lundi 16 septembre 2013

la constellation de Gaulle - propos pour une biographie de Maurice Couve de Murville - 1



Jean-Marcel Jeanneney
sur Couve de Murville



ancien ministre d’Etat au moment du référendum de 1969
ministre des Affaires sociales de 1966 à 1968
ministre de l’Industrie de 1959 à 1962

propos recueillis par Bertrand Fessard de Foucault

lundi 13 mars 2000


BFF : L’équation Couve, référendum, de Gaulle était-elle la bonne ?

JMJ : Ce n’était certainement pas la bonne. La suite l’a démontrée.

BFF : Je souhaiterai que nous évoquions aujourd’hui la personnalité de Couve, son image...

JMJ : Il y avait une fuite de capitaux organisée par des grandes entreprises peut-être même nationales. Je me souviens pendant les 10 ou 15 jours où j’ai fait l’intérim du Premier ministre à sa demande au mois d’août, il m’a dit que ce qui était important c’était de surveiller que le gouverneur de la Banque de France fait racheter les billets au cours officiel en Suisse. Il pensait qu’en soutenant le cours du billet en Suisse, cela allait suffire pour maintenir le cours du franc. Egalement, quand on voit qu’il a fait son gouvernement en partie sur les conseils de Pompidou. Moi, lorsqu’il m’a proposé d’être ministre de l’Education nationale, il m’a dit que c’était Pompidou qui lui avait conseillé mon nom. Cela n’a pas marché, heureusement pour moi. Il a pris dans son gouvernement deux séïdes de Pompidou, Ortoli aux Finances et Chirac au Budget. C’était Pompidou qui était ministre.

BFF : Ortoli se fait gloire d’avoir préparé ce qu’il appelle le succès de la dévaluation de 1969. Par ailleurs, j’ai découvert aux Finances qu’alors qu’il est avéré qu’on arrivait pas à faire dire à Ortoli si on allait vers une dévaluation ou pas, il y a la preuve écrite qu’à partir de juin 1958 jusqu’en juin 1959, nonobstant le refus de dévaluer du 25 novembre, l’opération Parme consistait à préparer la dévaluation. On a fait tout le train  de mesure depuis juin 1958 et on les remettait sans arrêt au goût du jour. Les services n’obéissaient plus au Cabinet ni au ministre. JMJ : Ils obéissaient à Ortoli. Etant donné qu’au lendemain de la non dévaluation, réception à la présidence de l’Assemblée nationale. Les ministres sont réunis dans un salon avant d’entrer. Il y a Chirac. Pompidou entre et dit ostensiblement à Chaban : “Au moins vous, vous ne vous êtes pas dégonflé et vous avez soutenu la dévaluation”. C’est clair.

BFF : Couve m’avait confié ses semainiers pour 1968-1969 et le mardi 28 mai 1968, Couve reçoit Haeberer pendant plus de deux heures. Haberer en a gardé un souvenir très précis. Il avait été envoyé par Debré sans doute à la demande de Couve. Couve à ce moment-là était partisan d’une dévaluation et il a changé d’avis au bout de quelques semaines lorsqu’il a vu que les prix ne s’envolaient pas et que nous avions plus de réserves qu’il ne l’avait pensé. Couve est passé d’une analyse de dévaluation très forte à pas de dévaluation jusqu’en août 1968.

JMJ : Tous ces inspecteurs des Finances n’avaient aucune culture économique. C’est frappant. Jean-Noël m’a fait donné les souvenirs de Delattre. J’y ai vu une ou deux erreurs manifestes comme par exemple de dire que Wormser quand il a été nommé gouverneur de la Banque de France était le fils de l’ancien chef de cabinet de Clemenceau. Il n’y a aucun rapport familial entre Georges et Olivier. Par ailleurs, il raconte que le fameux BDI (Bureau de développement industriel) que j’avais voulu faire lorsque j’étais à l’Industrie, qui a été torpillé par les Finances, était l’équivalent de ce qui existait en Italie qui aurait englobé toutes les entreprises nationales alors que ce n’était pas cela du tout. J’avais expliqué en Conseil des ministres qu’il s’agissait de faciliter la création de petites entreprises autour du bassin minier. Couve avait pris position contre en disant que je voulais aidé des canards boiteux.
            Pour revenir à notre sujet, c’est très intéressant comme document historique car il a sûrement pris des notes tous les jours et les moindres détails des négociations financières sont là. Mais il n’y a pas une seule réflexion économique. Aucune allusion aux conséquences économiques des décisions financières. Cela rejoint Baumgartner. Lorsque j’ai fait Sciences- po., Baumgartner nous donne comme premier sujet de devoir la crise économique. Je lis des livres sur la crise économique de mes maîtres et je fais un devoir à partir de cela. J’ai une très mauvaise note et il me met un grand trait le long de l’exposé que je fais des diverses théories des crises : “Laissez  ces pauvres gens  tranquilles”. Voilà la considération que l’Inspection des Finances pouvait avoir pour les professeurs d’économie et les théories économiques.

BFF : Vous arrivez au gouvernement six mois après Couve et Malraux ?

JMJ : J’arrive en janvier 1959, après avoir été au Comité des experts avec Rueff.

BFF : Quelle impression avez-vous en entrant au gouvernement. Comment vous apparaît Couve ?

JMJ : Il ne m’apparaît pas. Il est ministre des Affaires étrangères, je suis ministre de l’Industrie je me trouve avoir dans mon escarcelle, les relations avec la CECA. Naturellement, j’en parle avec Couve, et nous sommes d’accords sur à peu près tout. Il me laisse une très grande liberté. Michel Debré qui était tout à fait contre toutes ces organisations me laisse aussi une très grande liberté, alors qu’il sait que je suis plutôt proeuropéen. A ce moment-là, j’ai vu Couve de temps en temps pour nous mettre d’accord sur  les positions à prendre, mais c’est  tout.

