Jean-Marcel Jeanneney
sur Couve de Murville
ancien ministre
d’Etat au moment du référendum de 1969
ministre des
Affaires sociales de 1966 à 1968
ministre de
l’Industrie de 1959 à 1962
propos recueillis par Bertrand Fessard de Foucault
lundi
13 mars 2000
BFF
: L’équation Couve, référendum, de Gaulle était-elle la bonne ?
JMJ : Ce n’était certainement pas la
bonne. La suite l’a démontrée.
BFF
: Je souhaiterai que nous évoquions aujourd’hui la personnalité de Couve, son
image...
JMJ : Il y avait une fuite de capitaux
organisée par des grandes entreprises peut-être même nationales. Je me souviens
pendant les 10 ou 15 jours où j’ai fait l’intérim du Premier ministre à sa
demande au mois d’août, il m’a dit que ce qui était important c’était de
surveiller que le gouverneur de la Banque de France fait racheter les billets
au cours officiel en Suisse. Il pensait qu’en soutenant le cours du billet en
Suisse, cela allait suffire pour maintenir le cours du franc. Egalement, quand
on voit qu’il a fait son gouvernement en partie sur les conseils de Pompidou.
Moi, lorsqu’il m’a proposé d’être ministre de l’Education nationale, il m’a dit
que c’était Pompidou qui lui avait conseillé mon nom. Cela n’a pas marché,
heureusement pour moi. Il a pris dans son gouvernement deux séïdes de Pompidou,
Ortoli aux Finances et Chirac au Budget. C’était Pompidou qui était ministre.
BFF
: Ortoli se fait gloire d’avoir préparé ce qu’il appelle le succès de la
dévaluation de 1969. Par ailleurs, j’ai découvert aux Finances qu’alors qu’il
est avéré qu’on arrivait pas à faire dire à Ortoli si on allait vers une
dévaluation ou pas, il y a la preuve écrite qu’à partir de juin 1958 jusqu’en
juin 1959, nonobstant le refus de dévaluer du 25 novembre, l’opération Parme
consistait à préparer la
dévaluation. On a fait tout le train de mesure depuis juin 1958 et on les
remettait sans arrêt au goût du jour. Les services n’obéissaient plus au
Cabinet ni au ministre. JMJ : Ils obéissaient à Ortoli. Etant donné qu’au
lendemain de la non dévaluation, réception à la présidence de l’Assemblée
nationale. Les ministres sont réunis dans un salon avant d’entrer. Il y a
Chirac. Pompidou entre et dit ostensiblement à Chaban : “Au moins vous, vous ne
vous êtes pas dégonflé et vous avez soutenu la dévaluation”. C’est clair.
BFF
: Couve m’avait confié ses semainiers pour 1968-1969 et le mardi 28 mai 1968,
Couve reçoit Haeberer pendant plus de deux heures. Haberer en a gardé un
souvenir très précis. Il avait été envoyé par Debré sans doute à la demande de
Couve. Couve à ce moment-là était partisan d’une dévaluation et il a changé
d’avis au bout de quelques semaines lorsqu’il a vu que les prix ne s’envolaient
pas et que nous avions plus de réserves qu’il ne l’avait pensé. Couve est passé
d’une analyse de dévaluation très forte à pas de dévaluation jusqu’en août
1968.
JMJ : Tous ces inspecteurs des Finances
n’avaient aucune culture économique. C’est frappant. Jean-Noël m’a fait donné
les souvenirs de Delattre. J’y ai vu une ou deux erreurs manifestes comme par
exemple de dire que Wormser quand il a été nommé gouverneur de la Banque de
France était le fils de l’ancien chef de cabinet de Clemenceau. Il n’y a aucun
rapport familial entre Georges et Olivier. Par ailleurs, il raconte que le
fameux BDI (Bureau de développement industriel) que j’avais voulu faire lorsque
j’étais à l’Industrie, qui a été torpillé par les Finances, était l’équivalent
de ce qui existait en Italie qui aurait englobé toutes les entreprises
nationales alors que ce n’était pas cela du tout. J’avais expliqué en Conseil
des ministres qu’il s’agissait de faciliter la création de petites entreprises
autour du bassin minier. Couve avait pris position contre en disant que je
voulais aidé des canards boiteux.
Pour
revenir à notre sujet, c’est très intéressant comme document historique car il
a sûrement pris des notes tous les jours et les moindres détails des
négociations financières sont là. Mais il n’y a pas une seule réflexion
économique. Aucune allusion aux conséquences économiques des décisions financières.
Cela rejoint Baumgartner. Lorsque j’ai fait Sciences- po., Baumgartner nous
donne comme premier sujet de devoir la crise économique. Je lis des livres sur
la crise économique de mes maîtres et je fais un devoir à partir de cela. J’ai
une très mauvaise note et il me met un grand trait le long de l’exposé que je
fais des diverses théories des crises : “Laissez ces pauvres gens tranquilles”. Voilà la considération que l’Inspection
des Finances pouvait avoir pour les professeurs d’économie et les théories
économiques.
BFF
: Vous arrivez au gouvernement six mois après Couve et Malraux ?
JMJ : J’arrive en janvier 1959, après
avoir été au Comité des experts avec Rueff.
BFF
: Quelle impression avez-vous en entrant au gouvernement. Comment vous apparaît
Couve ?
JMJ : Il ne m’apparaît pas. Il est
ministre des Affaires étrangères, je suis ministre de l’Industrie je me trouve
avoir dans mon escarcelle, les relations avec la CECA. Naturellement,
j’en parle avec Couve, et nous sommes d’accords sur à peu près tout. Il me
laisse une très grande liberté. Michel Debré qui était tout à fait contre
toutes ces organisations me laisse aussi une très grande liberté, alors qu’il
sait que je suis plutôt proeuropéen. A ce moment-là, j’ai vu Couve de temps en
temps pour nous mettre d’accord sur les
positions à prendre, mais c’est tout.
BFF
: Avez-vous le sentiment qu’il y ait eu à l’époque une réflexion qui était de
dire on met en oeuvre les traités de
Rome parce que c’est l’ouverture des
frontières, on va vers une déréglementation ou en tout cas une baisse des barrières douanières et Couve y est
attaviquement attaché, Debré n’est pas
forcément contre, et en même temps, on se pose la question de savoir sur quelle matrice faire l’Europe, pas la
faire sur une matrice traité de Rome, commissions, etc, mais on a l’idée d’une Europe politique sur laquelle on
réfléchit et on ne tient pas tellement à prolonger le
système en politique qui va prévaloir
pour le traité de Rome.
