… je n'apprends que maintenant...
Votre père est l'homme qui
dans la durée (depuis Janvier 1970) m'a le plus formé intellectuellement et à
la réflexion politique. La confiance et l'affection dont il m'a très vite
honoré me bouleversait de plus en plus. Chacune de nos conversations et sa
permanente alacrité, son merveilleux sourire, son optimisme malgré sa lucidité
très structurante avaient, à chacun de nos revoirs, le don dont je profitais
avidement, de presque tout renouveler mais dans les termes les plus simples et
sobres quel que soit le sujet ou le souvenir que nous abordions.
J'essaierai de mieux vous
écrire - non ce que je ressens - mais ce que j'ai reçu. Votre père, une
lumière, la générosité d'idées, de propositions d'analyses et aussi
d'accueil, d'attention à autrui : chance insigne que j'ai eue en le
connaissant, en l'approfondissant et en m'étant laissé approfondir par lui. Il
était exigeant et voulait le meilleur de ce dont il sentait que son
interlocuteur était capable. Ai-je entendu plus pénétrant que lui ? sur ce que
fut de Gaulle, l'homme - l'intelligence - les défauts, lacunes et lassitudes de
de Gaulle. Non, à la fois par la durée de sa propre relation au Général, par le
redoublement de cette relation via votre grand-père et par une très grande
liberté de regard et d'évaluation que donnent la lucidité et la fidélité.
…
Chaude affection et communion, avec aussi ceux qu'il rejoint et
évoquait : votre frère Claude et votre chère Maman.
Tristesse, ferveur, dette de reconnaissance. 23
heures 31
Je commence de réaliser... beaucoup de chagrin, un appui immense et
constant, une référence, oui la bonne et chaude lumière d'un regard de suprême
intelligence et de bonté. Une joie surnaturelle émanait de lui autant qu'une
exhortation à la rigueur. Et il était chaleureusement affectueux. Capable
autant de se scandaliser que d'excuser.
Avec lui, avec vous. Avec les vôtres, les siens. 23
heures 45
soir du vendredi 17
Septembre 2010
pour la mémoire de Jean-Marcel Jeanneney
13 Novembre 1910 + 16 Septembre 2010
L’intelligence et la générosité
de la fidélité
La mort rend
disponible, elle permet un bilan, l’évaluation d’une vie, elle donne aussi une
communion et un dialogue en propre, intime, d’âme à âme avec celui qui est parti.
Déjà et avant nous.
Cette
généralité ne vaut pas avec Jean-Marcel Jeanneney. Il fut disponible de son
vivant, de tout son vivant et l’évidence, dès la première rencontre, me
frappa : l’homme était exceptionnellement communicatif non par le
bavardage mais par la puissance structurante d’un type d’intelligence rehaussée
par une expérience, toutes deux exceptionnelles. Le don principal était celui
d’une lucidité constante sur quelque sujet qu’on abordât, fut-il même intime et
de l’ordre soit de la confidence affective soit du conseil en comportement et
en orientation de vie. Cette lucidité exprimait avec sobriété, simplicité, avec
une très grande compréhensibilité, un propos qui étonnait parce qu’il eût
mérité un immense et attentif auditoire, et je n’étais que seul à apprendre de
lui, en tête-à-tête, sans dispersion mais sans contrainte non plus,
l’essentiel… l’essentiel de quoi ou de qui ? Sans doute de notre histoire
contemporaine et de ce qu’est le ressort d’un gouvernement ambitieux et digne de
son appellation. Je cherchais l’explication du 27 Avril 1969, pas tant la
genèse d’un texte ou son poids éventuel dans le vote négatif au referendum qui
prononça le départ du général de Gaulle : analyse simpliste de bien de
ceux qui se disaient ou se disent encore gaullistes et attribuent à Jean-Marcel
Jeanneney, plus encore qu’au Premier ministre de l’époque, Maurice Couve de
Murville, une forme de fiasco. Non, je cherchais résolument et selon un besoin
vital la réponse à une énigme. Comment les Français avaient-ils pu à ce point
se méconnaître et se priver pas seulement du grand homme – celui-ci approchant
les quatre-vingt ans, partirait à bref délai et de toutes façons – mais de son
legs. Car l’histoire de France a dévié ce dimanche-là puisquer la suite s’est forcément
construite selon un certain respect, timoré ou lucide, du verdict populaire. On
ne pourrait continuer, on ne pouvait continuer ni l’indépendance ni la
participation. Les conséquences sont encore là. Ma recherche était
celle-là d’abord : comprendre, puis
savoir comment renouer ? au besoin par transposition et
actualisation ? et avec qui ? Après Louis Vallon et René Capitant,
Maurice Couve de Murville, Christian Fouchet me reçurent, Michel Debré aussi,
auquels j’avais adressé le manuscrit d’un essai politique sur la démission du
Général. De l’automne de 1969 au referendum de Georges Pompidou au printemps de
1972. Je ne rencontrai Jean-Marcel Jeanneney que le 1er Mai 1972. Je
lui avais envoyé un article de science politique sur les ministres d’Etat – il
avait été l’un d’eux et il avait, de par son rôle décisif pour les textes
référendaires testamentant de Gaulle, constitué à lui seul une catégorie de ces
prééminences dans le gouvernement – et j’y avais joint les articles que
commençait de publier le journal Le Monde.
Je viens de
vérifier cela dans mon journal de l’époque, car je ne me rappelais pas ainsi
les choses et croyais que notre première rencontre avait fait partie d’une
série d’autres, et dès la mort du Général (que j’appris à Téhéran pour immédiatement
aller à Colombey). Je m’aperçois aussi que – ne prenant pas jusques là autant
de notes qu’aujourd’hui à la suite d’un entretien « politique »
– j’en ai rédigé, mais seulement le
lendemain, de très étendues. L’ancien ministre de la confiance du Général
m’avait gardé chez lui plus de trois heures. Comment le jeune original, à
l’instant si notoire du fait de Jacques Fauvet et de la sensibilité de Georges
Pompidou à tout procès en fidélité ? si différent à tant d’égards du grand
aîné qui le recevait, intéressa-t-il celui-ci ? Je me pose la question
pour l’ensemble de nos conversations depuis cette première-là, car je n’ai pas
changé ni de ton ni de manière de m’opposer à un cours ou à des ambiances
politiques faussement unanimitaires. Celui qui me reçut ne changea pas non
plus, mais se découvrit, à longueur du temps, quoiqu’avec une pudeur totale.
