1991) que dans la secousse financière (1987 et 1998). Sans doute, la France notamment faisait l’expérience des problèmes sans solution à court terme : les banlieues interdites, la violence dans les transports publics moins supportés et faisant davantage scandale que les « licenciements boursiers » ou les simplismes de stratégies de groupes abandonnant leurs métiers originels pour investir dans des filons saturés par excessive grégarité de ces comportements aux échelons national et international.

Derrière une interprétation moderniste de la complexité apparente des agrégats économiques, des processus de décision publics et privés était une réalité bien humaine : la libido personnelle des chefs d’entreprises, la loi d’ouverture à la concurrence pour établir rapidement l’oligopole entre personnes physiques autant qu’entre personnes morales. Un empire très centralisé et simple s’était établi du consentement d’élites ne s’ouvrant qu’à leurs « clones ». Les symboles de la puissance politique, militaire et financière, parce qu’ils ont été atteints dans leurs bâtiments et non dans la personne de leurs détenteurs provisoires (les assassinats du P.D.G. de Renault ou du président du patronat allemand) ont montré non seulement la vulnérabilité des Etats-Unis à l’instar de n’importe quel Etat dans le monde et même davantage puisque le pouvoir est très concentré géographiquement, mais le risque couru par l’ensemble des tenants du système mondial : la tête, la centralisation, les référents, les valeurs sous-jacentes sont en cause, donc les vassalités également.

Les dirigeants des pays développés, à partir du moment où la substance interne des sociétés et des économies sont physiquement en cause, ne peuvent plus décider pour une collectivité que des opérations extérieures, sinon confortables, ne mobilisait pas. La solidarité des premières heures et des premiers jours avec la population américaine physiquement touchée a appelé, puis toléré les discours les plus simplistes, les plus manichéens, les plus automatique des dirigeants administrant des thérapies collectives ainsi que leur faire-valoir propre (contestation rémannente de l’élection et de la capacité du président américain, proximité de l’élection présidentielle en France) ; elle eût, dans le monde entier, fait accepter dans les premières heures n’importe quelle réaction militaire des Etats-Unis. Une semaine passée, l’opinion demande comptes, consultations, preuves, analyses et perspectives. Parce que contrairement à toutes les crises survenues antérieurement, et qui ne mettaient en jeu apparemment que les Etats, les attentats ne suggèrent pas par eux-mêmes un parallélisme, une symétrie dans la réponse. Les guerres se déclarent ou se subissent, elles se préparent ou sont fuies, leur objectif est décalé dans le temps, il n’est atteint que par un changement que consacre la durée (l’ocupation des territoires occupés en Palestine, les partages de l’Allemagne ou de la Corée) ou le consentement du vaincu (traité de paix ou armistice), tandis qu’un attentat atteint son objectif dans l’instant même où il est perpétré. Il n’appelle donc qu’une réciprocité, qui est celle du talion ou de la vengeance, donc d’ordre passionnel ; cette réciprocité tend à assimiler la victime qui se venge à l’agresseur-même puisqu’à son tour elle use des mêmes méthodes.

Dans un jeu de logique qui peut être déploré par les manichéens ou par les nostalgiques des puissances conventionnelles ou nucléaires, bien analogues aux puissances d’argent qui ont, elles surtout, leurs moyens d’invasion et d’annihilation, les Etats-Unis rentrent dans le lot commun et sont désarmés de chacun des avantages qui concouraient à leur hégémonie, à la fascination exercée sur les entreprises et sur les individus de beaucoup de pays dits riches ou développés. Combiner réussite et vulnérabilité expose au risque démocratique. Le discours présudentiel américain de la semaine écoulé a pu sembler un messianisme fascisant, peu présentable en tant que modèle à reproduire par d’autres Etats dans leur propre manière de s’interprêter et de se représenter à eux-mêmes. L’isolement américain est stratégique et psychologique dès qu’apparaît l’opinion publique mondiale.

Face aux Etats totalitaires, aux guerres civiles ou mondiales de la première moitié du XXème siècle, était apparue une première forme de mondialisation, très universellement souhaitée : celle d’une conscience morale universelle ; les internationales ouvrières et communistes, les églises chrétiennes, surtout la catholique, les grandes idéologies souhaitaient cette unicité, en leur sens, d’une manière mondiale telle qu’on puisse y faire appel contre des violences ou des dérangements locaux. Quand à cette conscience qui postulait un amenuisement des clivages nationaux : les tentatives de citoyenneté du monde, succéda un tout autre concept, celui d’une communauté internationale fondée de plus en plus sur la densité sinon la liberté des échanges et des communications, on alla vers deux mondialisations antagonistes : celle de l’économie et de la culture, d’une part, celle de l’écologie d’autre part. Apparurent en même temps les institutions internationales préfigurant des juridictions, des parlements ou des exécutifs mondiaux, ainsi que des organisations non gouvernementales. A mesure que se développent le droit pénal international, le devoir d’ingérence humanitaire, les valeurs qui les produisent contestaient la construction d’un système donnant prime à l’économie par consentement des Etats, seules institutions susceptibles de démocratie. L’Etat acceptant de se dépouiller de ses prérogatives nationales, consentait en fait à un dessaisissement pas tant en faveur des entreprises de sa nationalité ou de l’ensemble du système mondial des entreprises, mais en faveur de l’Etat où sont localisés les référents de ces entreprises.

Ce dessaisissement produisait aussi un transfert de modèle culturel, une centralisation et l’unicité à terme des critères d’appréciation d’une réussite d’individu, d’entreprise, d’Etat ou de communauté quelle qu’elle soit, et donc une échelle de pondération des valeurs pour les personnes et pour les Etats. En retour, cette projection sur un centre unique produit un réflexe de reconstitution de ce centre, à tout prix et même si les rapports de force ou les circonstances l’ayant suscité, n’existent plus ou sont modifiés. L’Alliance atlantique confortée en 1989.1991 alors que son adversaire nominal implose, le respect du primat de Moscou de la part de tous les Etats « occidentaux » tel que les Républiques anciennement soviétiques n’ont pu s’émanciper faute de réelle alternative à leur relation avec leur ancienne métropole, et ces jours-ci le choix d’une solidarité d’abord inconditionnelle, pas tant dans le malheur que dans l’acceptation d’une riposte.

Antagoniste de ce réflexe, qui est celui des dirigeants mais beaucoup moins celui des opinions publiques, la prise de conscience que la consultation, qui ne soit pas que de forme, est nécessaire. Les Etats-Unis ont fait voter leur Congrès, les Allemands le Bundestag, le Premier Ministre s’est engagé à une consultation parlementaire. Par force peuvent se retrouver une culture et des procédures démocratiques au sein des Etats et entre les Etats. L’élection présidentielle américaine récente, l’abstentionnisme record lors du dernier referendum organisé en France et d’une manière générale l’expérience faite de ce que les élections changent peut-être les acteurs mais pas les manières ni les orientations pour gouverner sont du même ordre spirituel et sociologique que le poids des seules décisions américaines.

Les organisations non gouvernementales se sont imposées par défaut de réactions gouvernementales jugées adéquates par des personnes n’ayant pas de statut gouvernemental, ni même – le plus souvent – à l’époque de l’acte fondateur, une réelle notoriét. Quel qu’en soit le domaine, elles sont apparues pour combler des lacunes dans la vie internationale tenant à l’incompétence dans laquelle se sont déclarées les Etats ou à leur refus de ce qui les mettrait en cause dans l’exercice des compétences qu’ils se reconnaissent. Paradoxalement, autant en droit interne les associations sont bienvenues et constituent fréquemment des alternatives ou des relais commodes pour les politiques d’inspiration gouvernementale, autant en droit international, les organisations non gouvernementales sont perçues comme des dérangements, des risques d’avoir à répondre étatiquement de comportements irresponsables dont on n’aurait eu ni l’initiative ni le contrôle. C’était le débat sur la confusion en Albanie des missions humanitaires avec celles que d’autorité s’attribuaient certaines des forces de l’O.T.A.N. La double pétition d’une autonomie d’action et d’identité indépendamment des actions et décisions d’Etat, et d’avoir cependant voix au chapitre dans les enceintes où se concertent les Etats, n’est toujours pas acceptée. Des personnalités morales apatrides, mondialistes au sens d’une unique citoyenneté du monde, constituent des manières d’être et de faire trop en avance sur l’Etat-nation ou sur la réunion d’Etats n’acceptant, à la rigueur, de partager leurs divers monopoles, à commencer par celui d’écrire la loi internationale. Ces organisations, dont les modes de fonctionnement et les référents sont divers, souhaitent toutes participer à ce que concertent les Etats ; constituent-elles sur la scène internationale le pendant de ce qu’est la société civile par rapport aux partis politiques et aux syndicats sur la scène intérieure des Etats ? Leur donner la parole et le droit de cité est-il une avancée démocratique, puisqu’elles ne sont pas tenues à la même responsabilité que les Etats dans leur comportement ? Le débat se tranche dans les faits ; ce sont elles qui font valoir des points de vue dont sont incapables les Etats. Le mardi 11 Septembre, c’est bien une organisation non gouvernementale qui prend spectaculairement initiative et parole, et depuis ce sont bien les organisations non gouvernementales qui donnent à des individus, isolés si elles n’avaient pas existé, la possibilité (et la responsabilité) de témoigner en faveur d’une population et d’un Etat a priori pris pour cible par la coalition putative de tous les autres Etats censément solidaires des Etats-Unis.