BFF : Avez-vous le sentiment qu’il y ait eu à l’époque une réflexion qui était de dire on met en oeuvre les traités  de Rome parce que c’est  l’ouverture des frontières, on va vers une déréglementation ou en tout  cas une baisse  des barrières douanières et Couve y est attaviquement attaché, Debré  n’est pas forcément contre, et en même temps, on se pose la question de savoir  sur quelle matrice faire l’Europe, pas la faire sur une matrice traité de Rome, commissions, etc, mais on a  l’idée d’une Europe politique sur laquelle on réfléchit   et  on ne tient pas tellement à prolonger le système  en politique qui va prévaloir pour le traité de Rome.

JMJ : Cela  n’apparaissait pas. Le comité des experts avait pris une position très nette où Rueff avait un rôle considérable.

BFF : Vous connaissiez Rueff ?

JMJ : Très peu mais c’est lui qui m’a appelé. Très peu en ce sens qu’avant la guerre lorsque je terminais Sciences po, Roger Seydoux m’avait proposé d’aller à Londres comme collaborateur de Rueff, proposition que j’avais refusée. Je ne voulais pas de patron au-dessus de moi, et dans les facultés il n’y avait de patron. Peut-être aussi, je me suis dit que peut-être un jour je voudrais faire de la politique et à l’époque la tradition de l’Inspection était qu’il ne fallait qu’un inspecteur fasse de la politique. On racontait l’histoire de Caillaux, fils d’un ministre du 16 mai à qui lorsqu’il s’était présenté on avait fait promettre de ne pas faire de politique.

BFF : Germain Martin était une autorité au moment de vos études ?

JMJ : Ce n’était pas une grande autorité intellectuelle mais c’était un bon professeur d’économie politique. Je me souviens Herriot disant à mon père lorsqu’il l’avait pris comme ministre des Finances qu’il le prenait parce qu’il l’avait déjà été et qu’il connaissait à peu près les milieux économiques mondiaux. C’est après la guerre que je l’ai vraiment vu. Il était membre d’une commission sur l’emploi à l’ONU, il n’a pas pu y aller et il m’a écrit en me demandant si je pouvais le remplacer là. J’ai accepté.

BFF : Comment supposez-vous que de Gaulle et Rueff se sont rencontrés ?

JMJ : A Londres.

BFF : Non, parce qu’il n’y met pas les pieds. En 1940, il est deuxième sous-gouverneur de la Banque de France et en janvier 1941, on lui enlève sa fonction à la Banque de France, il reste inspecteur des Finances et il se retire en Ardèche.

JMJ : Quand va-t-il s’occuper de l’organisation...

BFF : C’est Jean Monnet, lui n’y a jamais été.

JMJ : Vous avez raison, je confonds avec Monnet.

BFF : Malgré l’estime réciproque qu’ils se portent Couve et lui, il ne semble pas qu’il se voient pendant la période. Je me suis demandé, parce que dès 1958, Rueff a une très grande autorité intellectuelle auprès du Général, d’où était née cette autorité. Je me suis demandé si Couve n’avait pas présenté Rueff au Général. En même temps, je n’ai pas de trace d’une liaison entre Couve et le Général entre 1946 et 1958.Il distinguait toujours ce qui est conversation et ce qui est visite. Une conversation c’est du travail, il n’a pas eu  de conversation avec lui pendant 12 ans. Guichard, Beaulaincourt n’ont pas du tout souvenir de visite de Couve.

JMJ : Moi, j’ai vaguement le souvenir que Couve m’avait mentionné que dans____ des conversations qu’il avait eu avec le Général avant 1958, il lui avait dit que l’indépendance de l’Algérie était inévitable. Couve vous a dit qu’il avait vu le Général plusieurs fois ?

BFF : Oui. A l’entendre, c’est même plusieurs fois par an.

JMJ : Alors si Couve vous l’a dit.

BFF : De 1959 à 1962, vous vous voyez peu.

JMJ : Peu mais toujours de bonnes relations.

BFF : Sentez-vous entre lui et de Gaulle, je ne dis pas des distances, mais par exemple sur le plan Fouchet, est-ce que le plan Fouchet a été débattu en conseil des ministres ?

JMJ : Non. Je n’ai guère de souvenirs de cela.

BFF : Et vous n’avez pas de souvenirs non plus d’un écart entre de Gaulle et Couve sur les questions européennes de l’époque ou sur le fonctionnement de l’OTAN ?

JMJ : Non parce que à l’époque j’ai quelques conversations avec Couve au sujet de ma mission à la CECA. A chaque conseil des ministres, Couve faisait un exposé de la situation internationale, c’était très formel, il n’évoquait pas les problèmes qui pouvaient prêter à débat entre de Gaulle et lui.

BFF : Et on sentait déjà qu’il y avait une relation forte de travail entre les deux hommes ?

JMJ : Evidemment.

BFF : Et entre lui et Debré ?

JMJ : Apparemment bien. Quand nous n’étions plus au gouvernement, un jour Couve m’a invité à dîner avec ma femme chez lui avec Michel Debré.Couve en apparence était volontiers bien un peu avec tout le monde : avec Pompidou, avec Michel Debré...Autrement dit, il ne transposait pas sur le plan des relations humaines, courtoises, les conflits qu’il pouvait y avoir sur ce qu’il convenait de faire pour la France ou même les conflits d’ambition personnelle.

BFF: De vous et de Debré, il dit de bons amis et de date antérieure à 1958.

JMJ : Non, je ne l’avais jamais vu. Je l’ai découvert au gouvernement.

BFF: Il y a des papiers croisés qui montrent un agacement profond et réciproque entre Debré et Couve même si ils s’aiment bien.

JMJ : Cela ne m’étonne pas. Avec Debré, il y avait forcément des conflits de compétence étant donné qu’il voulait toujours acquérir  des  compétences qu’il n’avait pas.

BFF: Il y a beaucoup de lettres à ce sujet. On sent également une crainte chez Debré de ne pas être pris au sérieux par Couve.

JMJ : Cela devait bien être un peu le cas avec beaucoup de politesse de la part de Couve. Je me souviens que la dernière année, lorsque Michel Debré était aux Affaires étrangères,  Couve me dit  “Vous savez, il n’y a plus de politique étrangère”.