JMJ : Cela n’apparaissait pas. Le comité des experts
avait pris une position très nette où Rueff avait un rôle considérable.
BFF
: Vous connaissiez Rueff ?
JMJ : Très peu mais c’est lui qui m’a
appelé. Très peu en ce sens qu’avant la guerre lorsque je terminais Sciences
po, Roger Seydoux m’avait proposé d’aller à Londres comme collaborateur de
Rueff, proposition que j’avais refusée. Je ne voulais pas de patron au-dessus
de moi, et dans les facultés il n’y avait de patron. Peut-être aussi, je me
suis dit que peut-être un jour je voudrais faire de la politique et à l’époque
la tradition de l’Inspection était qu’il ne fallait qu’un inspecteur fasse de la politique. On
racontait l’histoire de Caillaux, fils d’un ministre du 16 mai à qui lorsqu’il
s’était présenté on avait fait promettre de ne pas faire de politique.
BFF
: Germain Martin était une autorité au moment de vos études ?
JMJ : Ce n’était pas une grande autorité
intellectuelle mais c’était un bon professeur d’économie politique. Je me
souviens Herriot disant à mon père lorsqu’il l’avait pris comme ministre des Finances
qu’il le prenait parce qu’il l’avait déjà été et qu’il connaissait à peu près
les milieux économiques mondiaux. C’est après la guerre que je l’ai vraiment
vu. Il était membre d’une commission sur l’emploi à l’ONU, il n’a pas pu y
aller et il m’a écrit en me demandant si je pouvais le remplacer là. J’ai
accepté.
BFF
: Comment supposez-vous que de Gaulle et Rueff se sont rencontrés ?
JMJ : A Londres.
BFF
: Non, parce qu’il n’y met pas les pieds. En 1940, il est deuxième
sous-gouverneur de la Banque de France et en janvier 1941, on lui enlève sa
fonction à la Banque de France, il reste inspecteur des Finances et il se
retire en Ardèche.
JMJ : Quand va-t-il s’occuper de
l’organisation...
BFF
: C’est Jean Monnet, lui n’y a jamais été.
JMJ : Vous avez raison, je confonds avec
Monnet.
BFF
: Malgré l’estime réciproque qu’ils se portent Couve et lui, il ne semble pas
qu’il se voient pendant la
période. Je me suis demandé, parce que dès 1958, Rueff a une
très grande autorité intellectuelle auprès du Général, d’où était née cette
autorité. Je me suis demandé si Couve n’avait pas présenté Rueff au
Général. En même temps, je n’ai pas de trace d’une liaison entre Couve et le
Général entre 1946 et 1958.Il distinguait toujours ce qui est conversation et
ce qui est visite. Une conversation c’est du travail, il n’a pas eu de conversation avec lui pendant 12 ans.
Guichard, Beaulaincourt n’ont pas du tout souvenir de visite de Couve.
JMJ : Moi, j’ai vaguement le souvenir que
Couve m’avait mentionné que dans____ des conversations qu’il avait eu avec le
Général avant 1958, il lui avait dit que l’indépendance de l’Algérie était
inévitable. Couve vous a dit qu’il avait vu le Général plusieurs fois ?
BFF
: Oui. A l’entendre, c’est même plusieurs fois par an.
JMJ : Alors si Couve vous l’a dit.
BFF
: De 1959 à 1962, vous vous voyez peu.
JMJ : Peu mais toujours de bonnes
relations.
BFF
: Sentez-vous entre lui et de Gaulle, je ne dis pas des distances, mais par
exemple sur le plan Fouchet, est-ce que le plan Fouchet a été débattu en
conseil des ministres ?
JMJ : Non. Je n’ai guère de souvenirs de
cela.
BFF
: Et vous n’avez pas de souvenirs non plus d’un écart entre de Gaulle et Couve
sur les questions européennes de l’époque ou sur le fonctionnement de l’OTAN ?
JMJ : Non parce que à l’époque j’ai
quelques conversations avec Couve au sujet de ma mission à la CECA. A chaque
conseil des ministres, Couve faisait un exposé de la situation internationale,
c’était très formel, il n’évoquait pas les problèmes qui pouvaient prêter à
débat entre de Gaulle et lui.
BFF
: Et on sentait déjà qu’il y avait une relation forte de travail entre les deux
hommes ?
JMJ : Evidemment.
BFF
: Et entre lui et Debré ?
JMJ : Apparemment bien. Quand nous
n’étions plus au gouvernement, un jour Couve m’a invité à dîner avec ma femme
chez lui avec Michel Debré.Couve en apparence était volontiers bien un peu avec
tout le monde : avec Pompidou, avec Michel Debré...Autrement dit, il ne
transposait pas sur le plan des relations humaines, courtoises, les conflits
qu’il pouvait y avoir sur ce qu’il convenait de faire pour la France ou même
les conflits d’ambition personnelle.
BFF:
De vous et de Debré, il dit de bons amis et de date antérieure à 1958.
JMJ : Non, je ne l’avais jamais vu. Je
l’ai découvert au gouvernement.
BFF:
Il y a des papiers croisés qui montrent un agacement profond et réciproque
entre Debré et Couve même si ils s’aiment bien.
JMJ : Cela ne m’étonne pas. Avec Debré,
il y avait forcément des conflits de compétence étant donné qu’il voulait
toujours acquérir des compétences qu’il n’avait pas.
BFF:
Il y a beaucoup de lettres à ce sujet. On sent également une crainte chez Debré
de ne pas être pris au sérieux par Couve.
JMJ : Cela devait bien être un peu le cas
avec beaucoup de politesse de la part de Couve. Je me souviens que la dernière
année, lorsque Michel Debré était aux Affaires étrangères, Couve me dit
“Vous savez, il n’y a plus de politique étrangère”.
BFF
: Oui, cela il le dit mais pour des raisons économiques pas à cause de celui
qui tient le portefeuille. En tous cas, ce qui
est certain, c’est qu’il ne
tenait à lire aucune des notes qui lui arrivaient du Quai d’Orsay à Matignon. Il
estimait qu’il connaissait mieux la question.
