Charles de GAULLE
Mémoires de guerre . II l'Unité (Plon . 1956 . 712 pages) pp. 310 à 315 passim
Au cours de la matinée, on me
rapporte que de toute la ville et de toute la banlieue, dans ce Paris qui n'a
plus de métro, ni d'autobus, ni de voitures, d'innombrables piétons sont en
marche. A 3 heures de l'après midi, j'arrive à l'Arc de triomphe. Parodi et Le
Troquer, membres du gouvernement, Bidault et le Conseil national de la
Résistance, Tollet et le Comité parisien de la libération, des officiers généraux
Juin, Koenig, Leclerc, d'Argenlieu, Valin, Bloch Dassault, les préfets :
Flouret et Luizet, le délégué militaire Chaban Delmas, beaucoup de chefs et de
combattants des forces de l'intérieur, se tiennent auprès du tombeau. Je salue
le Régiment du Tchad, rangé en bataille devant l'Arc et dont les officiers et
les soldats, debout sur leurs voitures, me regardent passer devant eux, à
l'Étoile, comme un rêve qui se réalise. Je ranime la flamme. Depuis le 14 juin
1940, nul n'avait pu le faire qu'en présence de l'envahisseur. Puis, je quitte
la, voûte et le terre plein. Les assistants s'écartent. Devant moi, les Champs
Élysées !
Ah ! C'est la mer l Une foule
immense est massée de part et d'autre de la chaussée. Peut être deux millions
d'âmes. Les toits aussi sont noirs de monde. A toutes les fenêtres s'entassent
des groupes compacts, pêle mêle avec des drapeaux. Des grappes humaines sont
accrochées à des échelles, des mâts, des réverbères. Si loin que porte ma vue,
ce n'est qu'une houle vivante, dans le soleil, sous le tricolore.
Je vais à pied. Ce n'est pas
le jour de passer une revue où brillent les armes et sonnent les fanfares. Il
s'agit, aujourd'hui, de rendre à lui même, par le spectacle de sa joie et
l'évidence de sa liberté, un peuple qui fut, hier, écrasé par la défaite et
dispersé par la servitude. Puisque chacun de ceux qui sont là a, dans son
coeur, choisi Charles de Gaulle comme recours de sa peine et symbole de son
espérance, il s'agit qu'il le voie, familier et fraternel, et qu'à cette vue
resplendisse l'unité nationale. Il est vrai que des états majors se demandent
si l'irruption d'engins blindés ennemis ou le passage d'une escadrille jetant
des bombes ou mitraillant le sol ne vont pas décimer cette masse et y déchaîner
la panique. Mais moi, ce soir, je crois à la fortune de la France. Il est vrai
que le service d'ordre craint de ne pouvoir contenir la poussée de la
multitude. Mais je pense, au contraire, que celle ci se disciplinera. Il est
vrai qu'au cortège des compagnons qui ont qualité pour me suivre se joignent,
indûment, des figurants de supplément. Mais ce n'est pas eux qu'on regarde. Il
est vrai, enfin, que moi même n'ai pas le physique, ni le goût, des attitudes
et des gestes qui peuvent flatter l'assistance. Mais je suis sûr qu'elle ne les
attend pas.
Je vais donc, ému et
tranquille, au milieu de l'exultation indicible de la foule, sous la tempête
des voix qui font retentir mon nom, tâchant, à mesure, de poser mes regards sur
chaque flot de cette marée afin que la vue de tous ait pu entrer dans ,mes
yeux, élevant et abaissant les bras pour répondre aux acclamations. II se
passe, en ce moment, un de ces miracles de la conscience nationale, un de ces
gestes de la France, qui parfois, au long des siècles, viennent illuminer notre
Histoire. Dans cette communauté, qui n'est qu'une seule pensée, un seul élan,
un seul cri, les différences s'effacent, les individus disparaissent.