L’émergence des organisations non gouvernementales, bienfaitrices, intéressées ou idéologiques (comme le sont les sectes et les diverses internationales quelles que soient leurs fins), terroristes appellent en fait un système international moins uniforme, davantage pluraliste que l’actuel : un droit pour leur naissance, leur reconnaissance, leur patrimonialité d’une part, mais aussi pour leur articulation avec le niveau ou la sphère des Etats, et enfin pour d’éventuelles sanctions à des manquements ou à des nuisances. Il manque donc un espace juridique englobant le droit international et les usages et règles militaires et économiques actuels.


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2° les processus d’intégration, d’assimilation et de décision atteignent leurs limites


Il est faux de dire que « nous sommes tous Américains ». La pétition d’identité affaiblit la déclaration de solidarité et ne repose pas sur les faits. Le discours présidentiel américain ne peut être compris en dehors de son contexte national américain, et ne l’a pas été. Ce discours a au contraire assimilé aux auteurs des attentats du 11 toute organisation, tout pays, toute personne qui les auraient abrités ou aidés. L’Allemagne et la Grande-Bretagne font l’objet d’autant d’investigations américaines que le Pakistan et l’Afghanistan de mises en demeure soit de servir d’intermédiaire et de base arrière, soit de livrer un suspect explicitement identifié. Les compagnies aériennes non américaines ont été pénalisées dans le calendrier de reprise des trafics aériens. Les partenaires de l’Alliance atlantique ont été priés pour cette seule espèce de mettre en œuvre l’article 5 du Pacte et selon l’interprêtation innovante de 1999, alors qu’il n’en avait pas été question pour des territoires en butte au terrorisme ou à des actions équivalentes telles que la guerre d’Algérie pour la France ou l’érection du mur de Berlin pour l’Allemagne ou même le conflit des Malouines pour la Grande-Bretagne. La concertation pour qualifier juridiquement les événements n’a pas introduit une concertation sur la nécessité ou pas d’une réplique, ni sur la nature ou les objectifs de celle-ci ; alors que les mesures pouvant constituer cette réplique ont été manifestement étudiées les 15 et 16, elles n’ont pas fait l’objet d’une communication aux alliés, même quand ceux-ci viennent sur les lieux à leur plus haut niveau (la France les 18-19, la Grande-Bretagne le 21). L’Alliance atlantique soumet les Alliés, elles ne les fait pas participer à ce qui conduit à des décisions ou à des indécisions.

L’Union Européenne, censée s’être dotée d’une identité de défense et de sécurité, n’a eu d’expression à ce niveau que le 19 ; ce n’est que le 17 qu’a été publié un calendrier de réunions aux niveaux de certains des ministres techniquement concernés par le terrorisme, sa prévention et sa poursuite puis à celui de ses Chefs d’Etat ou de gouvernement. Rien n’a paru publiquement d’une concertation au moins téléphonique entre les Quinze, en tout cas il n’a pas été jugé nécessaire ni par les Etats membres ni par Javier SOLANA d’en faire état pour que l’Union, en tant que telle, apparaisse dans l’analyse et dans la consultation. D’ailleurs à s’en tenir à l’expérience française, la semaine écoulée a plus illustré une solidarité bilatérale voulue et exprimée dans le sens France-Amérique, que par une solidarité entre Etats européens tant à propos de la mise en cause de la plupart des composants de l’hégémonie américaine que des risques que feraient courir au reste du monde, et notamment aux autres Etats occidentaux des frappes américaines en Asie centrale. Or, et en sus de ce à quoi elle paraît aboutir en Macédoine, l’Union peut se targuer, par une répartition circonstancielle mais heureuse des rôles entre Etats-membres, d’avancées décisives dans ce qui va pouvoir constituer une réponse commune aux Etats-Unis et à l’Europe aux attentats du 11 : réponse de paix que présagent l’ingéniosité belge à la conférence de Durban, le courage allemand dans l’intermédiation entre Shimon PERES et Yasser ARAFAT, le voyage maintenant du Président français outre-Atlantique. Ce qui apparaît est tout autre. La relation anglo-américaine est privilégiée : donnant seul le sentiment d’être informé de l’évolution de la pensée américaine, le Premier ministre britannique parle de « notre riposte » devant un public français. Les Etats-Unis ne font pas part des alternatives ou des ripostes qu’ils ont envisagées, ou sur lesquelles ils travaillent. Penser tout haut et avec plusieurs partenaires, si proches soient-ils, n’est pas possible pour un pays qui joue sa crédibilité mondiale face au reste du monde. C’est dire que la consultation est impossible et qu’elle n’aura pas lieu : il y aura annonce, négociation, contrainte et figuration, ou bien, acceptant implicitement que leur statut mondial a changé, les Etats-Unis cessant d’envisager leur démonstration d’une force inentamée parleront de tout autre chose : la prévention du terrorisme en droit, en finance, en collaboration des services, tous points sur lesquels ils sont en retard par rapport à l’Europe.

Les deux communautés atlantique et européenne censées produire de l’intégration ne sont toujours ni les lieux de décision privilégiés par les Alliés et par les Etats-membres, ni le cadre d’une assimilation et d’un brassage des populations composantes. L’impossibilité-même de concerter des décisions que les Etats-Unis estiment ne concerner qu’eux-mêmes, parce que c’est dans dans leur substance et dans leur image qu’ils sont frappés, vient d’ailleurs d’être – soumission ? ou réalisme ? – comprise sinon acceptée par les Quinze qui ont simplifié le matin pour le soir leur ordre du jour au « sommet ». Et qu’il ne s’agisse que de terrorisme et non plus d’une concertation des mesures de riposte satisfait certainement Washington qui depuis qu’y a été voté, à la demande européenne, le Pacte Atlantique, n’a plus jamais envisagé ni permis que soit délibérée hors la présence la moindre action militaire, qu’ils soient d’ailleurs appelés ou non à y participer : l’exception ayant fait la règle a été l’équipée franco-britannique à Suez.

L’impossibilité mentale d’une solidarité dépassant la compassion et engageant la réflexion ensemble montre surtout que l’assimilation, quel que soit le désir de celui des protagonistes qui doit aller à l’autre parce qu’il n’a pas souffert lui-même, rencontre vite sa limite. L’argument de reconnaissance ou de réciprocité (La Fayette nous voilà ! aurait-il été convenu que crieraient les premiers Américains rejoignant le front en 1917) ne peut se répéter : le voyage du Président français une semaine après la destruction de bâtiments emblématiques aux Etats-Unis ne peut se fonder sur une évocation des plages d’Arromanches. L’explosion, le 21, d’une usine pétro-chimique à Toulouse, si nombreux relativement que soient morts et blessés, dans un climat de surprise aussi grand pour la population mitoyenne que celui créé par le second impact sur le World Trade Center, ne peut nous faire vivre ce qui a été vécu là-bas, et quand bien même. Les « révélations » selon lesquelles le détournement d’avion de Décembre 1994 était en réalité la première tentative du scenario de mardi, la Tour Eiffel étant chez nous visée (ce qui montre d’ailleurs combien est préféré par le terrorisme le symbole parlant à l’opinion plutôt que le tenant du pouvoir toujours remplacé d’office à son décès en fonction) opèrent même une dictinction entre la France et l’Amérique. D’une part, parce qu’au lieu du discours présidentiel dont ont gratifiés les Américains dans les heures suivant les attentats, la campagne présidentielle déjà virtuellement engagée en France a dissuadé aussitôt les politiques d’alors d’une explication approfondie, au point que les attentats de l’été de 1995 ne furent pas rapprochés du détournement d’avion précédent, au point aussi que l’analogie franco-américaine rétrospective ne rappelle pas pour autant à nos voisins d’outre-Manche qu’ils ont toujours chez eux, sans que nous puissions le juger, le commanditaire de ces crimes. La France est toujours sans droit de suite alors qu’elle a les preuves, et l’Amérique, elle, est dispensée de montrer ses preuves pour autant être interdite de représailles. D’ailleurs même Israël n’est parvenu à faire admettre sa propre analogie par les Américains.

Ainsi existe-il pour les décisions ayant le plus de conséquences sur la gestion du monde et sur son avenir, un espace de non-droit et à jurisprudence unique : aucune des organisations ou communautés internationales ou pluri-étatiques n’est choisie comme enceinte de réflexions ou de pourparlers quand les Etats-Unis ont choisi de s’impliquer dans un conflit ou que ce conflit les atteint directement.





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3° les valeurs gouvernant les comportements collectifs et sociaux exigent que soient complétés ou créés les espaces, institutions, procédures les identifiant, les défendant, les propageant et en sanctionnant éventuellement le respect ou la transgression


Faute qu’un discours prospectif ait été articulé par quelque acteur que ce soit, y compris par une revendication commentée des attentats, une dialectique est née de la succession des sujets s’imposant à la conscience générale et à la prise de décision politique. Elle échappe pour le moment à tout vouloir et même à toute concertation des Etats.

