Suggestions & Analyses
à propos de la crise internationale en cours – Janvier .
Mars 2003
2 Février 2003
à la suite de la lettre
adressée au Times
par certains Etats-membres et
pays-candidats
Proposition
d’une déclaration française
Les peuples d’Europe ont
l’expérience séculaire et malheureuse des situations hégémoniques et des
guerres qui en résultent. Leur union au temps de la guerre froide s’est
consolidée par la réconciliation franco-allemande ; elle s’est élargie, à
plusieurs reoprises et bénéfiquement, par l’attraction économique et politique
de son succès. L’Union Européenne est voulue par les peuples qu’elle rassemble
parce qu’elle est l’instrument de leur bien commun et le gage d’une prospérité
commune pas seulement pour eux-mêmes mais pour un avenir pacifique et
harmonieux du monde.
Par les partenariats qu’elle
a proposés et qu’elle met en œuvre avec ses voisins de Méditerranée et de la
Communauté des Etats indépendants, par les liens à approfondir et à rénover
avec l’Union Africaine notamment, elle veut fonder autour d’elle et dans le
monde la sécurité et la stabilité sur l’entente et la coopération mutuellement
avantageuses. Riche de toutes les diversités de l’histoire et du génie de
chacun de ses peuples, l’Union Européenne invente chaque jour une démocratie,
une gouvernance et des solidarités sans exemple parce que tolérantes et
respectueuses de chacun. L’Europe se bâtit et se décide par le dialogue, la
recherche du consentement de tous. Cette expérience nouvelle est proposée au
monde comme celle d’une démocratie et d’une gouvernance qu’appellent
manifestement notre époque et l’histoire d’un demi-siècle depuis la dernière
guerre mondiale.
A cette évolution de paix,
de progrès économique, d’avancées scientifiques et technologiques sans précédent,
les Etats-Unis d’Amérique ont contribué d’une manière déterminante et qui les a
fait bien mériter de l’humanité. Par eux, les valeurs communes à tous les
hommes ont été sauvées de la barbarie et du totalitarisme. Il est de leur
intérêt et de l’intérêt de l’Union Européenne que soit garanti pour l’avenir
l’acquis de ce demi-siècle : un droit et une pratique reconnus par tous
les Etats sur un pied d’égalité et dont c’est la mission, d’accord de tous, de
l’Organisation des Nations Unies qu’ils soient respectés.
L’Union Européenne serait
sans âme et les peuples ne s’y reconnaîtraient plus si elle ne contribuait,
dans chaque situation, à faire prévaloir cet acquis, ce droit, cette pratique
entre les nations qu’au contraire mettent à mal l’irrespect des résolutions de
l’O.N.U. et toute tendance à l’hégémonie. En Europe comme dans le monde
d’aujourd’hui, personne, seul ou à quelques-uns, en couple ou en groupe, n’a
droit ni vocation à décider en lieu et place de tous.
L’Union Européenne n’a de
chance et de vertu que par son indépendance d’expression et de
comportement : c’est ce que veulent, en leur immense majorité, les peuples
qui la composent, toutes générations et cultures ensemble. Elle est, dans la
circonstance présente où risquent de s’aggraver les oppositions entre riches et
pauvres, entre civilisations et conceptions du monde, le recours pour un
dénouement pacifique des défis représentés par les armements illicites de
l’Irak s’ils sont dûment constatés par les inspecteurs des Nations Unies. De même
qu’elle entend contribuer à la détente, à l’entente et à la coopération partout
où prend naissance le terrorisme à force de violence, de souffrance et de déni
du droit.
L’Union Européenne sait que
la paix n’a de fondement que dans la justice économique et sociale, que dans le
partage équitable et le développement durable, que dans la claire conscience de
la mondialisation des enjeux et la volonté ferme de les relever. Elle a pour
vocation, chez elle et dans le monde, de répondre à cette espérance de temps
nouveaux et de résolutions généreuses, audacieuses, pratiques.
Aujourd’hui dans cette
épreuve où se jouent la crédibilité et la cohésion de l’Organisation des
Nations Unies, et les siennes propres – demain à l’occasion de son prochain et
substantiel élargissement -, l’Union
Européenne doit savoir se définir et demeurer la grande force émergente
pour un monde nouveau, attendu de tous./.
