samedi 9 juillet 2016

Barroso chez Goldman Sachs, un bras d'honneur à l'Europe - Libération . Mediaprt




Libération
par Jean Quatremer, Bruxelles (UE), de notre correspondant — 9 juillet 2016 à 09:04

José Manuel Barroso en octobre 2014 à Bruxelles.José Manuel
Barroso en octobre 2014 à Bruxelles. Photo Emmanuel Dunand. AFP

L'ancien président de la Commission qui a gravement affaibli l’Europe communautaire et ses institutions se recycle dans une des banques d’affaires les plus controversées de son époque.
 

José Manuel Durao Barroso chez Goldman Sachs. La nouvelle est tombée vendredi : celui qui a été pendant dix ans, de 2004 à 2014, président de la Commission européenne, va rejoindre le siège londonien de la banque d’affaires - comme président «non exécutif» et conseiller - afin de l’aider à limiter les effets négatifs du «Brexit». Une fin de carrière qui n’a rien d’étonnant quand on connaît l’homme, mais qui n’en reste pas moins choquante, GS étant l’une des banques les plus impliquées dans la crise des subprimes qui a débouché sur la crise financière de 2007, et dans la crise grecque, ayant aidé à dissimuler l’étendue de son déficit avant de spéculer, en 2009-2010, contre la dette grecque dont elle connaissait évidemment l’insoutenabilité… C’est, au pire moment, un symbole désastreux pour l’Union et une aubaine pour les europhobes, un président de Commission étant censé incarner, bien au-delà de son mandat, les valeurs européennes qui ne sont justement pas celles de la finance débridée qu’incarne Goldman Sachs : tous les anciens présidents de Commission, qui bénéficient d’une pension confortable censée les préserver de toute tentation, ont, jusque-là, su éviter un tel mélange des genres.

 Atlantiste militant

Mais la morale et les convictions n’ont jamais étouffé cet ancien président des étudiants maoïste (MRPP) brutalement passé à droite (PSD) à 24 ans avant d’entamer une carrière politique fulgurante qui l’amènera à divers postes ministériels puis à la tête du Portugal en 2002, à peine âgé de 46 ans. C’est en juin 2004 qu’il est propulsé à Bruxelles grâce à son ami Tony Blair, le Premier ministre britannique de l’époque qui a soufflé son nom à ses partenaires après avoir posé son veto, soutenu mezzo voce, par les pays d’Europe de l’Est, à la candidature du Premier ministre belge Guy Verhofstadt soutenu par Berlin et Paris : certes libéral, il était trop fédéraliste pour Londres et surtout il s’était opposé à la guerre en Irak. Ce qui n’était pas le cas de Barroso : atlantiste militant, il a organisé le fameux «sommet des Açores» de 2003, avec les Etats-Unis, l’Espagne et la Grande-Bretagne, au cours duquel la guerre à l’Irak fut déclarée. Pire, il a ensuite joué un rôle trouble dans le transfert des prisonniers vers Guantanamo, laissant les avions de la CIA emprunter les aéroports et l’espace aérien portugais. Jamais il n’a regretté son soutien indéfectible à Georges W. Bush.

Barroso n’oublie pas ses dettes et paye Blair en retour, notamment en s’opposant à toute régulation du système financier au plus grand bonheur de la City. Il s’illustre aussi pendant la campagne référendaire française en défendant jusqu’au bout la première mouture de la directive Bolkestein libéralisant la prestation de service, ce qui a alimenté la campagne des opposants au traité constitutionnel européen, un texte dont les Britanniques ne voulaient pas. Pourtant, alors que la crise financière ravage le monde et que l’Europe tangue dangereusement, il est reconduit à son poste en juin 2009 par l’ensemble des chefs d’État et de gouvernement, l’Espagne et le Portugal, dirigés à l’époque par des socialistes, le soutenant par «solidarité ibérique». Pis : le Parlement européen, qui aurait pu s’opposer à cette reconduction, le soutiendra à une large majorité (socialistes compris, sauf, en particulier, la délégation française), et ce, en dépit d’une campagne menée par Daniel Cohn-Bendit, le coprésident du groupe vert, et… Guy Verhofstadt, le président du groupe libéral.

