7 août 2016 | Par Ludovic Lamant
- Mediapart.fr
José
Manuel Barroso © Reuters
Des fonctionnaires européens réfléchissent aux manières de
sanctionner l’ancien président de la commission parti chez Goldman Sachs. Ils
voudraient suspendre la généreuse pré-retraite que l’UE verse au Portugais
depuis avril 2016. Mais son successeur, Jean-Claude Juncker, semble sur la
défensive : il s’est contenté de dire que l’affaire lui « pose
problème ».
De notre envoyé spécial à Bruxelles. Il a fallu attendre trois
longues semaines pour que Jean-Claude Juncker s’indigne. Le président de la
commission européenne a fini par critiquer, du bout des lèvres, le choix de son
prédécesseur, José Manuel Barroso, de devenir
conseiller pour le géant de la finance américain Goldman Sachs. Dans
un entretien au
quotidien belge Le Soir du 30 juillet, le Luxembourgeois a
déclaré : « Le fait que Barroso travaille pour une banque ne
me gêne pas trop. Mais pour celle-là, cela me pose problème. […] Il faut
choisir son employeur. »
Quelques jours plus tôt,
Juncker avait répondu, à
un journaliste de France 2 qui lui demandait son avis sur
l’affaire : « Je ne l’aurais pas fait. » On a
connu des condamnations plus fermes. Jusqu’à présent, l’exécutif bruxellois se
contentait d’expliquer sur tous les tons que l’embauche de Barroso, qui fut
président de la commission de 2004 à 2014, était, à ses yeux, parfaitement
légale. Des règles existent pour encadrer – et bloquer le cas échéant –
des cas de pantouflage. Mais ce « code de conduite » n’est valable
que durant les 18 premiers mois suivant le départ du commissaire en question
(ce qu’on appelle, dans le jargon, la « cooling off period »).
Or, Barroso avait quitté depuis vingt mois son poste, lorsqu’il a annoncé son
recrutement par Goldman. Bref, tout était en ordre. C’est pourquoi Juncker a
précisé au Soir : « C’est une démarche
individuelle et il a respecté les règles. »
Sauf que l’effet, pour l’image de l’Union, est
catastrophique. La nomination du Portugais relance les spéculations sur la
« capture » des décisions politiques prises à Bruxelles par
le pouvoir financier. Dans la capitale belge, nombre de fonctionnaires
européens peinent à comprendre pourquoi Jean-Claude Juncker ne s’est pas
dissocié plus nettement du comportement toxique de son prédécesseur
– d’autant que Barroso ne pèse plus rien, d’un point de vue politique,
dans la bulle bruxelloise. À la tête du parlement européen, le social-démocrate
allemand Martin Schulz, lui, n’a même pas jugé nécessaire de se prononcer
publiquement sur le sujet durant le mois de juillet. À l’inverse, François
Hollande, le 14 juillet, s’était montré plus
tranchant : il avait qualifié l’embauche de Barroso de « moralement
inacceptable ».
« Commission et parlement sont sans doute de l’avis qu’en ces temps médiatiques agités où une tragédie chasse l’autre, Nice venant après le Brexit, il suffit de laisser pisser le mouton, regrette le Belge Pierre Defraigne, ex-chef de cabinet du commissaire Pascal Lamy, dans une tribune récente. Or commission et parlement se trompent, car ils ont beaucoup à perdre dans cette histoire ; la première voit son autorité morale affaiblie, tandis que le second risque de voir le taux de participation électoral se réduire encore au prochain scrutin. Pourquoi acceptent-ils ainsi de se mettre un boulet au pied qu’ils vont traîner longtemps au plus grand dam de l’image de l’Europe devant ses citoyens ? » Et d’insister : « L’Europe d’aujourd’hui est trop faible pour ajouter aux coups venant du dehors, des fautes graves commises au-dedans. »
À l’image du texte de Defraigne, le débat sur les manières de sanctionner
Barroso est en train de s’intensifier, à Bruxelles. Pour beaucoup de
fonctionnaires, c’est l’affaire de trop. Des employés de plusieurs institutions
européennes (pas seulement de la commission) ont ainsi lancé une pétition – qui
peut être signée par n’importe quel citoyen de l’UE. Ils dénoncent « un
nouvel exemple de “pantouflage” irresponsable, très préjudiciable aux
institutions communautaires et, bien que pas illégal, moralement
malhonnête ». À leurs yeux, l’argument du respect de la « cooling
off period », et de la soi-disant légalité du processus, ne suffit
pas. Ils déplacent le débat, sur le terrain des traités.