Cette déclaration pourrait
s’accompagner – dans une dialectique de mise en balance des gouvernements
d’Amérique ou de l’Europe « résiduelle » par les opinions publiques
et leur expression parlementaire – d’une proposition d’organiser à intervalles
réguliers sessions et débats en commun de tout ou partie du Congrès américain
et du Parlement européen. L’essentiel étant de cultiver non pas une enceinte
commune, de matrice atlantique, mais l’organisation d’un dialogue supposant
deux interlocuteurs qui ne sont pas fusionnels.
Ce qui fait l'équilibre du monde, c'est qu'il y a des
peuples différents avec leur génie propre. Banale mais marquante affirmation d'Aristide
Briand, à la Chambre des députés, lors du débat de ratification des accords
de Locarno, le 25 Février 1926.
16 Février 2003
dans la perspective du Conseil européen se tenant à
Bruxelles le 17 Février
Quelques vues, si leur
expression peuvent être utiles au Ministre
1°
l’entente des Etats-membres
ne s’est jamais faite depuis 1950 qu’entre eux et sur des sujets économiques. Vis-à-vis des
tiers, elle a été contrainte par les prétentions commerciales de ceux-ci
(cycles d’abaissement tarifaires depuis 1961) ; elle est cependant devenue
attirante et exemplaire puisqu’aux fondateurs de 1957, tous les autres pays
européens sont venus finalement s’agréger par voie d’adhésion et non
d’association.
Il a toujours été fait comme
si l’entreprise européenne n’était conflictuelle pour personne. Elle l’est en
réalité. C’est une affaire de décolonisation mentale vis-à-vis des Etats-Unis.
L’harmonie du monde ne peut plus dépendre de « l’équilibre de la terreur »
ou d’une « super-puissance » dont l’ego serait la règle
internationale.
L’enjeu n’a encore jamais
été relevé.
2°
les Etats visés sont les
adhérents de 2004. Les persuader en étant soi-même persuadé que la sécurité du Vieux
Monde ne peut être que son propre fait, que les Etats-Unis ne couvriront
vis-à-vis de la Russie ses anciens satellites que dans la mesure où cela
restera leur intérêt. La probabilité d’une rivalité sino-américaine dans
l’avenir pas éloigné amènera une reprise d’entente stratégique entre Moscou et
Washington, à quel prix ?
La garantie que se donnent
entre eux les peuples d’Europe est leur solidarité de substance humaine,
économique, territoriale, puisque l’adhésion à l’Union est une mise en commun.
On ne défend que soi. L’ego européen est plus efficace qu’un protectorat de
l’extérieur.
3°
les conséquences sont
institutionnelles et budgétaires. Une expression extérieure organisée de l’Union
d’une part, une défense européenne indépendante des Etats-Unis ; celle-ci
sera facteur de relance industrielle et scientifique, motif d’exceptionnalité
dans les cycles commerciaux mondiaux, chemin d’une révision du dogme libéral et
privatisant puisque la défense ne peut être que de responsabilité publique.
La France argumente déjà en
termes de défense commune ses dépassements budgétaires. L’armement est un des
rares points franco-britanniques acquis. La conquête spatiale a manifestement
besoin des apports européens, panne financière russe et piétinement américain
en budgets consentis et en perspectives définies (les échecs vers Mars et de la navette Columbia)
et nécessité de mise à jour européenne (difficultés d’Ariane V)
4°
l’intégration économique et
constitutionnelle de l’Union est populairement inacceptable si elle
véhicule la dépendance de l’Europe et une dogmatique libérale conduisant au
dépérissement de l’Etat, au chômage et à l’insécurité sociale. Marquer ce qu’a
de propre et de conforme aux traditions nationales de chacun des Etats-membres,
le modèle européen économique, financier et social, est forcément une
différenciation vis-à-vis des Etats-Unis.
5°
les circonstances donnent à la tentative
d’expression préalable et de mise en chantier déterminée, plusieurs éléments
encourageants :
. l’entente franco-allemande
. l’appui manifeste des
opinions publiques
. la mauvaise posture des
Etats-Unis, dont l’économie n’est pas actuellement entraînante et dont la
diplomatie n’est pas convaincante
. la quasi-impossibilité
pour les économies européennes principales de rester dans le « cadre de
Maastricht »
. l’appréciation de l’euro
. l’habituelle contrainte du
calendrier interne européen (adhésions, convention sur les institutions)
*
* *
4 Mars 2003
Réflexion
sur la crise internationale en cours
Pour davantage susciter l’attention que la retenir, cette
réflexion n’est qu’une succession de remarques en style
« télégraphique ». Une note en forme la prolongera s’il est souhaité.