Comprendre et faire comprendre que chacun de ces sujets n’est pas lié aux autres par de simples coincidences, c’est se donner l’ordre du jour d’un rétablissement de notre monde et de ses pratiques du même ordre réparateur ou cautérisant que l’ensemble des décisions qui furent prises et des institutions inventées ou perfectionnées qui furent mises en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et quand l’univers géo-stratégique était dominé par la division en deux blocs socio-culturels et dominé par le fait nucléaire. L’analogie vaut aujourd’hui : la possibilité terroriste est désormais d’extension territoriale universelle et imparable dans l’état actuel des lacunes civiques, juridiques, financières de nos systèmes d’enquête et de prévention. Et ce risque s’est développé par manque de finesse général de ceux qui étaient mieux pourvus que les autres. Les Etats-Unis ont trop contraint le monde entier, y compris leurs alliés de sang ou de pacte pour n’être pas aujourd’hui freinés ou encadrés dans une réaction aux attentats dont ils étaient victimes, et qui si elle avait été immédiate et instinctive eût probablement été admise, sinon comprise, de tous, mais qui décalée dans le temps, comme elle le sera forcément si elle a lieu d’une manière conventionnelle militaire, ressemblera dangereusement, pour la cote vraie du président américain, au système d’administration de la peine capitale dans tant d’Etats américains, à commencer par le Texas. Un découplage tel que le droit de punir se perd et que le procès est faussé qui n’a pas servi à réécrire entre agressé et agresseur l’histoire du tort subi ou infligé. Et les pays développés, sinon riches, ont trop manqué les deux grandes évolutions, d’essence si bénéfique, qui au siècle dernier avaient été la décolonisation et la chute du communisme. La troisième qui se dessinait, celles des pays émergents, a été bâclée au point que le seul pays économiquement riche et autonome : le Japon, en a été durablement endommagé, handicapé. Les antagonismes nord-sud et ouest-est sont d’ordre moral, spirituel et les forces de l’âme peuvent conduire au racisme le plus insidieux et aussi le plus mobilisateur.

Il faut donc réformer l’existant et inventer, au besoin, ce qui permettrait de corriger fondamentalement et en permanence les comportements des nantis et d’ouvrir leur dialogue avec les frustrés, avec en sus une nuance ou une difficulté décisives : que l’ordre du jour des institutions réformées ou nouvelles soit, très durablement, inspiré, donné, articulé par les frustrés. Trop longtemps, les riches ont eu, pas seulement le bénéfice des accumulations, spoliations ou abus, mais le monopole de la parole, et de la confection des modèles et du droit ; ils ont confisqué le langage des intelligences censées régir le monde moderne (on le voit particulièrement bien dans le vocabulaire, les concepts et les logiques de l’économie, de la finance et partant des organisations sociales du futur). D’une certaine manière, les Etats et les peuples se considérant eux-mêmes comme libéraux et faiseurs de liberté et de démocratie, sont totalitaires puisque chacun et ensemble ils sont autistes. En tout cas sourds à la logique des peuples dépourvus et frustrés (jusqu’au vrai du sourire de ceux-ci, capté et acheté par le « tourisme sexuel », dont la carte et les courants commerciaux en exportation de sujets et en importation de consommateurs sur place recouvrent exactement les deux zones historiques et ethniques de l’échec du XXème siècle, les pays slaves et les pays émergents d’extrême-orient).

Les imaginations et novations à articuler, incessamment, constitueraient la réponse concertée, en forme de déclaration de paix au contraire exact de celle de guerre formulée par les terroristes, des Etats-Unis et de leurs alliés, traditionnels ou qu’apporteraient à ceux-ci le double choc des attentats du 11 et de l’inattendu d’une réplique qui ne soit pas guerrière. La crise boursière qu’accentue et caractérise désormais l’attaque du 11 tient, à présent, en grande partie à cette indécision quant à la nature et à la globalité de la justice qu’entend faire passer le gouvernement américain. La « justice sans limite » ne peut être que la retenue du plus fort et que l’invention de toutes sortes de remèdes mettant fin à l’iniquité dans le monde. Alors, la lutte anti-terroriste englobera effectivement tous les Etats, tous les peuples et atteindra peut-être même les « kamikazes », les « desperados ». Ce type de réponse s’adressant partout à tout l’humain est en tout cas seul de nature à ne pas accentuer les fractures et antagonismes existants, et à ne pas en créer d’autres, immédiatement plus redoutables encore. Qui n’en est maintenant conscient ?

Les éléments de novations seraient au moins les suivants :

- Admettre de nouveaux sujets de droit international, qui, au contraire des acteurs économiques proprement dits, ou des Etats, ont besoin d’un soutien et d’une reconnaissance en tant que tels. On aurait ainsi l’occasion de mieux articuler, organiser et financer l’humanitaire, de mieux analyser les authenticités ou les usurpations religieuses (donc d’arriver à distinguer confessions, églises et sectes)

- Etendre les concepts, les juridictions et les organisations et formes de la répression d’actes ou de comportements de ces nouveaux sujets. Le commencement de justice pénale internationale peut contribuer d’ailleurs à développer et à harmoniser le droit constitutionnel interne des Etats (par exemple : la sanction de la responsabilité des chefs de l’exécutif, ou bien la non-assistance à des entités, pas forcément individuelles, en danger faute de législation prise à temps au plan national) et, à l’inverse, peut aussi s’appuyer sur des prises de conscience dans un Etat ou une union d’Etats (le droit de l’informatique et de l’internet, celui de la concurrence, les médicaments génériques, le clonage, les remèdes aux grandes endémies, le processus de Kyoto). Mais la novation serait qu’un Etat pourrait être internationalement attrait pour la pollution qui se dégage de son territoire autant qu’une entreprise ou une législation nationales, qu’une spéculation boursière internationale ou ses fauteurs pourraient être condamnés juridiquement et financièrement, voire dissous, par une seule décision prise sans considération de quelque limite territoriale ou matérielle que ce soit, enfin qu’une organisation terroriste n’auraient pas ses acteurs et commanditaires justiciables de tribunaux nationaux (cas d’avoir à livrer sans preuve à la justice américaine « le suspect n° 1 ») mais bien de juridictions internationales dont l’impartialité serait garantie par leur composition et par le droit et les échelles de peines définis internationalement.

- La lecture de la Charte des Nations Unies, l’étude psychologique et sociologique, pas seulement financière et juridique, des « opérations de maintien de la paix », la combinaison de ces ambitions avec ce que l’Union Européenne tente de faire exister qui la représente en diplomatie et en défense pourraient inspirer l’institution de forces militaires et policières permanentes, composées selon des modalités proches des détachements de personnels nationaux dans les institutions internationales. La mise en œuvre de ces forces suppléerait aux interventions nationales vengeresses ou pluri-nationales réparatrices de dommages certes internationalement reconnus, mais perdant de leur légitimité si elles sont manifestement conduite par un seul esprit et un seul dispositif politique et militaire. En tout état de cause, les juridictions étendues ou à créer et le droit nouveau organisant ou réprimant à l’échelle mondiale, ont besoin de forces de coercition et de financements propres et qui ne soient pas aléatoires ou cas par cas, espèce par espèce. On voit que dans un tel système, la question d’entrer dans le sanctuaire afghan pour en extraire un suspect se poserait tout différemment : droit, procédure, forces en charge seraient par avance, et avant toute infraction ou toute instruction, déjà connus, établis, acceptés.

- La tension entre l’instinct d’identité et l’intuition d’universalité divise chaque être humain et met en conflit les tenants du pratique et ceux de l’être : parler la langue unique pour avoir l’oreille de tous, mais quel message retient celle-ci s’il n’a pas le charme d’une authenticité faite d’expérience, de racine, de poésie et de savoir-faire. Le cinéma, la musique, les mathématiques sont internationaux au sens le plus étymologique. La culture pourrait l’être si elle vécue et non pas enseignée, si elle est une envie, une projection et non un bagage. Les échanges culturels devraient avoir une finalité cependant intéressée : faire le respect mutuel, organiser la connaissance mutuelle et la mise à jour constante de cet acquis, à reprendre à chaque génération, car certaines intimités créent l’antagonisme (le conflit franco-allemand) ou une dialectique dominant/soumis (la colonisation). Quand le choc de deux civilisations, deux psychologie est proche, un prêche de néophyte ou de politique quelque soit la chair d’où il est administré est trop simpliste pour atteindre les esprits, c’est au contraire donner bonne conscience par un geste isolé mais bien médiatisé au plus grand nombre à qui l’on voulait ôter l’instinct d’amalgame.

Il est déjà éprouvé – très bénéfiquement – que les organisations et institutions internationales, notamment dans les domaines financier, sanitaire, social discernent et attirent en leur sein, pour les y promouvoir, certaines individualités ressortissant de pays en voie de développement industriel ou en en situation de négation ou d’asservissement : des élites gouvernementales déchues par l’instauration de dictatures, des chercheurs ou des personnalités syndicales ne pouvant disposer d’un espace suffisant dans leur pays de nationalité. La consécration d’organisations non gouvernementales, l’étoffement des juridictions et des polices supranationales, la naissance d’écoles et de centres de formation en tous domaines correspondant aux critères de recrutement et aux compétences de ces organisations, de ces juridictions, de ces forces et de ces procédures aboutiraient en très peu de générations à ce que rêvaient, au début de l’ère atomique, les premiers « citoyens du monde ». On voit bien d’ailleurs, dans le cas de l’Union Européenne, comment se créent un esprit commun et des carrières individueelles, transcendant les systèmes et les caractères nationaux sans les nier.

Cette logique, qui depuis près de soixante ans inspire à rythme et à réalisations divers et variables l’entreprise d’unification européenne, pourrait valoir pour ce à quoi la planète appelle d’elle-même tant grandit le risque que lui font courir le désordre et l’égocentrisme humains : une progressive et inéluctable unification des institutions et des activités de l’espèce dominante, à mesure qu’elle se métisse dans sa biosphère et dans sa noosphère, et qu’elle se projette dans la conquête du cosmos.