JMJ : Autre trait de Couve, c’est que
lorsqu’il est arrivé à Matignon,
il a amené son cabinet des Affaires
étrangères.
BFF:
Comment expliquez-vous cela? C’est une
erreur.
JMJ : C’est sa naïveté. Couve avait ce
grand mérite de voir les choses simplement, mais il pensait qu’avec son grand
bon sens et son intuition, il voyait les choses comme elles étaient. Ce n’était
pas vrai. Par conséquent, il pensait que comme Premier ministre, il n’avait pas
besoin de collaborateurs qui connaissent la préfectorale, la cuisine
électorale, les services de police.Il
prend comme directeur de cabinet un diplomate.
BFF:
Comment voyez-vous de Leusse, son directeur de cabinet ?
JMJ : Je me rappelle un mot de De Leusse
comme directeur de cabinet me disant que
Couve était vraiment heureux d’être ici.
BFF
: C’est un peu idiot. Les affaires
algériennes entre 1959 et 1962,y a-t-il des prises de position des
ministres les uns par rapport aux autres.
JMJ: Oui, le 16 août 1959 au moment du
tour de table. De Gaulle nous avait prévenu qu’il nous demanderait à tous notre
avis sur l’Algérie. Dans ce conseil, je suis le seul à avoir dit que je pensais que l’indépendance de
l’Algérie était inéluctable. Michel Debré Premier ministre n’a pas dit
grand-chose, Couve a été très prudent,
Soustelle et Cornu-Gentille ont pris des positions très dures pour le maintien.
Les autres ministres sont restés vagues. Quelques jours après, j’ai demandé un
rendez-vous à Michel Debré.Il m’a reçu dans le jardin de Matignon et je lui ai
demandé si je n’avais pas trop choqué le Général par ce que j’avais dit sur
l’Algérie. Il m’a regardé d’un air
triste et m’a dit que de tous les
ministres, j’étais le plus proche de sa pensée.
BFF
: Couve ne s’est pas dévoilé à ce moment-là.
JMJ : Non; il ne se dévoilait presque
jamais.
BFF:
Et Joxe?
JMJ: C’était un homme avec lequel j’ai
toujours eu des relations faciles voire amicales. Mais il ne se confiait pas volontiers. Il avait une
formation de diplomate.Il était un peu secret. Je me souviens qu’au moment où
je faisais mon rapport sur la coopération en 1963, il m’a fait part de son
inquiétude par rapport à l’attitude de Pompidou vis-à-vis de De Gaulle.
BFF
: Jean Mauriac m’a rapporté une conversation qu’il avait eu avec Joxe au début
des années 80 relatant l’entretien entre Joxe et Pompidou, rentrant d’Iran en mai 1968 ; Joxe ayant fait
l’intérim du Premier ministre l’accueille et pendant le trajet de retour,
Pompidou tient des propos effrayants sur la conduite de la crise et surtout dit
que de Gaulle a fait son temps.
JMJ :
Fin 1962, Joxe est déjà méfiant vis-à-vis de Pompidou
BFF:
Rétrospectivement, de Gaulle aurait-il pu nommer un autre ministre des Affaires
étrangères en 1958. Parodi était ambassadeur au Maroc et avait été Secrétaire
général. Joxe était Secrétaire Général. Il
a assuré tellement de fois l’intérim du Premier ministre que l’on
pouvait penser pendant très longtemps que c’était un Premier ministre de
remplacement.
JMJ : Oui mais enfin, sauf cas de crise, le Premier ministre par intérim
n’avait aucun rôle.
BFF
: Donc, à votre avis, il n’a jamais été question qu’il soit Premier ministre ?
JMJ : Je n’enai pas l’impression.
BFF
: Y avait-il un autre ministre des Affaires étrangères possible en 1958 ou
ensuite ?
JMJ : En 1958, ce qui a étonné un peu
c’est que ce ne soit pas Joxe étant donné qu’il avait été secrétaire général du
gouvernement et qu’il était aux Affaires étrangères. D’autant plus, que dans ce
gouvernement de 1958, le Général a nommé des hauts fonctionnaires (le préfet de
Paris ministre de l’Intérieur, etc.). C’était normal qu’il nomme Joxe.
BFF
: J’ai rencontré Guichard que je prenais depuis 1970 à la fois pour Ballot et
pompidolien à tout crin. Il ne voit pas qu’il y ait conflit entre Pompidou et
de Gaulle. Mais j’ai trouvé cet homme malgré son physique et malgré le peu
d’éclat qu’il a eu en étant ministre, fin d’analyse politique constitutionnelle
et sur les gens.
JMJ : Sûrement. C’est à ce titre là que
de Gaulle l’a toujours utilisé. Mais il ne lui faisait pas tellement confiance,
il ne voulait pas l’avoir comme ministre. Il a fallu que Pompidou, qui était
bien avec lui, insiste pour que Guichard devienne ministre.
BFF
: En revanche, Guichard est formel . Il dit qu’il y a eu, fin mai-début juin
1958, beaucoup de conciliabules à trois (de Gaulle-Pompidou-Guichard) pour le
gouvernement, mais que si on a trouvé une solution Pelletier pour l’Intérieur,
le cas Couve et les Affaires étrangères n’ont pas été débattues une seule
seconde entre de Gaulle et qui que ce soit d’autre. Selon Guichard, il était
clair dans l’esprit de De Gaulle que ce serait Couve et personne d’autre et il
prétend que Joxe avait demandé à de Gaulle de le prendre lui comme ministre des
Affaires étrangères.
JMJ : Cela ne m’étonne pas, c’était normal.
Couve m’a dit que lorsque de Gaulle l’a appelé, il pensait que c’était pour
être ministre de l’Economie.
BFF
: Est-ce qu’ensuite, il se dessinait un autre ministre des Affaires étrangères
jusqu’en 1968 ? Si de Galle avait voulu
nommer Couve ministre des Finances par exemple ?
JMJ : Je ne pense pas qu’il l’aurait
nommé plus tôt comme ministre des Finances, il l’aurait nommé Premier ministre
si en 1967 si Couve ne s’était pas fait battre aux élections. Plus exactement,
si Pompidou ne l’avait pas poussé à se présenter dans le VIIIe où il avait de
fortes chances de se faire battre. C’est là encore la naïveté de Couve.