Innombrables Français dont je m'approche tour à tour, à l'Étoile, au Rond
Point, à la Concorde, devant l'Hôtel de Ville, sur le parvis de la Cathédrale,
si vous saviez comme vous êtes pareils ! Vous, les enfants, si pâles qui
trépignez et criez de joie ; vous, les femmes, portant tant de chagrins, qui me
jetez vivats et sourires; vous, les hommes, inondés d'une fierté longtemps
oubliée, qui me criez votre merci ; vous, les vieilles gens, qui me faites
l'honneur de vos larmes, ah ! comme vous vous ressemblez ! Et moi, au centre de
ce déchaînement, je me sens remplir une fonction qui dépasse de très haut ma
personne, servir d'instrument au destin.
[…]
À chaque pas que je fais sur
l'axe le plus illustre du monde, il me semble que les gloires du passé
s'associent à celle d'aujourd'hui. Sous l'Arc, en notre honneur, la flamme
s'élève allègrement. Cette avenue, que l'armée triomphante suivit il y a vingt
cinq ans, s'ouvre radieuse devant nous. Sur son piédestal, Clemenceau, que je
salue en passant, a l'air de s'élancer pour venir à nos côtés. Les marronniers
des Champs Elysées, dont rêvait l'Aiglon prisonnier et qui virent, pendant tant
de lustres, se déployer les grâces et les prestiges français, s'offrent en
estrades joyeuses à des milliers de spectateurs. Les Tuileries, qui encadrèrent
la majesté de l'État sous .deux empereurs et sous deux royautés, la Concorde et
le Carrousel qui assistèrent aux déchaînements de l'enthousiasme
révolutionnaire et aux revues des régiments vainqueurs; les rues et les ponts
aux noms de batailles gagnées; sur l'autre rive de la Seine, les Invalides,
dôme étincelant encore de la splendeur du Roi Soleil, tombeau de Turenne, de
Napoléon, de Foch; l'Institut, qu'honorèrent tant d'illustres esprits, sont les
témoins bienveillants du fleuve humain qui coule auprès d'eux. Voici, qu'à leur
tour : le Louvre, où la continuité des rois réussit à bâtir la France; sur leur
socle, les statues de Jeanne d'Arc et de Henri IV ; le palais de Saint Louis
dont, justement, c'était hier la fête ; Notre Dame, prière de Paris, et la
Cité, son berceau, participent à l'événement. L'Histoire, ramassée dans ces
pierres et dans ces places, on dirait qu'elle nous sourit.
[…]
Vers 4 heures et demie, je
vais, comme prévu, entrer à Notre Dame. Tout à l'heure, rue de Rivoli, je suis
monté en voiture et, après un court arrêt sur le perron de l'Hôtel de Ville,
j'arrive place du Parvis. Le cardinal archevêque ne m'accueillera pas au seuil
de la basilique. Non point qu'il ne l'eût désiré. Mais l'autorité nouvelle l'a
prié de s'abstenir. En effet, Mgr Suhard a cru devoir, il y a quatre mois,
recevoir solennellement ici le maréchal Pétain lors de son passage dans Paris
occupé par les Allemands, puis, le mois dernier, présider le service funèbre
que Vichy a fait célébrer après la mort de Philippe Henriot. De ce fait,
beaucoup de résistants s'indignent à l'idée que le prélat pourrait, dès à présent,
introduire dans la cathédrale le général de Gaulle. Pour moi, sachant que
l'Église se considère comme obligée d'accepter « l'ordre établi », n'ignorant
pas que chez le cardinal la piété et la charité sont à ce point éminentes
qu'elles laissent peu de place dans son âme à l'appréciation de ce qui est
temporel, j'aurais volontiers passé outre. Mais l'état de tension d'un grand
nombre de combattants au lendemain de la bataille et ma volonté d'éviter toute
manifestation désobligeante pour Mgr Suhard m'ont amené à approuver ma
délégation qui l'a prié de demeurer à l'archevêché pendant la cérémonie. Ce qui
va se passer me confirmera dans l'idée que cette mesure était bonne.