Alors, on pourrait conclure que la réponse à l’horrible rend, de son fait-même, compréhensible cette horreur puisqu’elle a été grosse d’un monde meilleur. Impensable, le dialogue implicitement souhaité entre les assassins et les victimes se nouerait…



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30 Septembre.22 Décembre 2001 . 6 janvier 2002



menace asymétrique

essai d’une réflexion
sur l’état du monde et celui (par exemple) de la France,
selon les suites données aux attentats
perpétrés le mardi 11 Septembre 2001 contre les Etats Unis

fait suite à une réflexion du 22 Septembre 2001
ennemi indéterminé

L’avenir dure longtemps
Général de Gaulle . Comte de Paris

L’avenir n’appartient à personne
Julien Green





Pendant trois mois, un thème et une explication universels ont monopolisé les medias : de menace avérée et de coupable indiscuté que le terrorisme et celui qui le commandite et l’incarne, un ancien agent des services spéciaux américains contre l’Union soviétique en Asie centrale qu’a retourné en 1990-1991 l’établissement de troupes américaines sur le sol de sa patrie, l’Arabie saoudite, et surtout dans l’environnement immédiat des lieux les plus saints de l’Islam. – Une facilité pour que soient oubliées les causes d’une crise économique et morale mondiale et que soient mises en œuvre des décisions encore plus choquantes s’il n’avait eu ce contexte. – L’oubli probable de la tension et de l’artifice durant tout l’automne de 2001 doit être pallié par la lucidité que cette tension et cet artifice permettent : regarder ensemble les situations de chacun des pays et peuples actuellement par anologie aux circonstances internationales et inversement.
Aussi bien les attentats que la riposte ont manqué leurs buts. Les Etats-Unis n’ont pas perdu leur image, les inspirateurs du terrorisme n’ont pas été sûrement identifiés ni, non plus, appréhendés et punis. Il n’y a de résultats que « collatéraux ».

D’abord, un climat – politique et médiatique - propice pour pallier le discrédit de la plupart des thèses courantes sur la croissance économique mondiale et pour faire entériner des décisions financières latentes depuis des mois. La récession partout, les effondrements boursiers de certraines valeurs (notamment les plus spéculatives dans le domaine des communications) et quelques faillites dans le transport aérien, enrayées par les tenants du libéralisme aux Etats-Unis, et acceptées par des Etats européens jusques là les plus attachés à certains éléments de leur image nationale. Les images de terreur durant tout l’automne de 2001 balancent opportunément la complaisance des promesses, proférées par la plupart des gouvernements des pays industrialisés et dits « riches », et la réalité d’une crise économique et morale mondiale. Aucun discours global n’a été tenu dans aucun pays, l’analyse du moment et du monde actuels n’a été que le texte de la figure emblématique du terrorisme.

Et d’évidence, l’action américaine – en solitaire mais avec le consentement de tous – n’a eu pour résultat que l’établissement d’un nouveau régime en Afghanistan. Rien ne gage que cela change la condition humaine localement ; rien n’assure que les nouveaux gouvernants à Kaboul endureront longtemps des manières que la totalité des autres Etats du monde ont accepté d’un seul (les Etats-Unis). L’Afghanistan et son énième régime politique n’a rien à perdre en se regimbant alors que le reste du monde a tout à perdre en ne collant pas aux Etats-Unis ne serait-ce que pour limiter pr prévoir les mouvements de ceux-ci. Quant aux Américains, les voici sans cible qui leur soit proportionné et qu’ils puissent donc arraisonner selon les moyens employés massivement pendant plusieurs mois : la chasse à l’homme, au Pakistan puis autour de la planète entière ne peut plus être le pilonnage aveugle d’un territoire aux frontières déterminés internationalement : en ce sens, c’est un échec plus lourd de conséquence que de n’avoir pu amener dans un prétoire ou montrer aux cameras de tout le monde, abattu, prisonnier, mort « l’homme le plus recherché du monde ».

C’est ce déséquilibre entre une puissance censément illimitée, mais seulement dans son ordre étatique, militaire, juridique, et une initiative fanatique mais concertée, qui semble la parabole dont la suite des événements devraient donner des variantes et dont les gouvernants devraient percevoir qu’elle raconte, aussi bien, la plupart des défis auxquels chaque pouvoir en place, de quelque ordre qu’il soit (politique, économique, social, intellectuel, financier, religieux) est contraint – maintenant – de se confronter.

Menace asymétrique en ce que l’ordre établi est menacé pas seulement matériellement mais philosophiquement et en ce que les protagonistes, les agresseurs et les agressés ne se rencontrent que sur le terrain de la violence, n’ont pas d’arbitre communément reconnu, ne pratiquent ni les mêmes valeurs, ni les mêmes mœurs, ni la même langue, ni les mêmes signes. On est en tout domaine dans une dialectique de l’anonyme comme l’institutionnel, du tous contre un, du disproportionné entre les questions et les réponses, entre les situations auxquelles il faut remédier et les réponses qui sont trouvées ou assénées. Dirigeants et dirigés, agressés répliquant et agresseurs en fuite en ont chacun conscience.

A vrai dire, cette montée de l’angoisse du fait de l’impuissance à expliquer, réduire et convertir les facteurs et acteurs de violence n’est pas tout à fait nouvelle. Elle a d’ailleurs son extension planétaire en ce que l’homme et la nature se livrent un combat inégal : ces dernières décennies ont vu croître de manière exponentielle les atteintes infligées par l’homme, de plus en plus consciemment, à son milieu naturel ambiant. Flore, faune, climats, sols, océans mais aussi psyché humaine, génome humain sont désormais attaqués exactement comme continue d’être mise à mal la dignité de la plus grande partie de l’espèce humaine par un petit peu de sur-favorisés. La solidarité n’est retrouvée que par la contre-attaque de ceux qui ont été agressés initialement par l’écart croissant des richesses matérielles et des conditions de vie, par la détérioration de l’environnement : violence inattendue des imprévision climatiques, terrorisme des frustrés ; il est probable qu’une lecture rétrospective de nos dernières décennies embrassera d’une unique analyse ce qui ne nous paraît que coincidence.

Ainsi, l’immensité et l’immédiateté du défi : avoir à reconstruire au plus vite les équilibres de chacune des sociétés contemporaines, au plus vite les équilibres biologiques de la planète, périment ou relativisent beaucoup des constatations qui – il y a encore peu – auraient caractérisé notre époque, comme si celle-ci était restée en continuité avec les précédentes. Il y a aujourd’hui rupture.





I - BANALITE DES COMPORTEMENTS REVELES PAR LA CRISE


Le schéma d’une récupération par le tenant, dans le moment de la catastrophe, de la place de mire des medias et de la société nominale dans chaque Etat a été partout vérifié. Le mimétisme date de la guerre du Golfe et avait été confirmé lors de l’intervention au Kosovo. La guerre télévisée, un partenaire tout puissant et obligé, une noria de chefs tenant à figurer dans l’image cadrée par ce partenaire.

La personnalité politiquement en place ne peut plus que souhaiter l’imprévu de la réalisation d’un risque très évoqué hors la scène publique : annexion du Koweit par l’Irak, intervention au Kosovo, coupe du monde de foot-ball, riposte solitaire des Etats-Unis à une attaque les ayant seuls visés ou dans un avenir peut-être proche des éclats du même genre en Corée du sud (le ballon rond), au Yémen ou en Somalie, voire en Irak encore (la « traque » de Ben Laden). Quoi qu’il fasse et qui qu’il soit en « temps ordinaires », le chef du moment est tellement identifié à la situation vécue par ses compatriotes, qu’il en semble l’ordonnateur alors qu’il n’est qu’expression de ce qu’éprouve la collectivité : une passivité horrifiée ou intimement indifférente. Cet automne, les plus irrationnels étaient les politiques, se gardant de toute analyse pour coller à une compassion dont ils ne mesuraient pas la détumescence. Cependant, personne n’en est – à première vue, confirmée par les sondages – discrédité.

Paradoxalement, la querelle entre deux identités, celle que prétendaient ruiner les attentats du 11 Septembre et celle que les frappes américains en Afghanistan prétendaient, de fil en aiguille, si l’on peut écrire, éradiquer, n’a fait que les fortifier chacune. Et comme depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale aux seules exceptions de la période du Général de Gaulle en France et de la fin du glacis soviétique en Europe, le Vieux Monde n’a su revendiquer que des apparences d’autonomie et, en fait, n’a montré qu’un jeu de chefs, chacun incontesté sur sa petite scène (le Premier Ministre britannique, après quelques heures d’hésitation, a montré plus d’exaltation encore que le Président américain et ne s’en est plus départi depuis, le Chancelier allemand a obtenu le vote décisif autorisant le caséchéant des interventions terrestres appréciables hors du territoire fédéral, le Président français a fait croire à une participation aux opérations et à l’exclusivité de sa propre compétence constitutionnelle en dépit de la « cohabitation »).
Simplisme des apparences internationales et des fonctionnements d’Etats, secret autant des cœurs que des entretiens politiques et militaires. Deux niveaux antagonistes d’analyse et de réplique.