Ils citent en particulier un article peu connu, le 245, qui mentionne les
obligations qui incombent aux responsables européens « pendant la
durée de leurs fonctions, et après la cessation de celles-ci » :« Commission et parlement sont sans doute de l’avis qu’en ces temps médiatiques agités où une tragédie chasse l’autre, Nice venant après le Brexit, il suffit de laisser pisser le mouton, regrette le Belge Pierre Defraigne, ex-chef de cabinet du commissaire Pascal Lamy, dans une tribune récente. Or commission et parlement se trompent, car ils ont beaucoup à perdre dans cette histoire ; la première voit son autorité morale affaiblie, tandis que le second risque de voir le taux de participation électoral se réduire encore au prochain scrutin. Pourquoi acceptent-ils ainsi de se mettre un boulet au pied qu’ils vont traîner longtemps au plus grand dam de l’image de l’Europe devant ses citoyens ? » Et d’insister : « L’Europe d’aujourd’hui est trop faible pour ajouter aux coups venant du dehors, des fautes graves commises au-dedans. »
L’article précise – sans les définir – « les devoirs d’honnêteté et de délicatesse [“integrity and discretion”, dans la version anglaise des traités], quant à l’acceptation, après cette cessation, de certaines fonctions ou de certains avantages ». En acceptant ce poste chez Goldman Sachs, Barroso s’est-il montré« malhonnête » ou « indélicat » ? Pour les auteurs de la pétition, anonymes en raison de leur devoir de réserve, cela ne fait aucun doute. Leur objectif consiste, après une collecte de signatures jusqu’à fin septembre, à inciter, soit la commission de Juncker, soit le conseil présidé par Donald Tusk (qui représente la voix des États membres à Bruxelles), à saisir la cour de justice de l’UE, à Luxembourg, pour vérifier la conformité de l’embauche de Barroso par rapport aux traités. Ce qui permettrait peut-être, en bout de course, de sanctionner le Portugais, par exemple via « la suspension de ses indemnités de retraite en tant qu’ancien président de la commission européenne, pendant le temps de son emploi chez Goldman Sachs et au-delà ».
Comme n’importe quel ancien commissaire européen, Barroso a droit à une retraite à vie, à partir de 65 ans. Mais il peut demander à toucher une retraite anticipée à taux partiel dès 60 ans. Ce que le Portugais, né en 1956, a fait. L’UE lui verse donc depuis avril 2016 une pré-retraite, indexée sur le montant de son dernier traitement, et qui correspond à 70 % de ce qu'il sera en droit de toucher une fois les 65 ans passés. D'après nos estimations, José Manuel Barroso, qui a été en poste dix ans, touche une pré-retraite d'un peu plus de 7 500 euros par mois. Mais la commission, jointe par Mediapart, se refuse à confirmer, ou infirmer, le chiffre (lire sous l'onglet Prolonger pour le calcul).
[[lire_aussi]]
Du côté du parlement européen, un « intergroupe » (c’est-à-dire une réunion informelle d’eurodéputés, tous partis confondus, sur des enjeux thématiques précis) consacré à la lutte pour la transparence et contre le crime organisé, a lui aussi fait parvenir un courrier à Juncker, lui demandant de « lancer une procédure légale sur la base de l’article 245 ». Cette lettre est signée par des députés de sept des huit groupes politiques de l’hémicycle de Strasbourg, y compris d’un élu de la droite du PPE, la famille politique de Barroso (qui s’est toutefois montrée très discrète sur le sujet jusqu’à présent). De manière plus générale, nombre d’eurodéputés ont déjà exprimé leur indignation dans l’affaire Barroso, la plupart réclamant une extension – plus ou moins importante, jusqu’à cinq ans – de la« cooling off period », à l’instar des socialistes français, ou du groupe des Verts.
Si Juncker rechigne à condamner fermement l’embauche de Barroso, c’est aussi qu’il semble ne pas avoir compris le fond du problème. Dans l’entretien au Soir, il introduit une distinction plutôt inattendue entre le fait de partir travailler pour « une banque », et partir travailler pour « Goldman Sachs ». Le géant de Wall Street n’est bien sûr pas n’importe lequel des établissements financiers, et il a joué un rôle sulfureux dans la crise des dettes souveraines qui a secoué l’Europe à partir de 2008 (lire l’enquête de Martine Orange sur Les hommes de Goldman Sachs).
Mais l’enjeu dépasse largement la seule banque d’investissement américaine. Il concerne l’ensemble des cas de « revolving doors », ces portes tournantes entre public et privé qui sont légion à Bruxelles. Les polémiques sont régulières, et leurs effets dévastateurs auprès de l’opinion. Il n’y a que Jean-Claude Juncker qui semble ne pas l’avoir encore compris. À l’été 2014, l’eurodéputée Sharon Bowles, qui présidait jusque-là la commission des affaires économiques et financières, un poste clé pendant la crise financière, a rejoint la City. L’an dernier, la Néerlandaise Neelie Kroes (ex-commissaire à la concurrence, puis au marché numérique, durant les mandats de Barroso) est devenue conseillère spéciale pour l’Europe d’un autre fleuron de la finance américaine, Bank of America Merrill Lynch. Pas plus tard qu’en mai 2016, c’est Uber, le très controversé service de réservation de voiture avec chauffeur, qui l’a débauchée.
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