I
- Situation
1° le vote en Conseil de sécurité, depuis qu’il n’est plus une
formalité acquise d’avance en principe et en contenu, reste facultatif pour
les Etats-Unis.
Une véritable dépendance de
l’action militaire américaine vis-à-vis d’un mandat des Nations Unies eût été
manifestée par de bien moindres préparatifs et surtout par une absence de
déploiement de moyens en hommes et matériels, déjà opérationnels.
Un éventuel mandat supposerait
un ordre de mission autant qu’une composition des forces coiffées du
« casque bleu ».
La situation est inverse de
celle réglée par la
résolution Acheson de 1950 : la majorité douteuse au
Conseil de sécurité est impossible à réunir en Assemblée générale.
2° l’administration Bush a trop mobilisé, engagé de forces sur place et
pressé les délégations à New York ; elle a trop intimidé les medias, trop
chauffé l’opinion intérieure pour ne pas déclencher les opérations.
Cependant, elle s’est mise dans une situation de politique
intérieure et de diplomatie qui n’était certes pas celle initialement visée. Le
texte sur la patience qui a des limites est réitéré depuis six mois, le
suspense demeure parce qu’il est acquis que cette administration ne sait pas,
et donc ne peut pas, se déjuger, mais l’évidence est d’une psychologie
dirigeante qui a ses blocages et ses hésitations. Sans doute, parce que
l’administration régnante court deux lièvres à la fois : une légitimation
préalable, ou au moins la réunion d’éléments pour une légitimation a
posteriori, et la décision prise dans des circonstances et à une date qui se
sauront de « remodeler la carte du Proche-Orient ».
Remodelage à deux niveaux : se saisir du pétrole irakien
pour maîtriser complètement l’OPEP, prendre la question israëlo-palestinienne
d’une tout autre manière depuis douze ans, c’est-à-dire d’une manière
déterminant de force la suppression de toute menace autre qu’intérieure à la
Palestine.
Ce mandat ne sera jamais donné, il n’a pas été demandé, il ne
peut être consenti qu’en cas non seulement d’une victoire militaire mais de
succès diplomatiques extrêmement vastes dans un monde arabe médusé et
terrorisé, l’ensemble étant synchrone sur quelques semaines au plus.
3° en regard de ces certitudes, les partenaires économiques
poussent au dénouement rapide,
donc à la guerre « inévitable » puisque voulue par un acteur sur
lequel aucune prise n’est visible. De ce dénouement, on attend une baisse
sensible et durable du prix du pétrole, donc une relance de la croissance. Comme
depuis quinze ans, la sphère économique est simpliste, elle dédaigne celle qui
a commencé de se faire reconnaître partout et des politiques notamment :
la poussée anti-mondialiste et l’esquisse d’une gouvernance démocratique
mondiale, toutes deux animées par des forces que n’encadrent ni les
gouvernements ni les partis d’aucun pays.
4° l’imprévu est venu de l’Europe, cela en grande partie de la faute
des Etats-Unis.
Le ripage de forces importantes et des dispositifs
géo-stratégiques depuis l’Allemagne jusqu’aux marches de la Mer Noire et de la
Fédération de Russie est une double imprudence. L’Allemagne, loin d’être
freinée dans un discours qui au départ n’était que peu différent de son
abstention vis-à-vis de la guerre du Golfe, est placée devant l’urgence
d’édifier une force sécuritaire européenne pas tant d’intervention éventuelle
sur des théâtres extérieurs, que de réelle couverture des Etats-membres de
l’Union. Le couplage atlantique n’est plus ni matériellement ni
psychologiquement dominant. La Russie se voit bordée par l’Amérique selon des
infrastructures qui furent les siennes. Elle est contrainte de s’opposer aux
Etats-Unis ce qui n’était pas la configuration de départ, la guerre en
Tchétchénie donnant au contraire matière à des facilitations mutuelles. Sa
sécurité s’intègre donc à terme dans une dialectique commune avec l’Union
européenne.
Le sommet extraordinaire de Bruxelles a montré les limites de la
« lettre au Times ». S’il y a consensus, et toute l’entreprise
européenne depuis 1957 est la recherche du consensus et non des alternatives à
trancher, il ne peut être que légaliste et pacifiste.