Les relations internationales ont été caractérisées par des artifices redondants mais pas nouveaux, et la confirmation autant des impasses que des velléités :

1° la détermination américaine a précédé toute concertation même avec les alliés les plus proches et les dispositions juridiques (le cadre des Nations Unies) n’ont été que de forme doublement obligée : ceux qui en décidaient ne pouvaient s’opposer aux Etats-Unis et les Etats-Unis ne pouvaient se passer de ces apparences. Une fois encore, les relations internationales ont en bande sonore les bombes, la langue de bois, le manichéisme ; il n’en est donc pas résulté un progrès de l’ordre juridique international, pas même une adhésion américaine à la juridiction de la Cour pénale internationale, qui eût pourtant été dans la logique d’une telle volonté d’attraire Oussama Ben Laden et ses complices devant la justice ;

2° les éléments de nature à nuancer le simplisme des actions et des analyses ont été délibérément occultés :
les « dommages collatéraux » causés par les frappes américaines indiscernées ainsi que l’usage d’armes communément prohibées sauf par les deux ou trois Etats (dont l’Amérique) qui ont refusé de ratifier les traités pertinents,
l’anonymat des premières concrétisations d’une alerte aux armes bactériologiques sur le sol américain,
le parti que la Russie a su tirer en Tchétchénie de son apparent désintéressement à une installation américaine en Asie centrale (Ouzbékistan et Tadjikistan),
le prétexte saisi par les Etats-Unis pour réitérer leur dénoniciation des accords signés à Moscou en 1972 et pour se doter d’une parade censément absolue face à toute agression nucléaire,
la participation de ressortissants chinois et européens aux combats soutenus au sol par Al Qaïda,
l’absence de réaction globale et solidaire de l’ensemble du « monde » arabe et des pays musulmans alors que depuis les guerres de décolonisation sinon le conflit israëlo-arabe et la nationalisation du canal de Suez, il a été chaque fois redouté par l’ « Occident » un embrasement de tout un peuple unifié et identifié des rivages atlantiques du Sahara jusqu’au Pakistan et à l’Indonésie,
le peu d’effectivité des résolutions pertinentes depuis dix-huit mois des Nations Unies quant au financement du terrorisme présumé celui d’Oussama Ben Laden, le parallélisme entre la surenchère verbale des responsables politiques britanniques et le laxisme des autorités financières de la City ; il n’en est donc pas résulté une clarification et une globalisation de la seule coalition qui vaudrait, celle de nature à fermer les « paradis fiscaux », à ne plus tolérer la moindre atteinte au droit humanitaire et a fortiori au droit de la guerre ;

3° la concertation des Etats-membres de l’Union européenne a été laborieuse : la tentation de n’agir qu’entre « principaux » de l’Union à l’exclusion des autres (plus petits, mais surtout davantage circonspects du fait de la tradition neutraliste de quelques-uns) a failli l’emporter ; la composition de la force « multi-nationale » censée « sécuriser » en Afghanistan on ne sait plus s’il s’agit de la logistique américaine pour l’avenir ou des institutions gouvernementales transitoires, n’a pas été présentée ni organiser de manière à faire ressortir un drapeau et un commandement proprement européens ; la pesée de l’Union dans les relations des Etats-Unis avec le reste du monde a été occultée le plus possible, peut-être pour lui donner une efficacité, ou au moins la force d’inertie ou le rôle d’ancre flottante auxquelles Washington a dû concéder à défaut de céder ;

4° l’entente entre les principaux systèmes monétaires du monde est restée conservatrice ; elle n’a eu d’objet que d’éviter les krackhs à la réouverture des Bourses américaines à lami-Septembre ; elle n’a pas produit d’analyse et de remède pour le marasme japonais ou pour les endettements excessifs dont la crise argentine financière, commerciale, politique et morale n’est, à ce point, peut-être que le premier cas de figure ; elle ne sécurise pas les investissements étrangers aux Etats-Unis qui n’ont de raison d’être que la portance et la dominance du marché intérieur américain ;

5° le lien entre tout conflit international et le drame israëlo-palestinien n’est pas nouveau, mais d’ordinaire il était montré par des tiers (ce qu’inaugura le Général de Gaulle) ; il a été, cette fois, ouvertement revendiqué par le Premier Ministre israëlien (Ariel Sharon, voulant faire consacrer une analogie entre le président de l’Autorité palestinienne et l’inspirateur du réseau Al Qaïda) ; la tension a atteint un niveau inconnu jusqu’alors mais soulignant l’isolement, désormais, des Palestiniens dans l’ensemble d’un monde arabe ne prenant plus fait et cause pour eux. La crise de l’automne, les personnalités fondamentalement différentes du président Arafat et de Ben Laden, la religiosité des cérémonies compassionnelles des deux côtés de l'’tlantique, font cependant communément réfléchir -–pour la première fois à ce point – sur ce qu’est la religion, en termes d’identité autant qu’en termes de comportement que chacune induit ou devrait induire.

Ainsi, une crise internationale – pour la première fois depuis les « guerres mondiales » du XXème siècle – ne provoque pas une modification ou une accentuation du système des relations inter-étatiques. Alors que tout semblait et continue de sembler réuni pour une globalisation par tout conflit de tous les thèmes, même très étrangers à celui à propos duquel la crise a éclaté, il est apparu que, pour spectaculaires qu’aient été les attentats du 11 septembre perpétrés aux Etats-Unis et les frappes américaines sur l’Afghanistan, aucun effet de chaine, aucun effondrement ou incendie de proche en proche n’ont eu lieu. Les courbes indicielles des principaux paramètres économiques se reconstituent à l’identique de ce qui précéda l’imprévu ; le fonctionnement des Nations Unies et notamment les dispositifs de recours concerté à la force ne font pas l’objet d’une pétition de réforme et d’adaptation ; la résurgence du sida dans les régions où l’on croyait en avoir enrayé la propagation, les cas de catastrophes naturelles ou provoquées ne donnent lieu à aucune mise en garde ou solidarité supplémentaires ; enfin la réunion de l’Organisation mondiale du commerce au Qatar, si proche de l’épicentre du conflit alors en cours et sur des thèmes qui avaient provoqué tant d’organisations quasi-insurrectionnelles contre la « mondialisation », s’est tenue dans la tranquillité, tandis que la Confédération paysanne n’a plus de notoriété en France que judiciaire et n’a pas opéré la percée élective qui pouvait être espérée.
Les événements structurant le changement dans le monde s’il en est un, sont extérieurs à la crise : matérialisation de la monnaie unique européenne, fonctionnement de routine de la station spatiale internationale, règlement amiable du conflit sino-américain que pouvait prétexter l’affaire de l’avion-espion à peine installé le nouveau président américain, jurisprudence des comparutions de dictateurs contemporains devant des juridictions étrangères aux pays où ils ont sévi (selon les cas d’Augusto Pinochet et de Slobodan Milosevic) et débuts de la compétence universelle de juridictions nationales pour poursuivre les prévenus de crimes contre l’humanité (cas des religieux du Rwanda attraits à Bruxelles).
Ainsi, la crise manifestée par l’attaque et la riposte de l’automne de 2001 serait déjà en passe d’être oubliée parce qu’elle ne changerait aucune des façons d’agir sur la scène internationale, qu’elle conforterait les positions occupées dans chaque Etat par les tenants du pouvoir – si artificielles ou illégitimes qu’elles paraîtront sans doute avec le recul des années, ou de la crise suivante – et surtout parce que d’autres objets apparaissent, déjà prévus avant le 11 Septembre : recherches des voies et moyens d’une relance économique aux Etats-Unis, d’un assainissement structurel au Japon, d’une novation institutionnelle en Europe, sans compter des élections politiques d’importance en France et en Allemagne notamment.

Pourtant la crise récente marque un tournant dans l’évolution des sociétés humaines contemporaines : après les nationalismes, après les terrorismes et tandis que ceux-ci se perpétuent sous les formes permises par la technologie d’aujourd’hui et probablement par celle de demain, est apparue une violence nouvelle.

Celle-ci, inattendue et à l’expérience plus difficile à maîtriser et analyser que dans ses formes antérieures, présente des analogies avec celles internes à chacun des Etats. Les institutions établies sont partout prises en défaut de sincérité, interpellées autant par leur inaptitude révélée à assurer sécurité et perspectives qu’à propos de leur légitimité au regard de communautés spontanées plus proches de la vie quotidienne, plus chaleureuses, se prêtant davantage à une identification de l’individu à un environnement qu’elles médiatisent. Les Etats sont en crise.


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I I - CRISE UNIVERSELLE DES STRUCTURES ETATIQUES ET NATIONALES



De même qu’est apparue sans recours adéquat et justement proportionné (symétrique) la violence terroriste n’émanant que d’individus et non d’un Etat ou d’un système politique ayant un projet de société ou d’Etat, de même beaucoup de pays sont actuellement et depuis plusieurs années aux prises avec des difficultés radicalement nouvelles, qui affectent tous les domaines de la société et de la compétence publique : la crise de cet automne permet, par analogie, de comprendre qu’une riposte « classique » ne constitue pas un remède et que le consensus de tous face à la violence ne dissuade pas ceux qui s’y adonnent. Cela vaut aussi bien pour la Chine, définissant sa manière économique mais ne sachant toujours que faire de la rébellion spirituelle et morale, que pour les héritiers de l’ancien empire soviétique, toujours assurés que la société est en droit de contraindre les personnes faute de quoi c’est l’anarchie, que pour les Etats-membres de l’Union européenne persévérant dans l’incapacité d’avouer à leurs citoyens que le pouvoir et l’avenir sont désormais ailleurs et que c’est un bien, que pour l’Amérique anglo-saxonne, creuset d’intelligence et qu’enfin pour Israël, symbole s’il en est de toute les contradictions humaines contemporaines ! Partout, le principe fondateur ou re-fondateur se cherche, partout l’imagination s’interdit d’explorer hors de l’acquis, hors des dogmes, hors de la mode, partout la générosité et la tolérance aussi natives en l’homme que la réaction de bêtise, de docilité à l’asservissement ou d’indifférence sont laissées hors d’une vraie sollicitation.