BFF
: De façon étrange, Couve avait la conviction que c’était proprio motus qu’il
s’était dit je ne vais pas rester toute ma vie
sans entrer en politique.
JMJ : En réalité il n’était pas fait pour
cela.
BFF
: Oui, mais il voulait durer et il pensait que pour durer en politique il
fallait être élu.
JMJ : Oui, mais alors il fallait choisir
une circonscription sûre. Cela lui était possible. En 1967, Pompidou s’est
présenté dans le Cantal. Je me souviens de Debré disant à l’époque que Pompidou
avait appliqué la méthode des bons radicaux d’autrefois, c’est-à-dire qu’il
avait examiné, constaté que son adversaire serait nul et donc il s’est
présenté. Couve n’a pas demandé une bonne circonscription.
BFF
: Il paraît qu’il existe une note d’Olivier Philip sur la circonscription de
Couve disant qu’elle était presque imprenable.
JMJ : Pompidou a lancé Couve sur cette
circonscription en se disant que la naïveté de Couve ferait qu’il accepterait
d’y aller sous prétexte que c’était là qu’il résidait. De même que Couve s’est
laissé coller Ortoli au ministère des Finances et Chirac comme secrétaire
d’Etat.
BFF
: Qui fallait-il aux Finances ?
JMJ : Moi.
BFF
: Il ne semble pas qu’on y ait pensé ?
JMJ : De Gaulle a pu y penser mais je
crois qu’il n’a pas eu un très grand rôle dans la formation de ce gouvernement.
Il en a eu un mais moindre peut-être qu’on ne le croit. En 1962, j’étais ambassadeur
en Algérie, lorsque je suis venu dire à
de Gaulle que je pouvais me présenter en
Haute-Saône, que j’étais sûr d’être élu puisque le député Indépendant et Paysan
avait voté la censure et que de plus j’avais reçu à Alger un coup de téléphone
inattendu de Maroselli me disant que si je me présentais en Haute-Saône, je
n’aurais pas de radical contre moi. J’ai raconté cela à de Gaulle et je lui ai
demandé si je devais y aller. Il m’a dit qu’étant ambassadeur en Algérie, je ne
pouvais pas m’absenter durant la campagne.Ce n’était pas une bonne raison,
puisqu’il fallait quinze jours.Il a
ajouté qu’ à l’avenir, il faudrait de plus en plus que les ministres soient pris hors
du Parlement, et que le jour où on ne serait plus obligé de prendre, comme il
l’avait fait, des inspecteurs des Finances à l’Economie, il faudrait que ce
soit moi. Il y avait pensé.
BFF
: Couve a pensé très nettement à Olivier Wormser.
JMJ : Il lui ressemblait comme caractère
: un détachement, des sous-entendus,
des litotes. C’est possible qu’il y ait
pensé. Mais au moment de la non-dévaluation, j’ai été trouvé le Général, après
la décision, et je lui ai dit qu’il fallait changer Ortoli, nommer Barre
ministre de l’Economie et que j’étais disposé à faire le sale boulot comme
ministre du Budget. Il m’a répondu que oui, peut-être et il ne l’a pas fait.
BFF
: Ortoli dit qu’il a présenté sa démission à Couve le dimanche, lundi ; Tricot
prétend que Ortoli était malade comme un chien depuis une dizaine de jours ;
Barre prétend qu’il était beaucoup trop jeune aussi bien en juillet qu’en
novembre 1968 pour qu’on pense à lui comme ministre mais c’est un homme qui
voyait Couve depuis qu’il était à la Commission du Marché commun un samedi sur
deux.
JMJ : Couve avait sûrement une grande
confiance et admiration pour lui. Je ne comprends pas pourquoi il ne l’a pas
fait. Mais lorsque je vous dis moi, ce n’était pas moi pour l’ensemble, mais
moi en tandem avec Barre.
BFF
: Mais avec l’intérêt que l’un coupait les crédits et refaisait passer tous les
ministres à l’examen des dépenses et que l’autre s’arrangeait pour que la
réunion des gouverneurs de banques soutiennent.
Dans ce livre sur Couve, j’ai trois
procès à soutenir. Un qui est de collaboration avec Vichy, un tendant à dire
qu’il n’était pas vraiment ministre des Affaires étrangères, mais simple
exécutant, c’est certainement la chose la plus facile à réfuter mais c’est
aussi le point sur lequel il y a le moins de documents et enfin, de Gaulle le
voulait comme Premier ministre mais il a été un mauvais Premier ministre. Je me
suis demandé si après Mai 68, de Gaulle
a deux envies: la première : il veut à nouveau un Premier ministre qui
fasse de la politique comme lui de Gaulle voudrait que le Premier
ministre la fasse, c’est-à-dire à la
fois un contenu mais également sans faire écran
entre de Gaulle, les
gouvernants...
JMJ :En réalité, après 1968, et cela
Michel Debré me l’a dit à l’époque,
de Gaulle veut regouverner
lui-même comme il l’a fait en 1958.
BFF
: En tous cas, certainement un Premier ministre beaucoup plus transparent et
beaucoup moins arrangeant avec tout le monde.
JMJ : Et qu’il fasse ce que de Gaulle voulait qu’il fasse.
BFF
: De Gaulle répartit les rôles de la manière suivantes : un Premier ministre qui tienne le coup en Economie et
Finances, qui fasse une politique qui soit perçue comme celle du général de
Gaulle mais exécutée par le Premier ministre et la grande politique et le
mouvement et la dialectique politique qui reprennent c’est de Gaulle qui s’en
charge et c’est le régime du référendum. D’une certaine manière, Couve
correspond tout à fait à ce que de Gaulle souhaite, y compris dans ce qu’il a
été jusqu’en avril 1969.Couve, malgré qu’il ne soit pas pour le référendum,
laisse de Gaulle le faire, alors que Pompidou aurait mis sa démission dans la
balance.D’autre part, sur une décision aussi importante que le franc, Couve
veut que ce soit la décision de De Gaulle et en même temps, de Gaulle,
peut-être, s’est sur-estimé car il n’a pas non plus mener la campagne politique
d’après Mai 68 jusqu’en avril 1969 tambour battant. Le référendum a été long à se mettre en branle et la
campagne a été menée en dépit du bon sens.