Errements dans la crise

Sous son règne, aussi long que celui de Jacques Delors, la Commission a été ravalée au rang de simple secrétariat du Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement, Barroso assumant d’être «au service des Etats» et non de l’intérêt général européen censé transcender les intérêts nationaux. Ce refus de faire jouer à la Commission le rôle qui est le sien explique en grande partie les errements européens dans la gestion de la crise de la zone euro. Seul élément positif de ce second mandat, Barroso se montre plus régulateur, mais là aussi parce que les Etats, vaccinés par la crise financière, veulent davantage contrôler les marchés. Sur le fond, en réalité, il ne change pas : toujours aussi atlantiste et libre-échangiste, c’est lui qui a personnellement réussi à convaincre les Etats de se lancer dans la négociation du TTIP ou TAFTA, l’accord de libre-échange avec les Etats-Unis, un projet de plus en plus contesté et qui alimente l’euroscepticisme continental.

C’est donc un homme qui a gravement affaibli l’Europe communautaire et ses institutions qui se recycle dans une des banques d’affaires les plus controversées de son époque. Certes, d’autres dirigeants communautaires sont passés par Goldman Sachs, dont Mario Draghi, le président de la Banque centrale européenne, mais c’était avant d’occuper des fonctions européennes. Cette fin de parcours éclabousse toute l’Union, le Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement au premier chef, mais aussi le Parlement européen. Tous ceux qui l’ont combattu ne peuvent que tristement constater qu’ils ont eu raison. Mais les dégâts sont faits : désormais, comment ne pas soupçonner les présidents de Commission et les commissaires de ménager tels ou tels intérêts pour s’assurer un avenir financièrement confortable ? À la Commission et aux Etats membres d’adopter rapidement des règles pour interdire un tel mélange des genres. De fait, si Barroso adresse un gigantesque bras d’honneur aux Européens en passant au service de Goldman Sachs dont l’argent est la seule morale et l’avenir de l’Union la dernière préoccupation, il n’a violé aucune règle. Et c’est là qu’est le problème.

Jean Quatremer Bruxelles (UE), de notre correspondant

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José Manuel Barroso cède à son tour aux sirènes de Goldman Sachs

8 juil. 2016 | Par Ludovic Lamant
- Mediapart.fr
Le géant de la finance de Wall Street a annoncé vendredi qu’il embauchait José Manuel Barroso. Moins de deux ans après son départ de Bruxelles, l’ancien président de la commission va conseiller la banque sur l’après-Brexit. Un signal ravageur pour la crédibilité de l’UE.
De notre envoyé spécial à Bruxelles.- Deux semaines à peine après la décision des Britanniques de quitter l’Union européenne (UE), l’annonce risque de malmener un peu plus la crédibilité chancelante de la commission de Bruxelles. Son ancien président, José Manuel Barroso (2004-1014), vient d’être embauché par le géant de la finance américaine Goldman Sachs. Le Portugais prend la présidence non exécutive du conseil d’administration de Goldman Sachs International (GSI) et devient également conseiller auprès de la banque d’investissement de Wall Street, lit-on dans un communiqué publié vendredi par la banque.

D’après les déclarations qu’il a faites au Financial Times dans la foulée de l’annonce officielle, l’ex-premier ministre portugais tentera d’« atténuer les effets du Brexit » pour le compte du mastodonte américain. « Évidemment, je connais bien l’UE, et je connais aussi plutôt bien l’environnement britannique […]. Si mes conseils peuvent être utiles dans les circonstances actuelles, je suis prêt, bien sûr, à aider », a expliqué Barroso. Il récupère un poste prestigieux, occupé jusqu’à mai 2015 par l’Irlandais Peter Sutherland, ex-président du GATT, puis de l’OMC, et ancien commissaire européen à la concurrence. 
José Manuel Barroso le jour de son départ de la commission européenne, le 30 octobre 2014. © Reuters / François Lenoir. José Manuel Barroso le jour de son départ de la commission européenne, le 30 octobre 2014. © Reuters / François Lenoir.
« On ne pourrait pas l’inventer. Tu voudrais ridiculiser la commission pour l’éternité, tu ne t’y prendrais pas autrement. C’est sans doute le pire qu’il pouvait faire », réagit Martin Pigeon, de Corporate Europe Observatory (CEO), une ONG qui plaide pour davantage de transparence dans la bulle bruxelloise. D’après le décompte réalisé par CEO, l’ex-patron de l’exécutif européen n’en est pas à son coup d’essai en matière de pantouflage : au cours de la première année suivant son départ de Bruxelles, il a accepté pas moins de 22 postes (certains ne sont pas rémunérés), tout à la fois président d’honneur d’universités et autres fondations, mais aussi membre du groupe de pilotage des conférences Bilderberg, ou encore président d’honneur du European Business Summit, une conférence annuelle organisée par le lobby européen des grandes entreprises.