Si la France et l’Allemagne sont les plus visibles sur « le
front du refus », la réalité est une prise de conscience d’un
« peuple » européen d’autant plus distant du diktat américain qu’il a
trouvé un exutoire gouvernemental. Ni la commission Prodi
ni Javier Solana n’ont saisi l’occasion de faire trancher par les circonstances
un rôle que le mouvement des esprits et des réformes institutionnelles tendait
à leur attirbuer.
Le plan Fouchet, il est vrai réduit à la concertation
franco-allemande, se révèle à quarante ans de distance la vraie matrice d’une
politique de défense et d’une diplomatie communes.
*
*
*
Seul un renversement du Premier Ministre britannique, de
l’intérieur de son propre parti, peut entamer la détermination américaine.
Hors cette hypothèse, on tient donc pour acquis un coup de force
militaire américain contre l’Irak. Dans les prochains jours, sans doute avant
la séance d’un Conseil de sécurité dont il aurait été évalué qu’il ne votera
pas en sens requis.
Cette guerre annoncée, planifiée – ce qui double le cynisme
d’être dans un état de telle supériorité technique que l’on ne va en guerre
qu’au péril de l’autre… - n’a pas encore de nom. Celui qui lui sera donné sera
déterminant pour l’image à venir des Etats-Unis. En proposer et en populariser
un serait de bonne propagande.
Qu’elle dure ou pas, il y aura à reconstruire.
II
- La reconstruction
1° Du point de vue américain, on fait ce que l’on n’avait pas
assez préparé en 1990-1991
puisque l’initiative alors fut irakienne donc surprenante, et que (peut-être)
l’Union Soviétique empêcha de mener à bien.
L’installation durable d’une administration pratiquement directe
en Irak subjugue les voisins. D’une agression éventuelle de Sadam Hussein on
passe à la certitude d’une puissance ne tolérant aucune contestation :
Iran, Turquie et Arabie saoudite s’alignent, les bases sur leurs territoires
deviennent inutiles. L’inquiétude est durable à proportion de cette
installation : Israël doit subir le surcroît de frustration de l’ensemble
arabe, la Russie est au contact dans le Caucase.
Le partage des dépouilles amène l’Europe à consentir au fait
accompli ; sa dépendance pétrolière est verrouillée.
Ce partage avec l’Europe en privilégiant les alliés de
Janvier-Mars (Royaume-Uni, Espagne et Italie) en même temps que la soumission
des principaux Etats, financent les 100 milliards de dollars censément exposés
par les Etats-Unis pour mener leur guerre.
La courte vue peut désormais se porter vers la réélection
présidentielle de Bush junior que ne manque d’impressionner l’échec de son père
quoique celui-ci ait été le vainqueur au printemps de 1991, et vers la menace
sino-coréenne.
2° Du point de vue européen, il est possible de prendre en
charge la redéfinition d’un ordre
juridique mondial,
puisque l’action américaine menée au défi de la Charte des Nations Unies et du
Conseil de sécurité ruine le système mis en place en 1945 et qu’aurait pu
épanouir la fin de la « guerre froide ».
Naturellement repris de la Charte des Nations Unies, cet ordre
juridique complètera ce que la décennie depuis la chute du mur de Berlin a
montré défaillant. Il faut un pilier démocratique face aux institutions
étatiques et de décision internationales existantes. Il faut une juridiction
mondiale qui rende intenables les refus de certains Etats (l’Amérique d’abord
et toujours elle) de ratifier ou de respecter des traités fondamentaux
(protocole de Kyoto, Cour pénale internationale, protection de l’enfance,
fonctionnement de l’UNESCO notamment).
3° L’Europe doit vaincre sa propre timidité face à son avenir et
face au rôle que la prétention américaine lui impose.
En son sein, c’est évidemment l’adoption de modes de
fonctionnement efficaces, démocratiques, transnationaux suscitant une opinion
populaire européenne en tant que telle et des carrières personnelles, et des
créations sociétales toutes d’envergure européenne.
C’est aussi vis-à-vis des nouveaux adhérents une exigence qui ne
soit pas seulement économétrique, mais qui appelle ceux-ci à entrer dans une
logique indépendantiste du Vieux-Monde vis-à-vis du Nouveau. Ces adhérents
doivent trouver leur sécurité matérielle et leur équilibre moral dans la
solidarité de l’Union et non dans l’assurance atlantique.
Les voisinages doivent être traités par l’Union européenne avec
confiance en elle-même. La relation avec la Russie, l’intégration à terme de la
Turquie, la vérité d’un partenariat euro-méditerranéen et euro-africain ne
peuvent plus être éludées.