JMJ : Ce n’est pas tellement la campagne,
c’est la chronologie. De Gaulle avait prévu que le référendum devait avoir lieu
fin décembre 1968, il avait raison. J’en ai été chargé au mois de juillet, je
pouvais être prêt.
BFF:
De Gaulle voulait qu’il soit très détaillé.
JMJ: Il a été d’autant plus détaillé que
nous avons eu trop de temps pour le faire. On aurait pu le faire plus
simple.Guichard avait raison là-dessus. De Gaulle voulait que cela soit
applicable sans nouvelle loi. On aurait pu persuader le Général que ce n’était
pas possible.Il voulait que je mette dans le référendum le type d’impôts que les
régions pourraient prélever.Je lui ai dit non. Si Couve avait voulu que le
référendum ait lieu en décembre, si lorsque je lui ai demandé de définir
rapidement mon rôle et celui de Guichard (avec lequel je n’étais pas en conflit
d’ailleurs)...
BFF:
Il y avait une hésitation...
JMJ :Bien sûr. Couve m’ a dit que le temps
était galant homme !
BFF
: Vous pensez que le calendrier a été de
sa responsabilité.
JMJ : Tout à fait. D’ailleurs l’idée de Couve c’était
qu’il ne fallait pas faire les réformes
ni quoi que ce soit avant qu’il ait remis sur pied l’économie française. Je crois
qu’il n’aurais pas sur pied car il n’avait pas d’idées économiques modernes. Il
a fait traîner, il était content que ça traîne jusqu’à ce que le Général se
fâche. Et on a fait le référendum au plus mauvais moment. Il
était délicieux comme Premier ministre ; il vous recevait quand on voulait, il
était gentil, il vous écoutait, il ne vous contredisait pas. Mais cela a été un mauvais Premier ministre.
BFF
: Vous diriez qu’il datait au point de vue techniques financières,
budgétaires ?
JMJ: Pas au niveau budgétaire, mais macroéconomique comme on
dirait aujourd’hui. Je me rappelle
toujours à deux heures du matin, revenant de
la Mutualité où j’avais fait un
grand discours sur le référendum devant les jeunes gaullistes,
j’étais passé à la Chambre des
députés. J’ai trouvé Couve tout
seul dans la salle des Quatre
Colonnes. Je lui ai dit qu’il fallait
faire quelque chose pour empêcher
cette dévaluation. Il me répond : “Oui
bien sûr, mais les capitaux se sauvent”. Je lui ai dit que lorsqu’ils auraient
fini de se sauver pourvu qu’on serre un peu il
n’y en aurait plus.
BFF:
Il y a eu une délibération sur la levée du contrôle des changes en septembre
1968, après votre intérim.
JMJ: Oui, mais cela il voulait déjà. C’était
une erreur formidable, compte tenu de ce
qu’il avait trouvé en arrivant. Il faut bien comprendre que si le
président du CNPF que j’avais reçu la veille pour lui demander de ne pas trop
lâcher sur le SMIC, sur ce il lâche 30 sur le SMIC ordinaire, à Grenelle. Pompidou n’était pas du tout de cet avis. Il
disait qu’il était fou. J’ai eu l’explication beaucoup plus tard. Il y avait eu
une réunion des gens du CNPF qui avait
conclu que ce qu’il fallait éviter à
tout prix c’était la section syndicale entreprise. Quant à l’évaluation du SMIC ce n’était pas très grave, on dévaluerait.
BFF
: C’était l’idée Pompidou.
JMJ :C’était le patronat. C’est difficile
de faire la distinction entre le patronat et Pompidou.
BFF
: Qui a rédigé le projet de référendum
proposé le 24 mai pour avoir lieu le 16
juin 1968. Ducamin n’en sait rien.
JMJ
: Il était très mal foutu. Je me souviens très bien que nous
l’avons trouvé sur la table. Je l’ai
lu et j’ai dit que ce n’était pas
un projet de référendum. La
séance a été levé. J’ai été trouvé Pompidou
pour lui faire
part de mon étonnement. Il m’a répondu : “Oh, je sais
bien,on n’y peut rien”.
BFF
: Tricot ne sait pas non plus.
JMJ : C’est peut-être le Général
lui-même, c’est possible.
BFF:
Ducamin l’a trouvé un jeudi soir ou vendredi matin.C’était quelque chose dont
on n’avait pas entendu parler la veille et qui était tout fait le lendemain.
JMJ : C’est le Général, sûrement. Il
n’était pas très juriste.
BFF:
Couve était juriste ?
JMJ :Je ne sais pas. Probablement un peu.
Il avait fait Sciences po, il avait sa licence en droit.
J’ai retrouvé l’article que j’avais écrit dans la nuit le soir où a été décidée la
dévaluation du mois d’août 1969. J’étais
à Rio et un journaliste du Figaro
m’a téléphoné en me demandant ce que j’en pensais. Je lui ai répondu que j’en
pensais du mal. L’article montre avec une argumentation très solide que c’était
une erreur fondamentale. Ils n’ont pas compris qu’à l’époque, notre commerce
extérieur était florissant, l’inflation était due essentiellement au fait que
toutes les capacités de production étaient épuisées (après 68, on avait
tellement peur que cela provoque une crise, qu’on avait donné l’ordre à tous les
trésoriers payeurs généraux de faire obtenir des crédits tant qu’on voulait à
toutes les entreprises ; il y a eu une augmentation de liquidité formidable et
qui facilitait naturellement ensuite la spéculation). On était en surcapacité
de production. On ne dévalue pas quand on est en surcapacité de production.
BFF
: Barre y voit l’origine de l’inflation dans laquelle on est tombé pendant une
dizaine d’années.
JMJ : Il était tout à fait contre.
BFF:
Il semble qu’en dehors de vous et de Barre il y ait eu deux personnes qui ont
pesé : Goetze et Jean Guyot (il a quitté un poste important au ministère des
Finances, et un peu dégoûté, il a quitté pour entrer à la banque Lazard).
JMJ : Goetze n’était pas contre. Le
Général le convoque et lui demande ce qu’il en pensait. Il lui a dit que dans
les conditions où elle allait se faire,
elle allait échouer. Il ne lui a pas dit qu’il ne fallait pas la faire.