Enfant unique mais gratifié d’un grand nombre d’enfants et petits-enfants, il
devint pour moi, d’un mot ou d’un geste, parfois très affectueux et, quoique critique
avec précision de mes dispersions en tant de projets plus que de travaux, il me
fit sentir son estime. Recevant ma femme, seule, il le lui marqua nettement. Il
était de l’éducation et de la génération – archétype incarné aussi par quelques
autres grands ministres du Général, sur lequel je reviendrai parce que c’est
lui qui me l’a le plus et le mieux appris – pour laquelle beaucoup de choses
vont sans dire et la communication est seconde, publiquement, par rapport aux
délibérations, consultations et décisions. Génération de personnalités qui ne
se vantaient mais – au moins pour moi – acceptaient de témoigner, me donnant
surtout à comprendre que la simplicité de propos, de raisonnement et
d’existence personnelle ne faisait pas de différence entre le maintien public
ou la vie en retrait. Je n’entendais donc ni vantardise narcissique ni louange
de convenance. Nous fûmes toujours factuels et sobres : Jean-Marcel
Jeanneney m’apprit que cela vaut tout pour comprendre et se comprendre.
Avançant
cela, je dis donc l’exceptionnalité de la relation qui commença dans une époque
où le gaullisme n’était ni simpliste ni monolithique, où son contenu à tous
égards et sa marque sur le pays se discutaient : une discussion à laquelle
prenait part activement quand il ne l’alimentait pas en propos ou en décisions,
le président régnant Georges Pompidou. Seulement, ces années dernières,
Jean-Marcel Jeanneney – écrivant d’ailleurs à la seule intention des siens, le
détail de sa mémoire familiale puis de son propre parcours politique pour ce
qu’il n’avait pas confié à Jean Lacouture en Mémoire républicaine – me fit entrer dans beaucoup des relations
humaines et des évaluations de personnes que lui avait fait faire sa carrière.
Mais, dans la durée, près de quarante ans, ce qui l’emporte dans nos
conversations, c’est réellement ce que Maurice Couve de Murville, à propos de
ses entretiens du vendredi avec le général de Gaulle, appelait des discussions.
C’est-à-dire que nous traitions des sujets, le plus souvent d’actualité mais toujours
éclairés par l’expérience de mon grand hôte et aussi par la culture historique
– politique et économie – qui contribuait beaucoup à sa lucidité sur le
présent.
Nous eûmes
ainsi – je crois – trois périodes dans l’intimité de propos et d’échanges qu’il
m’accorda. La première correspondit à celle où j’étais encore en France,
affecté à la direction des relations économiques extérieures du ministère des
Finances, au Quai Branly, bâtiments de l’époque Léo Lagrange, plutôt
miteux et que l’on mit beaucoup de temps à abattre pour trouver à ce magnifique
espace une destination qui lui va très bien aujourd’hui. Publié régulièrement
par Le Monde, je délibérais avec
l’ancien ministre du Général ce que je voulais montre, ou bien l’idée d’un
article venait de notre revue de l’actualité, ou encore me suggérait-il de
traiter quelque chose. Professeur d’économie politique, il était davantage
juriste, et la manière d’exposer et de raisonner, positivement, était celle
d’un agrégé de droit public. D’écrire aussi en phrases courtes, simples,
affirmatives, style et brièveté qu’il voulait m’inculquer – une idée par
paragraphe, me suppliait-il –, mais il me lisait, ligne à ligne malgré mes
défauts de plume évidents et agaçants. En droit constitutionnel, j’étais
également épaulé par François Goguel, qui ne devint que très tard son
voisin : la rue Jacques Bara donne dans la rue d’Assas. Une part
essentielle de l’influence de mes articles d’alors – en sus de leur support, de
soi, prestigieux – a tenu à ma solidité ; celle-ci n’était pas mienne, je
la devais à deux maîtres, à deux orfèvres qu’effectivement je n’avais pas à
citer, mais quel bonheur intellectuel et quelle joie d’âme de constituer avec
mon éminent ami, élément par élément, argument par argument, des énoncés ou des
répliques sur le sujet qui, notamment, opposait l’ancienne majorité du général
de Gaulle et la gauche qui semblait s’unifier, sans doute pour des avancées
sociales, mais aussi, comme depuis 1962 et 1965, les oppositions au fondateur,
pour renverser le régime par ses institutions. Accessoirement, la contestation
politique – séparée de la défense de notre Constitution – qui visait surtout
Georges Pompidou, s’étendait à l’économie et attaquait Valéry Giscard d’Estaing,
mon propre ministre. Je rapportais à Jean-Marcel Jeanneney les rumeurs de
l’administration et il détaillait son raisonnement que je faisais mien,
assimilais. Plus tard, et notamment ces dernières années, je le questionnais et
le faisais réfléchir sur la crise économique et financière, avec quelques éléments
fournis par ma femme, rompue aux gestions de portefeuilles et habituée de la
salle des marchés d’une de nos premières banques. Mon ami n’avait pas beaucoup
plus de soixante ans au début de nos rencontres, il a approché le centenaire à
nos dernières ; je ne l’ai jamais senti faiblir ni de pensée, ni
d’enchaînement des idées, ni même d’élocution. Parfois, mais je suis plus
proche des soixante-dix ans que des trente ans du début de notre relation, nous
cherchons et retrouvons ensemble un nom, j’ai davantage la mémoire des dates et
lui celle des faits, surtout du précédent et plus encore des interprétations
qui avaient pu se donner des précédents : il était étudiant en 1929… et
ses appréciations sur Keynes, dont il m’apprit les successivités intellectuelles,
n’étaient pas de seconde main ou de lectures rétrospectives.
Cette
première période était également celle d’engagements vifs. Le mien était de
plume, malgré l’obligation de réserve sur la définition de laquelle je jouais
autant que j’étais toléré par mes supérieurs les plus directs (et peu
« giscardiens »). Le sien fut de s’engager poltiiquement et
électoralement aux côtés d’ennemis traditionnels du gaullisme et du
Général : Jean Lecanuet et Jean-Jacques Servan-Schreiber, les Réformateurs,
qui passèrent à Valéry Giscard d’Estaing dès l’anticipation de l’élection
présidentielle – du fait de la mort de Georges Pompidoudou. Je lui en demandai
raison, il me répondit à la plume (comme toujours à l’époque) avant que nous en
parlions de vive voix. A l’instar de Maurice Couve de Murville et d’Edgard
Pisani, il n’était pas homme de parti, mais plus que ceux-ci il se battit
devant les électeurs, et alla même au feu – Grenoble où il avait enseigné et
voulut en découdre avec Pierre Mendès France à raison des « événements de
Mai ». Il avait surtout un véritable ancrage : Rioz et la Haute-Saône, apanage
reçu de son père, laboratoire aussi de démocratie. Je ne le savais pas autant
qu’aujourd’hui, pas plus qu’il n’évoquait la relation intellectuelle et filiale
exceptionnelle avec celui qui fut lancé en politique par Waldeck-Rousseau, puis
devint le principal collaborateur au gouvernement de Georges Clemenceau, avant
de présider le Sénat et donc l’assemblée constitutionnelle, dans le moment le
plus délicat de l’époque contemporaine : la fondation de Vichy, et enfin
cautionna et conseilla l’homme du 18 Juin pour la restauration de la République.