Une prochaine réflexion portera sur ces trois derniers points.
4° Il y aura à terme à
trouver comment re-coupler Europe et Amérique et « sauver la face »
des Etats-Unis. Sans doute en cultivant une meilleure connaissance
réciproque et en trouvant, outre-Atlantique, des points d’appui et des écoûtes
pour l’Europe et pour la France qui rompent l’autisme cultivé par
l’administration Bush. Autisme qui a produit un discours fondamentaliste dont
la symétrie avec celui des « islamistes » n’est pas pour peu dans la
perte d’image et de crédibilité des Etats-Unis, dans la sensation de
nationalisme immature que rayonnent très négativement les dirigeants de
l’administration américaine actuelle./. (BFF – 4. I I I .03 )
*
* *
8 Mars 2003
Ces réflexions suivent celles
du 4 écoulé. Elles sont rédigées dans le même style télégraphique.
I -
L’enjeu démocratique et spirituel
Le champ diplomatique, cadré
par le droit international public et la Charte des Nations Unies, est le seul
où l’égalité des acteurs est la
règle. C’est donc le seul où, en principe, la surpuissance
américaine ne compte théoriquement et où les Etats-Unis sont traitées comme le
moindre des Etats et le moindre comme les Etats-Unis (one man, one vote).
Le seul fait que la votation au Conseil de sécurité puisse être forcée par des
arguments de puissance, en fait par un chantage ajusté selon chacune des
mentalités ambiantes dans le pays dont il faut s’assurer la « voix »,
est hors norme. La pesée américaine n’est que cynique, en contradiction avec la
pétition explicite d’œuvrer pour la liberté du monde et le règne de la
démocratie.
Qu’est-ce que la
démocratie ? Pas seulement l’acquiescement ou la décision
populaires : il est des cas de peuples fascinés par l’image que certains
de leurs dirigeants leur offre (leur impose) d’eux-mêmes. Le salut de Bush
depuis la coupée de son hélicoptère a ce mouvement circulaire, paternaliste et
impérieux qu’avait celui de Hitler ; les mises en scène d’une intervention
quotidienne dans quelque cénacle de la société ou de l’armée américaine
exaltent un nationalisme forcément simpliste au nom duquel les journalistes et
diplomates irakiens, quoique accrédités aux Nations Unies, sont expulsés.
Cette pression psychologique
sur l’opinion intérieure et ces façons semblent sans précédent aux
Etats-Unis : à un comportement souvent ressenti à l’extérieur comme
totalitaire et peu respectueux d’autrui, correspondrait – ce qui est aussi
grave que nouveau – un nouveau système politique intérieur que tempère seule
la limitation à deux mandats de la prépotence présidentielle. Sinon, le
téléspectateur à qui l’on promet les images de guerre ne voit pour le moment
que ceux d’une politique-fiction des années 1930, unanimités extasiées,
déploiement de forces, assurance du verbe. Il n’est pas jusqu’au visage inquiet
et apeuré d’Elie Wiesel sortant de l’audience présidentielle et craignant
l’interrogation médiatique qui ne conforte la sensation d’une formidable
pression pour opérer le consensus. Il est vrai que le mode compassionnel
universellement adoptée par les partenaires des Etats-Unis et l’interdiction
relayée par tant d’ « intellectuels », après le 11 Septembre
2001, de s’interroger sur les motifs des attentats-suicide, parce que ceux-ci
sont horribles, ont – malheureusement – entretenu certaines opinions dans une
attitude passive, sinon consentante, tandis que les dirigeants politiques ont
trouvé dans l’événement une légitimation permanente pour toute action de
représaille et que les décideurs économiques ont exploité à fond cette dilution
de tant d’erreurs stratégiques dans la conduite des entreprises depuis dix et
vingt ans.
La démocratie a deux
développements ; elle a un ressort intime dans l’homme, celui de sa
dignité, et une exigence en contre-partie, la conscience de ce qu’est le bien
commun et donc le devoir d’y contribuer. La communication présidentielle
américaine insiste sur l’écoûte de Bush, sa connaissance des arguments qui lui
sont opposés mais conclue sur son désaccord. Sur quoi se fondent le droit au
désaccord et plus encore celui de passer outre à l’opinion publique
internationale quasi-unanime ? Explicitement sur une conscience du bien
commun, plus avisée, plus responsable que celle des opinions publiques et des
gouvernements opposés à une attaque de l’Irak. Psychologiquement, c’est le
privilège de n’avoir de référence que son propre jugement : l’expertise et
l’objectivité des inspecteurs en désarmement est tenue pour rien au regard de
l’intime conviction américaine que Sadam Hussein leurre la planète entière.