BFF : Oui, cela il le dit mais pour des raisons économiques pas à cause de celui qui tient le portefeuille. En tous cas, ce qui  est certain,  c’est qu’il ne tenait à lire  aucune des notes qui  lui arrivaient du Quai d’Orsay à Matignon. Il estimait qu’il connaissait mieux  la question.

JMJ : Autre trait de Couve, c’est  que  lorsqu’il est  arrivé à Matignon, il a  amené son cabinet des Affaires étrangères.

BFF: Comment expliquez-vous cela?  C’est une erreur.

JMJ : C’est sa naïveté. Couve avait ce grand mérite de voir les choses simplement, mais il pensait qu’avec son grand bon sens et son intuition, il voyait les choses comme elles étaient. Ce n’était pas vrai. Par conséquent, il pensait que comme Premier ministre, il n’avait pas besoin de collaborateurs qui connaissent la préfectorale, la cuisine électorale,  les services de police.Il prend comme directeur de cabinet un diplomate.

BFF: Comment voyez-vous de Leusse, son directeur de cabinet ?

JMJ : Je me rappelle un mot de De Leusse comme directeur de cabinet  me disant que Couve était vraiment heureux d’être ici.

BFF : C’est un peu idiot. Les affaires  algériennes entre 1959 et 1962,y a-t-il des prises de position des ministres les uns par rapport aux autres.

JMJ: Oui, le 16 août 1959 au moment du tour de table. De Gaulle nous avait prévenu qu’il nous demanderait à tous notre avis sur l’Algérie. Dans ce conseil, je suis le seul à avoir dit  que je pensais que l’indépendance de l’Algérie était inéluctable. Michel Debré Premier ministre n’a pas dit grand-chose, Couve a été très  prudent, Soustelle et Cornu-Gentille ont pris des positions très dures pour le maintien. Les autres ministres sont restés vagues. Quelques jours après, j’ai demandé un rendez-vous à Michel Debré.Il m’a reçu dans le jardin de Matignon et je lui ai demandé si je n’avais pas trop choqué le Général par ce que j’avais dit sur l’Algérie.  Il m’a regardé d’un air triste et m’a dit  que de tous les ministres, j’étais le plus proche de sa pensée.

BFF : Couve ne s’est pas dévoilé à ce moment-là.

JMJ : Non; il ne se dévoilait presque jamais.

BFF: Et Joxe?

JMJ: C’était un homme avec lequel j’ai toujours eu des relations faciles voire amicales. Mais il ne  se confiait pas volontiers. Il avait une formation de diplomate.Il était un peu secret. Je me souviens qu’au moment où je faisais mon rapport sur la coopération en 1963, il m’a fait part de son inquiétude par rapport à l’attitude de Pompidou vis-à-vis de De Gaulle.

BFF : Jean Mauriac m’a rapporté une conversation qu’il avait eu avec Joxe au début des années 80 relatant l’entretien entre Joxe et Pompidou, rentrant  d’Iran en mai 1968 ; Joxe ayant fait l’intérim du Premier ministre l’accueille et pendant le trajet de retour, Pompidou tient des propos effrayants sur la conduite de la crise et surtout dit que de Gaulle a fait son temps.

JMJ :  Fin 1962, Joxe est déjà méfiant vis-à-vis de Pompidou

BFF: Rétrospectivement, de Gaulle aurait-il pu nommer un autre ministre des Affaires étrangères en 1958. Parodi était ambassadeur au Maroc et avait été Secrétaire général. Joxe était Secrétaire Général. Il  a assuré tellement de fois l’intérim du Premier ministre que l’on pouvait penser pendant très longtemps que c’était un Premier ministre de remplacement.

JMJ : Oui mais enfin, sauf cas de  crise, le Premier ministre par intérim n’avait aucun rôle.

BFF : Donc, à votre avis, il n’a jamais été question qu’il soit Premier ministre ?

JMJ : Je n’enai pas l’impression.

BFF : Y avait-il un autre ministre des Affaires étrangères possible en 1958 ou ensuite ?

JMJ : En 1958, ce qui a étonné un peu c’est que ce ne soit pas Joxe étant donné qu’il avait été secrétaire général du gouvernement et qu’il était aux Affaires étrangères. D’autant plus, que dans ce gouvernement de 1958, le Général a nommé des hauts fonctionnaires (le préfet de Paris ministre de l’Intérieur, etc.). C’était normal qu’il nomme Joxe.

BFF : J’ai rencontré Guichard que je prenais depuis 1970 à la fois pour Ballot et pompidolien à tout crin. Il ne voit pas qu’il y ait conflit entre Pompidou et de Gaulle. Mais j’ai trouvé cet homme malgré son physique et malgré le peu d’éclat qu’il a eu en étant ministre, fin d’analyse politique constitutionnelle et sur les gens.

JMJ : Sûrement. C’est à ce titre là que de Gaulle l’a toujours utilisé. Mais il ne lui faisait pas tellement confiance, il ne voulait pas l’avoir comme ministre. Il a fallu que Pompidou, qui était bien avec lui, insiste pour que Guichard devienne ministre.

BFF : En revanche, Guichard est formel . Il dit qu’il y a eu, fin mai-début juin 1958, beaucoup de conciliabules à trois (de Gaulle-Pompidou-Guichard) pour le gouvernement, mais que si on a trouvé une solution Pelletier pour l’Intérieur, le cas Couve et les Affaires étrangères n’ont pas été débattues une seule seconde entre de Gaulle et qui que ce soit d’autre. Selon Guichard, il était clair dans l’esprit de De Gaulle que ce serait Couve et personne d’autre et il prétend que Joxe avait demandé à de Gaulle de le prendre lui comme ministre des Affaires étrangères.

JMJ : Cela ne m’étonne pas, c’était normal. Couve m’a dit que lorsque de Gaulle l’a appelé, il pensait que c’était pour être ministre de l’Economie.

BFF : Est-ce qu’ensuite, il se dessinait un autre ministre des Affaires étrangères jusqu’en 1968 ?  Si de Galle avait voulu nommer Couve ministre des Finances par exemple ?

JMJ : Je ne pense pas qu’il l’aurait nommé plus tôt comme ministre des Finances, il l’aurait nommé Premier ministre si en 1967 si Couve ne s’était pas fait battre aux élections. Plus exactement, si Pompidou ne l’avait pas poussé à se présenter dans le VIIIe où il avait de fortes chances de se faire battre. C’est là encore la naïveté de Couve.