J’ai été reçu immédiatement après lui.
Comme il avait dit au Général qu’elle échouerait ça m’était plus facile.
BFF
: Comment voyez-vous Jacques Brunet à l’époque ?
JMJ : Je ne le vois pas.
BFF
: Couve cherche à le vider dès qu’il arrive aux Finances.
JMJ : Je crois que c’est l’incarnation
des inspecteurs des Finances, ignorant tout de l’économie. Mais le Trichet
actuel, c’est pareil.
BFF
: Y a-t-il eu en conseil des ministres des débats sur la prévision économique
en 1967-1968, parce qu’on sent qu’il y a une inquiétude, que l’on va vers une
certaine dépression, il y a des poussées vers le chômage, il y a une certaine
tension ?
JMJ : Oui, on se rend compte qu’il y a un
petit ralentissement, au point que Michel Debré lui-même en janvier 1968, lance
un programme de relance aux Finances que j’ai approuvé tout à fait. C’était un
peu timide mais c’était déjà ça. Mais c’était trop tard. Un programme de relance
n’a d’effet que six mois après. On avait le sentiment plutôt d’un
ralentissement que d’un sentiment d’opinion publique. Il y avait à l’époque une
petite publication de l’INSEE qui donnait
les prévisions tous les deux ou trois mois. Il faut voir ce qu’ils
disaient.
BFF:
Jugez-vous vraisemblable que Couve et de Gaulle aient eu des conversations
d’économie et de Finances, en dehors des conversations sur la politique
extérieures?
JMJ: Je pense que oui parce que Couve
aimait beaucoup les problèmes économiques ; il se croyait tellement compétent
en matière économique, il regrettait tellement de ne pas avoir été ministre de
l’Economie et des Finances, que certainement
il en entretenait le Général.
BFF
: Vous-même avez l’expérience dans des entretiens théoriquement sur les
Affaires sociales avec de Gaulle, que
de Gaulle bifurque et vous demande votre
opinion sur l’économie et les finances ?
JMJ : Non, il me demande si je vais me décider à faire la participation. Je
lui répond que je voudrais bien mais que je ne peux pas, son Premier ministre
est contre, que les entreprises sont contre et que les syndicats ouvriers sont
contre. Il m’a répondu que j’étais comme tout le monde, que je ne voulais rien
faire. Couve était contre aussi la participation.
BFF:
Oui, mais il ne se serait pas opposé.
JMJ: Non. Couve ne s’opposait pas.
BFF:
Vous le diriez sans caractère ?
JMJ: Non. Il avait du caractère. Lorsque
j’ai été reçu par le Général à Colombey, je venais d’écrire mon article contre la dévaluation. C’était
à Noël. Je lui ai demandé si j’avais eu raison d’intervenir par cet article. Il
m’a répondu que j’avais eu raison, que c’était à Couve d’écrire cela mais
que Couve c’était Couve.
BFF
: Dans ses déclarations de campagne dans
les Yvelines ou ensuite, étonnamment, il prend position
rétrospectivement contre la dévaluation
et même pendant un an ou deux il a un discours sur la participation alors qu’il
n’est plus au pouvoir. C’est étonnant.
JMJ : Oui, parce que c’était en cela
qu’on se marquait gaulliste.
BFF
: Lui avez-vous prêté des capacités d’analyses, de synthèses, d’exposés de
situation qui vous paraissaient hors de pair ?
JMJ : Dans ses exposés
du Conseil des ministres sur les Affaires étrangères, c’était très
clair, très intéressant. Il avait sûrement une très grande capacité d’analyse,
d’expression simple d’ailleurs, mais de choses compliquées qu’il exprimait
clairement. C’est un très grand esprit. C’était un homme de caractère.Il était
assez désintéressé. Il aurait bien aimé être président de la République ou
Premier ministre, mais ce n’était pas un forcené. Il s’exprimait bien, il avait
une vision des choses mais c’était
bilatéral. Il exprimait le déroulement de la politique tel que le Général
l’avait voulu.
BFF:
On le présente comme un homme intéressé aux affaires de sa belle-famille. Or
jusqu’à présent, je n’arrive pas à définir ce qu’était la banque Mirabeau, à
bien situer cette HSP en banque et je ne le sens pas tellement intégré dans sa
propre belle-famille ; il est presque pour ainsi dire sans famille.
JMJ : Je crois qu’il était très
indépendant de tout cela.
BFF
:C’est quelque chose que l’on met en avant.
JMJ
: On a tort parce que c’est un
homme en un sens très désintéressé.J’ai un peu regretté qu’il accepte d’être
sénateur (j’ai refusé de le faire).
BFF
: C’est un peu paradoxal.
JMJ : J’aurais pu me faire élire
très facilement en Haute-Saône parce que
j’aurais eu une majorité de maires pour moi. A Paris, il n’y a aucun mérite. Je ne voulais pas rentrer au Sénat
alors que j’avais soi-disant été le
sénaticide. En plus, cela m’aurait obligé à rester fidèle au RPR.
BFF
: Est-ce qu’en 1968, il aurait été
inconcevable soit que Giscard revienne au gouvernement soit que Duhamel et
Fontanet y entrent déjà ?
JMJ : Vous voulez dire en 1967 ?
BFF
: Soit en mars 1967, soit, à plus forte raison, en juillet 1968. Vous, vous
poseriez la question dès mars 1967?
JMJ : Elle a été posée. Michel Debré me
l’a dit, au moment où il a préconisé à Pompidou et à de Gaulle de faire recours
à des ordonnances. Il leur a dit qu’il y avait deux solutions étant donné que nous avions trois voix de majorité à l’Assemblée : ou
bien on fait entrer Duhamel et Fontanet
au gouvernement et on a une vingtaine de lois de plus ou bien on avait
recours aux ordonnances. Le Général ne voulait à aucun prix faire rentrer
Duhamel et Fontanet, parce que Fontanet avait démissionné. Remarquez qu’il a
repris Maurice Schumann. Le Général avait comme cela ses bêtes noires, ces
têtes. Donc ça a été envisagé. Je ne sais pas ce que Pompidou en pensait.