A l'instant où je descends de
voiture, des coups de fusil éclatent sur la place. Puis, aussitôt, c'est un feu
roulant. Tout ce qui a une arme se met à tirer à l'envi. Ce sont les toits
qu'on vise à tout hasard. Les hommes des forces de l'intérieur font, de toutes
parts, parler la poudre. Mais je vois même les briscards du détachement de la 2e
Division blindée, en position près du portail, cribler de balles les tours de
Notre Dame. II me paraît tout de suite évident qu'il s'agit là d'une de ces
contagieuses tirailleries que l'émotion déclenche parfois dans des troupes
énervées, à l'occasion de quelque incident fortuit ou provoqué. En ce qui me
concerne, rien n'importe davantage que de ne point céder au remous. J'entre
donc dans la cathédrale. Faute de courant, les orgues sont muettes. Par contre,
des coups de feu retentissent à l'intérieur. Tandis que je me dirige vers le
choeur, l'assistance, plus ou moins courbée, fait entendre ses acclamations. Je
prends place, ayant derrière moi mes deux ministres : Le Troquer et Parodi. Les
chanoines sont à leurs stalles. L'archiprêtre, Mgr Brot, vient me transmettre
le salut, les regrets et la protestation du cardinal. Je le charge d'exprimer à
Son Éminence mon respect en matière religieuse, mon désir de réconciliation au
point de vue national et mon intention de le recevoir avant peu.
Le Magnificat s'élève. En fut
il jamais chanté de plus ardent ? Cependant, on tire toujours. Plusieurs
gaillards, postés dans les galeries supérieures, entretiennent la fusillade.
Aucune balle ne siffle à mes oreilles. Mais les projectiles, dirigés vers la
voûte, arrachent des éclats, ricochent, retombent. Plusieurs personnes en sont
atteintes. Les agents, que le préfet de police fait monter jusqu'aux parties
les plus hautes de l'édifice, y trouveront quelques hommes armés ; ceux ci
disant qu'ils ont fait feu sur des ennemis indistincts. Bien que l'attitude du
clergé, des personnages officiels, des assistants, ne cesse pas d'être
exemplaire, j’abrège la cérémonie. Aux abords de la cathédrale, la pétarade a
maintenant cessé. Mais, à la sortie, on m'apprend qu'en des points aussi éloignés
que l'Étoile, le Rond Point, l'Hôtel de Ville, les mêmes faits se sont produits
exactement à la même heure. Il y a des blessés, presque tous par suite de
bousculades:
Qui a tiré les premiers coups?
L'enquête ne pourra l'établir. L'hypothèse des tireurs de toits, soldats
allemands ou miliciens de Vichy, paraît fort invraisemblable. En dépit de
toutes les recherches, on n'en a arrêté aucun. D'ailleurs, comment imaginer que
des ennemis auraient pris des cheminées pour cibles au lieu de me viser moi même
quand je passais à découvert? On peut, si l'on veut, supposer que la
coïncidence des fusillades en plusieurs points de Paris a été purement
fortuite. Pour ma .part, j'ai le sentiment qu'il s'est agi d'une affaire montée
par une politique qui voudrait, grâce à l'émoi des foules, justifier le
maintien d'un pouvoir révolutionnaire et d'une force d'exception. En faisant
tirer, à heure dite, quelques coups de fusil vers le ciel, sans prévoir peut
être les rafales qui en seraient les conséquences, on a cherché à créer
l'impression que des menaces se tramaient dans l'ombre, que les organisations
de la Résistance devaient rester armées et vigilantes, que le « Comac », le
Comité parisien de la libération, les comités de quartier, avaient à procéder
eux mêmes à toutes opérations de police, de justice, d'épuration qui
protégeraient le peuple contre de dangereux complots.
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