BFF : De façon étrange, Couve avait la conviction que c’était proprio motus qu’il s’était dit je ne vais pas rester toute ma vie  sans entrer en politique.

JMJ : En réalité il n’était pas fait pour cela.

BFF : Oui, mais il voulait durer et il pensait que pour durer en politique il fallait être élu.

JMJ : Oui, mais alors il fallait choisir une circonscription sûre. Cela lui était possible. En 1967, Pompidou s’est présenté dans le Cantal. Je me souviens de Debré disant à l’époque que Pompidou avait appliqué la méthode des bons radicaux d’autrefois, c’est-à-dire qu’il avait examiné, constaté que son adversaire serait nul et donc il s’est présenté. Couve n’a pas demandé une bonne circonscription.

BFF : Il paraît qu’il existe une note d’Olivier Philip sur la circonscription de Couve disant qu’elle était presque imprenable.

JMJ : Pompidou a lancé Couve sur cette circonscription en se disant que la naïveté de Couve ferait qu’il accepterait d’y aller sous prétexte que c’était là qu’il résidait. De même que Couve s’est laissé coller Ortoli au ministère des Finances et Chirac comme secrétaire d’Etat.

BFF : Qui fallait-il aux Finances ?

JMJ : Moi.

BFF : Il ne semble pas qu’on y ait pensé ?

JMJ : De Gaulle a pu y penser mais je crois qu’il n’a pas eu un très grand rôle dans la formation de ce gouvernement. Il en a eu un mais moindre peut-être qu’on ne le croit. En 1962, j’étais ambassadeur en Algérie,  lorsque je suis venu dire à de Gaulle  que je pouvais me présenter en Haute-Saône, que j’étais sûr d’être élu puisque le député Indépendant et Paysan avait voté la censure et que de plus j’avais reçu à Alger un coup de téléphone inattendu de Maroselli me disant que si je me présentais en Haute-Saône, je n’aurais pas de radical contre moi. J’ai raconté cela à de Gaulle et je lui ai demandé si je devais y aller. Il m’a dit qu’étant ambassadeur en Algérie, je ne pouvais pas m’absenter durant la campagne.Ce n’était pas une bonne raison, puisqu’il fallait quinze jours.Il a  ajouté qu’ à l’avenir, il faudrait de plus en plus que les ministres soient pris hors du Parlement, et que le jour où on ne serait plus obligé de prendre, comme il l’avait fait, des inspecteurs des Finances à l’Economie, il faudrait que ce soit moi. Il y avait pensé.

BFF : Couve a pensé très nettement à Olivier Wormser.

JMJ : Il lui ressemblait comme caractère :  un détachement, des sous-entendus, des  litotes. C’est possible qu’il y ait pensé. Mais au moment de la non-dévaluation, j’ai été trouvé le Général, après la décision, et je lui ai dit qu’il fallait changer Ortoli, nommer Barre ministre de l’Economie et que j’étais disposé à faire le sale boulot comme ministre du Budget. Il m’a répondu que oui, peut-être et il ne l’a pas fait.

BFF : Ortoli dit qu’il a présenté sa démission à Couve le dimanche, lundi ; Tricot prétend que Ortoli était malade comme un chien depuis une dizaine de jours ; Barre prétend qu’il était beaucoup trop jeune aussi bien en juillet qu’en novembre 1968 pour qu’on pense à lui comme ministre mais c’est un homme qui voyait Couve depuis qu’il était à la Commission du Marché commun un samedi sur deux.

JMJ : Couve avait sûrement une grande confiance et admiration pour lui. Je ne comprends pas pourquoi il ne l’a pas fait. Mais lorsque je vous dis moi, ce n’était pas moi pour l’ensemble, mais moi en tandem avec Barre.

BFF : Mais avec l’intérêt que l’un coupait les crédits et refaisait passer tous les ministres à l’examen des dépenses et que l’autre s’arrangeait pour que la réunion des gouverneurs de banques soutiennent.
            Dans ce livre sur Couve, j’ai trois procès à soutenir. Un qui est de collaboration avec Vichy, un tendant à dire qu’il n’était pas vraiment ministre des Affaires étrangères, mais simple exécutant, c’est certainement la chose la plus facile à réfuter mais c’est aussi le point sur lequel il y a le moins de documents et enfin, de Gaulle le voulait comme Premier ministre mais il a été un mauvais Premier ministre. Je me suis  demandé si après Mai 68, de Gaulle a deux envies: la première : il veut à nouveau un Premier ministre  qui  fasse de la politique comme lui de Gaulle voudrait que le Premier ministre la  fasse, c’est-à-dire à la fois un contenu mais également sans faire écran  entre de Gaulle,  les gouvernants...

JMJ :En réalité, après 1968,  et cela  Michel Debré me l’a dit à l’époque,  de Gaulle veut  regouverner lui-même comme il l’a fait en  1958.

BFF : En tous cas, certainement un Premier ministre beaucoup plus transparent et beaucoup moins arrangeant avec tout le monde.

JMJ : Et qu’il  fasse ce que de Gaulle  voulait qu’il fasse.

BFF : De Gaulle répartit les rôles de la manière suivantes : un Premier  ministre qui tienne le coup en Economie et Finances, qui fasse une politique qui soit perçue comme celle du général de Gaulle mais exécutée par le Premier ministre et la grande politique et le mouvement et la dialectique politique qui reprennent c’est de Gaulle qui s’en charge et c’est le régime du référendum. D’une certaine manière, Couve correspond tout à fait à ce que de Gaulle souhaite, y compris dans ce qu’il a été jusqu’en avril 1969.Couve, malgré qu’il ne soit pas pour le référendum, laisse de Gaulle le faire, alors que Pompidou aurait mis sa démission dans la balance.D’autre part, sur une décision aussi importante que le franc, Couve veut que ce soit la décision de De Gaulle et en même temps, de Gaulle, peut-être, s’est sur-estimé car il n’a pas non plus mener la campagne politique d’après Mai 68 jusqu’en avril 1969 tambour battant. Le référendum a été  long à se mettre en branle et la campagne a été menée en dépit du bon sens.