Mais son débauchage par Goldman Sachs est, de loin, le plus spectaculaire. Avec son carnet d’adresses, Barroso pourrait jouer un rôle clé dans les négociations qui s’ouvriront, sans doute d’ici à la fin de l’année, pour définir le nouveau statut du Royaume-Uni par rapport à l’UE, et redéfinir les règles de l’accès aux marchés financiers européens pour les banques britanniques. « Ce que je peux vous dire, c’est que la piste la plus sage et intelligente, c’est que les deux parties acceptent de mener des négociations équitables : personne ne sortira gagnant d’une confrontation », prévient l’ex-président de la commission, qui a prévu d’emménager à Londres pour l’occasion.
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Dans son entretien au FT, Barroso regrette également « la perte de confiance » envers le projet européen : « Les stocks de confiance sont à des niveaux très bas aujourd’hui, c’est sans doute la plus précieuse de nos matières premières », remarque-t-il, filant la métaphore économique. Mais le Portugais semble refuser à faire le lien entre cette désaffection brutale des citoyens envers l’Europe, confirmée par le Brexit, et l’attitude de certains dirigeants, à commencer par la sienne, s’empressant de rejoindre le privé pour y faire du lobbying, direct ou indirect… « Ce qui est frappant, c’est l’absence totale de considération de Barroso pour les dégâts qu’il inflige à la commission européenne. Cela fait maintenant assez longtemps que je travaille à Bruxelles, mais quelque chose continue de me surprendre : le degré de profonde inconscience politique de ce personnel. Ils se considèrent comme des opérateurs techniques, pas comme des hommes politiques. Ils se sentent au-dessus de la politique », commente, de son côté, l’activiste Martin Pigeon.

Jointe par Mediapart, une porte-parole de Jean-Claude Juncker, le successeur de Barroso, se refusait vendredi soir à tout commentaire. Au sein de la commission, certains continuaient, sous le sceau de l'anonymat, à défendre le choix de l’ex-président : « C’est légitime que des personnes avec une forte expérience, et d’importantes qualifications, puissent continuer à occuper des rôles de premier plan, dans les secteurs public ou privé. »

Sur le fond, l’exécutif européen est impuissant. Il a bien mis en place, depuis 2010, un « code de conduite » des commissaires un peu plus contraignant qu’auparavant, pour surveiller au cas par cas les « pantouflages » de ses anciens commissaires. Mais ces règles sont mal appliquées. Surtout, elles ne valent que pour les 18 premiers mois suivant le départ des commissaires. Or, Barroso a quitté depuis 20 mois (fin octobre 2014) la présidence de l’institution bruxelloise : il fait donc désormais ce qu’il veut.

L’« effet de loupe » Goldman Sachs

À Bruxelles, les cas de « revolving doors », ces portes-tournantes entre le public et le privé, sont aussi vieux que l’Union européenne. Les polémiques sont régulières, et leurs effets sont dévastateurs auprès de l’opinion. À l’été 2014, l’eurodéputée Sharon Bowles, qui présidait jusque-là la commission des affaires économiques et financières, un poste clé pendant la crise financière, a rejoint… la City. Plus récemment, la Néerlandaise Neelie Kroes (ex-commissaire à la concurrence, puis au marché numérique, durant les mandats de Barroso) est devenue conseillère spéciale pour l’Europe d’un autre fleuron de la finance américaine, Bank of America Merrill Lynch. Pas plus tard qu’en mai 2016, c’est Uber, le très controversé service de réservation de voiture avec chauffeur, qui l’a débauchée.

De son côté, le Belge Karel de Gucht, ex-commissaire au commerce qui a lancé le chantier du traité transatlantique (TAFTA, ou TTIP) en 2013, est aujourd’hui payé par le groupe de télécoms Belgacom. Quant à l’eurodéputée luxembourgeoise Viviane Reding, ex-commissaire elle aussi, elle occupe un siège au conseil d’administration du groupe de technologie numérique Agfa-Gevaert. En tout, ils étaient neuf ex-membres de l’équipe Barroso à avoir rejoint le privé moins d’un an après leur départ de l’exécutif européen.

Pourtant, des règles existent pour encadrer les 18 premiers mois suivant la fin de l’exercice de leurs fonctions – ce qu’on appelle la « cooling-off period » dans le jargon bruxellois. Le collège des 28 commissaires, qui se réunit chaque mercredi à Bruxelles, doit valider, au cas par cas, les embauches de leurs prédécesseurs. Et lorsqu’ils estiment qu’un conflit d’intérêts est possible, ils renvoient le dossier devant un « comité d’éthique » ad hoc, qui doit se prononcer. En tout, sur la centaine de postes concernés au cours de la première année de l’après-Barroso, 37 % ont été renvoyées au comité éthique… qui n’a rejeté aucune demande.
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C’est pourquoi des ONG spécialisées sur ces questions, dont CEO, réclament l’extension de la période où les règles s’appliquent, de 18 mois à trois ans après le départ de la commission. Et surtout, elles exigent l’interdiction de tout type de lobbying, direct ou indirect, durant ces trois ans, puisque l’analyse au cas par cas par le comité d’éthique (dont Mediapart a déjà décrit ici certains travers) ne fonctionne pas. « Le revirement rapide de Barroso nuit fortement à la réputation de la commission européenne : nous devons de toute urgence rallonger la période de “cooling-off”, à trois ans », a réagi, de son côté, l’eurodéputé allemand Sven Giegold, du groupe des Verts.

José Manuel Barroso ne rejoint pas n’importe quelle banque du secteur privé, mais bien Goldman Sachs, qui s’est fait une spécialité dans le débauchage des dirigeants politiques les plus haut placés. Comme Mediapart l’a déjà raconté en longueur ici, la liste est vertigineuse : la plupart des hommes qui ont géré la crise de la zone euro, sont passés, ou ont été recrutés par la suite par le géant américain. Il y eut par exemple Mario Monti, conseiller international de Goldman Sachs de 2005 à 2011, avant de prendre la tête du gouvernement italien, en pleine crise politique dans la péninsule. Monti avait lui aussi été commissaire européen à la concurrence par le passé (1999-2004). Et comme Barroso aujourd’hui, son travail à l’époque consistait à « ouvrir les portes » de l’Europe pour Goldman Sachs.

Un autre Italien, Mario Draghi, est également concerné : l’actuel président de la Banque centrale européenne (BCE) fut vice-président de Goldman Sachs International pour l’Europe entre 2002 et 2005. Quant à Lucas Papademos, ex-gouverneur de la banque centrale grecque et ex-premier ministre de la Grèce, il est soupçonné d’avoir joué un rôle de premier plan dans le maquillage des comptes publics de la Grèce, avec la complicité de Goldman Sachs. José Manuel Barroso, ex-maoïste et cinéphile, vient donc ajouter son nom à cette liste. Le choix de Goldman Sachs risque toutefois d’en surprendre plus d’un, tant le bilan de Barroso – surtout son premier mandat, de 2004 à 2009 – est maigre. Ses compétences pour le « job » sont loin d'être évidentes.

Pour Martin Pigeon, de CEO, il faudrait toutefois se méfier des effets de loupe sur Goldman Sachs, qui pourraient faire oublier la vision d'ensemble : « Goldman Sachs dans la finance, c’est comme Monsanto dans les semences et les pesticides. Ce sont les plus connus, et donc les plus visibles, qui débauchent les opérateurs politiques plus influents. Cela crée un effet de loupe, qui ne doit pas tromper : c’est une logique systémique de capture de la décision publique à laquelle nous sommes confrontés, et il faut l’endiguer par des réformes et de nouvelles législations qui protègent l'intégrité de la décision publique et lui permettent d'avoir accès à une expertise indépendante », plaide-t-il.

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