pour la mémoire de Raymond Barre
12 Avril 1924 + 25 Août 2007
La vérité rend libre
J’écris avec quelques jours de retard ce que j’ai aussitôt ressenti à l’annonce de sa mort, selon l’AFP de samedi matin à sept heures. Annonce que j’ai lue quasiment en ligne. Soucieux depuis trois semaines de la santé d’un autre ancien Premier ministre, dont j’ai été presque intime, ces dernières années, je ne pensais plus à lui mais venais de demander par courriel à sa fidèle assistante (Yvette Nicolas) s’il y avait du neuf, sinon du meilleur. Depuis des mois, c’était ainsi. Je ne savais pas, jusqu’à ce que son homologue que je viens d’évoquer me l’apprenne qu’il se faisait dyaliser. Je l’avais aperçu quelques fois, dans le grand hall du rez-de-chaussée, au Val de Grâce, avançant tranquillement avec cette majesté bonhomme et familière qui lui était propre, en compagnie d’un praticien en blouse blanche le reconduisant. Apprenant qu’il travaillait à un nouveau livre, j’avais d’abord cru à une biographie et l’auteur choisi, Jean Bothorel ne m’inspirant pas, je lui avais écrit une mise en garde fondée sur ce qu’avaient vêcu père et fils Brouillet, à l’enlèvement de Claire, et sur son passage trop aisé du Matin au Figaro. Il s’est agi en fait d’un dialogue enregistré, publié en même temps que la réédition d’un dialogue de même importance, enregistré par le même journaliste il y plus de trente ans, avec Pierre Mendès France. Bon précédent me faisant retirer toutes mes observations.
J’écris sans avoir lu la page spéciale du Monde, sans doute rédigée de longue date. France-Infos. m’a donné sans que je l’ai cherché, les premiers commentaires : Christian de Boissieu, glosant sur le keynésianisme et la liberté doctrinale de l’économiste – Jean-Jack Queyranne saluant celui qui, présidant a communauté urbaine de Lyon, l’avait voulu, quoique opposant socialiste, comme vice-président et donc imposé à ses amis politiques locaux – le cardinal Barbarin, célébrant sans publicité préalable, la messe dominicale à sa mémoire, un grand serviteur de l’Etat (ce qui avait été, dès l’aube, la phrase de Valéry Gscard d’Estaing), c’est-à-dire des personnes, un homme du rayonnement international de Lyon, un homme de l’Europe ; le thème de la liberté a été récurrent et le demeure. Interrogé à propos de son dernier livre, il se disait non-professionnel de la politique, et y voyait la cause de son échec en 1988.
S’il s’agit de politique, je puis dire vite ce que je pense de son parcours et de son apport à notre pays.
Familier que je suis de Jean-Marcel Jeanneney depuis trente-cinq ans, ce qui est un honneur exceptionnel dont je suis reconnaissant autant à l’ancien ministre de de Gaulle qu’à la Providence, j’ai su de longue date l’estime exceptionnelle que l’un et l’autre avaient pour Raymond Barre. Pour le Général, c’était en 1959 – d’emblée – le meilleur des directreurs de cabinet dans l’équipe gouvernementale inaugurant (établissant) la Cinquième République. Pour son ministre qui l’eût voulu premier à l’agrégation de sciences économiques – il fit partie de son jury et ses collègues lui rappelèrent que recevoir l’impétrant au premier concours était déjà énorme – c’était une personnalité, une capacité surtout, exceptionnelle. Dans mon enquête sur les circonstances de la chute du Général, que je menais dès 1969-1972, Raymond Barre m’apparut décisif dans la tactique et la stratégie française à Bruxelles depuis qu’il y avait été nommé (de Gaulle le faisant déranger en pleine session d’examens oraux pour avoir son acceptation) et tout autant dans la non-dévaluation du franc (25 Novembre 1968). Je l’avais eu comme professeur à Sciences-Po., il montait à l’immense estrade avec une sorte d’empressement, corpulence aidant et faisant ressortir une réelle aisance physique à se présenter devant un auditoire, le cheveu rare, noir et plaqué, presque gras, le verbe tranquille, l’élocution et l’exposé très clairs, jamais ennuyeux, jamais vraiment érudit ou minutieux, avec des interjections à notre auditoire, ainsi sur l’arrivée du printemps à nos premiers rangs où deux étudiants amoureux plutôt qu’appliqués se donnaient des baisers. L’évidence, quand il fut nommé Premier ministre – et je l’écrivis, puisque j’étais alors publié – était qu’il représentait dès l’été de 1976 la dernière chance de celui qui le choisissait : Valéry Giscard d’Estaing, mais surtout qu’il était le seul véritable gaulliste de la constellation au pouvoir. La haine avec laquelle l’accueillit – sans discernement et sans autre raison que son accession au pouvoir – le parti qu’avait créé Jacques Chirac à des fins qu’on ne pouvait croire encore aussi personnelles, me parut d’emblée inadmissible. A Matignon, l’homme que je cherchais à revoir et avec lequel j’avais été – un peu – en relations (je le dis plus bas, disant ici l’appréciation et le regard politiques que j’ai eus de lui), parut souvent provocateur. La daube des « fonctonnaires nantis », qui est devenu un des éléments constants du discours de la droite, date de lui. Le changement du mode de scrutin pour le Parlement européen – que je réprouvais à l’époque mais que rétrospectivement, je salue comme l’ouverture d’une des seules voies praticables pour un sursaut européen – il en prit la responsabilité, comme Simone Veil avait pris celle de la légalisation de l’interruption de grossesse : sujets polémiques, mortifères dans les circonstances de l’époque et du fait que Valéry Giscard d’Estaing était président de la République, et jugé par les « gaullistes » comme un traître à de Gaulle et un inconsistant face au Programme commun de la gauche. Dans ce climat de haine, organisé par le RPR et qui motiva une part des électeurs, dits modérés, en 1981, Raymond Barre tranchait par son calme et par une certaine remise en perspective des outrances.
Il était certainement seul capable de battre le président sortant – François Mitterrand – en 1988. Un des rares à condamner la « cohabitation », mais aussi à ne pas mésestimer personnellement le chef de l’Etat continuant de régner, il était l’antithèse de ce contre quoi votèrent les Français, l’agitation et le sectarisme d’un Jacques Chirac qui ne fut courtois (et admiratif) envers François Mitterrand que dans son for intérieur. Raymond Barre exprima ses sentiments davantage envers le président de 1988 qu’envers le Premier ministre. Encore au début de cette année, il jugeait Jacques Chirac comme le professionnel de la poliitque que lui-même n’était pas et n’a jamais voulu être,un professionnel n’ayant comme occupation que l’exercice du pouvoir, et plus encore sa brigue. Du mépris ? ou un jugement réaliste ? l’homme d’un métier que – lui – n’avait pas choisi. Il le voyait cherchant encore à se représenter.
Etait-il devenu une autorité morale ? Il était une référence, et paradoxalement plus en politique, au sens d’une pratique de la politique, que de l’économie dont il était spécialiste et pour le soin de laquelle il avait, manifestement, été choisi comme Premier ministre (aveu, s’il en est, de l’ancien ministre de l’Economie et des Finances devenu président de la République). Car, en économie, les circonstances furent telles de 1976 à 1981, et l’état des lieux quand il reçut ses fonctions si catastrophique qu’il ne pouvait donner sa mesure. L’inflation était à deux chiffres et le chômage à un taux inconnu jusques là. Y remédia-t-il ? Les Français n’en eurent pas la sensation, pourtant à peine le pouvoir l’avait-il quitté, qu’il fut communément appelé « Monsieur Barre », comme on dit encore « Monsieur Thiers », titre plus grand que les titres… Valéry Giscard d’Estaing donne un tableau de l’économie française en 1981,dans le tome III de ses mémoires, qui à l’époque ne « passa » pas et qui avait été commandé au Premier ministre : le bilan est plus qu’honorable, considéré à présent. Mais Raymond Barre marqua par sa tentative de 1976 à 1978 de rallier de fond le R.P.R. Dès les premiers mois, il doit régler la concurrence pour la mairie de Paris et n’y parvient pas. Pour la campagne législative de 1978, le champion est Jacques Chirac, le président en retrait ne s’engage pas et prépare la cohabitation expressis verbis. La suite – le mandat de député facilement acquis à Lyon dans une ambiance de débâcle pour la majorité sortante, la mairie de Lyon ensuite – marquent plus que sa candidature en 1988 qu’il m’a semblé ne jamais développer à fond. Il prêche à la majorité chiraquienne la reconnaissance loyale de sa défaite, je ne me souviens pas qu’il ait opiné pour une seconde cohabitation en 1988 laquelle aurait été une réponse à l’ouverture tentée par Michel Rocard plus encore que par François Mitterrand. A-t-il parlé dans la campagne de 1995 puis lors du mouvement de Novembre-Décembre 1995 ? Alain Juppé, stigmatisant le « microcosme », donne à pense qu’il s’inspire de son impavidité mais ne le cite pas.
Il est l’homme d’un parcours – dont se déduit facilement une politique intérieure, une politique économique, une politique extérieure, un engagement européen équilibré, lucide et efficace [1] – plutôt que d’un discours ou d’une thèse. Pas un idéologue, pas un doctrinaire. Il est, me semble-t-il, l’archétype du gaulliste en politique, dans la ligne des Michel Debré et Couve de Murville, un corps de conviction qui ne peut s’analyser en termes de droite et de gauche, qui ne s’exprime pas en langage des partis, qui partant apparemment du bon sens et donc de prémisses acceptables par presque tous, aboutit à des positions rigoureuses, vraies. Certes, dans les échanges qui ne s’appliqueraient plus à la direction du pays, mais à des jugements de choses et de gens, il peut être choquant et ne fait pas l’unanimité. L’indépendance de la Corse, si les Corses la veulent, mais a-t-il la connaissance de l’opinion corse réelle ? Sa sortie ultime sur les influences et circuits juifs chez nous, ses propos sur Maurice Papon et Bruno Gollnisch, je n’en ai pas le verbatim, chacun est explicable sinon fondé. Il y a tant de tabous et de clichés en France, de sujets intouchables et de comportements à ne pas dénoncer – l’Abbé Pierre en sut quelque chose pour être ensuite salué, comme lui maintenant, dans l’unanimité des protestations d’estime ou d’admiration. Maurice Papon avait été son ministre et dans sa partie, le budget. Sur Bruno Gollnisch, il réagit en universitaire et en lyonnais. Sa critique des socialistes, à un moment tournant de la campagne présidentielle, n’aboutit pas à son soutien de François Bayrou, mais à une analyse du Parti socialiste peu à jour et guère prophétique : la lutte des classes a changé de nom mais tous les ingéredients demeurent et les observations anciennes qui en fonda la proposition et la stratégie me paraissent bien plus fondées qu’il y a trente ans. En revanche, ses livres depuis 1987-1988 respirent cette liberté de penser, de dire, de vivre que retient manifestement l’opinion, structurée – à juste titre – par les commentaires de nécrologie.
Dans la période active de sa vie, à son retour de Bruxelles, à Matignon et ensuite, Raymond Barre avait pu faire l’objet de différentes rumeurs, grandes ou petites. Les grandes sur son appartenance à la « trilatérale », objet pour moi non identifié mais susceptible d’être une des ententes à quelques-uns pour diriger le monde, et plutôt dans une optique américaine : je ne vois toujours pas celui qui vient de disparaître se mettre à l’unisson d’un complot ou d’un colloque permanent ou intermittent. Sa propriété, sur la Côte d’Azur, sitôt achetée sur la Côte d’Azur, aurait été protégée par un décret délimitant opportunément une zone non aedificandi : si c’avait été avéré, les recours en Conseil d’Etat, surtout à considérer les relationnements des voisins ou des candidats à la construction bien située. Enfin, en voyage de travail aux Etats-Unis, étant Premier ministre, une de ses conférences aurait été rétribué ; peut-être en précurseur de Tony Blair, coutumier de ces rétributions à l’étranger, dans l’exercice de ses fonctions. Je n’ai jamais rien entendu d’autre. Sans doute, beaucoup de conseils d’administration mais aucun appétit de puissance exercée par influence.
Mon expérience personnelle de lui est peu nourrie directement – je n’ai jamais fait partie de son équipe aulique ou avouée – mais, si partielle qu’elle soit, j’en ai quand même une. Elle me met en relation avec un homme accessible mais ferme. Accessible de correspondance, moins d’accueil – je ne l’ai rencontré tête à tête qu’une seule fois, à propos de Maurice Couve de Murville pour qui je voulais son témoignage. Il me le donna excellemment, confirmé par Jean Sauvagnargues et Jean François-Poncet, ministres des Affaires étrangères de l’époque, le second seulement dans son gouvernement. Deux petites heures dans les bureaux de la communauté urbaine de Lyon à Paris, rue de Villersexel. Il me raconta en fait bien davantage, les samedi parisiens tandis qu’il vice-présidait la Commission européenne ; il y voyait le ministre du général de Gaulle très régulièrement et à intervalles rapprochés. De Gaulle aussi, description de la structure et de la tonalité de leurs entretiens. D’ailleurs, toute mon enquête sur Couve de Murville a toujours ramené à de Gaulle et à sa manière de gouverner, de répondre du pays et d’écouter autant les signes du temps que les visiteurs, à partir de convictions irréfragables. Ainsi, Raymond Barre n’est pas – pour moi – un centriste ou un atypique, dans les classements propres à la politique : il est un des gaullistes les plus acomplis, et sans doute le dernier à avoir exercé le pouvoir. Que le R.P.R., ses adhérents et son chef, Jacques Chirac, ne l’aient pas réalisé, ou lui aient refusé cette qualification parce que la logique, alors, les aurait conduit au soutien et donc à cesser leur propre brigue du pouvoir, me convainquit dès cette époque qu’ils n’étaient pas gaullistes, au sens littéral de l’adjectif. Jacques Chirac, soutenant Valéry Giscard d’Estaing contre Jacques Chaban-Delmas ne l’était apparemment pas, étant son Premier ministre l’était encore moins que le nouveau président (sa formule sur les « transferts » de souveraineté – dite à Copenhague l’été de 1974 – n’a jamais été celle de Valéry Giscard d’Estaing), harcelant Raymond Barre ne l’était absolument pas.
Futur Premier ministre, ce qui ne se savait pas, il vint à l’Intercontinental, écouter Michel Jobert dont j’étais très proche (je le suis demeuré de 1973 à sa mort en 2002), il venait de rendre un rapport sur le logement, commandé par le président de la République (et non le Premier ministre, Jacques Chirac). Je fus sensible à sa simplicité et aussi à ses quelques mots pour qualifier nos situations économique et politique, et même avancer de la critique envers Valéry Giscard d’Estaing. Un an plus tard, je commettais un livre-charge [2] contre celui-ci, qui plaçait hors jeu le nouveau Premier ministre. Raymond Barre accusa réception – d’une carte manuscrite au crayon à bille – un premier-janvier : manifestement, il m’avait lu [3] ( puisque ce qui le concerne est surtout dit à partir de la page 93. Avec émotion, je ne remarque qu’aujourd’hui qu’il s’était trompé d’année, datant de 1974 ce qu’il m’écrivait le premier jour de 1977...). Je lui demandais audience ensuite, la fin du mandat avait approché, il annota ma lettre avec netteté : non ! je compris par son cabinet qu’il souhaitait ne pas indisposer l’Elysée, où pourtant Jean Sérisé me recevait. Le ton était d’un conseil amical, d’un universitaire – libéral fondamentalement, capable d’apprécier tout écrit pourvu qu’il ait quelque éclat, mais prisant la modération et le tranquille examen de ce dont on a l’intention de parler. C’est ce qu’il me répondit [4] – sans date, comme si la chronologie lui répugne décidément – quand je sollicitais du ministre du Commerce extérieur qu’il était depuis Janvier 1976, son appui pour que notre ambassadeur à Lisbonne auprès duquel j’étais, en emploi très secondaire, affecté ne se mit pas en travers d’une collaboration avec Le Monde que je voulais maintenir et croyant pouvoir limiter mon obligation de réserve aux affaires dont j’avais professionnellement connaissance et au pays qui m’accueillait es qualité diplomatique (quitte à faire publier mon opinion sur le Portugal sous une signature inattaquable et surtout d’un efficace renom, celle de Michel Jobert). A cette époque, sans précaution, il m’honorait du « cher ami ». Quand il me lut, chargeant le président de la République qui l’avait nommé Premier ministre, il me répondit alors que j’étais dans les mêmes fonctions toujours au Portugal. Il s’ensuivit deux actions de sa part : une grande vigilance, selon ce que je lui transmettais régulièrement, sur ce qui à l’époque (le chancelier Schmidt peu clair lors qu’il fut interrogé sur une éventuelle coopération nucléaire avec la Libye en échange d’essais balistiques allemands au Sahara oriental) paraissait une certaine orientation de la République fédérale (les gisements d’uranium qu’elle approchait dans mon pays d’affectation) ; un décret qui a fait date sur les prérogatives des ambassadeurs et leur pouvoir hiérarchique vis-à-vis des agents originaires d’autres ministères que celui des Affaires étrangères. J’avais été utile, le court temps qu’il passa quai Branly (où je connus deux autres ministres dont j’étais proche, Jean-François Deniau, puis Michel Jobert), il ne manquait pas de recevoir personnellement celles des illustrations portugaises que je lui recommandais. Travailler ainsi n’était évidemment pas donné à tous ceux qui, dans mon métier, étaient alors sur le même barreau de l’échelle.
C’est l’homme souriant, solide, affable, dont l’enthousiasme rétrospectif s’exprimait d’une manière si sobre mais précise, quant aux faits ou aux impressions d’époque, que je pleure et avec lequel la mort me donne cette certaine intimité qu’on ne peut avoir avec de grands vivants, et que j’aurais été heureux d’entretenir avec lui.
Les mardi 28 Août et dimanche 1er Septembre 2007, à Reniac
[1] - de lui, l’observation fondamentale que ceux qui bâtissaient le Marché commun et firent la Communauté économique européenne ne pensaient pas du tout que celle-ci était ou serait le tout de l’Europe – ce qui induit que l’avenir européen pouvait se faire (et peut-être ne se fera que) par entraînement de quelques-uns, étroitement soudés et vivant à l’unisson, tandis que les autres se détermineront sans procédures institutionnelles d’ensemble pour s’identifier à leur tour aux politiques ainsi trouvées et pratiquées, par les plus à même de le faire
[2] - Dernière prière à M. Valéry Giscard d’Estaing, encore président de la République (Editions Hallier . Décembre 1976 . 161 pages) prétendant répondre à Démocratie française, « le livre » du président de la République
[3] - Raymond Barre 1-1-1974 Cher Monsieur, je vous remercie de m’avoir adressé votre livre. J’ai constaté que je trouve encore un peu de grâce à vos yeux ! Tant mieux ! Votre « dernière prière » est pleine de talent, mais souvent injuste. Je vous expliquerai un jour que je suis, comme Premier ministre, aux prises avec les conséquences d’une politique qui a dominé les affaires de la France de 1968 à 1974 et dont 1972-1973 marque le point culminant. Il y aurait, à ce sujet, non pas un pamphlet, mais un livre d’analyse historique – saisissant à écrire. Ne faites pas de procès d’intention et n’accablez pas systématiquement ceux qui ont la lourde tâche de gérer les affaires de la France : telle est ma « prière » ! Je vous prie d’agréer, cher Monsieur, l’assurance de mes sentiments les meilleurs.
[4] - Le Ministre du Commerce Extérieur Paris, le (printemps de 1976)
Cher Ami,
J’ai bien reçu vos lettres de janvier et de mars ayant trait l’une à votre situation personnelle l’autre à l’appréciation que vous portezz sur la situation du Portugal ainsi que sur les relations entre la France et votre pays de résidence.
Pour ce qui concerne les soucis que vous connaissez à Lisbonne du fait de votre activité de journaliste je ne puis que vous encourager à la prudence. Sans doute mon appartenance à l’Université m’incline-t-elle à un certain libéralisme en la matière mais je pense que dans votre cas particulier les fonctioons que vous exercez dans une Ambassade vous imposent de vous conformer au devoir de réserve des fonctionnaires plus étroitement encore que si vous étiez affecté à un poste en France. Dans une telle situation tout excès d’initiative vous conduirait à des écarts que le Général de Gaulle n’eût pas toléré de la part d’un agent de la Fonction Publique représentant la France dans un pays étranger.
J’ai pris connaissance avec un vif intérêt de vos commentaires sur le Portugal. Soyez assuré que les informations que vous m’avez transmises me seront utiles pour contribuer à orienter notre politique dans un sens favorable au développement de nos échanges.
Je vous prie d’agréer, Cher Ami, l’expression de mes sentiments les meilleurs.
(signé) Raymond Barre
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Entretien avec Raymond BARRE
Mercredi 1° Décembre 1999
- l’entrée en collaboration avec le ministre des Affaires Etrangères :
l’accompagner lors de son voyage de consultations bilatérales au Japon
circonstances, initiative de qui ? première impression sur l’équipe
(WORMSER, LEUSSE, BEAUMARCHAIS) manière de travailler de chacun
celle du Ministre :le particularisme de l’Inspecteur des Finances en milieu diplomatique
ce qui développe ou pas l’image reçue pendant la période cabinet de J-M. JEANNENEY
éventuellement auparavant encore (image d’Alger 1943 ou de « grand » Ambassadeur)
de cette époque, la déduction de l’entente de MCM avec JMJ pour le texte de 1969 ?
- caractère, personnalité, portrait psychologique de COUVE de MURVILLE tandis qu’il est ministre des Affaires Etrangères
(l’intime du Général ? le technicien ? de quoi ?) ; explication des affinités entre eux DG/MCM
vus de Bruxelles : dans le sein de la Commission ou chez nos partenaires à Six et en Angleterre (circonstances de la propre nomination de M. BARRE à la Commission)
vus à Bruxelles : la négociation, la relation avec ses collègues français, avec ceux des Cinq (rôle de BOEGNER ?)
- le cheminement pour la suite du destin de MCM :
l’image qu’il a dans la haute administration ou ailleurs (milieux d’affaires, banques)
la campagne de Mars 1967 pour la majorité, pour lui ?
sa relation supposée avec le Général et avec POMPIDOU
la prescience qu’il serait le successeur de celui-ci à Matignon ; y avait-il un autre possible ?
- les événements de Mai 1968 vu depuis Bruxelles
les diagnostics de la Commission à chaud, et parmi les Cinq autre
les pronostics de redressement politique, économique de la France, du Général
- l’entrée rue de Rivoli de MCM, relations de M. BARRE avec le ministère de l’Economie et des Finances depuis 1958 ; son jugement sur les successifs ministres jusqu’en Mai 1968
- la « forme » du Général avant puis après Mai 1968 (rôle du Secrétaire général ?)
psychologie de Georges POMPIDOU en 1962 succédant à DEBRE et à la suite de Mai 1968
- la politique économique et financière du 31 Mai 1968 au 23 Juin 1969
état des lieux, diagnostic posé - après-Mai ? ou après-POMPIDOU ?
- la nomination de MCM comme Premier Ministre
circonstances, formation du Gouvernement, qualité ou pas de l’équipe (cabinet du Premier Ministre, composition du Gouvernement) ; M. BARRE a-t-il été pressenti ?
était-ce trop tard, était-ce un bon choix ?
la politique vu de Bruxelles (referendum, affaire Markovitch, affaire SOAMES)
les choix : la relance, la hantise de l’inflation, les réserves de l’économie générale ?
troisième étape du traité de Rome et contrôle des changes
les droits de succession ; non-dévaluation ; la Banque de France (nomination de WORMSER)
rôle du Premier Ministre dans la conduite de l’économie et des finances (rapport MWS)
rôle du ministre (ORTOLI), du secrétaire d’Etat (CHIRAC), de l’Elysée (PRATE, TRICOT)
- ce qu’il y a de précurseur dans cette politique économique et financière (1968-1969)
ce qui a valu en soi, ce qui a préparé la gestion VGE-GP
personnalité de COUVE de MURVILLE aux Finances et à Matignon
Bertrand Fessard de Foucault
Paris, dimanche soir 28 Novembre 1999
puisque vous avez bien voulu accepter de me recevoir – mercredi prochain 1° Décembre à 17 heures 30 dans vos bureaux de la rue de Villersexel – je vous prie de trouver dans cette perspective ce qui pourrait former les arrêtes de notre conversation à propos de Maurice COUVE de MURVILLE.
Ce n’est guère qu’à titre d’aide-mémoire surtout pour moi vous écoutant. Vous ne m’en voudrez pas que je fasse tourner un petit enregistreur pour n’être qu’à vous et non à des notations. Il est entendu que vous resterez jusqu’à l’édition maître que je fasse ou non référence à vous ou à l’un quelconque des moments de cette conversation, ou de celles à suivre, si le temps manquait pour cette première fois.
Je me réjouis de vous revoir en tête-à-tête, tant vous m’avez marqué d’abord en cours à l’I.E.P. en année préparatoire 1960-1961, puis quand vous avez été « mon » Ministre (j’étais à Lisbonne) et Premier Ministre (un livre à votre entrée à Matignon et notre correspondance à ce sujet, le RPR, l’Elysée…). Aussi le forum de l’Expansion au moment de l’effondrement soviétique. La Cinquième République, jusqu’à présent, a eu peu d’hommes du type qu’elle postulait à sa fondation et qui se trouvèrent alors.
Maurice COUVE de MURVILLE m’a reçu la première fois en Février 1970 ; je m’étais fait, à le rencontrer presque chaque trimestre tant que je fus en administration centrale, puis à mes passages à Paris ensuite, une certaine idée de sa personne et de ses jugements ; mais à prendre connaissance de ses papiers personnels, puis des archives pouvant le concerner au ministère des Finances, et au Quai d’Orsay, les choses ont pris l’allure d’une véritable enquête sur un homme témoignant étonnamment de ce que de GAULLE pouvait apprécier dans un collaborateur pour notre pays, à quel point il y eut confiance, estime et affection, en dépit de… ou à cause d’une relation de travail de onze ans, marquée chaque semaine par au moins un entretien seul à seul. Un homme de chaleur et de passion m’est apparue, et la rencontre de témoins encore vivants de sa manière de travailler et de juger est elle aussi étonnante tant il y a quelques points communs, mais aussi beaucoup de traits qu’un seul seulement me rapporte. Il est enfin très émouvant de parler avec lui, étant donné son âge qui a beaucoup avancé, et de constater l’affectivité, l’alacrité et la confiance que manifestent un tel homme. J’espère que mon ou mes livres (biographie trop classique ? ou matériaux aussi d’une enquête vécue avec ses interrogations, ses solutions, ses hypothèses et ses certitudes, chemin passionnant de déjà neuf mois) seront à la hauteur de ce qui peut servir à l’inventaire de notre héritage et d’exemple. Cela pour vous demander indulgence dans le cours de la conversation que vous m’accordez.
- à Monsieur Raymond BARRE, ancien Premier Ministre, 2 rue de Villersexel Paris VIIème . 01 44 39 45 74
transcription de l’enregistrement magnétique de l’entretien,
Jeudi 3 Février 2000, 11 heures 20
avec Raymond Barre,
ancien Commissaire européen, ancien Premier Ministre
les titres intercalaires ont été suggérés à la transcription, ils ne sont pas verbatim.
. . . appeler votre témoignage sur quelque chose qui a maintenant une trentaine d’années, qui est donc COUVE de MURVILLE, je veux couvrir l’ensemble de sa biographie. Je le connais depuis Février 1970, j’ai cherché à savoir dans quelles conditions de GAULLE était parti, et il m’a reçu avec la simplicité que vous lui connaissez, qui le caractérise. Voilà. J’ai d’abord pensé il y a une dizaine d’années, j’avais une interruption de carrière, ne faire que la période Premier Ministre, qui a été injustement mal évaluée. Elle a été… parce que çà a mal fini. Et quand çà finit mal, les évaluations sont toujours dans un premier temps négatives. J’aurais voulu faire trois points avec vous, si vous le voulez bien ?Le premier, je connais également bien Jean-Marcel JEANNENEY, comment vous avez étéavec lui, n’est-ce pas ? J’aurais voulu savoir comment étant nommé à Bruxelles, en compagnie de Jean-François DENIAU, après « la chaise vide », pendant les efforts de WILSON de revenir, comment vous évaluez vue de Bruxelles, la manière dont la France apparemment à son apogée – 1966-1967 – se débrouille, et en même temps comment vous, vous jugez, de Bruxelles, le personnel politique français, et notamment s’il y a déjà quelque chose qui fait présager que de GAULLE voudrait quitter POMPIDOU et mettre COUVE. La seconde chose que je voudrais voir avec vous, c’est l’évaluation que vous avez faite, au point de vue économique, et tenue de la balance des paiements, du franc des événements de Mai, et donc la part que vous avez eue pour la non-dévaluation de Novembre. Et puis la troisième, est-ce qu’à votre avis, ce cap d’un an tenu en Economie et Finances, COUVE et ORTOLI avec la parenthèse de savoir si ORTOLI était le bon choix ? est-ce que c’est quelque chose qui était novateur, qui annonçait une politique économique plus libérale au sens de défaire les entraves, mais plus rigoureuse au sens d’être moins laxiste que GISCARD ou un peu rigoriste comme DEBRE, est-ce qu’il y avait quelque chose de neuf ? C’est un peu ces trois points, je crois que vous pouvez les traiter, j’allais dire de tête d’une part, et vous êtes probablement le seul à pouvoir me le donner.
J’ai connu M. COUVE de MURVILLE lorsque j’étais directeur de cabinet de M. JEANNENEY, puisque le ministère de l’Industrie avait la responsabilité des relations avec la C.E.C.A., que nous avons connu à cette époque certaines crises – la crise de 1960…- la crise du charbon et de l’acier, c’est à cette occasion que j’ai fait la connaissance de M. COUVE de MURVILLE et aussi de M. Olivier WORMSER qui était directeur des Affaires Economiques au Quai d’Orsay. Lorsque le Général de GAULLE m’a envoyé à Bruxelles, M. COUVE de MURVILLE n’était pas là. Il était aux Nations Unies, et je lui ai rendu visite dès son retour des Etats-Unis, et il – nomination donc du Général ! non pas du ministre des Affaires Etrangères ou du Premier Ministre ! Ah non ! c’est le Général, pour dire la vérité : j’ai demandé rendez-vous à POMPIDOU et POMPIDOU m’a reçu quatre mois après, avec DENIAU, très gentiment d’ailleurs, j’ai le meilleur contact avec POMPIDOU. Mais Bruxelles, moi, j’ai été convoqué un jour, je faiais passer des examens à l’Université de Paris, j’ai été convoqué par le Général, il m’a dit en me quittant, rejoignez aujourd’hui le poste auquel le Gouvernement vous destine. C’était très amusant d’un certain point de vue. M. COUVE de MURVILLE m’a dit que nous aurions des contacts réguliers. Je lui ai demandé s’il était possible de le voir régulièrement. Ces conacts ont été extrêmement intéressants et fructueux. Il me recevait au minimum une fois tous les mois. Dans son semainier, vous êtes souvent un visiteur du samedi. Le samedi soir à 17 heures. Nous passions une heure ensemble et nos conversations étaient d’une part les affaires bruxelloises et d’autre part, aussi, l’économie, car il était très soucieux de certaines imperfections du fonctionnement de l’économie française, et cela explique certaines décisions qu’il a prises ultérieurement. Il vous paraissait à l’époque très informé, ou un peu « vieux jeu » et encore technique des années 1935-1940. Pas du tout ! COUVE était un homme tout à fait… très informé. Je le voyais surtout à Bruxelles puisque il tenait le siège ! J’ai rarement vu un Conseil général où COUVE n’ait pas été là et où il tenait… il savait combiner, de façon extraordinaire, la fermeté sur un certain nombre de positions, et des ouvertures qui permettaient d’arriver à des résultats. Il était profondément attaché au Marché Commun et l’Ambassadeur SEYDOUX – celui qui était Ambassadeur en Allemagne, François SEYDOUX, à Bonn – celui qui était à Bonn, me racontait, il était très ami de COUVE – oui, ils avaient été ensemble au lycée Carnot – m’a raconté qu’il avait un jour demandé à COUVE : qu’est-ce que vous avez de plus important, à votre avis depuis que vous êtes au Quai d’Orsay ? Il lui a répondu : le Marché Commun, il y était très attaché parce que c’était un… il avait compris que la France avait besoin de s’ouvrir, que le développement des échanges était le meilleur moyen des transformations structurelles, et des adaptations dont la France avait besoin, et j’ai constaté cela au courant des événements de 1968. Il était à l’époque ministre de l’Economie et des Finances, et il s’est battu avec le Général pour qu’on ne rétablisse pas les droits de douane, et les contingents, ce que demandaient à la fois le patronat et Michel DEBRE. Parce qu’on était très proche du 1er Juillet, il y avait donc la dernière étape… Exactement, et je peux vous porter le témoignage que si la France est entrée le 1er Juillet, le Général et COUVE avaient décidé, contrairement à tout ce qui avait été dit : que la France tiendrait ses engagements, et je suis persuadé que ce qui a permis d’atténuer le choc des événements de Juin, COUVE l’avait bien vu, c’était surtout de ne pas se replier, mais de laisser la France s’approvisionner. Puisqu’il y avait eu un arrêt de production complet, un trou d’activité. De ce point de vue, vraiment il avait tout à fait compris l’importance que représentaient cette libération des échanges et cette constitution d’un espace économique sur lequel l’économie française pouvait trouver des occasions de développement et d’investissement. Donc je l’ai vu. Quand il est devenu… Est-ce que ? je vous arrête un peu. Parmi les partenaires qu’il y avait au Conseil-Affaires générales, on avait inamoviblement LUNS. Il semble qu’à la fois les thèses étaient très différentes mais qu’il y avait des affinités personnelles, entre les deux hommes. Considérables ! Il faut bien dire que COUVE avait un ascendant extraordinaire au Conseil. Au point de vue moral et mental ? Ah oui ! à tous points de vue, bien sûr ! Intellectuel, négociation diplomatique, et cela venait du fait, tenait au fait qu’il était toujours présent, qu’il connaissait parfaitement ses dossiers. Et qu’il avait à la fois ce mélange de fermeté et de gentillesse qui faisait passer les positions, même les plus dures, de la France. Moi, je dois dire que j’ai appris avec lui, en le voyant, ce que pouvait être une politique internationale : ferme, courageuse et ouverte. Vous avez nommé Olivier WORMSER, on y reviendra peut-être à la fois dans le choix du mnistre des Financres et puis l’espèce de testament qui a eu lieu en nommant WORMSER à la Banque de France, face à GISCARD qui allait arriver. J’ai eu l’mpression dans les correspondances que c’était pas loin de l’ »alter ego ». Exactement. Ils se voyaient souvent. D’ailleurs, WORMSER que j’ai appris à connaître, me parlait souvent de COUVE, et vice-versa. D’ailleurs, WORMSER était vraiment un homme que j’ai beaucoup respecté, beaucoup aimé et avec lequel j’ai eu des relations étroites jusqu’à sa mort, qui est mort en 1995 ou 1996. Il était encore en Allemagne quand vous êtes devenu Premier Ministre. Il était en Allemagne, c’est moi qui ai rapporté sa proposition de nomination d’Ambassadeur de France, et je lui avais mis un petit mot tout de suite, combien j’étais heureux que ce soit lorsque j’étais Premier Ministre, que cela soit fait. C’était un homme remarquable, WORMSER. Un homme de premier plan. Revenons à COUVE, donc… je le voyais – WORMSER était directeur des Affaires Ecoomiques et son « alter ego – et par ailleurs, il y avait un inspecteur des Finances qui était à son cabinet. Vous avez eu DROMER et puis Pierre CONSIGNY. C’est CONSIGNY. Il avait beaucoup d’affection et d’amitié intellectuelle pour CONSIGNY - Je l’aimais beaucoup – qui paraissait indépendant de jugement. J’aimais beauoup CONSIGNY et j’ai beaucoup travaillé avec lui. C’est lui qui faisait en quelque sorte le « go-between » avec COUVE, et lorsque il est devenu ministre des Finances, j’ai continué à le voir, et évidemment, j’étais intervenu avec lui pour qu’on ne ferme pas les frontières au moment des événements de Mai 1968. Et il est devenu ensuite Premier Ministre au mois de Septembre. Au mois de Juillet. C’est Juillet. Alors, je lui ai envoyé un petit mot, et je lui ai fait demander si je pouvais toujours continuer à le voir. Il m’a dit : mais rien n’est changé. Et j’ai continué à lui rendre visite à Matignon. Ce qui fait que j’ai bénéficié, je dirais : pendant toute sa carrière, d’un accueil auquel je suis resté toujours très sensible. Quelle était, dans votre mémoire, son appréciation des choses à son arrivée rue de Rivoli. Il a eu ESTEVA à ce moment-là, pendant six semaines, pour diriger son cabinet. Et vous-même quelle était votre appréciation ? COUVE était un partisan de l’économie de marché, et il se rendait bien compte que c’est dans ce sens qu’il fallait faire évoluer l’économie française. Il détestait les contrôles. Il ne comprenait pas que la Banque de France n’ait pas une politique monétaire autre que celle qui consistait à émettre… à encaisser des obligations. C’est la raison pour laquelle il a nommé le comité MARJOLIN-WORMSER et le nom commence par un S. Je sais, je le connaissais bien. Mais c’est WORMSER qui tenait la plume et qui a inspiré, avec MARJOLIN naturellement… Il a fait cela parce qu’il voulait sortir la Banque de France de ses habitudes et d’une politique qui était une politique intravertie. Il semble qu’il y ait eu des questions d’hommes. BAUMGARTNER avait été son professeur à Sciences-Po., a été un moment directeur du Mouvement général des fonds et il n’a pas une grande estime intellectuelle pour BAUMGARTNER au point de vue caractère et manière de faire. Oui, BAUMGARTNER est un Inspecteur des Finances mondain, par excellence. C’est… tous ceux qui le connaissaient, il a été aussi mon professeur à Sciences-Po. tous ceux qui le connaissaient avaient beaucoup de considération pour lui, c’était un grand fonctionnaire, mais je ne crois pas qu’il ait été un grand esprit. Un homme comme WORMSER : il n’y avait pas de rapport. Jacques BRUNET qui lui a succédé de 1962 à 1969. Il semble que là, je n’ai que des indices, non seulement il y avait un désaccord intellectel sur la politique à suivre et il yavait probablement eu des discussions en 1939-1940 quand ils étaient collègues rue de Rivoli, semble-t-il. Cà je ne sais pas. BRUNET était un homme très timide, très… j’allais dire : éteint. Même je le voyais dans les réunions du Comité des gouverneurs des Banques centrales à Bâle, les réunions du comité des gouverners de Banques centrales de la Comunauté auquel j’assistais. Il y était tout à fait retiré par rapport au mouvement des affaires. On peut donc en déuire que c’était le ministre des Finances qui était en même temps Gouverneur de la Banque de France ! Ah non ! çà, ce n’est pas possible. La Banque de France évidemment suivait les instructions du Gouvernement, mais elle conservait son entière autonomie. Ce que voulait COUVE, d’après ce que j’ai compris, et aussi WORMSER, c’est que la Banque de France change ses méthodes, et notamment sa politique d’intervention. Quand je suis devenu membre du Conseil général de la Banque de France, j’ai retrouvé WORMSER qui était Gouverneur de la Banque. Vous l’avez été à partir de quand ? L’été 1970 ? Non ! quand je suis rentré de Bruxelles, j’ai été… GISCARD m’a nommé à la Banque de France en 1974, et j’y suis resté jusqu’au Commerce extérieur ? jusqu’au moment où je suis devenu ministre du Commerce extérieur, et j’ai eu WORMSER pendant… j’ai été nommé en 1973, en Octobre 1973. Jusqu’en Janvier 1976. J’ai eu WORMSER jusqu’au moment où WORMSER a été nommé, est parti comme Ambassadeur à Bonn. Il a été viré dès l’élection présidentielle de 1974. Un mois après. Manifestement, il avait pendant quatre ans ferraillé avec le ministre des Finances. C’est CLAPPIER qui… Il y a un autre personnage pour terminer cette période… était d’ailleurs très ami de WORMSER. Ce qui compensait un peu. Il y a LARRE aussi, qui était directeur du Trésor. J’ai mal connu LARRE mais il n’a pas dû s’entendre avec… non ! non plus. Ce qui fait que COUVE de MURVILLE s’est trouvé en Mai-Juin isolé par rapport au personnel dela Banque de France, et il n‘avait pas dans… et son conseiller CONSIGNY n’était pas un pur produit du ministère des Finances. Non, parce qu’il avait fait beaucoup de choses en dehors. Et donc il s’est trouvé, COUVE a du prendre en mains un ministère… ESTEVA est un homme très bien, mais il ne connaissait pas le personnel. Il était plutôt Quai d’Orsay. Il semble que le Général ait voulu le nommer ministre des Finances dès que DEBRE a démissionné sans le dire, le samedi avant les accords de Grenelle. Oui ! c’était… le Général voulait garder DEBRE, il ne pouvait le mettre qu’aux Affaires Etrangères, donc il a mis COUVE aux Finances. Mon impression est que déjà il préparait l’accession de COUVE au poste de Premier Ministre.
Comment vous raisonnez sur ce choix ? et est-ce que vous y voyez plutôt une lassitude du Général vis-à-vis de M. POMPIDOU, ou au contraire une volonté positive d’amener COUVE ? Ah non ! je crois qu’à la fin il y a eu des malentendus entre le Général et M. POMPIDOU. C’est… je n’ai pas d’indice précis, mais il était clair que le Général s’inquiétait, dans un certain nombre de domaines, du fait que le Gouvernement n’entreprenait pas de réformes. Et M. POMPIDOU pensait que sur le plan politique, les réformes seraient catastrophiques, auraient des effets électoraux tout à fait négatifs. Et c’est là qu’il y a eu une incompréhension, deux philosophies très différentes, deux philosophies différentes, et puis – vous avez, il y a eu un mot, je vous le cite, cela entre nous, mais qui m’a beaucoup frappé. Je connaissais bien Christian FOUCHET, oui, très généreux. Oui ! c’est un homme sympathique. Je le voyais assez fréquemment et il m’a raconté un jour qu’il avait dit au Général, comment avez-vous fait pour, en 1962, nommer POMPIDOU Premier Ministre ? Vous aviez DEBRE, les réformes avaient été faites… étaient en cours de… et le Général lui a répondu : j’ai nommé POMPIDOU en 1962 parce que la situation politique, la situation du pays étaient telles qu’il me fallait à Matignon un « arrangeur ». Et je trouve que le mot est très dur. POMPIDOU arrangeait beaucoup de choses aux dépens bien entendu des réformes, comme celles que le Général voulait faire, aux dépens du mouvement et je crois que le Général pensait que COUVE serait capable de faire une politique de mouvement, parce qu’il avait bien vu comment COUVE avait conçu et mis en application la politique étrangère. C’était une élaboration intellectuelle et c’était une application tout à fait étonnantes… étonnantes. COUVE m’a raconté certains de ses débats avec le Général, c’est lui qui m’avait dit : vous savez, les meilleures instructions qu’on reçoit c’est celles que l’on se fait soi-même. Certes ! Oui, parce que j’ai été frappé quand il m’a parlé du Général, on en parlait souvent, parce que je l’ai vu entre Avril et quinze jours avant sa mort, quand j’étais à Paris, donc trois semaines par mois, on se voyait tous les trois jours. Il avait moins de mémoire qu’avant, mais je lui mettais les papiers sous les yeux et comme çà, il réagissait. J’ai eu l’impression que les tête-à-tête du vendredi onze heures, étaient, puisqu’ils n’étaient que deux, j’allais dire, parfaitement démocratique et d’égal à égal, on parlait de ce dont il fallait parler, qu’il n’y avait pas quelqu’un qui donnait des ordres à quelqu’un qui allait obéir, ce n’était pas çà… Oui, mais vous savez, et là, il y a beaucoup de légendes sur tout cela. J’ai eu quelques conversations avec le Général, il m’avait demandé mon opinion sur certains points. Je n’ai jamais eu l’impression d’une pensée autoritaire, loin de là, mais il avait une capacité d’écoute, une capacité de dépouiller les problèmes qui était extraordinaire, de faire apparaître l’essentiel, et il vous disait ensuite – c’était son expression favorite – eh bien : je vais vous dire comment je vois les choses. Il vous écoutait, les dix dernières minutes : je vais vous dire comment je vois les choses. Très intéressant comme échange. Je suis persuadé que avec ses ministres, à plus forte raison, ce devait être un débat entre égal, mais je peux vous dire, sur mes… j’ai fait çà cinq ans avec GISCARD, et je n’ai jamais eu l’impression d’avoir à recevoir des instructions. Dans certains cas même, l’avis du Premier Ministre l’emporte. J’ai été frappé, et là j’ouvre une parenthèse à la fois de la solitude et de la demande affective de GISCARD ; malgré tout ce que j’ai fait de son temps, il me reçoit depuis deux ou trois ans, on se voit une fois tous les ans à peu près. Et combien, à la fois, il est imprudent verbalement, c’est-à-dire que si j’étais indiscret, je pourrais faire battre des montagnes. Bien sûr ! Et en même temps combien il est anormalement confiant, et alors il y a parfois des choses tout à fait passionnantes à écouter desa bouche, à Giscard, donc très méconnu et très vulnérable.
Est-ce que vous avez eu l’impression que le Général avait faibli au point de vue mordant, au point de vue tonus et clarté de vue à l’été 1968 ? Ah non ! pas du tout, je l’ai vu après, au moment de la dévaluation. Ah, non ! pas du tout ! Pas du tout, il était en pleine forme. Peut-on aborder ce point, avant de juger le ministère COUVE ? Ecoutez, la dévaluation de 1968, là, c’est l’erreur que COUVE a commise, çà a été de décider brutalement la décision de supprimer brusquement le contrôle des changes. Pourtant c’était son domaine ! Oui ! Il était pour… il trouvait que tout cela était antédiluvien, donc il avait la possibilité de supprimer le contrôle des changes. Je rentrais à Bruxelles, je m’arrête, j’étais invité à faire une conférence à Lille, je m’arrête ; dans le public, il y avait des agents de change, qui viennent me dire : vous savez, l’argent est en train de filer à travers la frontière. Plus rapidement que c’est possible. Cà ne peut pas continuer. Je sors de ce … c’était un dîner-débat, je suis sorti et suis allé téléphoner à Consigny : Dites au Premier Ministre ce que je viens d’entendre. Il faut à tout prix réagir. Non… Là, à mon avis, çà a été une décision imprudente. L’impôt sur les successions avait chronologiquement au même moment, cela c’est secondaire selon vous ? Cà a joué beaucoup, çà a mis la bourgeoisie française contre lui … oui et contre le Général. Contre le Général. Est-ce que vous avez eu le sentiment que c’était le bon choix, François Xavier ORTOLI ? C’est un homme d’expérience, de qualité et dans la mesure où COUVE voulait consever un droit de regard comme Premier Ministre sur le ministère des Finances, il ne voulait pas ùmettre là une personnalité politique qui pouvait prendre ses distances par rapport à lui. C’est pour cela qu’il a choisi ORTOLI dont il savait que c’était un technicien compétent. Est-ce que, à votre avis, WORMSER… Mais, il eût été préférable qu’il nommât WORMSER, mais il ne pouvait pas, parce que... Ah ? comment analysez-vous çà ? Je vous donne cela rétrospectivement. Quant j’ai été nommé Premier Ministre, j’ai demandé à WORMSER s’il n’accepterait pas d’être, pour le poste ! oui, d’être ministre de l’Economie et des Finances, parce que vous avez pris en fait finalement un délégué, vous avez voulu être ministre de l’Economie en même temps que Premier Ministre. Oui, j’avais demandé à WORMSER s’il n’accepterait pas. Il y avait un premier point, c’est que GISCARD n’en voulait pas, c’était mon idée à moi, j’ai dit à WORMSER : je pense à vous, et il m’a dit : non ! je n’accepterai pas, à cause de mon nom. Ah ! çà rejoint ce que m’a dit Bruno de LEUSSE, et puis quand on perd la mémoire, on est moins sur ses gardes, on est plus spontané, et COUVE dans les dernières semaines en était étonné d’ailleurs, parce que pour lui qui était protestant, il ne comprenait pas que WORMSER soit complexé, il ne voyait pas matière à complexe ou difficulté. Ah ! c’était le complexe de WORMSER. Pas aux Finances ! Et en dehors d’Olivier WORMSER et de François ORTOLI, y avait-il un troisième possible, à l’époque de 1968 ? Vous ne voyez pas… pas dans la classe politique, et vous ? on ne vous a proposé d’entrer dans le Gouvernement de COUVE ? Ah non ! moi j’étais, vous étiez trop précieux là-bas, trop jeune ! oui, et puis je n’étais pas dans les rôles politiques. GISCARD a fait quelque chose de tout à fait original. D’habitude, on prend… quand on prend quelqu’un qui n’est pas un homme politique, on prend un haut-fonctionnaire. Moi, j’étais un universitaire libéral, et si pour six mois de Commerce extérieur mais GISCARD voulait me faire entrer au Gouvernement, et au fond j’ai compris ensuite que les six mois de Commerce extérieur, c’était en quelque sorte un apprentissage de la machine Conseil des Ministres. Tout à fait. D’ailleurs, je ne pensais pas qu’il voulait me nommer Premier Ministre, je pensais qu’il voulait me nommer ensuite Ministre de l’Economie et des Finances, mais en fait c’était Premier Ministre.
Revenons sur la non-dévaluation. La non-dévaluation, çà a été très simple. Tout le monde poussait à la dévaluation. Le Général ne voulait pas de la dévaluation, enfin cela lui faisait mal au cœur. J’étais invité à Paris ce jour-là, ce soir-là, à un long banquet des banquiers et j’ai envoyé mon directeur de cabinet qui était Jean-Claude PAYE lire mon discours. Jean-Claude PAYE est rentré le lendemain et m’a dit, j’ai vu mon beau-père, il est catastrophé parce qu’il dit que c’est une erreur de faire une dévaluation. Mais.. je lui ai dit de vous téléphonez pour avoir votre avis, je sais que c’est le vôtre. JEANNENEY m’a téléphoné, je suis ai dit ce que je pensais. Il m’a dit, je vais le dire au Général. Il a expliqué çà à TRICOT. Et j’ai reçu l’indication… non ! M. JEANNENEY m’a dit : il semblerait que la condition que… de l’aide de nos partenaires soit la dévaluation. Alors, c’est là que j’ai vu le président du comité des gouverneurs de Banques centrales, qui était le Gouverneur de la Banque belge, qui était un ami, j’ai dit : est-ce le cas ? Il m’a dit, nous ne cherchons pas la dévaluation, si le Gouvernement français fait une politique qui est une bonne politique, nous ne demandons pas la dévaluation. Et c’est le message que j’ai passé. Mais là-dedans, COUVE est absent. Ah, oui ! COUVE n’était pas là. Comment çà se fait ? L’homme qui a joué un rôle essentiel, c’est l’ancien gouverneur du Crédit foncier, je ne connaissais que lui, qui avait été directeur du Budget, La Genière ? Oh, non ! qui était dans le pétrole, président d’SN-Repal. Excusez-moi, c’est lui qui a joué un rpole essentiel. M. JEANNENEY a vu le Général. Et le Général a demandé à TRICOT de me faire venir. Et j’ai reçu l’ordrede venir en trois heures, et c’est là que le soir, j’ai vu le Général.
TRICOT, si on en fait son portrait… Il semble qu’avec BURIN des ROZIERS, on ait eu un secrétariat général très ouvert sur l’extérieur, et très politique personnellement. Et que Bernard TRICOT, d’une certaine manière, ait été un COUVE de MURVILLE à l’Elysée, plus sur le retrait, croyant beaucoup au génie du Général et se disant, même si je pense ceci, il se peut que le Général ait quand même raison envers et contre tout. TRICOT était extrêmement fidèle au Général, mais il avait une personnalité, une opinion personnelle. BURIN connaissait depuis plus longtemps le Général, et puis le tempérament de BURIN, il y a longtemps que je ne l’ai pas vu. Il va bien ? Il va très bien, il a parfaitement… comment dire ? sa mémoire et sa santé. Précis de chiffres et de noms. Je le vois de temps à autre. C’est TRICOT qui donne beaucoup de soi, qui a une santé… qui souffre. Il y a des avatars. Il y a plusieurs choses à la fois internes… enfin, il est inquiet, mais il est toujours très ouvert et disponible. Et surtout, il parle comme il écrit, il n’y a pas une hésitation, le style est complet, c’est très beau. Le Général… non, l’affaire de la dévaluation, çà a été essentiellement GOETZE. Ah, oui ! GOETZE qui avait également été plus que RUEFF-ARMAND, l’homme de 1958, bien sûr ! c’est très peu dit cela. Tout cela est raconté, il y a des légendes. L’homme était GOETZE, il y avait GOETZE, il y a eu cette possibilité pour M. JEANNENEY d’intervenir et de dire au Général, voilà à Bruxelles, les conclusions auxquelles BARRE est arrivé. Et je crois que tout ceci a joué dans une certaine mesure pour que la dévaluation ne soit pas décidée, mais accompagnée immédiatement d’une politique économique très stricte, donc des coupes franches en dépenses. Oui, mais j’étais allé plus loin. J’avais dit à COUVE… il m’avait dit, je ne peux pas faire un déficit inférieur à … 900 millions. On rêverait aujourd’hui à ces chiffres. Bien sûr ! je lui avais dit, nos analyses à Bruxelles, montrent que c’est 600 millions. Vous avez que la politique allait marcher. Le redressement se faisait, et que c’est le jour où le Général a annoncé le referendum que tout a basculé. On a remis un facteur d’incertitude. Ah, oui ! çà a basculé ! On a recommencé à perdrede l’argent, parce que l’argent rentrait, les réserves se reconstituaient. Comment vous voyez çà, c’est-à-dire que le Général ait fait passer son rapport avec le peuple, disons son propre style de conviction et de gouvernement, avant quelque chose qui aurait pu lui permettre de choisir une date plus éloignée pour son départ, et peut-être COUVE comme successeur ? J’ai l’impression que ce qui a été l’élément décisif à ce moment-là, c’est la déclaration de POMPIDOU. Le 10 Janvier, à Rome ? Oui ! quand on lit le communiqué du Général, on sent très bien qu’il se dit : les Français savent que je peux avoir un successeur, il faut que je teste leur confiance. D’ailleurs, c’est la seule fois où quand il s’adresse aux Français, c’est un communiqué du Conseil des Ministres, c’est une question de confiance qu’il pose au peuple. Vous avez une analyse, très tragédie antique, dans laquelle M. POMPIDOU joue un rôle. Pas d’ailleurs, avec le désir de faire partir le Général. Sa déclaration a été arrangée par la presse. Non pas du tout, je ne mets pas de mauvaises intentions dans la pensée de M. POMPIDOU. Il est certain que toute une catégorie qu’étaient à l’époque les hommes d’affaires, la bourgeoisie qui a toujours été anti-de Gaulle, s’est dit : on a notre candidat, le Général a senti çà, et c’était après 1968, les mouvements du peuple, les mouvements populaires avaient été forts, je crois, qu’il a voulu tester. Il a voulu tester, c’est le fond de l’affaire, en disant : je reste, ou ils me font confiance et je reste, ou je pars. Et il l’a fait, malheureusement, avec le Sénat et la région, on a tout essayé. De Bruxelles, POHER qui était devenu Président du Sénat, m’avait demandé d’intervenir : ne faites pas le Sénat, la région passe, il n’y a aucun problème. Je l’ai dit à M. JEA NNENEY. M. JEANNENEY m’a dit, le Général m’a dit, si je ne fais pas çà dans le détail, ils ne feront jamais rien ensuite, donc on garde tout ! Il voulait vraiment… çà passe, ou çà casse ! C’est l’impression que j’ai eue, des contacts… qui ont été les miens.
Vous avez le sentiment que COUVE aurait pu être le successeur, non pas qu’il voulait, mais qu’il eût souhaité ? au fond, un meilleur Président de la République, parce que de sang-froid, et de hauteur de vues, que Premier Ministre ? sans forcer le trait. Je pense que le Général avait une idée de ce genre. Avait une idée de ce genre… Parce qu’il y a en COUVE précisément un homme ayant de l’altitude et qui n’était pas mêlé, pas trop mêlé à l’agitation politique.
Comment jugeriez-vous cette politique économique ? c’est une politique qui a été subordonnée aux circonstances… On ne peut pas juger, parce qu’il n’y a pas eu le temps de cette politique. Je vous l’ai dit, jusqu’au mois de Février, çà va dans la bonne direction, çà repart. Et puis l’annonce du referendum, c’est l’incertitude politique. En France, c’est çà vous savez… lorsque l’on a su en 1981… nous avions des rentrées conbsidéravbles, absolument considérables, il n’y avait guère que l’inflation qui vous résistait, oui, mais çà… tant qu’elle restait mondiale, on n’aurait pas changé. Elle n’a diminué que lorsque çà a diminué ailleurs. Même lesAllemands étaient à 7%, ce qui était dramatique en Allemagne. Le climat général du monde, c’était une culture d’inflation. Maintenant, depuis 1985, nous vivons une culture de stabilité. On avait des taux d’intérêt plus faibles, l’argent rentrait, mais le jour où l’on a appris quelle serait la date de l’élection présidentielle, nous avons perdu 5 milliards de dollars. Et après le premier tour, on a accéléré les pertes tout de suite, et là, il n’y a rien à faire. Dans des cas comme çà. Et même MAUROY a mis le contrôle des changes, tout est parti quand même, la évaluation est arrivée deux mois après. Les éléments psychologiques en France et sur les marchés, sont fondamentaux. Est-ce qu’il aurait fallu dévaluer, à sec, après les accords de Grenelle, pratiquement en les effaçant dès le 30 Mai ? Il y a ceux qui proposaient une petite dévaluation, je pense que çà n’aurait pas servi. On en a fait une, qui était trop forte, ensuite. Surtout, il fallait faire quelque chose combiné avec les Allemands parce que nos drames inflationnistes, l’origine est très nette : c’est la dévuation de 12 % en France combinée avec une réévaluation de 9% en Allemagne. 21 % ! nous nous sommes trouvés avec une marge de 21%, c’était une erreur considérable, les Allemands m‘ont toujours dit qu’ils ont regretté qu’on n’ait pas pu jouer ensemble sur l’ajustement des parités. Oui, cela a joué à quatre mois de distance. Mais POMPIDOU voulait le faire tout de suite de façon indépendante et autonome. Il s’en est enorgueilli, lui et Michel JOBERT. Ils s’en sont enorgueillis, oui ! mais je vous garantis que la source de l’inflation française est là. Les années durant lesquelles il a fallu se battre contre l’inflation, c’est là leur origine ! 21 % de décalage par rapport à l’Allemagne. Cela a pu peut-être donner un peu de croissance, mais on l’a payé très cher. Est-ce que vous aviez à l’époque un contact avec DEBRE ministre des Finances et avec l’équipe DUPONT-FAUVILLE ? Oui ! avec DEBRE, oui. HABERER que je connais bien. Avec DEBRE, bien sûr, mais DEBRE avait… était dans la bonne direction. C’est DEBRE qui faisait une bonne politique, il la faisait d’une façon peut-être… sans lâcher un petit peu de temps à autre, pour mettre de l’huile dans les rouages. Il était trop… il a fait quand il était ministre des Finances des choses extraordinaires, très bonnes. C’est lui qui a commencé la réforme du système bancaire français, qui n’est toujours pas terminée.
Comment est-ce que vous feriez mon livre ? Cette biographie ? Est-ce que vous conditionneriez quelque peu COUVE à son expérience d’Inspecteur des Finances, à son expérience RUEFF, négociation des actifs français à Wiesbaden, Alger ? ou est-ce que vous feriez partir sa formation, son expérience d’autres sources ? d’autres événements ?
Il était Inspecteur des Finances, il avait vécu tous ces événements mais je crois que COUVE a compris très vite l’importance internationale des choses, il était membre de la commission italienne ? Oui, tout à fait, le début de sa carrière diplomatique est effectivement ces négociations à Quatre à Rome et à Naples. C’est là, c’est Baden, il a fait des finances par l’international à Wiesbaden et le « truc » à Quatre en Italie. Moi, je crois qu’il a perçu, c’est un homme intelligent, il a perçu l’importance de l’international. Il n’aurait pas fait la politique qu’il a faite s’il n’avait pas eu une large ouverture d’esprit et une appétence pour ces problèmes. Il était intéressé par les problèmes économiques parce que c’était le début de sa carrière, mais en réalité, il y portait toujours un grand regard, il était toujours très attentif au fait qu’on ne fait pas une politique étrangère si on n’a pas une politique économique solide, mais je pense, pour moi c’est le grand ministre des Affaires Etrangères. Est-ce que vous avez rencontré deux de ses visiteurs, qui peut-être étaient des vôtres aussi, qui semblent avoir contribué à former son jugement sur les questions financières, André MEYER d’une part, et Jean JARDIN d’autre part ? Non ! André MEYER, je l’ai rencontré une fois, mais il était célèbre, mais certainement c’est une très bonne influence. André MEYER était son visiteur tous les mois au Quai d’Orsay et à Matignon. Et JARDIN notamment à Matignon, il lui est arrivé de le voir trois fois par semaine. JARDIN reste l’homme-mystère parce que sa biographie par ASSOULINE, il n’y a rien dedans, et il y avait plusieurs notes le concernant, à Alger, en 1944, il était Ambassadeur à Berne de Vichy, curieusement il y a les bordereaux, mais il n’y a pas la note. Et les romans de ses fils donnent l’impression d’une personnalité intéressante, mais… c’est un secret.
Je ne le savais même pas. Non… je dois dire que personnellement, quand j’ai été Premier Ministre, j’ai toujours trouvé auprès de COUVE une attention, une écoute. Il est… Vous l’avez reçu… vous l’avez vu pendant que vous étiez Premier Ministre… Ah, souvent ! Souvent, nous nous voyions, je l’écoutais, je lui demandais son avis. Il a toujours été, au R.P.R., un élément tout à fait positif. Cà, c’est une chose que je ne comprendrais jamais, je ferai peut-être un jour une histoire de la Cinquième République, que le R.P.R. de base et l’ensemble des cadres ne se soient pas reconnus en vous en 1976. Non ! çà ce n’était pas possible. Vous étiez à la fois la France libre et vous étiez l’homme du Marché Commun. Oui, mais… là c’étaient des considérations politiques aussi, c’était déjà la rivalité entre CHIRAC et GISCARD, qui a tout pollué…oui, moi j’étais au milieu, essayant de m’en sortir, mais par exemple COUVE m’a toujours défendu parce qu’il me disait : je faisais la politique pour laquelle vous m’aidiez… Vos entretiens étaient plutôt sur l’économie, plutôt… sur tous les sujets. Je l’ai revu après… Cà se passait chez vous à Matignon ? Oui, çà se passait à Matignon, je l’invitais à déjeuner, ou bien il venait… je lui demandais son avis sur tel ou tel point. J’ai toujours eu une grande considération pour lui. Est-ce qu’il vous a paru, est-ce que vous avez eu l’impression que c’était un homme, quand il était Premier Ministre qui était content de l’être, qui se croyait avoir du temps devant lui, et, une fois qu’en 1969 les dés ont roulé, est-ce que c’est un homme qui a été frustré et regretteur de ce qui aurait pu se faire ? COUVE ne laissait jamais apparaître au fond quel était le fond de sa pensée. Il était… gardait la distance à l’égard des événements, il était Premier Ministre, il faisait son métier ; il ne l’était plus, très bien ! mais je pense quand même qu’il a souffert, je crois, qu’il a souffert de sa mise à l’écart systématique par POMPIDOU. Vous savez que cela a été très dur ! Et là, il y a cette histoire… Markovitch, vous la voyez comment ? cette affaire, un coup monté par le SDECE se vengeant de BEN BARKA, ou même pas plus compliqué que çà ? C’est une opération contre POMPIDOU, mais on a cru, les gens ont cru que COUVE y était mêlé, ce n’est pas son genre, ce n’est pas son caractère. Mais il a mal réagi, tout de même, comme le Général : ils ont décidé tous les deux de ne pas intervenir dans cette affaire. C’était difficile…
Une dernière question : elle va vous paraître un peu personnelle, mais par analogie, vous allez pouvoir réagir. C’est un peu amené, cela, par POMPIDOU. COUVE de MURVILLE donne l’impression d’être solitaire, il est pourtant marié. Il a trois filles qui sont également mariées. Sa femme a parfois voyagé avec lui à l’étranger. Est-ce que l’épouse d’un homme politique, d’un ministre, d’un Premier Ministre, c’est important, et est-ce que quand on est l’épouse du Premier Ministre, çà compte ? Je n’ai pour ainsi dire pas connu Madame COUVE de MURVILLE, je ne l’ai pas rencontrée, peut-être une fois à un dîner à l‘Elysée. Sur la question que vous me posez, à mon avis, c’est important. Cela dépend du tempérament de l’homme. Je crois… nous avons toujours sauvegardé, ma femme et moi, la vie de famille, même à Matignon. Mes deux fils étaient l’un à l’Université, et l’autre au lycée Victor Duruy, les deux n’entendaient pas venir à Matignon parce qu’ils ne voulaient pas… Vous dormiez à Matignon, je veusx dire : vous habitiez Matignon ? Oui, j’avais voulu ne pas habiter Matignon, mais c’était impossible, on a une telle vie, c’était épouvantable, des conditions qui, d’ailleurs à l’époque, n’étaient pas très agréables. Mais nous avions décidé que 1° les quatre, nous prendrions nos petits-déjeuners ensemble tous les matins, et en second lieu du samedi après-midi au dimanche soir, c’était une vie pour la famille et les amis. J’ai tenu comme çà quatre ans, presque cinq ans. C’est indispensable, et la vie de famille, c’est très important, et la femme, c’est très important parc que si vous donnez une réception, ou bien si vous avez besoin de contacts ici ou là, la femme joue un très grand rôle. Ma femme, à Lyon, joue un très grand rôle. Il y a une légende qui vous grandit beaucoup à Lyon : on connaît votre coup de fourchette et votre plaisir d’être commensal que vous vous faites envoyer par télécopie les menus des principaux « bouchons » de Lyon, une légende qu’on vous a faite…
J’ai une question purement factuelle. C’est vous qui avez décidé en 1978 que soient systématiquement archivés les papiers de Matignon, on est arrivé à lesreconstituer poure vous, DEBRE a donné son pelurier, CHIRAC pour 1974-1976 l’a donné aussi, mais figurez-vous que personne ne sait où sont les archives de 1962 à 1974, c’est-à-dire ni CHABAN, ni MESSMER, ni POMPIDOU, ni COUVE. Personne ne sait… La règle avait été qu’on passe tout aux Archives de France. Il y a une espèce de registre, très clair depuis vous, il y a même vos instructions, et puis il y a ensuite une circulaire que signe le Premier Ministre avant de partir… et il y a ce trou… Je ne sais pas. Cela me gêne beaucoup, j’ai les peluriers d’Alger, de Vichy, du ministère de l’Economie et des Finances du temps de lui et d’ORTOLI. Si vous les retrouvez ce sera utile pour tout le monde. Est-ce que vous allez écrire des Mémoires si vous ave le temps ? J’attends de finir, j’attends Mars 2001. Je suis allé là, une ville traumatisée, parce qu’on est venu me dire, il faut que vous tourniez la page. Louis JOXE rentrait, les Lyonnais sont venus me chercher, Louis JOXE terminait son mandat et il allait au Conseil Constitutionnel.
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