JMJ : Ce n’est pas tellement la campagne, c’est la chronologie. De Gaulle avait prévu que le référendum devait avoir lieu fin décembre 1968, il avait raison. J’en ai été chargé au mois de juillet, je pouvais être prêt.

BFF: De Gaulle voulait qu’il soit très détaillé.

JMJ: Il a été d’autant plus détaillé que nous avons eu trop de temps pour le faire. On aurait pu le faire plus simple.Guichard avait raison là-dessus. De Gaulle voulait que cela soit applicable sans nouvelle loi. On aurait pu persuader le Général que ce n’était pas possible.Il voulait que je mette dans le référendum le type d’impôts que les régions pourraient prélever.Je lui ai dit non. Si Couve avait voulu que le référendum ait lieu en décembre, si lorsque je lui ai demandé de définir rapidement mon rôle et celui de Guichard (avec lequel je n’étais pas en conflit d’ailleurs)...

BFF: Il y avait une hésitation...

JMJ :Bien sûr. Couve m’ a dit que le temps était galant homme !

BFF : Vous pensez que le calendrier a  été de sa responsabilité.

JMJ : Tout  à fait. D’ailleurs l’idée de Couve c’était qu’il ne fallait pas faire  les réformes ni quoi que  ce soit  avant qu’il ait  remis sur pied l’économie française. Je crois qu’il n’aurais pas sur pied car il n’avait pas d’idées économiques modernes. Il a fait traîner, il était content que ça traîne jusqu’à ce que le Général se fâche. Et on a  fait  le référendum au plus mauvais moment. Il était délicieux comme Premier ministre ; il vous recevait quand on voulait, il était gentil, il vous écoutait, il ne vous contredisait pas. Mais cela a  été un mauvais Premier ministre.

BFF : Vous diriez qu’il datait au point de vue techniques financières, budgétaires  ?

JMJ: Pas au niveau  budgétaire, mais macroéconomique comme on dirait aujourd’hui.  Je me rappelle toujours à deux heures du matin, revenant de  la Mutualité où j’avais  fait un grand discours sur le référendum devant les jeunes  gaullistes,  j’étais  passé à la Chambre des députés. J’ai trouvé Couve tout  seul  dans la salle des Quatre Colonnes. Je lui ai dit qu’il fallait  faire quelque chose  pour empêcher cette dévaluation. Il me  répond : “Oui bien sûr, mais les capitaux se sauvent”. Je lui ai dit que lorsqu’ils auraient fini de se sauver pourvu qu’on serre un peu il  n’y en aurait plus.

BFF: Il y a eu une délibération sur la levée du contrôle des changes en septembre 1968, après votre intérim.

JMJ: Oui, mais cela il voulait déjà. C’était une erreur formidable, compte tenu de ce  qu’il avait trouvé en arrivant. Il faut bien comprendre que si le président du CNPF que j’avais reçu la veille pour lui demander de ne pas trop lâcher  sur le  SMIC, sur ce il lâche 30  sur le SMIC ordinaire, à Grenelle.  Pompidou n’était pas du tout de cet avis. Il disait qu’il était fou. J’ai eu l’explication beaucoup plus tard. Il y avait eu une réunion des gens du CNPF qui  avait conclu que ce qu’il fallait  éviter à tout  prix c’était la  section syndicale entreprise. Quant à  l’évaluation du SMIC  ce n’était pas  très grave, on  dévaluerait.

BFF : C’était l’idée Pompidou.

JMJ :C’était le patronat. C’est difficile de faire la distinction entre le patronat et Pompidou.

BFF : Qui a rédigé  le projet de référendum proposé le  24 mai pour avoir lieu le 16 juin 1968. Ducamin n’en sait rien. 

JMJ  : Il  était  très mal foutu. Je me  souviens très bien que  nous  l’avons trouvé sur la table. Je l’ai  lu et j’ai dit que ce n’était pas  un projet de  référendum. La séance a été levé. J’ai été trouvé Pompidou  pour  lui  faire  part de  mon  étonnement. Il m’a répondu : “Oh, je sais bien,on n’y peut rien”.

BFF : Tricot ne sait pas non plus.

JMJ : C’est peut-être le Général lui-même, c’est possible.

BFF: Ducamin l’a trouvé un jeudi soir ou vendredi matin.C’était quelque chose dont on n’avait pas entendu parler la veille et qui était tout fait le lendemain.

JMJ : C’est le Général, sûrement. Il n’était pas très juriste.

BFF: Couve était juriste ?

JMJ :Je ne sais pas. Probablement un peu. Il avait fait Sciences po, il avait sa licence en droit.
J’ai retrouvé l’article que j’avais écrit  dans la nuit le soir où a été décidée la dévaluation du mois d’août 1969. J’étais  à Rio  et un journaliste du Figaro m’a téléphoné en me demandant  ce  que j’en pensais. Je lui ai répondu que j’en pensais du mal. L’article montre avec une argumentation très solide que c’était une erreur fondamentale. Ils n’ont pas compris qu’à l’époque, notre commerce extérieur était florissant, l’inflation était due essentiellement au fait que toutes les capacités de production étaient épuisées (après 68, on avait tellement peur que cela provoque une crise, qu’on avait donné l’ordre à tous les trésoriers payeurs généraux de faire obtenir des crédits tant qu’on voulait à toutes les entreprises ; il y a eu une augmentation de liquidité formidable et qui facilitait naturellement ensuite la spéculation). On était en surcapacité de production. On ne dévalue pas quand on est en surcapacité de production.

BFF : Barre y voit l’origine de l’inflation dans laquelle on est tombé pendant une dizaine d’années.

JMJ : Il était tout à fait contre.

BFF: Il semble qu’en dehors de vous et de Barre il y ait eu deux personnes qui ont pesé : Goetze et Jean Guyot (il a quitté un poste important au ministère des Finances, et un peu dégoûté, il a quitté pour entrer à la banque Lazard).