Le second développement est
évidemment que la conscience prise par une opinion a quelque conséquence sur
la conduite gouvernementale du pays concerné. Il faut retenir que l’origine
de la contestation est très située : le Vatican et nommément le pape
régnant, conscience éclairée selon des structures religieuses mais aussi une
formation personnelle, et l’Allemagne. Les analyses pacifistes des Papes ne
sont pas une novation historique, mais l’action et la communication pontificale
actuelles sont sans précédent ; elles sont servies par une acuité de
jugement que les précédents étayent, qui dénonça au moment où ils se signaient
les accords de défense et d’installation de bases américaines dans les Etats du
Golfe en Mars 1991 ? La position allemande est manifestement le fruit
d’une liaison mécanique très forte et qu’instrumente Joschka Fischer, entre le
gouvernement Schröder et l’opinion. Ce fut le courage du Chancelier d’inscrire
la question d’Irak dans la campagne pour le renouvellement du Bundestag. Ce fut
le mouvement bien inspiré de Jean-Louis Debré de souhaiter qu’un vote
sanctionnât au Palais-Bourbon le débat sur le sujet. C’est la pression de la
rue et aussi des couloirs et rangs de son parti qui rend très difficile à Tony
Blair l’accompagnement d’une intervention militaire hors le mandat des Nations
Unies. Il n’y a enfin de pression efficace sur l’administration américaine
actuelle qu’interne : c’est la rue qui eût raison des faucons à propos de
la guerre du Viet Nam, Hô Chi Minh y plaçait l’essentiel de son espérance, et
c’est la mise en accusation au Congrès de Nixon qui empêcha, seule, un rebond
probable des hostilités quoiqu’aient été conclus les accords de Paris (ce que
montrent les recherches actuelles, cf. colloque sur la guerre du Viet Nam et
l’Europe, tenu à l’Ecole militaire à Paris, les 24 et 25 Janvier derniers).
II -
Les jeux et la scène
La tactique française de mener
le débat aux Nations Unies le plus à découvert possible – séances
publiques, présence des ministres des Affaires Etrangères, venue des Chefs
d’Etat ou de gouvernement des Etats actuellement membres du Conseil de sécurité
– est en adéquation avec le mouvement de l’opinion publique internationale (on
disait il y a quelques décennies : la conscience universelle). Celle-ci
trouve pour la première fois depuis dix ans un exutoire institutionnel et un
« portage » gouvernemental que les champs économique et social n’ont
pas encore offert, les manifestations « anti-mondialistes »
n’accédant à aucun dialogue et n’infléchissant que l’organisation pratique des
réunions, délocalisées.
L’attaque américaine va donc heurter
frontalement les deux piliers organisant politiquement la planète.
Elle le fait depuis
des mois déjà par prétérition, puisque manifestants et gouvernants les plus
opposés au raisonnement, à l’autisme et à l’ « unilatéralisme »
des Etats-Unis savent que leurs démonstrations sont vaines et n’entament pas la
détermination de l’administration Bush. Celle-ci n’est pas avare de
confirmations.
Premier pilier : la
conscience universelle. Elle est tenue pour rien, elle n’est pas
considérée, elle est au mieux qualifiée d’hostilité à la mondialisation, elle
n’est pas ressentie comme la désignation d’une responsabilité belligène et
comme une haine qui gagne des territoires jusques-là structurés selon des
images de reconnaissance envers les libérateurs de 1945, les
« challengers » victorieux du système totalitaire soviétique, les dispensateurs
d’une croissance économique et d’une philsophie sociale automatique, dogmatique
certes mais bienfaisante et fonctionnant convenablement. Ni le sursaut
instinctif, ni l’analyse contestataire ne sont honorés d’un dialogue par les
Etats-Unis. La frustration induite par un tel dédain portera quelles
conséquences ? Agents économiques et investisseurs d’une part, politiques
américains d’autre part gagent que le fait accompli sera reconnu parce que le
perpétrer se fera presque instantanément et que l’on entrera aussitôt ensuite
dans une ère de stabilité et de prévisibilité. Double pari sur l’absence de
résistance physique tant en Irak que sur l’ensemble des chaînes logistiques et
financières soutenant l’action armée et son contexte économico-boursier, et sur
une résignation du plus grand nombre à l’impuissance.