Le dérèglement de l’ordre international autant par le terrorisme, dans sa forme actuelle que par ce qui est maintenant qualifié d’ « unilatéralité » américaine, est en réalité un blocage des relations, une rigidité nouvelle que ne suffisent plus à atténuer du vocabulaire ou des négociations. La réponse à apporter aux « demandes » sous-tendant les comportements qui débouchent sur le terrorisme organisé et très prémédité n’a pas encore été articulée, mais les caractères qu’elle doit présenter sont dicibles : ceux qui ont été agressés le 11 Septembre 2001 par le terrorisme dans ce qu’ils avaient de plus symbolique et dogmatique de leur puissance, de leur invulnérabilité, de leur universalité en tant que modèle et en tant qu’objet d’envie et de communication entre eux et tous les autres co-habitants de la planète, sont invités – de force, même s’ils ont apparemment restauré leur image – à comprendre d’autres points de vue que le leur, à entendre d’autres langues et d’autres raisons que les leurs, à faire passer avant leurs soucis et leurs intérêts les plus légitimes les soucis, réclamations et manières de se comporter d’autres, constamment minorés, tenus en lisière ou dans le cercle caritatif et exotique de notre vie publique.

Il en est de même au plan national et quotidien dans la plupart des pays, que leurs traditions étatiques soient anciennes comme en Europe, ou parviennent au bout de la manifestation de leur inadéquation au détriment de peuples dits « sous-développés » et qui en deux siècles auront tout subi, une colonisation niant des identités, et une décolonisation corrompant économiquement et culturellement la prétendue indépendance politique.

La crise des peuples et Etats de ce monde « inférieur » (on parlait au XIXème siècle des « puissances secondaires ») sinon « infernal » constitué, sur la planète et à notre époque, par tous ceux qui ne sont pas d’Europe, d’Amérique anglo-saxonne ou d’Extrême-Orient (Chine et Japon) n’est pas soluble tant que les Etats plus anciens et les populations les plus fortunées n’auront pas fait leur réforme intime et, par là, montré plus de maturité et plus d’exigence dans la gestion ensemble des relations mondiales de tous ordres.

Chacun des Etats séculaires, installés dans la direction du monde et dans l’accaparement des richesses, doit faire son auto-analyse et considérer l’existant, l’institué, l’établi, le traditionel (chez lui comme au dehors) pour ce qu’ils sont : précaires et souvent mensongers, non conformes dans ce qu’ils produisent à ce qu’ils disent qu’ils sont. Il est – en ce sens – exact que « nous sommes tous Américains », dès lors que nous avons bonne conscience et vivons bien lotis dans les institutions, les emblèmes et les dialectiques dont nous héritons depuis plusieurs générations, et qu’à la longue nous développons et imposons une contrainte sur d’autres, chez nous et dans le monde. Sous couvert d’une prétendue communion aux mêmes idéaux et aux mêmes recettes, nous nions tout ce qui est autre, faute de pouvoir le réduire et parce qu’initialement nous avons accepté (souvent du fait de la colonisation) que nos destins s’imbriquent, donc aussi nos populations à défaut de nos territoires. Cette contrainte s’exerce sur des co-habitants dans notre pays ou sur des générations autres que celles actives ; nous n’avons pas conscience de l’administrer et sommes surpris de la violence de ceux qui s’identifient autant entre eux que vis-à-vis de nous. La violence répond à une contrainte, chacune se fonde sur l’autre et chacune prend la forme d’un rejet de ce qui paraît exogène, étranger, négateur. Chacun, personnellement ou en groupe, se sent agressé et dédaigné dans sa vie quotidienne. Quant aux perspectives, elles ne sont que la perpétuation ou l’empirement de la situation vécue.

Les manifestations de cette oppression des pauvres par les riches, des faibles d’organisation par les tenants des institutions contemporaines nationales et internationales, sont aujourd’hui évidentes :

1° la délinquance juvénile censée proliférer en périphérie urbaine est autant un cri qu’un constant. Quoi faire quand on ne sait quoi être ? Cette désespérance violente n’est pas la seule. Le cas français le montre. La dialectique Etat-région, le débat sur l’uniformité ou pas de la décentralisation révélé par les attentats et crimes en Corse en sont une autre. La violence à l’école, l’accélération des dérives linguistiques dans le parler quotidien en sorte que d’une génération à l’autre on est en voie de ne plus s’entendre et donc de ne plus pouvoir se parler, le témoignage que donnent les medias audio-visuels d’un appauvrissement du lire et de l’écrire dans des couches de la société où l’on ne s’y serait pas attendu montrent que la pédagogie par laquelle s’opérait depuis au moins un siècle, sinon deux l’unité nationale et une relative tolérance entre classes sociales, est aujourd’hui démodée, inefficace.
Le domaine public dans son entier perd son efficacité et sa légitimité. Les comportements individuels de ceux qui exercent leur autorité en sont faussés, quelles que soient les bonnes volontés ou la justesse des intuitions.

2° dans la vie économique, dont il est malheureusement admis par presque tous qu’elle doit se dérouler hors du ressort strict des procédures et institutions publics, la violence devient le droit. Le droit national ou européen n’encadre plus la décision des dirigeants des grands groupes financiers ou industriels ; le rapport est de force avec les autorités de l’Etat, les gouvernements, la Commission européenne. La mode envahissante de la pétition éthique est la forme actuelle d’une auto-labellisation de comportements et de concentrations qui sont le contraire des fins censément décrites par cette pétition. L’outil social qu’est l’entreprise économique, le lieu de production de biens réels qu’elle est originellement à l’initiative ou par la persévérance de personnes physiques risquant du capital ont été expulsés de la conscience des dirigeants au bénéfice des indices que sont la bourse et la valeur marchande de l’outil. La bourse anticipe les résultats financiers et la valeur de l’outil ne tient pas à ce qu’il est susceptible de produire mais à l’effet de son existence ou de sa disparition sur le terrain de la concurrence. L’entreprise est cassée en même temps que l’outil, la conscience de classe et d’être salarié, c’est-à-dire apporteur de valeur mais vulnérable au licenciement, disparaît tant les jeunes générations sont éduquées à la mobilité des carrières et à l’apparence bureautique d’être cadre et non plus ouvrier ou employé. La communauté de langage se perd de dirigeants à salariés : elle tenait au lieu commun, à l’objet commun qu’était l’entreprise, et elle se perd entre générations. Plus aucun gouvernement, plus aucun parti ne reflète les aspirations à une dignité en soi du travail salarié, à une intangibilité du traitement et de la valeur de celui-ci ; plus aucun ne prétend susciter le mouvement social, ni a fortiori s’appuyer sur lui.

3° des substituts aux institutions et aux procédures existantes se cherchent. La géographie économique autant que la nouvelle sociologie de l’emploi ont donc le même effet sur les personnes que la « mondialisation » ou l’hégémonie américaine sur les peuples. A la fois protectionniste et réactif, le réflexe est de reconstituer une communauté là où l’on est, là où l’on vit, là seulement où on est élu censément pour représenter en d’autres lieux une participation à la communauté laplus vaste possible. La réaction anticoloniale avait été de cet ordre, chacun se repliant sur soi en Indochine, en Afrique, au Maghreb faute que la communauté française ait fonctionné en vraie communauté pour tous ses ressortissants. On hait d’être justiciable et administré si l’on n’a aucune prise sur les valeurs et les principes imposés par cette justice et par cette administration, si l’on ne se reconnaît plus dans ces valeurs et dans ces principes. Pour ceux qui, du dehors ou plus haut ou selon la force dont ils ont encore le monopole armé et organisé, regardent les turbulents, le déni est incompréhensible : pourquoi un apparent rétrécissement des horizons et des ambitions afin de retrouver du concret sur lequel avoir prise.

A l’échelle mondiale, comme en France à l’échelle nationale, il n’existe pas encore un substitut aux communautés existantes, mais ce substitut se recherche parce que l’existant n’offre plus les caractéristiques de ce qui est nécessaire à l’homme : vivre en tant que personne et parmi des personnes. La revendication d’une dignité propre est l’expression simple et radicale d’une personnalité, elle précède même l’identité ; l’histoire des décolonisations l’a montré en Asie, en Afrique et dans l’ancien empire soviétique.

4° cette revendication fondamentale n’est pas reçue en tant que telle, parce qu’elle n’est pas comprise dans l’extrême diversité qu’elle peut prendre, ni dans son universalité. Ceux qui l’articulent, aussi bien dans le cadre régulier des institutions locales, du dialogue social que dans celui des revendications professionnelles, ou dans la violence urbaine, ont tous conscience de la globalité du mal dont ils souffrent et des aménagements à trouver pour en être soulagés, sinon guéris. Mais ceux à qui s’adressent la demande, la prennent et la traitent isolément, comme un incident local, sectoriel, justiciable d’un traitement répressif, caritatif, autoritaire et paternaliste.
La désagrégation des institutions qui ont perdu leur esprit met nus aussi bien les classes sociales que certaines générations par rapport à d’autres, des habitats et modes de vie condamnés économiquement ou faute de leur environnement natif, des ascendances ethniques. Le melting pot n’est plus efficient, le lien social est rompu, l’esprit républicain ou civique se perd, les formules concluent toutes dans un seul constat : l’adhésion n’est plus constatable, la célébrer est un leurre, une mascarade. Les célébrations depuis quinze ans de toutes sortes de naissances nationales, françaises, européennes, les pesantes références républicaines sont du spectacle et du discours. La pétition générale, adressée à l’Etat et aux gouvernants quels qu’ils soient, est d’avoir droit à « davantage de considération sociale » ; chacun individuellement et en corps se sent mésestimé, en perte de soi-même. Certains mal-êtres peuvent se traiter budgétairement, exactement comme sont soutenus des Etats correspondant à des peuples particulièrement démunis, ou juridiquement comme on rend l’égalité des droits à d’autres Etats, longtemps maintenus dans une position de plus en plus fictive de vaincus. Ces comparaisons sont en partie artificielles mais se fondent sur une cécité commune à certains peuples nantis ou mieux situés dans la géographie et l’économie de l’époque, et à des dirigeants d’Etats dont le système institutionnel ne traite plus les réalités, n’a pas de légitimité dans l’esprit de ses ressortissants ; ainsi étaient devenus, au XIXème siècle, ces micro-Etats princiers de l’Italie et de l’Allemagne.