JMJ : Goetze n’était pas contre. Le Général le convoque et lui demande ce qu’il en pensait. Il lui a dit que dans les conditions où elle  allait se faire, elle allait échouer. Il ne lui a pas dit qu’il ne fallait pas la faire. J’ai  été reçu immédiatement après lui. Comme il avait dit au Général qu’elle échouerait ça m’était plus facile.

BFF : Comment voyez-vous Jacques Brunet à l’époque ?

JMJ : Je ne le vois pas.

BFF : Couve cherche à le vider dès qu’il arrive aux Finances.

JMJ : Je crois que c’est l’incarnation des inspecteurs des Finances, ignorant tout de l’économie. Mais le Trichet actuel, c’est pareil.

BFF : Y a-t-il eu en conseil des ministres des débats sur la prévision économique en 1967-1968, parce qu’on sent qu’il y a une inquiétude, que l’on va vers une certaine dépression, il y a des poussées vers le chômage, il y a une certaine tension ?

JMJ : Oui, on se rend compte qu’il y a un petit ralentissement, au point que Michel Debré lui-même en janvier 1968, lance un programme de relance aux Finances que j’ai approuvé tout à fait. C’était un peu timide mais c’était déjà ça. Mais c’était trop tard. Un programme de relance n’a d’effet que six mois après. On avait le sentiment plutôt d’un ralentissement que d’un sentiment d’opinion publique. Il y avait à l’époque une petite publication de l’INSEE qui donnait  les prévisions tous les deux ou trois mois. Il faut voir ce qu’ils disaient.

BFF: Jugez-vous vraisemblable que Couve et de Gaulle aient eu des conversations d’économie et de Finances, en dehors des conversations sur la politique extérieures?

JMJ: Je pense que oui parce que Couve aimait beaucoup les problèmes économiques ; il se croyait tellement compétent en matière économique, il regrettait tellement de ne pas avoir été ministre de l’Economie et des Finances, que certainement  il en  entretenait le Général.

BFF : Vous-même avez l’expérience dans des entretiens théoriquement sur les Affaires sociales avec de  Gaulle, que de  Gaulle bifurque et vous demande votre opinion sur l’économie et les finances ?

JMJ : Non, il me demande si je  vais me décider à faire la participation. Je lui répond que je voudrais bien mais que je ne peux pas, son Premier ministre est contre, que les entreprises sont contre et que les syndicats ouvriers sont contre. Il m’a répondu que j’étais comme tout le monde, que je ne voulais rien faire. Couve était contre aussi la participation.

BFF: Oui, mais il ne se serait pas opposé.

JMJ: Non. Couve  ne s’opposait pas.

BFF: Vous le diriez sans caractère  ?

JMJ: Non. Il avait du caractère. Lorsque j’ai été reçu par le Général à Colombey, je venais d’écrire mon article contre la dévaluation. C’était à Noël. Je lui ai demandé si j’avais eu raison d’intervenir par cet article. Il m’a répondu que j’avais eu raison, que c’était à Couve d’écrire cela  mais  que Couve c’était Couve.

BFF : Dans ses déclarations de campagne dans  les Yvelines ou ensuite, étonnamment, il prend position rétrospectivement contre  la dévaluation et même pendant un an ou deux il a un discours sur la participation alors qu’il n’est plus au pouvoir. C’est étonnant.

JMJ : Oui, parce que c’était en cela qu’on se marquait gaulliste.

BFF : Lui avez-vous prêté des capacités d’analyses, de synthèses, d’exposés de situation qui vous paraissaient hors de pair ?

JMJ : Dans ses  exposés  du Conseil des ministres sur les Affaires étrangères, c’était très clair, très intéressant. Il avait sûrement une très grande capacité d’analyse, d’expression simple d’ailleurs, mais de choses compliquées qu’il exprimait clairement. C’est un très grand esprit. C’était un homme de caractère.Il était assez désintéressé. Il aurait bien aimé être président de la République ou Premier ministre, mais ce n’était pas un forcené. Il s’exprimait bien, il avait une vision des choses  mais c’était bilatéral. Il exprimait le déroulement de la politique tel que le Général l’avait  voulu.

BFF: On le présente comme un homme intéressé aux affaires de sa belle-famille. Or jusqu’à présent, je n’arrive pas à définir ce qu’était la banque Mirabeau, à bien situer cette HSP en banque et je ne le sens pas tellement intégré dans sa propre belle-famille ; il est presque pour ainsi dire sans famille.

JMJ : Je crois qu’il était très indépendant de tout cela.

BFF :C’est quelque chose que l’on met en avant.

JMJ  : On a  tort parce que c’est un homme en un sens très désintéressé.J’ai un peu regretté qu’il accepte d’être sénateur (j’ai refusé de le faire).

BFF : C’est un peu paradoxal.

JMJ : J’aurais pu me faire élire très  facilement en Haute-Saône parce que j’aurais eu une majorité de maires pour moi. A Paris, il n’y a aucun  mérite. Je ne voulais pas rentrer au Sénat alors que j’avais  soi-disant été le sénaticide. En plus, cela m’aurait obligé à rester fidèle au RPR.

BFF : Est-ce  qu’en 1968, il aurait été inconcevable soit que Giscard revienne au gouvernement soit que Duhamel et Fontanet y entrent déjà ?

JMJ : Vous voulez dire en 1967 ? 

BFF : Soit en mars 1967, soit, à plus forte raison, en juillet 1968. Vous, vous poseriez la question dès mars 1967?

JMJ : Elle a été posée. Michel Debré me l’a dit, au moment où il a préconisé à Pompidou et à de Gaulle de faire recours à des ordonnances. Il leur a dit qu’il y avait deux solutions  étant donné que nous avions  trois voix de majorité à l’Assemblée : ou bien on fait entrer Duhamel et Fontanet  au gouvernement et on a une vingtaine de lois de plus ou bien on avait recours aux ordonnances. Le Général ne voulait à aucun prix faire rentrer Duhamel et Fontanet, parce que Fontanet avait démissionné. Remarquez qu’il a repris Maurice Schumann. Le Général avait comme cela ses bêtes noires, ces têtes. Donc ça a été envisagé. Je ne sais pas ce que Pompidou en pensait.