BFF:
Et Giscard, le reprendre en 1968 ? Parce
que c’est Pompidou qui n’a pas repris Giscard en 1966, ce n’est pas de Gaulle ?
JMJ : Ce
n’est pas de Gaulle et ce
n’est pas Debré. C’est
Pompidou qui avait été exaspéré par
Giscard, car il se comportait en futur chef du gouvernement.
BFF
: Couve ne l’aimait pas non plus.
JMJ: C’est Pompidou qui n’en a pas voulu,
alors que cela ennuyait le Général,
parce que ce grand jeune homme intelligent l’avait un peu séduit. Il avait
proposé à Giscard d’être ministre de l’Equipement, des Transports.
BFF: Pisani vous paraît un peu un fou à ce
moment-là ?
JMJ : Non. Il fait un très grand discours
à l’Assemblée nationale en 1968. Je me rappelle l’avoir écouté et avoir pensé
que c’était un Premier ministre possible. Je l’ai interrogé un jour là-dessus
et il m’a dit que l’Elysée avait posé des conditions. Je ne me souviens pas des
conditions. C’était un orateur formidable.
BFF
: Comment situez-vous Albin Chalandon ?
JMJ : Un affairiste. Chalandon et Giscard
sont les deux seuls qui au cours du tour de table, ont pris ouvertement pris
position pour la dévaluation.
BFF
: Vous n’étiez pas au tour de table au moment du référendum pour l’élection du président de la République au
suffrage universel, mais finalement les
ministres ont été aussi mous dans les deux circonstances ?
JMJ : Oui. Si il y Sudreau. Mais c’est
Giscard qui est responsable. Giscard était contre, Sudreau aussi parce qu’il
était très IIIe République. Giscard a excité Sudreau. Il lui a dit de le dire.
Sudreau l’a dit aux journalistes. Giscard s’est bien gardé de le dire. Il en
était désolé par la suite ; j’ai parlé avec lui et il ne s’en consolait pas.
BBF
: Pendant cette dernière année, vous avez été élu à Grenoble, vous êtes donc
UDR ?
JMJ : Je ne l’étais pas lorsque j’ai été
élu à Grenoble. Je l’étais comme gaulliste. A l’Assemblée nationale, je me suis
inscrit au groupe UDR.
BFF
: A la fin des événements de mai, vous êtes ministres des Affaires sociales, il
y le défilé à l’Arc de Triomphe, le 30 mai.
JMJ : Pompidou nous demande de ne pas
aller au défilé, il faut que vous soyez dans vos bureaux. Sur ce un certains
nombre dont Malraux, Michel Debré et d’autres ont paradé.
BFF
: Le lendemain, il y a un remaniement ministériel. Pompidou n’est pas renommé
Premier ministre mais tous les ministres démissionnent et on forme un nouveau
gouvernement.Vous n’y êtes pas.
JMJ : Pompidou m’écrit un petit mot très
gentil me disant qu’il était désolé, que la politique était injuste mais qu’il
ne pouvait pas faire autrement.
BFF
: Le fait de ne pas vous reprendre est une initiative de Pompidou. Alors qu’il
vous avez pourtant supporté pendant les accords de Grenelle.
JMJ: Oui, nous nous étions très bien
entendu en ce sens que je n’avais pas ouvert la bouche exprès. Mais nous étions tout à fait d’accord.
BFF:
Et Debré est démissionnaire parce Pompidou ne le prend pas pendant les accords
de Grenelle et donc Debré démissionne sans que ce soit public ?
JMJ : Il ne veut pas qu’il soit là.
BFF
: L’idée de mettre Debré aux Affaires étrangères ne vous a pas étonné.
JMJ : Non. Concernant Couve, lorsque en
janvier 1967, je suis allé faire une grande tournée en Afrique à l’occasion
d’un congrès médical qui avait lieu à Dakar et je ne sais plus qui
m’a suggéré de demander que le décret nomme comme intérimaire Couve. C’était
bizarre.
BFF
: C’est le seul moment où le Monde pressent un avenir politique en dehors du quai
d’Orsay à Couve.
JMJ : C’est pour cela que je l’avais
proposé. C’est moi qui lui avais proposé. Il avait accepté avec empressement.
BFF:
Qu’est-ce qui vous faisait avoir cette vue ?
JMJ : Je le savais bien. Pompidou ne
le savait que trop.
BFF
: Qu’est-ce qui a empêché de Gaulle de nommer un nouveau Premier ministre au
début du second septennat ?
JMJ : Il a beaucoup hésité. Il ne semble
pas qu’à l’époque il ait pensé à Couve. Dans les Mémoires de Flohic, il est
indiqué qu’à l’époque, que de Gaulle hésite entre moi, Edgar Faure et un
troisième dont je ne me souviens plus. Finalement, il garde Pompidou. Mais à
l’époque, je ne l’ai pas su.
BFF
: Edgar Faure avait également tapé dans l’oeil de Couve car l’idée de le
prendre comme ministre de l’Education semble avoir été de Couve et pas du
Général.
JMJ : Après me l’avoir proposé en me
disant que c’était Pompidou qui lui avait recommandé de me proposer.J’avais
accepté mais je l’ai effrayé. Quand il m’a demandé ce qu’il fallait faire, je
lui ai répondu qu’il fallait faire voter tout de suite avant les vacances une
loi sur l’université et marquer une très forte indépendance des facultés et
d’autre part il faut dans la loi poser le principe de la laïcité de
l’enseignement supérieur. Cela l’a un peu effrayé. Il m’a convoqué pour me dire
que finalement je ne serai pas ministre de l’Education
nationale, j’avais accepté 24 heures avant, il m’a dit que finalement le
Général avait préféré que cela soit Edgar Faure. Je pense
rétrospectivement que cela a été une très bonne chose pour moi. Il fallait
toute l’astuce d’Edgar Faure pour s’en tirer.
BFF
: Cela a été un numéro de virtuose.
JMJ : C’était un bien meilleur choix à
mon avis, non pas pour les structures qu’il a créé, encore que cela n’était pas mal du tout, compte
tenu des circonstances. A l’époque, j’étais déçu. J’ai demandé s’il y avait un
autre ministère disponible. Il m’a
répondu que non. J’ai proposé le plan,
il m’a dit qu’il était affecté et a ajouté : “Vous y croyez vous au
Plan”.