Je ne voyais
que l’ancien homme politique même si j’avais eu quelques mois d’une approche
familiale douze ans auparavant, puisque sa fille Laurence faisait partie à
Sciences-Po. d’une conférence de méthode dont je fus un trimestre
« l’assistant ». Penchant dont je n’ai jamais su s’il était
réciproque et si d’autres circonstances auraient pu l’épanouir : je
raccompagnais la jeune fille rue de Grenelle jusqu’à l’hôtel du ministre de
l’Industrie, c’était le tout début des années 1960. Cette première période
avait donc une jeunesse et une alacrité particulières. Les choses et les thèmes
se structurèrent quand mes visites se firent – lors de mes passages à Paris,
depuis que je vivais à Lisbonne, puis à Munich, puis à Athènes ou encore à
Brasilia – à l’Office français des conjonctures économiques que Raymond Barre
lui avait donné de fonder et de présider. Je ne sus qu’alors à la fois qu’il avait
été le découvreur du grand Premier ministre, en le prenant pour diriger son
cabinet à l’Industrie, et bien plus tard qu’il avait fait partie du jury
d’agrégation de celui-ci, voulant le faire recevoir premier dès le premier
concours, et qu’il visitait François Mitterrand comme le firent aussi Michel
Jobert ou Jean Charbonnel (et moi). La relation intellectuelle était donc
d’autant plus aisée qu’aucune divergence d’appréciation sur l’actualité, sur
les hommes, sur les partis ne nous distinguait l’un de l’autre. J’étais
d’ailleurs – par cela – confirmé dans mon intuition depuis l’automne de 1968 et
la poussée conservatrice qui eut raison du réformisme et de l’indépendantisme
gaullien, qu’il existe en France une famille d’esprit numériquement considérable
et très cohérente mentalement, cohérente dans l’analyse du présent et dans la
lecture de notre histoire contemporaine, voire millénaire (lors de sa dernière
conférence de presse, celle de Septembre 1968, de Gaulle l’évoqua clairement).
Mais cette famille n’est politiquement au pouvoir ou représentée que dans les
temps les plus difficiles : la
France libre et combattante, et la communauté de réflexes de
ceux qui y adhérent.
Notre
troisième période commença avec le trravail que je me donnais d’écrire la biographie
de Maurice Couve de Murville. Etant par ailleurs pré-retraité, ce sur quoi je
m’étendais peu avec lui mais qu’il savait au point de suivre la doctrine qui
commenta l’arrêt du Conseil d’Etat me donnant raison contre le ministre des
Affaires étrangères, je pouvais le visiter plus fréquemment et plus facilement.
Il avait gardé un bureau et une logistique à l’O.F.C.E., il avait su découvrir
le successeur souhaitable, mais nos conversations ne furent que peu à ce
numéro-là du Quai d’Orsay. Comme dans les années 1970, il me recevait rue
d’Assas. Appartement de deuxième étage, avec un bonheur-du-jour répliquant
celui hérité que j’ai hérité de mes grands-parents, un grand Copenhague dans le
vestibule, les serres du jardin du Luxembourg, depuis la fenêtre, à trois pans,
des fauteuils également analogues à ceux de mes parents. Venir en façon de fils
tout en restant un interlocuteur dont nous ne savions plus si j’étais un
mémorialiste, un enquêteur ou un étudiant attardé ou quelque thésard soumettant
par écrit et par à-coups des travaux à revoir ou à encourager. Je recevais les
livres que régulièrement et tranquillement, rédigeait et faisait paraître
l’ancien ministre. Ils étaient souvent parlés entre nous à leur naissance
mentale puis en cours de gestation. L’ordinateur, l’imprimante, sur des tables
placés à la perpendiculaire de la bibliothèque aux belles reliures, pour la
plupart œuvre de Marie-Laure Jeanneney, n’apparut que tard, mais avant la
canne. Les pieds ne traînèrent (et encore…) que les deux dernières années,
l’audition était parfaite, la vue avec les lunettes qu’il avait toujours
portées, aussi. Nous avions nos heures, j’arrivais le plus souvent du
Val-de-Grâce vers cinq heures et demeurais jusqu’au dîner, soit vers dix-neuf
heures, dix-neuf heures quinze. On sonnait pour monter Le Monde. La dernière des enveloppes que j’avais déposées chez sa
concierge ou à son seuil, mais sans le déranger, figurait sur des piles de
livres reçus et à quoi il répondait, serrant les corespondances dans un
classeur, les livres de Jean-Noël dès qu’en paraissait un, le dernier des siens
qu’il avait préparé de m’offrir. Nous avions chacun un fauteuil habituel, mais
les derniers temps nous allions aussi de part et d’autres de son bureau. Madame
Jeanneney venait assister à la fin de nos conversations, dans les années
1990-2000, puis, atteinte et immobile dans un fauteuil nous tournant le dos,
elle semblait me reconnaître quand je venais, en quittant son mari, la saluer.
C’est alors, et aussi pendant ces moments de part et d’autre du bureau, ou
debout à lire ensemble un papier) que Jean-Marcel Jeanneney se livra, cette
dernière année, le plus, dans ses chagrins : le petit Claude ou l’atitude
jalouse puis hostile de Michel Debré finissant, qui avait pourtant été son
camarade d’études très cher et avec lequel leur mariage à chacun avait
encouragé de l’intimité.
Je découvrais
d’ailleurs ce dont j’avais reçu les éléments par Maurice Couve de Murville et
par Edgard Pisani, que la génération qui nous redressa en 1958 comptait, pour
quelques-uns des plus importants au gouvernement, des amis d’adolescence, des
camarades de vacances voire des premières rencontres féminines. Rien n’aurait
été mimé si l’époque avait été à la montre publique, comme depuis depuis une
quinzaine d’années, et rien n’était alors dit. Les ménages – façon de dire
alors comme chez mes parents – Jeanneney ou Couve de Murville étaient
exactement ceux de la génération, juste précédente, du général et de Madame de
Gaulle. La stabilité de moeurs, d’habitation et donc une grande cohésion
sociale : de la dignité tout simplement. En commun aussi, les deux hommes
d’Etat ont eu une insensibilité aux honneurs, une fois leur carrière
interrompue ou terminée. Sans doute, l’ancien ministre des Affaires Etrangères
fut-il souvent traité, ès qualité ou comme ancien Premier ministre, par
François Mitterrand recevant un homologue étranger, et sans doute aussi
l’ancien rédacteur des grands textes sociaux et référendaires du second mandat
du Général a-t-il été en vue dans quelques de commémorations de la Cinquième République.
L’universitaire avait encore ses conseils d’administration, notamment à la Fondation des Sciences
politiques, et le fils de Jules Jeanneney dans les enceintes maintenant la
mémoire de Clemenceau. C’est peu à côté des positions d’autres anciens
personnages – par exemple de Pierre Messmer à la Fondation Charles
de Gaulle, puis à la chancellerie de l’Institut, à l’Académie française et
enfin à la grande chancellerie de l’Ordre de la Libération. L’un
et l’autre ont été pour moi des mentors et m’ont passionné par leur capacité de
réfléchir et d’exposer, par leur sobriété personnelle contrastant avec la
grandeur de leur carrière mais Jean-Marcel Jeanneney eut la grâce d’une
exceptionnelle longévité, doublée – si je puis écrire – d’une mémoire
exceptionnellement conservée et mobilisable.