BFF: Et Giscard, le reprendre en 1968 ? Parce  que  c’est Pompidou qui  n’a pas repris  Giscard en 1966, ce n’est pas de Gaulle ?

JMJ : Ce  n’est pas de Gaulle et ce  n’est  pas Debré. C’est Pompidou  qui avait été exaspéré par Giscard, car il se comportait en futur chef du gouvernement.

BFF : Couve ne l’aimait pas non plus.

JMJ: C’est Pompidou qui n’en a pas voulu, alors que  cela ennuyait le Général, parce que ce grand jeune homme intelligent l’avait un peu séduit. Il avait proposé à Giscard d’être ministre de l’Equipement, des Transports.

BFF:  Pisani vous paraît un peu un fou à ce moment-là ?

JMJ : Non. Il fait un très grand discours à l’Assemblée nationale en 1968. Je me rappelle l’avoir écouté et avoir pensé que c’était un Premier ministre possible. Je l’ai interrogé un jour là-dessus et il m’a dit que l’Elysée avait posé des conditions. Je ne me souviens pas des conditions. C’était un orateur formidable.       

BFF : Comment situez-vous Albin Chalandon ?

JMJ : Un affairiste. Chalandon et Giscard sont les deux seuls qui au cours du tour de table, ont pris ouvertement pris position pour la dévaluation.

BFF : Vous n’étiez pas au tour de table au moment du référendum pour  l’élection du président de la République au suffrage universel, mais finalement  les ministres ont été aussi mous dans les deux circonstances ?

JMJ : Oui. Si il y Sudreau. Mais c’est Giscard qui est responsable. Giscard était contre, Sudreau aussi parce qu’il était très IIIe République. Giscard a excité Sudreau. Il lui a dit de le dire. Sudreau l’a dit aux journalistes. Giscard s’est bien gardé de le dire. Il en était désolé par la suite ; j’ai parlé avec lui et il ne s’en consolait pas.

BBF : Pendant cette dernière année, vous avez été élu à Grenoble, vous êtes donc UDR ?

JMJ : Je ne l’étais pas lorsque j’ai été élu à Grenoble. Je l’étais comme gaulliste. A l’Assemblée nationale, je me suis inscrit au groupe UDR.

BFF : A la fin des événements de mai, vous êtes ministres des Affaires sociales, il y le défilé à l’Arc de Triomphe, le 30 mai.

JMJ : Pompidou nous demande de ne pas aller au défilé, il faut que vous soyez dans vos bureaux. Sur ce un certains nombre dont Malraux, Michel Debré et d’autres ont paradé.

BFF : Le lendemain, il y a un remaniement ministériel. Pompidou n’est pas renommé Premier ministre mais tous les ministres démissionnent et on forme un nouveau gouvernement.Vous n’y êtes pas.

JMJ : Pompidou m’écrit un petit mot très gentil me disant qu’il était désolé, que la politique était injuste mais qu’il ne pouvait pas faire autrement.

BFF : Le fait de ne pas vous reprendre est une initiative de Pompidou. Alors qu’il vous avez pourtant supporté pendant les accords de Grenelle.

JMJ: Oui, nous nous étions très bien entendu en ce sens que je n’avais pas ouvert la bouche exprès. Mais nous  étions tout à fait d’accord.

BFF: Et Debré est démissionnaire parce Pompidou ne le prend pas pendant les accords de Grenelle et donc Debré démissionne sans que ce soit public ?

JMJ : Il ne veut pas qu’il soit là.

BFF : L’idée de mettre Debré aux Affaires étrangères ne  vous a pas étonné.

JMJ : Non. Concernant Couve, lorsque en janvier 1967, je suis allé faire une grande tournée en Afrique à l’occasion d’un congrès médical qui avait lieu à Dakar et je ne sais plus qui m’a suggéré de demander que le décret  nomme  comme intérimaire Couve. C’était bizarre.

BFF : C’est le seul moment où le Monde pressent un avenir politique en dehors du quai d’Orsay à Couve.

JMJ : C’est pour cela que je l’avais proposé. C’est moi qui lui avais proposé. Il avait accepté avec empressement.

BFF: Qu’est-ce qui vous faisait avoir cette vue ?

JMJ : Je le savais bien. Pompidou ne le savait que trop.

BFF : Qu’est-ce qui a empêché de Gaulle de nommer un nouveau Premier ministre au début du second septennat ?

JMJ : Il a beaucoup hésité. Il ne semble pas qu’à l’époque il ait pensé à Couve. Dans les Mémoires de Flohic, il est indiqué qu’à l’époque, que de Gaulle hésite entre moi, Edgar Faure et un troisième dont je ne me souviens plus. Finalement, il garde Pompidou. Mais à l’époque, je ne l’ai pas su.

BFF : Edgar Faure avait également tapé dans l’oeil de Couve car l’idée de le prendre comme ministre de l’Education semble avoir été de Couve et pas du Général.

JMJ : Après me l’avoir proposé en me disant que c’était Pompidou qui lui avait recommandé de me proposer.J’avais accepté mais je l’ai effrayé. Quand il m’a demandé ce qu’il fallait faire, je lui ai répondu qu’il fallait faire voter tout de suite avant les vacances une loi sur l’université et marquer une très forte indépendance des facultés et d’autre part il faut dans la loi poser le principe de la laïcité de l’enseignement supérieur. Cela l’a un peu effrayé. Il m’a convoqué pour me dire que  finalement  je ne serai pas ministre de l’Education nationale, j’avais accepté 24 heures avant, il m’a dit que finalement le Général avait préféré que cela soit Edgar Faure. Je pense rétrospectivement que cela a été une très bonne chose pour moi. Il fallait toute l’astuce d’Edgar Faure pour s’en tirer.

BFF : Cela a été un numéro de virtuose.

JMJ : C’était un bien meilleur choix à mon avis, non pas pour les structures qu’il a créé, encore  que cela n’était pas mal du tout, compte tenu des circonstances. A l’époque, j’étais déçu. J’ai demandé s’il y avait un autre ministère  disponible. Il m’a répondu que non. J’ai proposé le plan,  il m’a dit qu’il était affecté et a ajouté : “Vous y croyez vous au Plan”.