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III - LA NOVATION A CONSENTIR TIENT AU RESPECT DES PERSONNES



Des niveaux ou des ordres qu’on croyait séparés se rejoignent, se croisent et provoquent leur éclatement mutuel : le terrorisme ne distingue pas les frontières ni juridiques séparant le droit administratif ou constitutionnel d’un Etat du droit international public ou privé. A la simplification des dissuasions et non-proliférations nucléaires succèdent la complexité et le multi-centrisme territorial et sociologique de la violence. Les dirigeants qui chez eux abusent de leur possession d’état en déniant toute légitimité aux menées oppositionnelles, sont les mêmes qui consentent au simplisme dont se sont enveloppés les trois principaux conflits internationaux – chaque fois « tous contre un » - depuis douze ans. Et ce qui fait la frustration et la misère d’une bonne part de la population de notre planète est aussi bien ce qui entretient et renforce la frustration et la misère dans les multiples « quart mondes » du non-droit péri-urbain, en France par exemple.

La surcharge des organisations humanitaires non gouvernementales ou, dans chaque Etat, du système associatif, des polices et autres vigiles et animateurs de terrain et de proximité, est la même – en responsabilité assumée parce que personne ou aucune autre procédure ne les assume, et en porte-à-faux vis-à-vis des quadratures de cercle à résoudre. L’ignorance dans laquelle sont maintenues les opinions publiques – internationales ou nationales – de ce qui brûle et ronge alentour, est la même. Le tapis vole peut-être encore, du moins est-ce la foi des bien-portants, mais il est trouvé, mité, déchiré de partout.

Tout est tellement tendu des jurisprudences, des calendriers électoraux, des perspectives indiquées par sondages, des impasses budgétaires que la plus petite demande excédant ce qui est déjà provisionné déséquilibre l’ensemble. On passe en dix-huit mois de la « cagnotte » budgétaire en France à des votations au pas de charge d’amendements à la loi de finances pour tenir des promesses concédées sous le chantage. Une démocratie élective tourne à une Bastille que chaque profession, et peut-être quelques régions en sus de la Corse, prennent d’assaut ou en otage. La procédure législative, les ententes entre « les deux têtes de l’exécutif » jouant depuis quatre ans et demi à celui qui dégaîne le premier n’aura pas la sympathie des spectateurs, les motivations et arrière-pensées des parlementaires votant la loi sont suspectées, ce qui est en France sans précédent, par des milliers de manifestants : ceux-là même censés faire respecter l’ordre donc la loi.

Crise de toutes les institutions, crise de la communauté et de la langue et de la solidarité nationales, crise de la compétence étatique en même temps que des classes d’âge entières se substituent aux luttes de classes d’antan pour déserter tout le système proposé par les aînés, ou au contraire – cas de quelques-uns – tellement adhérer à ce qu’il y a de plus injuste et de plus xénophile dans le système qu’ils deviennent les tenants de l’étranger. Doute quant aux procédures, doute quant à l’avenir des valeurs encore prônées, doute quant à la communauté de vraie appartenance et absence d’une autorité morale, d’une instance telles que soient ré-ancrées à temps des repères et des références. Les gouvernants sont les premiers à rétrécir le champ de la compétence étatique, les entrepreneurs sont les premiers à alourdir les charges communes et par conséquent les leurs propres en faisant de la réduction des masses salariales la seule réforme concevable et praticable de leur industrie ou de leur finance.
Est-ce l’ordre international qui a pollué les certitudes nationales ? ou l’inconsistance avérée des exercices gouvernementaux et électoraux qui prive de grandes voix la scène internationale en sorte que nulle part n’apparaissent – hors peut-être le Vatican ou quelques héros consacrés mais embaumés comme l’Abbé Pierre ou Nelson Mandela – des esquisses faisant admettre qu’un chat est un chat.

Ce qui est improprement appelé communauté internationale ne correspond à aucune solidarité sinon la planète ne serait pas au pillage et en péril ; la conscience universelle est moins informée peut-être parce qu’elle est saturée par la facilité des communications et le transfert des données, mais surtout parce qu’elle n’est pas au fait des situations locales, des dialectiques particulières. Il faut une explosion comme celle du 11 Septembre pour comprendre la perte enregistrée l’avant-veille : l’assassinat du commandant Massoud. Il faut l’explosion du 23 Septembre à Toulouse pour qu’on comprenne l’inanité du jeu des photographies d’un Président de la République et d’un Premier Ministre se concurrençant pour la une des magazines, puisque trois mois après il reste des « sans-fenêtres » et que se constituent enfin les ayant-droits aux promesses publiques d’après la tempête de 1999, d’après la marée noire de l’Erika, d’après les inondations dans la Somme, et ainsi de suite. Et ce qui commence de se savoir et de se comprendre en France, comment apprendre ce qu’il en est, pour des événements analogues, en Allemagne, en Angleterre, aux Etats-Unis, au Japon, partout… L’arrogance et la lourdeur des dogmes sont-ils partout ? les désacralisations médiatiques qui en réalité renforcent l’obscurantisme des élites mimant l’unanimité et la compassion selon ce qu’ils croient être l’opinion majoritaire et ambiante sont-elles une simple faiblesse du journalisme et de la politique, ou la propagande sapant la confiance sociale et exonérant l’économie de la déontologie qu’elle affiche pourtant ?

La réforme universelle ne peut être initiée que par les possédants. La contribution des exploités ou des dédaignés ne peut être que la pression qu’ils exerceront de plus en plus – même selon des formes horribles ou injustifiables. L’« explosivité » de chacune des sociétés politiques, économiques, sociales, culturelles, mentales doit être envisagée totalement. L’effet seulement modérateur ou décélérateur de toute ouverture des institutions existantes et de toute réduction des pollutions physiques et psychiques de la civilisation contemporaine doit être accepté comme un signe de plus qu’il est urgent d’entreprendre.

Tout est inter-actif et plus aucun traitement de quoi que ce soit en politique, en économie, en spiritualité n’est plus envisageable qu’en collectivité des peuples et des Etats. Les crises sont actuellement subies en vase clos alors que les causes sont mondiales, chaque fois (les effondrements économiques et financiers en Asie du Sud-est, au Japon, en Indonésie dans les années 1998-1999, en Argentine ces jours-ci), et que la médication ne peut être que mondiale, en sorte que chaque pays puisse bénéficier d’un changement d’environnement et dans les paramètres échappant à son pouvoir national. L’hyper-communication, la saturation de l’information le plus souvent factuelles et statistiques, rarement qualitatives, jamais éthiques n’instituent cependant pas une connaissance mutuelle de la problématique, du tréfonds et des dialectiques propres à chaque peuple regardé individuellement. Le phénomène de mondialisation est vécu à l’identique dans tous les pays, mais chaque pays n’en voit et ne vit donc que la manière dont il en pâtit ou en bénéficie en propre. La conscience est prise d’une planétarisation des risques financiers ou écologiques, des grands mouvements de l’Histoire et de l’évolution du droit inter-étatique (pénal et commercial notamment), mais pas d’une possible ou nécessaire insertion de tous dans cet ensemble. Chacun est victime, personne ne s’avoue acteur ; la responsabilité n’est nulle part. Tout demeure mécanique, réactif, instinctif.

La réponse globale tient donc à la considération de chacun par tous, à la prise en compte de chacun des ordres d’activité et d’existence humaines par tous les ordres : le spirituel portant le politique, l’économique, le culturel et social ; le social forçant le politique et l’économique à un retour à leurs fins nominales ; le culturel dénouant ce qu’il y a de totalitaire en germe dans toute conviction religieuse pas assez spirituelle et priante mais contribuant à fonder davantage la racine commune de toutes les intuitions humaines et révélations reçues ; et ainsi de suite.

Le droit et les institutions doivent se déduire du bien commun, et celui-ci ne peut se définir que relativement à des communautés de personnes morales et physiques. Ainsi s’abolira la langue de bois. Le jeu des institutions politiques, sociales et économiques dépendra autant de l’exécutif que de l’opposant ou du contrôleur. Les sagesses d’Orient et le magistère de l’Eglise catholiques sont, en cela, analogue.

Trois exemples de cette novation.