BFF
: De Gaulle y croyait.
JMJ : Oui. Ce qui est intéressant c’est
que sur beaucoup de points les conceptions de Couve et de Gaulle étaient
fondamentalement différentes. Par la suite, j’ai eu un coup de téléphone de
Chirac, qui lui était dans le gouvernement, propulsé par Pompidou, me demandant
un entretien. Il est venu me voir de la part de Couve pour me proposer d’être
ministre d’Etat et chargé de la réforme constitutionnelle. J’ai accepté. Je
savais qu’on voulait faire la décentralisation. Cela me plaisait beaucoup. En
1963, de Gaulle m’avait demandé une note
sur trois sujets étant susceptibles de donner lieu à une commission :
l’éducation, la décentralisation et la coopération. D’emblée, je lui ai dit que
je ne voulais pas de l’Education (j’étais universitaire). Je lui ai donc remis
deux notes une sur la décentralisation et une sur la coopération. Il m’a mis en
marge : “Intéressant mais prématuré”. Je me
suis donc réfugié sur la coopération.
BFF
: Comment
expliquez-vous le fait que Couve fasse son gouvernement sur la
suggestion de Pompidou ?
JMJ : Je n’en sais rien. C’est la
psychanalyse de Couve. Cela m’a un peu étonné.
BFF
: En même temps, Pompidou semble avoir déconseillé à certains d’entrer
dans la combinaison.
JMJ : Je me suis demandé aussi. Je ne peux
pas dire qu’il ne m’appréciait pas, mais il n’appréciait pas mon indépendance
d’esprit. Il a du se dire que si je me cassais la figure tant pis.
BFF
: Par exemple, on aurait pensé à Parodi pour les Affaires sociales ou le
Travail. Parodi a eu, semble-t-il, la recommandation de dire qu’il était très
bien au Conseil d’Etat et qu’il ne fallait pas qu’il entre dans cette galère.
Cela serait venu de Pompidou. C’est paradoxal.
JMJ : Oui mais d’après ce que
m’avait dit à l’époque Michel Debré, à la fin du gouvernement Couve, il y
a eu une espèce de coalition ou
intrigue pour pousser le Général dehors et que Parodi était dans le coup avec
Chaban.
BFF
: Et l’affaire Marcovic vous a-t-elle frappée ? On en a fait avec le recul le
détonateur de beaucoup de choses. Mais à l’époque, c’est probablement une
rumeur qui agite le tout-Paris politique mais cela n’envahit pas les colonnes
d’une manière énorme ?
JMJ : Si, par la faute de De Gaulle et
par celle de Couve. Il s’est trouvé que au lendemain du jour où Capitant comme
garde des Sceaux, imposé à Pompidou par de Gaulle, avait eu un infarctus. De
Gaulle me convoque et me dit qu’il a reçu une lettre de démission de Capitant
et il me propose d’être garde des Sceaux. Je n’ai pas accepté, Capitant étant
un ami, je refusais de prendre sa place. J’ai été nommé intérimaire. Aussitôt
nommé, Tricot m’a téléphoné pour me demander devenir le voir. Il m’a mis au
courant de l’affaire Marcovic. Juste avant que Capitant ne soit malade, il a
reçu une note d’un magistrat instructeur indiquant les liens de Madame Pompidou avec cette affaire. Le
Général était au courant par Tricot. Le Général est rentré à Paris le lundi, a
convoqué Couve et l’a mis au courant. Il lui a demandé de prévenir Pompidou et
Couve ne l’a pas fait. Naturellement, Pompidou l’a appris par des bruits du
Palais. Il en a été ulcéré.
BFF
: Capitant n’est plus à l’Intérieur ?
JMJ : Il n’y est plus mais il y était au
moment même. Pompidou l’a soupçonné d’avoir commencé à exploiter cette affaire
contre lui.
Deux
ou trois jours après, je reçois un coup de téléphone de Pompidou qui me demande
une entrevue mais pas à mon ministère. Je suis allé le voir le lendemain à son
bureau. Il me précise que j’étais le premier des ministres à se donner la peine
de s’occuper de lui. Il m’a vidé son coeur. Selon lui, aucun ministre n’avait
eu le courage de lui parler. je l’ai mis au courant de ce que je savais,
c’est-à-dire une dénonciation d’un prévenu dans une prison. Mais aussi bien de
Gaulle que Couve, à mon avis, se sont très mal conduits vis-à-vis de Pompidou.
BFF
: Couve n’a pas voulu parce qu’il a pensé qu’il ne pouvait pas faire état des
turpitudes de la femme de Pompidou.
JMJ : Il valait mieux que ce soit lui qui
le dise que des bruits de palais.
Changement de cassette
BFF
: C’est toute la distance entre le journal intime et la notation biographique.
JMJ : Mon père avait pris des notes
pendant la guerre, parce qu’il n’avait rien de mieux à faire et puis il pensait
que s’il était traduit en haute cour, il pourrait se défendre. Pendant toute sa
vie politique, il n’a jamais pris de notes. Il pensait que cela prenait du
temps sur l’action et par ailleurs qu’on agissait en se demandant ce que
l’Histoire allait en penser, donc que cela faussait l’action.
BFF
: Vous avez une bonne mémoire.
JMJ : Mais vous savez la mémoire se
transforme.
BFF
: On a un peu la vie du conseil des ministres jusqu’en 1962 grâce aux notes
prises par Roger Belin. Il a été le premier à me dire que de Gaulle avait une
intelligence hors de pair. Personne ne le dit.
JMJ : C’est vrai. Une culture générale,
une culture philosophique sur les événements et une intelligence
extraordinaire, mais des lacunes qui tenaient à sa formation. Il était
parfaitement capable d’apprendre quand Rueff lui expliquait les mécanismes
économiques. Sa conférence de presse sur l’étalon-or est un peu utopique mais
il n’y a pas de fautes économiques de raisonnement. Il avait parfaitement
assimilé. Mais il fallait qu’on lui explique.
BFF
: Dans les notes qu’a publiées l’amiral, les deux économistes que l’on lisait
en 1925-30 semblent avoir été Charles Ryst et Gide.
JMJ : Gide avait écrit un petit manuel. Rist était
mon maître. Beaucoup de ces écrits sont remarquables mais souvent difficiles.