Le parcours,
les expériences si multiples – de l’Université au comité des experts de 1958,
au gouvernement, à notre ambassade d’Alger qu’il ouvrit, au rapport sur la
coopération qui porte son nom, à sa seconde expérience gouvernementale, celle
préludant Mai 1968, puis à sa troisième aux multiples champs puisque la
rédaction des textes référendaires n’a pas été le tout de son travail, il y eut
la défense du franc et l’affaire Markovic (relation de confiance avec Raymond
Barre, alors à la
Commission européenne, et intérim place Vendôme – ne furent
que tardivement des moments de nos conversations. Celles-ci, de la première à
la dernière, étaient principalement un échange sur l’actualité nourri par des
réminiscences ou par l’imagination précise de politiques ou de conduites
alternatives. D’emblée, et à mon étonnement, je fus traité en égal, en
partenaire dont valent le peu d’expérience et l’enthousiasme des projections.
Les derniers temps s’enrichirent de notations plus personnelles, de vie et
d’affection privée. Peu sur ses enfants et petits-enfants dont il me disait
surtout les réussites en diplômes, en positions universitaires ou
hospitalières. Il en était extrêmement fier, sans que je sache si la barre
était placée pour chacun d’eux, très haut, avant les concours, ou s’il
s’avérait « seulement » que presque tous sortaient premier de leur
épreuve respective. Le disant posément comme si ces résultats étaient naturels,
je ne pouvais y voir la moindre vanité par procuration ni même quelque orgueil
de père ou de patriarche, tout était si simple. Comme chez Michel Debré, il y
avait ce sens de la famille, mais Jean-Marcel Jeanneney m’a laissé l’impression
forte de n’avoir jamais pesé sur les choix d’orientation, y compris de vie
privée, de chacun de ses enfants, ni non plus d’avoir « pistonné »
aucun d’entre eux. Au contraire, ses propres décisions étaient soumises, non à
l’arbitrage des siens, mais à leur consultation. Le chantre, par écrit et par
discours, de la participation l’a pratiquée dans son village de Rioz dont
écrire l’histoire politique et principalement celle des débats municipaux, fut
son avant-dernière grande occupation, et tout autant dans sa vie de famille. A
la de Gaulle, mais sans le montrer ni en faire étalage, il partageait beaucoup sinon tout de ses choix de carrière
et d’intelligence avec Madame Jeanneney. Mariage d’amour et de bonheur s’il en
fut : soixante-dix ans de bonheur, dit-il à ma femme. Il m’a donné le
sentiment d’aimer chacun de ses enfants et petits-enfants vraiment à titre
personnel et pour un cachet, un trait particulier. Lecture assidûe des
productions de tous, considération pour la talent de peintre d’un gendre :
il parlait aussi chaleureusement et en détail du travail des siens, que de ce
qu’il produisait lui-même. Bien sûr, un intérêt marqué pour la politique,
locale ou nationale, à chaque génération, lui a fait plaisir quand il l’a
discerné chez l’un, chez l’une, puis chez l’autre : enfants,
petits-enfants. Dynastie républicaine ? je ne le crois pas tant il a été,
sur le plan des convictions intimes voire sur ce qui approche la religion,
libertaire, anarchiste même. Je reviendrai plus loin sur ce dernier point. Agnostique,
il appréciait ceux ou celles des siens qui sont pieux. Exemplaire de vie
conjugale, il a parfaitement admis que certains de ses enfants cherchent et
trouvent le bonheur par du changement. Il était tolérant – au beau sens du
terme : l’acceptation de la liberté et de la personnalité d’autrui –, sans
avoir à se contraindre ou à se raisonner, parce qu’il était intérieurement
tranquille et surtout parce qu’il donnait envie d’être rigoureux comme lui, une
rigueur naturelle, contraire à de la contrainte intime ou subie. Peut-être
extapolè-je en écrivant cela, mais je l’ai toujours senti et vu calme, jamais
angoissé, capable cependant d’un certain emportement devant l’idiotie d’une
action ou d’un dire politiques, financiers, l’irresponsabilité – ce fut son mot
– quand j’ai essayé d’obtenir, non de lui, mais de notre petite fille alors de
quatre ans une photographie-portrait ensemble de mon éminent ami, du grand
témoin avec celle qui aurait à prendre le relais et m’interroge aujourd’hui sur
des rayons entiers de bibliothèque : c’est le général de Gaulle. Elle est
d’ailleurs née le même jour que lui, et à la même heure moins une dizaine de
minutes… et ma femme et moi nous sommes mariés un 18 Juin. Exquisement, sachant
femme et enfant à m’attendre dans la voiture comme je déposais chez lui un pli,
en traversant Paris sans trop m’arrêter entre l’Alsace et la Bretagne, il tint à
descendre pour les saluer, les voir – elles-mêmes et sans doute aussi parce
qu’elles me sont si chères.
Nos
conversations ont donc porté aussi sur les personnes, sur moi qu’il connaissait
bien pour les aspects de production, de raisonnement, de culture – il me
l’écrivit parfois… Les personnes de la politique et de l’histoire. L’actualité
n’est pas qu’événements ou choc des thèses et des idées. Il aimait la doctrine,
considérait que je l’aimais aussi – ce qui fut très vrai longtemps, l’est moins
maintenant, surtout après que mes combats contre le révisionnisme
constitutionnel aient fait fiasco en 2000 et en 2007-2008 alors qu’ils avaient
été victorieux (mais grâce au Monde et sans doute aux données de l’époque) en
1973. L’actualité est également faite d’hommes et de femmes. Les portraits, les
jugements que Jean-Marcel Jeanneney me donna de plus en plus sur les tenants
successifs du pouvoir sont précis, précieux, peu anecdotiques, très
explicatifs, synthétiques. Il mettait de la logique dans des comportements et
de la cohérence dans des psychologies que je critique, ainsi du président
régnant. Il considérait détachables d’une personnalité ses décisions et ses
capacités gouvernementales. Suivant avec attention l’actualité – Le Monde, des revues précises comme
celles de son O.F.C.E., la télévision – il n’avait pas le jugement de la rumeur
ni de l’intimité : il évaluait et alors sans mémoire, posant que
l’actualité, pour celui qui doit la faire, doit se traiter en termes
d’actualité. Il a donc donné des points à Nicolas Sarkozy qu’il n’avait jamais
donné à Georges Pompidou ou à Valéry Giscard d’Estaing. Il avait eu Jacques
Chirac comme secrétaire d’Etat et François Mitterrand comme président de la République à mettre au
courant d’un sommet économique, au pied levé, ou du jeu des cartes possibles
pour le prix du gaz algérien : il les avait donc pratiqués tête-à-tête, en
fonctionnement, sans pose. Les plus affinés de ces portraits – les plus libres,
d’une étonnante proximité, parfois même physique – ont été ceux du Général.
Jean-Marcel Jeanneney, quand je l’écoutais, faisant taire en moi toutes
questions qui l’auraient interrompu, avait le talent – inconscient ? – de
l’histoire parallèle ou putative. Il a eu le don, sans doute en position de
gouvernement, mais aussi de commentateur a posteriori ou de prévisionniste, de
discerner les alternatives possibles. Autrement dit, gouverner n’était pas la
conciliation de priorités contradictoires ou l’imposition de solutions
univoques. Il voyait les choix à faire, plus en procédures d’ailleurs, qu’en
fond puisque la France
est coûtumière de problèmes qui ne sont saisis que tard en sorte qu’il faut
débrider en urgentiste plutôt que soigner par prévention. Et que le fond a presque
toujours pour lui, été évident.
Sans
pesanteur, ni complaisance, il racontait très bien, factuellement, ce qui, de
la part d’autres, aurait été des débats, ainsi ses dialogues avec André
Boulloche sur l’enseignement libre, ses réactions pendant des moments de Mai
1968, y compris le discours de censure d’Edgard Pisani, à l’Assemblée
nationale, murmurant : c’est lui qu’il faut nommer Premier ministre, mais
aussi, très révélateurs, les divergences d’appréciation d‘un groupe
d’économistes français, dont il était, invités en Union soviétique pendant Mai
1958 (seul avec Raymond Barre, il défendit la conviction et le tempérament de
démocrate du Général…) ou des aparte avec Ben Bella et Boumedienne dans les
débuts de la République
algérienne. Il était vigilant.
Avec Maurice
Couve de Murville, il est le seul – de ceux que j’ai rencontrés – à avoir,
rétrospectivement, avec de Gaulle une relation non révérentielle, et fondée
seulement sur des qualités intellectuelles et humaines reconnues,
objectivement, à l’homme du 18 Juin, au président de la République. Ce
qui lui permet de dire aussi, tranquillement, des lacunes ou des traits de
caractère nuançant – très avantageusement à mon sens – une divinisation ou une
infaillibilité qu’ont trop décernées à de Gaulle ses thuriféraires, en cela de
bien peu efficaces soutiens. Surtout pour la suite et après le départ.
Jean-Marcel Jeanneney était politiquement un adulte, ce qui est rarissime
aujourd’hui et me parut aussitôt rare. Le caractère ne se jugeait pas, pour
lui, en termes d’autorité ou d’impavidité.
Admirations ?
son père assurément, le Général, Clemenceau et quelques grands fonctionnaires
des années 1930 à 1990 tels que François Bloch-Laîné, Paul Delouvrier ou
Raymond Barre. Au vrai, il ne les disait pas, je les devinais, les déduisais.
Goetze aussi. Pour lui, Pierre Mendès France s’était trop souvent trompé ou
n’avait pas fourni ses preuve pendant son court passage au pouvoir, pour donner
des leçons et être un véritable augure. Il ne rangeait pas le patriotisme ou le
sens de l’Etat parmi les qualités nécessaires d’un gouvernant ou d’un politique
parce que les posséder et en être imprégné, constitué va de soi. En revanche,
les vulnérabilités de mœurs ou d’argent lui paraissaient inconséquentes, il les
relevait cependant peu, sauf au début de nos rencontres où les
« affaires » n’étaient plus d’Etat comme celles dites Ben Barka ou
Markovic, mais d’indélicatesse, de corruption ou au moins d’imprudence : la Garantie foncière de
Rives-Henrys, les permis de construire zélés par Aranda au cabinet de Chalandon.
Il n’en était pas curieux. Conservant le dossier de première étape de l’affaire
Markovic, qu’intérimaire du ministère de la Justice, il avait reçu du parquet de Versailles,
la curiosité de le lire ne l’avait pas atteint. Au contraire, il avait été –
quoique n’aimant pas beaucoup le personnage – le premier au gouvernement à
visiter Georges Pompidou au bureau de ce dernier, boulevard Latour-Maubourg.
Curiosité, admiration ? ses jugements n’étaient pas sentimentaux, ils étaient
intellectuels et d’expérience personnelle.
Exposés d’un
moment politique tournant – ainsi la question, pour les ministres en place, de
se présenter ou pas aux législatives de Mars 1967 – ou appréciation d’un
collègue au gouvernement, raisonnements ensemble sur l’actualité, lecture
critique de ce que je lui avais adressé : il était toujours affable, il ne
se dispersait pas, il n’allait pas par association d’idées, il était concentré
pas seulement mentalement mais dialectiquement. Ainsi, sa défense d’un certain
protectionnisme n’a pas varié d’énoncé mais a renouvelé fréquemment ses arguments
et ses prémisses des années 1970 à aujourd’hui. Il était plus politique
qu’économiste, plus juriste que manœuvrier, plus observateur ou praticien que
théoricien. Plus ce qu’il convenait de faire selon une situation bien
caractérisée, que réfléchir sur l’application d’une thèse ou d’un précédent.
Esprit pratique mais sachant la théorie, l’histoire des théories, sachant
surtout que les théories naissent de l’expérience : en droit
constitutionnel comme en économie politique. Jamais pédant, lisant volontiers
les articles et ouvrages d’autrui, aimant les collaborations de revue, apte à
des discussions parlementaires inédites, comme le compte-rendu à chaud des
négociations de Grenelle devant une Assemblée que désertaient aussi bien
l’opposition que le Premier ministre, ou des échanges de vues et d’amendements
pour la confection du texte référendaire, à peine esquissé de rédaction.
Débattre sans texte de ce à quoi de Gaulle attacherait son sort, rendre compte
à la place du seul responsable et à des députés censément soutiens du
gouvernement mais apeurés et à la débandade.
J’ai été
effleuré par l’imagination – dans les derniers temps – et maintenant j’y songe,
que le fils contracta l’amour du dialogue sur les choses du moment avec leurs
implications de toutes sortes, par les récits ou comptes-rendus que son père
lui faisait dès avant son adolescence. Je ne sais si lui-même l’a poursuivi
avec ses propres enfants ou si en tient lieu son écriture de la mémoire
familiale et de sa propre mémoire résiduelle, après tant d’ouvrages dont
beaucoup l’explique intellectuellement et parfois événémentiellement. Mais ses
évocations de déjeuner à une table de famille où Clemenceau s’asseeoit aussi,
pour soudainement courir à la porte d’entrée et y débusquer l’agent qui
espionne le retraité qu’est désormais le père la Victoire, ou des raisons
faisant refuser par Jules Jeanneney toute candidature à la présidence de la République alors que le
congrès voudrait probablement un choix autre que la reconduction d’Albert
Lebrun – évocations qu’il me donne – me paraissent proches de ce que lui-même
entendait avenue Elisée Reclus.
samedi 19 Septembre 2010
Ceux qui passent
à côté de la vie, à côté de leur vie. Jean-Marcel Jeanneney, exemplairement et
semble-t-il sans effort, a, au contraire, pleinement occupé la place d’une
personnalité, sans doute forte, mais ne se caractérisant pas ainsi. Et en plus
ou d’abord il a vêcu – calmement et sérieusement – sa vie, une vie de famille,
la vie d’un fils aimant ses parents, d’un époux heureux et fier de son couple
et de ses enfants, la vie d’un universitaire méthodique, fondateur de
certitudes fortes sur les structures françaises et sur les évolutions des
grandes économie, la vie d’un homme d’Etat tranchant sur beaucoup de collègues
au gouvernement par une grande capacité relationnelle autant avec ceux-ci
qu’avec ses propres collaborateurs, manifestement admis dans l’intimité du
général de Gaulle sans en faire étalage ou le système d’une prévalence, la vie
d’un homme de synthèse attentif à ses propres aînés comme aux générations
arrivant. Un homme d’équilibre et peut-être – par cela – de convictions fortes
et morales.
Surtout, une présence, surtout un calme,
surtout le posé du ton pour tout dire, expliquer et aller au vrai. Il n’avait
ni le zèle du propagandiste ou du missionnaire, ni la passion (à la Michel Debré de convaincre ou
de combattre : il n’y avait pas pour lui d’ennemis ni d’hérétiques). Il
n’était pas non plus désabusé : simplement, presque placidement (mais
l’image ne convient pas car ce n’était pas un homme provoquant l’indifférence
ou donnant une impression d’inaccessibilité, au contraire), il savait considérer
les choses, les gens, les circonstances et mesurer sa propre contribution, sans
jamais l’imposer sauf rares exceptions – dont il m’a dit quelques-unes, mais il
dût y en avoir d’autres. Se présenter à Grenoble contre Mendès France en Juin
1968, s’engager aux côtés des Réformateurs c’est-à-dire contre Pompidou, contre
une U.D.R. émolliente et inadéquate, visiter et soutenir, servir enfin François
Mitterrand. Il n’avait pas de maître, pas de références non plus, pas de Dieu,
il avait des structures – fortes et tranquilles, apparemment très héritées et
qu’il a transmises sans tension à ses enfants et petits-enfants aux
orientations pourtant différentes des siennes, quoique dans le nombre il y ait
quelques fortes analogies : deux de ses enfants, grands universitaires
dont même une économiste, et assez à sa manière, c’est-à-dire théoriser
l’actualité, servir aux solutions pour l’actualité. Ces structures étaient en
fait des matrices ce qui explique l’épanouissement d’enfants et de
petits-enfants sur lesquels il n’a pas pesé ni volontairement ni même par le
seul rayonnement d’une autorité morale, publiquement évidente, et revenant vers
les siens. Ceux-ci plutôt obligés par eux-mêmes d’être dignes de la continuité
dynastique. Je ne peux m’aventurer plus dans ce cheminement, je crois que les
aïeux de mon éminent ami valurent dans sa vie
- comme une sorte de tutorat aimé et exigeant – autant que son père. Il
avait le sens de la généalogie, donc le sens de la famille, de la tradition :
ce qui est également universitaire, il a eu, sinon ses mentors, du moins ses
aînés plus pendant ses études que pendant les débuts de sa carrière
universitaire. Clemenceau est le souvenir de son père, sans peser cependant sur
l’image que Jean-Marcel Jeanneney a gardé de ses parents, de la vie quotidienne,
affectueuse, pudique et intellectuelle d’un enfant unique des années de guerre
et des années d’entre-deux-guerres. De Gaulle est son propre souvenir, mais
sans que cela dirige ses raisonnements politiques et même son regard sur notre
actualité, sur le devenir du pays et sur l’entreprise européenne. De celle-ci,
il m’a peu parlé et je ne l’ai guère fait parler. Avec lui, les faits et le
raisonnement sur les faits étaient l’essentiel d’un échange dialogué où chacun
avait le goût et le bonheur d’apprendre de l’autre. Du moins, Jean-Marcel
Jeanneney me donna-t-il, dès notre première rencontre, cette sensation que
l’écoûte et l’accueil seraient mutuels et que je pouvais donc lui apporter
quelque chose. Naturellement, ce n’était que délicatesse de sa part, puisque
son aînesse et la qualité d’une intelligence si calme et fonctionnant si bien
en élaboration et en exposition. Intelligence qui structurait et raisonnait,
posait les étapes, vérifiait : tout le contraire d’un processus
interrogatif qui peut mener le politique ou le sentimental à l’angoisse.
Si à nos
premières rencontres, il me parut pessimiste, c’est qu’il était lucide et
exigeant, ne prenait pas les propagandes qui avaient commencé leur tournis pour
argent comptant. Il analysait de première main quoique sans source
d’informations privilégiées. D’ailleurs, et manifestement, aussi bien dans sa
méthode d’enseignement (je n’ai cependant jamais assisté à un de ses cours, je
n’en avais pas l’âge, et à y réfléchir, je ne crois pas non plus avoir assisté
à une conférence ou à un exposé discursif qu’il aurait donné en politique ou en
université) que dans ses réactions à l’actualité, il allait sans références ni
lectures des précédents, il était d’abord dans le fait. Non étiqueté, admis
comme tel. Il a beaucoup insisté, dans sa réflexion rétrospective sur sa
manière de gouverner un ministère, sur l’importance décisive de n’avoir pas
d’intermédiaire entre le personnel chargé du dossier ou opérant sur le terrain,
et lui. Autrement dit, sa conviction n’était pas seconde, mais fondée sur une
appréciation aussi directe que possible.
La question
de Dieu – si on peut intituler ainsi le thème du spirituel ou celui de la foi
ou encore l’interrigation sur l’ « au-delà » – m’a paru d’énoncé
assez naïf, au mieux déiste ou anthropomorphique avec immanquablement un
argument selon lequel un tel Dieu ne pourrait suffire à veiller dans de
destinées et tant d’enchaînements d’événements et de circonstances. Le propos
banal vint quand je tentais de rejoindre ce qui m’avait semblé lors d’une
conversation précédente comme un appel à mon propre témoignage puisqu’il me
savait ou me considérait comme un croyant, sans que je m’en sois jamais
beaucoup dit. Mais il le savait, comme je savais son agnosticisme et
l’explication par hérédité, l’hostilité de son ascendance maternelle au Second
Empire, à l’influence des « curés » dans les vies locales, celle de
Rioz avec peut-être des cas d’école, mais dont il n’a pas fait état dans son
livre si documenté qui relate le débat municipal de sa commune pendant deux
siècles. Agnosticisme non militant, hérité et que rien n’a troublé, pas la mort
des siens, de son fils, de sa femme. On ne sait pas, me répondit-il, il y a
plusieurs années, à ma question sur ses conceptions de l’au-delà de la mort. Celle
qu’il semblait me poser et appelait, non mes réponses, mais mon simple
témoignage de vie, ne fut dite qu’une fois, et d’une manière qui ne demandait
pas d’enchaîner aussitôt mais réservait l’avenir, faisait ouverture. Je ne sus
pas revenir à cela et quand je le tentais, il n’y a pas un an, tout fut – je
viens de l’écrire – assez plat et au fond, peu digne d’une telle intelligence,
d’un tel parcours et aussi d’une proximité chronologique forcément immédiate
avec la fin de vie et le passage à autre chose ou à ailleurs. Je ne crois pas
qu’il pensait que ce fut le néant. Il n’avait donc pas du tout, au contraire de
Michel Debré ou de Maurice Couve de Murville, le catholique et le protestant,
une appartenance religieuse affichée, et pas non plus de lectures bibliques
comme Pierre Messmer. Il n’était pas davantage attiré par l’ésotérisme voire la
franc-maçonnerie. Tout ce que j’explore, à cet instant, par écrit, ne lui
correspond absolument pas. La dimension de foi religieuse était totalement
absente de sa conversation et sans doute de sa vie personnelle, mais cela ne
produisait – en le rencontrant puis en le fréquentant comme j’eus le bonheur et
l’honneur de pouvoir le faire – aucune lacune. Il n’avait pas d’univers
personnel, et au fond pas d’égocentrisme ; je fus surpris de l’entendre
avant l’autre été évoquer des gestions de ses finances personnelles, ou des
relations avec son agence bancaire ou des rédactions à faire pour son testament
en tant qu’il concernerait la disposition de ses biens, pour l’essentiel des
biens hérités. S’il y eut égotisme, c’était uniquement la mention des réussites
de chacun des siens, réussites personnelles et pas tellement par mariage ou
selon quelque appartenance à un groupe ou à une équipe. En ce sens, les siens
ont assez bien continué, avec naturel, ce qu’avait été sa propre manière
d’avancer en carrière et professionnellement. Sans doute pour Jean-Marcel
Jeanneney, la position de son père – dans l’esprit du général de Gaulle –
a-t-elle décisivement joué : le Général qui n’avait pas besoin de caution
pour ses compatriotes, puisqu’il y avait eu d’emblée l’initiative faisant
événement (le 18-Juin, une date pour dire un fait sans définir ce dernier
puisque le fait est un effet et non un acte) en avait besoin à ses propres
yeux. Jules Jeanneney et sans doute le Comte de Paris ont été de ces
personnalités révérées – la première pour elle-même, la seconde pour sa
situation dans l’histoire de France – dont l’opinion et le soutien ont importé.
La nomination de Jean-Marcel pour la rédaction référendaire de 1968-1969 tient
sans doute autant à cet écho de mémoire qu’au souhait du Général que le
ministre des Affaires sociales, de surcroît tombeur de Mendès France, reste
dans le gouvernement mais sans qu’un portefeuille soit spécifié. Le referendum
positif, il est probable que le ministre d’Etat aurait eu un avenir politique
encore plus grand que son passé. En revanche, la direction du cabinet de son
père – ministre d’Etat ayant ses bureaux à l’hôtel de Matignon, puisque de
Gaulle s’était établi à la
Libération rue Saint-Dominique – aurait pu, pour tout autre,
être un tremplin ou le commencement d’un arrivisme par réseaux et alliances
contractées dans une époque exceptionnelle. Tout autre que lui aurait ainsi
agi. Je ne l’ai pas questionné sur ce moment et sur une éventuelle hésitation
du destin. Gaulliste pendant la Quatrième
République, certes, mais universitaire gravissant, avec des
anecdotes de corporation, les échelons de son corps. Sans doute, agnosticisme,
indifférence aux opportunités et identité marquée par l’hérédité ont déterminé
cette sorte d’inappétence au système des carrières politiques selon les partis.
La circonscription, il l’avait de naissance, la notoriété et le nom aussi,
l’indépendance financière minimum enfin grâce à l’agrégation et à
l’enseignement de sciences économiques. Idéologie ou disciplines de pensée,
solidarités de groupe ? nullement, sauf si, à la réflexion, il fallait se
joindre à ceux soutenant une entreprise : ainsi, est-il avec Germain
Tillion et François Mauriac sur le podium de la porte de Versailles pour la
réélection du général de Gaulle, alors qu’aucun des politiques classiques n’y a
été appelé par le candidat. Ainsi, est-il à Grenoble au moment du R.P.F. ou à
la reprise de Juin 1968. Ainsi, est-il avec Michel Jobert et Marceau Long mais
tant d’autres moins notoires, à assurer la continuité de l’Etat et des grandes
options – au fond gaulliennes – quand la gauche arrive au pouvoir par
l’élection de François Mitterrand.
matin du lundi 20 Septembre 2010
Que me
reste-t-il ? de lui ? sinon lui. Avec aucun autre personnage
politique de mon temps, je n’ai cumulé une telle durée avec autant de matériaux
notés ou enregistrés (enregistrés à sa vue ces dernières années, et sans que
nous en débattions ou qu’il recherchât le procédé, il en était content mais ne
me posait ni ne se posait la question de ce que j’en ferai – ce lui fut utile à
plusieurs reprises pour garder la précision écrite d’un développement que
j’avais provoqué. Il n’était pas obsédé d’archivages, mais il était ordonné et
conservait). Ce n’est cependant pas cela – même si c’est exceptionnel – qui va
demeurer, mais la qualité d’accueil et la présence d’un homme que je me
réjouissais de revoir et d’écoûter. Pourquoi ce désir et cette joie ? Il
me semble le comprendre bien, à présent. D’autres personnalités de son rang au
moins m’ont vivement intéressé et touché par la biographie orale qu’ils me
donnaient d’eux-mêmes et par le témoignage d’une façon de voir notre histoire
contemporaine et d’événements qu’ils avaient eux-mêmes vêcus en acteurs
secondaires ou principaux. Jean-Marcel Jeanneney me donnait – et il a été en
cela unique – de penser avec lui, de comprendre et de poursuivre par lui, puis
de durer dans une ligne de conviction et de compréhension à travers plusieurs
décennies et sans doute grâce à ces décennies. Mainteneur mental d’une vue
gaulliste de nos chances, de nos erreurs et gaspillages, de notre avenir. Il
parlait peu France ou même de Gaulle qu’il situait parmi nous, d’une façon
tranquillement humaine et démocratique. Le vivant était le raisonnement wur
observation. Maurice Couve de Murville me confia manifestement la mémoire et la
cohérence de son parcours, en fait de son attachement à de Gaulle : au
soir de sa vie, il s’éveilla au besoin d’un biographe. Cela m’oblige. Jean-Marcel
Jeanneney a écrit sa pensée, d’époque en époque, il l’a également enseignée
mais je n’ai pas encore la connaissance de ses notes de cours que je lui
demandais notamment pour l’avant-guerre et les régimes de dictature en
politique économique. Il a également écrit sa biographie erga omnes et pour les siens. Je n’ai aucun rôle à tenir, aucun
devoir envers sa mémoire. Et voilà toute la fraîcheur et la beauté de ce qu’il
me donnait et que sa mort n’ empêche
pas, au contraire. Une amitié non dite, un échange qui aurait dû être
déséquilibré et tout en sa faveur, le bâti d’une compréhension de la politique,
de notre histoire, puis progressivement de la vie et de ce que dans une vie, la
pensée, la politique, le raisonnement, la délibération scientifique apportent à
autrui et à soi-même.
Jean-Marcel
Jeanneney a été un homme de partage et d’accueil, c’est pourquoi il a su gouverner, il savait
accueillir et sourire quels que soient les grades, les prestiges, les liens de
sang ou l’absence de tout ce qui prédispose à une relation privilégié :
j’ai été de ces sans-étiquette ni hauts faits, uniquement dans la durée, dans
la chance de regarder tant de fois ce sourire, sourire à l’ouverture de la
porte, sourire à la fermeture d’une phrase concluant une analyse, sourire à
l’évocation en fresque de tout ce que nous embrassions, sourire quand il parut
que Marie-Laure Jeanneney suivait quelques instants notre dialogue allant se
terminer devant elle.
Ce sera sans
doute encore à vivre après-demain à quatorze heures. Après, je serai dans la
richesse qu’il m’a donnée. Richesse souriante mais qui, toute intellectuelle
qu’elle paraisse, ne peut se transmettre sans son visage, sa voix, sa démarche.
Jean-Marcel Jeanneney croyait à la vie et à la parole qu’elle nous donne. Il a
eu la grâce de rencontres de plain-pied avec des géants, la grâce insigne d’une
longévité intacte et il a maintenant la délicatesse exceptionnelle de redire
que ce fut tout simple, qu’il suffisait d’être attentif. Attentif, il le fût et
en cela il a révélé et confirmé à longueur d’existence, une générosité qui
tenait à autant de respect que d’exigence envers autrui. Il a cru à la liberté
de pensée et de comportement, bien plus qu’à tout œuvre, rôle ou mémoire. Qu’il
est, qu’il demeure aimable ! et que sa proposition d’intelligence est
belle et contagieuse. Pure. Tenir les deux rôles d’acteur et de commentateur,
et le vivre puis l’exposer comme s’il n’y avait que le présent et la lucidité
sur l’immédiat qui comptent. Des facultés disponibles, un passé ouvert, un
au-delà et un avenir sans crainte ni a priori. La souplesse de la liberté et du
désintéressement.
soir du lundi 20 Septembre 2010
Véritablement
un homme debout, tranquille, sans forfanterie. Rendant intelligent par l’écoûte
qui, à l’entendre, devenait tellement naturelle que l’on devenait capable de
dialoguer avec lui, et à son tour il écoutait. Nous ne nous interrompions pas
et n’allons pas commencer maintenant.
matin du mardi 21 Septembre 2010
*
* *
Rioz
– mercredi 22 Septembre 2010
16 heures 30 + Tandis qu’on pellete le gravier pour en recouvrir les
deux dalles de parpaing qu’on n’a pas cimenté, j’ai lu, sur la tranche de la
pierre tombale : Jean- 1910 et
déplaçant un peu une autre plante : Monod 2008.
Et je suis revenu, heureux d’être seul, bruit de la pelle, dégoulinade
du gravier qu’on répand et étale, soleil très brillant.
Le sourire, son sourire, un tel sourire ne peut être celui d’un homme qui ne… la vie, lui-même,
l’amour pour sa femme, l’ayant précédé de moins de trois ans : fini ?
aboli ? disparu ? A-t-il pu le réfléchir et le penser ainsi ? Je
l’entends même s’il ne l’a jamais dit (peut-être), ne me l’a jamais dit en tout
cas. On ne sourit pas au présent, on sourit à l’autre.
Il croyait donc, mais quoi ? (il s’agit ici de maintenant, de la
mort, de sa mort, de notre mort, de la vie donc, de toute vie, de …). Il
croyait… certainement non à des idées, ni à un enseignement, lui-même avait
tellement dépassé ses maître et il transmettait des méthodes, des vertus, sa
propre mémoire, mais le résultat, le bout du chemin, et au fond l’objectif, il
ne les disait pas, ne les imposait pas. Il aurait su qu’il ne les aurait pas
prêchés. Libre, il laissait libre. Humblement – j’en suis sûr – il n’excluait
rien, l’expérience vaudraut tout, il ne s’en inquiétait pas.
Cette tranquillité d’âme donne une leçon aux croyants, pas seulement
parce qu’ils ne témoignent que peu ou pas du tout – lacunes ou parole si
banale, si peu surnaturelle – alors que lui en avait à revendre et le donnait
gratuitement.
Tranquillité d’âme qui me paraît l’absolu de la foi parce qu’il ne
l’élucidait pas, ne la définissait pas, ne pouvait l’imaginer l’avoir, aucun
prétention, mais un tel optimisme, un tel calme, un tel dépouillement du regard
sur l’autre, sur lui-même, un tel amour pour sa femme.
Il avait aimé, transmis, vêcu, servi sans servilité, affirmé sans
forfanterie. Quelle tranquillité reçue de lui qu’avoir été à l’écouter !
j’y ai été admis, probablement un des rares à n’avoir aucun titre de sang, de
collaboration, de mission, de notoriété, j’ai été tout fait du rang mais traité
comme si je devais bébéficier d’une préférence. Délicatesse extrême d’un tel
accueil, le témoignage d’âme est là, l’originalité extrême d’une intelligence à
l’expression si simple et à l’universalité si évidente est là. Intelligence
maintenant d’une foi non spéculative, non démonstrative, non dogmatique, non
désespérée ou désespérante (celle de tant de chrétiens ou de professionnels de
la foi).
La mort si simple, la vie si grande. Jeudi dernier et presque cent ans,
l’addition s’impose, est-il bon de se la dire ? Sa marche d’esprit était
certaine, s’arrêtant une fois, il m’avait dit, ce qui est une attitude vraie et
avouée et au fond celle de tout vivant : on ne sait pas. Marche, attitude,
dire : je crois – assis ici devant sa tombe, celle des siens – que c’est
la foi.
Sur la tranche de la pierre tombale :
Marie-Laure née Monod Jean-Marcel
1913-2008
1910-2010
et la tombe
voisine, à la perpendiculaire de la sienne, est la seule du cimetière ainsi orientée,
surmontée d’une croix de fer façon 1860-1880. Elle semble pour deux, fait-elle
seulement fond et décor, plus loin la colline doit descendre et de l’autre
côté, après le creux de la grand-rue, sans doute celle nommée Charles de
Gaulle, le clocher comtois et les vallonnements et collinnements qui sont une
forêt – point commun avec le Général – paysages verts, moutonnants, cachant
qu’il peut y avoir des limites, l’horizon qu’on ne voit pas quand il n’est que
forêts. Ernest Prosjean + Mars 1865 …. Marguerite veuve Prosjean + Octobre
1878.
La tombe est couverte de fleurs, on distingue le bronze d’une
palme : la guerre, sur son à-plat. Le gravier est impeccable. Aujourd’hui
a passé, est là, ici. Puis…
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