Les Nations Unies sont évidemment la matrice d’un gouvernement et plus encore d’une démocratie mondiales. Pour que ceux-ci paraissent, correspondent à des réalités et fonctionnent pour le bien commun, il est nécessaire que l’Assemblée générale retrouve son rôle, que le veto n’existe plus (la dissuasion du non-paiement de la cotisation américaine vaut à elle seule cette procédure) et que les membres ne soient pas seulement les Etats, mais toute personne morale dont seraient reconnus le sens des responsabilités. Des réformes opérées à l’échelle mondiale ou des libertés, ou encore des interdits délibérés à cette échelle pourraient tenir lieu de garanties ou d’interdictions au nivau national. Quant à des juridictions supra-nationales et compétentes pour juger des particuliers, des personnes morales, des Etats, elles sont en progrès constants et dans l’imagination de tous. On voit assez bien ce qu’apporte la personnalité internationale à un peuple (ce qui ne signifie pas forcément un mimétisme dans l’organisation d’un Etat) : les colonisés le savaient et le conflit israëlo-arabe déjà résorbé – si l’on peut écrire – en drame palestinien, trouvera les formes du dialogue et de la coopération nécessaires seulement si les Palestiniens jouissent d’une souveraineté égale à celle d’Israël. Le préalable d’une consistance étatique internationalement reconnue permettra, lui seul, qu’une discussion sur la cohabitation territoriale et la communauté économique aboutisse solidement. La consécration religieuse de la plupart des vies individuelles et collectives sur la planète Terre, comment se manifesterait-elle plus évidemment – dans un proche avenir - que dans une gestion désétatisée, dépolitisée de la territorialité et de l’économie des Lieux Saints.

L’Union européenne n’aura d’institutions efficaces pour que se constitue un second pôle de responsabilité et de puissance dans le monde, à côté de celui des Etats-Unis et en association probable avec la Russie, qu’à la condition de sortir de la matrice institutionnelle des traités signés à Rome en 1957. S’il est entendu que la Commission n’est que propositive, gestionnaire et exécutive, il n’y a aucun invonvénient à ce qu’elle ne comprenne pas un représentant de chacune des nationalités correspondant aux Etats. Pour qu’apparaisse une identité européenne, il faut une opinion publique européenne et des carrières européennes ; elles sont en gestation dans les services de la Commission, elles seront plus nettement communes à tous les ressortissants de l’Union si la compétence du Parlement va jusqu’à la proposition des nominations à la Commission, à charge pour le Conseil des Etats (comité des représentants permanents, conseil de ministres, Conseil européen) de les accepter ou de les refuser. Ainsi fonctionneraient les institutions européennes sans dosage pour les votations, sans prolifération du nombre des membres de la Commission et du Parlement, un peu à l’instar des institutiuons de la Cinquième République, au temps du Général de Gaulle : un Chef d’Etat collectif (la réunion des chefs de l’exécutif dans chacun des Etats-membres) dont la sanction est nécessaire pour tout ce qui ressortit à la souveraineté et à l’exercice de la compétence législative, un gouvernement responsable autant devant le Parlement que devant le Conseil, un Parlement exprimant la décision de l’ensemble des citoyens et composé selon des listes de candidatures plurinationales identiques dans l’ensemble du territoire de l’Union.

La République française ne peut singer la Cinquième République et, en fait de carrières ministérielles et parlementaires et d’irresponsabilité présidentielle, fonctionner selon le modèle de la Troisième et de la Quatrième. Toute consultation, de quelque ordre national qu’elle soit, met en cause le Président de la République qui démissionne si le referendum ou le renouvellement de l’Assemblée Nationale ne répondent pas à son appel et à son engagement. Les citoyens peuvent rappeler devant eux leurs élus, à quelque niveau que ce soit, pourvu qu’un nombre qualifié d’électeurs en fasse la demande ; ils peuvent eux aussi convoquer un referendum. Ce nombre doit être également atteint pour qu’une élection ou un referendum soit valable. La démocratie ne fonctionne pas selon une minorité ou par défaut. La citoyenneté française doit être ouverte de droit, à raison du sang et du sol jusques dans les implications les plus étendues de ces principes : ainsi, les ressortissants de nos anciennes colonies (Afrique et Indochine) ou les populations issues de nos anciens peuplements (le Canada, notamment) y sont éligibles. L’immigration ne pose pas un problème de sécurité ni d’intégration ; elle nous interroge sur notre propre authenticité.

Incidemment, la sémantique actuelle et parfois d’origine récente, montre un décalage entre ce qu’est censée constituer l’institution et ce qu’elle est : la réalité serait mieux dite si l’on en revenait au vocable de 1919 et au lieu d’Organisation des Nations Unies, si l’on disait Société des Nations Volkesbund (la nation entendue comme au Moyen-Age : la langue) ou pour l’Europe, au lieu de l’Union, à la dénomination des années 1950 à 1990 : Communauté européenne.

Dans les trois cas, l’esprit de la mutation est le même : le respect des personnes. Ainsi, par exemple, l’éducation n’est pas l’apprentissage d’un métier, ce qui est réducteur autant pour l’enseignant que pour l’élève ; elle est la découverte de la condition humaine, du plaisir d’apprendre et de comprendre, des moyens de communiquer entre humains et avec la nature (sinon avec Dieu-même) et la transmission des considérations sociales rendant chacun apte à un apport personnel à la société. De même, l’entreprise ne sépare plus la décision d’investissement dont elle est issue ou qu’elle requiert périodiquement pour son renforcement et l’attachement de ceux qui physiquement la constituent pour produire quoi que ce soit. A terme, la technologie et l’accumulation de valeur ajoutée permettent que la rétribution et les moyens monétaires de l’échange nécessaire à la vie économique et sociale de chacun soient fonction concuremment du travail fourni et du seul fait d’être né.

Alors, dans le tréfonds humain, partout sur la planète, pourra s’imaginer et se construire la grande gestion commune des ressources mondiales, propre à projeter l’espèce entière vers tout le cosmos. Evolution économique et spirituelle, presque sans limite. Rien de ces vues n’est utopique, puisque tout a déjà commencé et que crises et violences appellent cette ambition et cette réalité à venir. Et que l’alternative n’existe plus qu’entre une destruction prématurée du vivant sur la planète Terre et une expansion universelle de la race humaine, entraînant comme naguère Noé dans son arche, tout le vivant dans tout l’univers créé. En somme, un réflexe universel de confiance dans la destinée et l’identité de l’espèce. Ce qu’est Albert Einstein, Pierre Teilhard de Chardin, les grands philosophes et les grands spirituels du XXème siècle ont tous entrevu et espéré.







L’ECLATEMENT

La masse ouverte est la masse proprement dite, qui s’abandonne librement à sa tendance naturelle de s’accroître. Une masse ouverte n’a pas clairement le sentiment ni l’idée du volume auquel elle pourrait atteindre. Elle ne s’attache pas à un édifice qui lui soit connu et qu’elle aurait à occuper. Son volume n’est pas fixé ; elle veut croître à l’infini, et ce qu’il lui faut pour cela, c’est toujours davantage d’hommes. Cet état pur est celui où la masse surprend le plus souvent. Mais elle garde quand même quelque chose d’exceptionnel et n’est pas prise tout à fait au sérieux, puisque toujours elle se désintègre. Et elle aurait êut-être continué à ne pas être considérée avec tout le sérieux qui lui revient si l’accroissement désmesuré de la population et l’extension rapide des villes, caractéristiques de nos temps modernes, n’avaient multiplié les occasions qu’elle a de se constituer.

Les masses fermées du passé, étaient toutes devenues des institutions familières. L’état singulier dans lequel tombaient souvent leurs participants semblait quelque chose de naturel ; on était toujours rassemblé dans un but bien défini, de nature soit religieuse, solennelle ou guerrière, et ce but paraissait sanctifier cet état. (…) L’éclatement qui fait sortir la masse des lieux fermés du culte signifie chaque fois qu’elle veut récupérer l’ancienne joie qu’elle prenait à son accroissement soudain, rapide et illimité.

Par éclatement, j’entends donc le passage subit d’une masse fermée à une masse ouverte. Ceprocessus est fréquent, mais il faut se garder de le comprendre de façon trop extérieure, dans l’espace. On dirait souvent qu’une masse déborde d’un lieu fermé dans lequel elle était bien abritée pour se répandre sur la place et dans les rues d’une ville o ; attirant tout le monde à soi et exposée à n’importe quoi, elle évolue librement. Mais, plus important que ce processus externe, il y a un processus interne qui lui correspond : c’est l’insatisfaction d’avoir un nombre limité de participants, la volonté soudaine d’en attirer d’autres, la résolution passionnée de les atteindre tous.

Depuis la Révolution française, ces éclatements ont pris une forme que nous sentons moderne. C’est peut-être parce que la masse s’est si largement libérée du fond des religions traditionnelles qu’il nous est maintenant plus facile de la voir à nu, on pourrait dire biologiquement, dépouillée des significations et des buts qu’elle se laissait autrefois imposer. L’histoire des cent cinquante dernières années a abouti à une rapide augmentation de ces éclatements ; même les guerres y sont englobées, qui sont devenues des guerres de masses. La masse ne se contente plus de conditions et de promesses vaines, elle veut éprouver elle-même le sentiment le plus intense de sa force et de sa passion animales, et elle réutiliser toujours dans ce but ce qu’elle peut trouver de motifs et d’impératifs sociaux.

Il est important de constater en premier lieu que la masse ne se sent jamais repue. Elle fait preuve d’appétit tant qu’il reste un homme qui échappe à son emprise. Garderait-elle sa faim une fois qu’elle aurait réellement absorbé tous les hommes, personne ne peut le dire avec certitude, mais c’est très vraisemblable. Ses tentatives de perdurer témoignent d’une certaine impuissance. Le seul moyen qui offre la perspective d’y arriver est la formation de masses doubles, où une masse se mesure alors à l’autre. Plus ces deux masses qui s emesurent se rapprochent par leur force et leur intensité, plus elles restent longtemps en vie l’une et l’autre.

Elias CANETTI, Masse et puissance (1960 . Hambourg)

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