Bref, l’acte contre lequel le
monde s’insurge et devant la perspective duquel il est cyniquement placé en
attente depuis des mois, sera si vite et si « proprement » accompli
que le principe de réalité l’emportera très vite. A contrario, le conflit
israëlo-palestinien généré par la guerre-éclair si victorieuse techniquement
des Six-Jours de 1967…
Second pilier : la
Charte des Nations Unies, et ce qu’elle emporte en définition de l’agression et
de l’agresseur. Si l’organisation mondiale mise en place en 1945 est
bafouée, comment peut-elle rester une référence, la référence ? Ce qui est
en cause n’est qu’au premier degré le mode de règlement des conflits, et
notamment le respect des résolutions adoptées par l’organisation
mondiale : la crise de 1990-1991 était juridiquement marquée par le soin
qu’Américains et Soviétiques eurent d’éviter qu’il y ait deux logiques (l’une
pour l’Irak, l’autre pour Israël) et la position française ralliée à la
condamnation du prédateur était de même dialectique (ne pas donner au
Moyen-Orient un précédent pour le remodelage de la carte européenne, alors en
gestation du fait de l’implosion soviétique et de l’absorption de la plus
petite des deux Républiques allemandes par la plus grosse).
Le précédent américain en
Irak ne fera pas jurisprudence pour le règlement d’autres conflits car
personne n’est en situation économique, militaire et géostratégique d’imiter
les Etats-Unis. Tout simplement, parce qu’il faudrait se heurter aux Etats-Unis
et que le comportement américain actuel tient tout simplement à l’intimidation
universelle du fait de la capacité militaire et économique de Washington. A eux
seuls, dans l’état actuel des choses et plus encore des mentalités, les
Etats-Unis pèsent plus que tout le reste du monde… Ainsi et rétrospectivement,
l’hégémonie américaine n’a jamais été limitée par le droit mais seulement par
l’existence et la crédibilité d’une puissance équivalente. La jurisprudence
irakienne sera ou bien le consentement universel au fait accompli, ou bien ce
refus de consentir. Les règlements de conflits locaux continueront d’être
couverts par la fiction des affaires intérieures de la puissance la plus forte
sur le champ.
La seule aspérité sur laquelle
les porte-paroles de l’actuelle administration américaine aient daigné gloser
est – précisément – ce concept de contre-poids. Dont l’énoncé et la
pratique sont prêtés à la
France. Celle-ci a de qui tenir, la doctrine de l’équilibre,
autrement dit de résistance à toute hégémonie, est de tradition millénaire pour
notre pays : Richelieu, Vergennes et les faiseurs de l’alliance
franco-russe l’ont caractérisée. Ce contre-poids est considéré comme d’essence
et d’effet inamicaux. Le débat est ainsi mieux situé. Il n’y a de relation
acceptable par les Etats-Unis que soumise, charge à ceux-ci de concéder et
répartir des rôles.
III -
Construire l’alternative
Le cheminement à suivre face à
l’intervention américaine et pour qu’une suite soit constructible, dans un sens
différent d’un surcroît d’hégémonie en fait et en manifestation, fait de
l’écrasement diplomatique et militaire et manifestation par occupation
terrestre et réécriture de toute la carte économique et politique au
Moyen-Orient, est logique.
A défaut d’être empêchée, l’initiative
américaine doit être juridiquement caractérisée. D’abord et si possible, en
contrant à la majorité ou par le veto, l’adoption de la résolution portant
ultimatum, d’autant que le désarmement irakien ne serait soumis qu’à
l’appréciation d’agresseurs décidés depuis le début (début qu’il y aurait à
dater et à qualifier). Ensuite, en condamnant l’initiative elle-même en tant
que contraire à la Charte dans sa lettre et dans son esprit. Enfin, en tenant
pour nuls les changements opérés sur le terrain. L’attitude française et
l’entente franco-soviétique de 1967, les textes-mêmes sont une matrice
disponible.
Le contre-poids doit se faire. Seule
l’Europe en a la légitimité même si la Chine et la Russie en ont autant
qu’elle – et actuellement davantage – les moyens matériels. Pourquoi ?
parce qu’elle est démocratique à deux degrés : elle se fonde sur le
pluralisme et le goût cultivé de la diversité de ses peuples et de ses
cultures, c’est là son esprit-même ; elle fonctionne dans la transparence,
la concertation et l’état de droit juridictionnellement vérifiable.