BFF : De Gaulle y croyait.

JMJ : Oui. Ce qui est intéressant c’est que sur beaucoup de points les conceptions de Couve et de Gaulle étaient fondamentalement différentes. Par la suite, j’ai eu un coup de téléphone de Chirac, qui lui était dans le gouvernement, propulsé par Pompidou, me demandant un entretien. Il est venu me voir de la part de Couve pour me proposer d’être ministre d’Etat et chargé de la réforme constitutionnelle. J’ai accepté. Je savais qu’on voulait faire la décentralisation. Cela me plaisait beaucoup. En 1963, de Gaulle m’avait demandé une  note sur trois sujets étant susceptibles de donner lieu à une commission : l’éducation, la décentralisation et la coopération. D’emblée, je lui ai dit que je ne voulais pas de l’Education (j’étais universitaire). Je lui ai donc remis deux notes une sur la décentralisation et une sur la coopération. Il m’a mis en marge : “Intéressant mais prématuré”. Je me suis donc réfugié sur la coopération.

BFF :  Comment expliquez-vous le fait que Couve fasse son gouvernement sur la suggestion de Pompidou ? 

JMJ : Je n’en sais rien. C’est la psychanalyse de Couve. Cela m’a un peu étonné.

BFF : En même temps, Pompidou semble avoir déconseillé à certains d’entrer dans la combinaison.

JMJ : Je me suis demandé aussi. Je ne peux pas dire qu’il ne m’appréciait pas, mais il n’appréciait pas mon indépendance d’esprit. Il a du se dire que si je me cassais la figure tant pis.

BFF : Par exemple, on aurait pensé à Parodi pour les Affaires sociales ou le Travail. Parodi a eu, semble-t-il, la recommandation de dire qu’il était très bien au Conseil d’Etat et qu’il ne fallait pas qu’il entre dans cette galère. Cela serait venu de Pompidou. C’est paradoxal.

JMJ : Oui mais d’après ce que m’avait dit à l’époque Michel Debré, à la fin du gouvernement Couve, il y a  eu une espèce de coalition ou intrigue pour pousser le Général dehors et que Parodi était dans le coup avec Chaban.

BFF : Et l’affaire Marcovic vous a-t-elle frappée ? On en a fait avec le recul le détonateur de beaucoup de choses. Mais à l’époque, c’est probablement une rumeur qui agite le tout-Paris politique mais cela n’envahit pas les colonnes d’une manière énorme ?

JMJ : Si, par la faute de De Gaulle et par celle de Couve. Il s’est trouvé que au lendemain du jour où Capitant comme garde des Sceaux, imposé à Pompidou par de Gaulle, avait eu un infarctus. De Gaulle me convoque et me dit qu’il a reçu une lettre de démission de Capitant et il me propose d’être garde des Sceaux. Je n’ai pas accepté, Capitant étant un ami, je refusais de prendre sa place. J’ai été nommé intérimaire. Aussitôt nommé, Tricot m’a téléphoné  pour me  demander devenir le voir. Il m’a mis au courant de l’affaire Marcovic. Juste avant que Capitant ne soit malade, il a reçu une note d’un magistrat instructeur indiquant les liens de  Madame Pompidou avec cette affaire. Le Général était au courant par Tricot. Le Général est rentré à Paris le lundi, a convoqué Couve et l’a mis au courant. Il lui a demandé de prévenir Pompidou et Couve ne l’a pas fait. Naturellement, Pompidou l’a appris par des bruits du Palais. Il en a été ulcéré. 

BFF : Capitant n’est plus à l’Intérieur ?

JMJ : Il n’y est plus mais il y était au moment même. Pompidou l’a soupçonné d’avoir commencé à exploiter cette affaire contre lui.
            Deux ou trois jours après, je reçois un coup de téléphone de Pompidou qui me demande une entrevue mais pas à mon ministère. Je suis allé le voir le lendemain à son bureau. Il me précise que j’étais le premier des ministres à se donner la peine de s’occuper de lui. Il m’a vidé son coeur. Selon lui, aucun ministre n’avait eu le courage de lui parler. je l’ai mis au courant de ce que je savais, c’est-à-dire une dénonciation d’un prévenu dans une prison. Mais aussi bien de Gaulle que Couve, à mon avis, se sont très mal conduits vis-à-vis de Pompidou.

BFF : Couve n’a pas voulu parce qu’il a pensé qu’il ne pouvait pas faire état des turpitudes de la femme de Pompidou.

JMJ : Il valait mieux que ce soit lui qui le dise que des bruits de palais.

Changement de cassette


BFF : C’est toute la distance entre le journal intime et la notation biographique.

JMJ : Mon père avait pris des notes pendant la guerre, parce qu’il n’avait rien de mieux à faire et puis il pensait que s’il était traduit en haute cour, il pourrait se défendre. Pendant toute sa vie politique, il n’a jamais pris de notes. Il pensait que cela prenait du temps sur l’action et par ailleurs qu’on agissait en se demandant ce que l’Histoire allait en penser, donc que cela faussait l’action.

BFF : Vous avez une bonne mémoire.

JMJ : Mais vous savez la mémoire se transforme.

BFF : On a un peu la vie du conseil des ministres jusqu’en 1962 grâce aux notes prises par Roger Belin. Il a été le premier à me dire que de Gaulle avait une intelligence hors de pair. Personne ne le dit.

JMJ : C’est vrai. Une culture générale, une culture philosophique sur les événements et une intelligence extraordinaire, mais des lacunes qui tenaient à sa formation. Il était parfaitement capable d’apprendre quand Rueff lui expliquait les mécanismes économiques. Sa conférence de presse sur l’étalon-or est un peu utopique mais il n’y a pas de fautes économiques de raisonnement. Il avait parfaitement assimilé. Mais il fallait qu’on lui explique.

BFF : Dans les notes qu’a publiées l’amiral, les deux économistes que l’on lisait en 1925-30 semblent avoir été Charles Ryst et Gide.

JMJ : Gide avait écrit un petit manuel. Rist était mon maître. Beaucoup de ces écrits sont remarquables mais souvent difficiles.

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