Cette édification suppose
plusieurs conditions remplies. Les divergences de vues au sein des Quinze,
l’attitude de certains des candidats à l’Union, l’absence de Javier Solana et
de Romano Prodi conduisent à réfléchir sur l’articulation et les modes
d’expression d’une identité stratégique et diplomatique toujours pas visible.
L’argument français des années 1960 contre la coopération politique au sein de
la Communauté retrouve sa force aujourd’hui : tenue par des procédures
communautaires, la France n’aurait pu dire ce qu’elle a fait retentir ;
c’est l’entente franco-allemande, très opportunément rejointe par la Belgique
dans l’enceinte atlantique qui a exprimé la position idéale du Vieux Monde. L’expression
existe donc mais elle n’est ratifiée qu’en termes émollients (cf. le conseil
extraordinaire zélé à Bruxelles par la présidence grecque). En regard de ces
positions de certains Etats-membres et de certains candidats, deux faits sont
encourageants : l’organisation intégrée de l’Alliance Atlantique
a pour la première fois mis en échec la volonté américaine et même
anglo-américaine, on peut considérer qu’elle entre en obsolescence d’autant
plus que la logistique américaine se déplace vers la Mer Noire et vers le
Golfe. D’autre part, si alignée qu’elle soit sur l’Amérique, la
Grande-Bretagne consent à des programmes d’armements bilatéraux ou
multilatéraux en Europe. Nous avons la population, la technologie et
relancer notre industrie d’armement permettra de contourner – élégamment, parce
qu’en consensus de toute l’Union – les critères budgétaires de
Maastricht : nous y gagnerons de dépasser enfin l’un des préjugés fondant
notre dépendance vis-à-vis de Washington, le préalable logistique, et nous
aurons, à l’américaine, les « retombées » les plus salubres sur notre
recherche scientifique. C’est l’évidente leçon de l’ensemble de la guerre de
Yougoslavie, qui aurait été jugulée dès ses prémisses, si l’Europe avait
surpassé par ses perspectives les hantises de certains de ses Etats-membres à
la mémoire obsolète (la crainte française d’une avancée allemande par les
chemins de l’ancienne Autriche-Hongrie défaisant la Serbie) et si elle avait eu
les transports en propre nécessaires pour désenclaver le Kosovo. Nous y gagnerons
surtout de désembourber notre propre organisation. L’Europe est incapable
d’un sursaut d’imagination pour ses nouvelles institutiuons, si elle n’est pas
portée par l’enthousiasme et la fierté des opinions publiques : une
émergence internationale active et efficace de l’Union est seule de nature
à forger positivement cette dynamique des esprits et de la jeunesse en Europe,
une dynamique qui peut tout submerger dès le commencement de nos mises en
œuvre. Une parole condamnant l’agression américaine, une
« accordance » sur la construction de ce contre-poids économique et
militaire européen permettant seul une mûe dans la diplomatie
internationale : l’Europe se justifierait enfin politiquement aux yeux de
ses propres citoyens.
Consentir à l’initiative américaine
serait au contraire avaliser des buts de guerre qui sont très différents de
la pétition de désarmer l’Irak, voire de renverser le dictateur qui y
règne. Deux paradoxes. Comment l’Europe qui n’a pas de pétrole peut-elle
consentir à ce que l’autonomie de l’Irak et partant de l’Arabie saoudite et de
l’Iran soit abolie au bénéfice de la super-puissance dont la bourse, les
indicateurs économiques et la culture sont déjà dominants, et qui dispose sur
son propre territoire en production et en consommation domestiques de moyens
déjà comminatoires pour régler le marché de l’énergie ? Comment les Etats
du Golfe peuvent-ils – ensemble et chacun - s’opposer en paroles à la guerre et
entretenir, à leurs propres frais, sur leur sol, toute la logistique et toutes
les bases d’attaque américaines ? alors même qu’ils savent que ce qui va
s’installer, ou ce qui prétend s’installer dans les jours à venir c’est une
occupation en force de leur région avec des moyens et un cynisme qu’aucune
colonisation européenne n’ont jamais déployés. Mais cette cohérence conduisant
à l’opposition, suppose des alliances et des répondants, donc l’Europe. Ce ne
serait pas non plus sans rayonnement dans les pays candidats à l’Union./. (BFF – 8. I I
I .03 )
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire