Munich, le mercredi 20 Mai 1981
Je pensais pouvoir jeter quelques poignées de terre compatissantes à l’homme tombé, abandonné de ses flatteurs et n’ayant plus qu’une longue retraite à occuper. Le discours radiotélévisé de Giscard d’hier soir ne peut malheureusement encore inspirer ces sentiments. Les pré-commentaires de 19 heures donnaient le souvenir encore si dominant il y a quinze jours de la manipulation audiovisuelle de l’opinion : on fit d’abord accroire que c’était la première fois que le Chef de l’Etat prenait la parole depuis le 10 Mai, façon donc d’effacer le communiqué rageur du lundi 11, rageur et incompréhensible. A 20 heures – il est vrai que je n’ai que la radio que le beau temps brouille – la voix est crachotante et vieille. L’homme du passé, qui est-ce donc ? Mitterrand, de dix ans l’aîné de Giscard, semble plus jeune. Les thèmes de sept ans sont toujours là : le pouvoir restitué intact, une nation forte et paisible, toutes les élections ont eu lieu à la date normale, la prospérité que je voulais lui donner. Nous restons dans la démocratie octroyée et formelle. Vient alors la peinture qui a été faite par d’autres, car c’est d’image non de vérité qu’il s’agit maintenant : le terme de grandes espérances, oublier les blessures du combat politisque, les grands idéaux, les principes et les idées qui ont guidé ma vie. Et celui qui invoquait Notre-Dame la France, conclut par un manichéisme de patronage : la Providence et le mal qui rode et frappe. L’avenir est flou : pas d’éventualité précise. Un au-revoir, à la disposition, pour moi, je resterai attentif à ce qui concerne l’intérêt de la France. Je pense à Pétain et à de Gaulle, à l’atavisme et à l’obsession, à l’impossibilité d’être grand quand les temps sont banaux, à moins de l’être par soi-même. Transgressant la discipline que j’ai décidée de ne rien adresser au Monde sauf réponse positive à mes conditions – parution toutes les trois semaines, lettre d’explication en cas de refus – j’ai dicté un commentaire au Monde, mais davantage pour fermer un cycle, au moins vis-à-vis de moi-même et de Giscard, que pour en ouvrir un autre. Ayant l’un de mes frères au téléphone quelques instants plus tard, j’apprends le détail télévisuel : le drapeau aux armes, la chaise vide longuement filmée sur chant de la Marseillaise. Incorrigible carton-pâte.
Blondeau que j’ai enfin au téléphone pense que le siège est plus à prendre que ne le croit la section PS qu’il continue d’exécrer, autant qu’elle l’exècre. Vuillaume serait en baisse, Pochard [1] de nouveau en piste, un aide-de-camp d’Edgar aurait approché mon maire de Po,ntarlier en laissant entende que des primaires étaient envisageables, et que, lui, Blondeau, y aurait sa place. Lui, cependant, n’accepterait guère que ma candidature avec investiture socialiste comm seul cas de figure où il ne se présenterait pas. En tout cas pour lui, le poste de député ne le tente toujours pas, en tout cas pour le moment. Il me confirme l’analyse qu’a répandue Chevènement que mon score de novembre n’était pas une base de départ. Il a reçu la visite de Michel Rey, qui serait l’arbitre au sein du PS des situations telles que la sienne, et ne me souffle mot du jugement de Février, tout en continuant de dauber la section PS qui n’a pas même pris contact avec le PC, ce qui est élémentaire. Je retéléphone au PS où je n’ai qu’un Michel Bordeloue, adjoint de Charzat, 25 ans et content où il est, qui prend note de mon refus d’Angers et de ma demande de ré-examen de Pontarlier.
C’est dans ce contexte si précis et éloquent que je lis les communiqués sur les pourparlers des « gaullistes de gauche » avec le PS, et sur la constitution d’une énième composante à gauche… Dans Le Monde que je reçois aujourd’hui, paru le 18, quelques noms de ministres probables : Mauroy comme Premier Ministre, Defferre à l’Intérieur, Delors à l’Economie et Cheysson aux Affaires étrangères. Comme je l’ai toujours conjecturé, rien pour Jobert qui n’aura été reçu que comme le sage de la République qu’il est devenu. Tout cela est une indication : Mitterrand forme lui-même le gouvernement et s’entoure, au moins dans une première étape, de sa stricte famille de combat et d’esprit. On verra sans doute pour les communistes après les législatives, qu’il s’agit de gagner sans eux ou même contre eux, pour mordre le plus possible à droite, quitte ensuite en position de force à les admettre au gouvernement. Quant aux gaullistes de gauche et autres « démocrates », il est clair que jamais leur poids ne se pèsera dans les urnes : ou Mitterrand a sur eux un regard qu’avait le général de Gaulle, c’est-à-dire une utilité comme témoignage, comme force spirituelle au regard de l’Histoire et alors les places sont importantes mais, politiquement et électoralement, gratuites, ou bien le regard est instantané et calculateur, et rien pour eux que des paroles aimables dans des discours et des strapontins de figurants d’avance battus dans les joutes électorales. De poids dans les conseils ou au Parlement, rien. Je penche pour cette seconde analyse, car l’idée d’un moyen terme où cette fraction, dont je suis d’une certaine manière – fraction innommée et imbaptisable – serait prise dans un train voulant changer d’allure et d’attelage, me paraît assez irréaliste. Qui ne participe pas à l’entreprise en vient vite à la juger, et qui juge en toute indépendance ne sera pas forcément inconditionnellement flatteur, donc déplaira, donc… Mitterrand, transition vers la résurrection de l’élan coupé en 1969, mais qui dépendait plus d’un homme que d’une ardeur répandue ?ou Mitterrand, récupération habile par la gauche d’une Histoire qui se faisait sans elle à la suite de 1936, une gauche qui n’a de chances durables en France que par des moyens qui ne sont pas les siens propres : un homme venu du centre patriote et des institutions presque monarchiques. Déception par rapport aux mois derniers ? Non, car d’une part je ne croyais pas à la victoire de FM, et que d’autre part je pensais les choses autrement et en termes de naissance d’un certain rassemblement, non des notables mais du tout-venant qui est l’âme de tout renouveau. Mais déception par rapport aux derniers jours – au déjeuner de Jobert et à cette impression d’avoir à quelques-uns changé la majorité, sinon le cours de l’Histoire. Le Point donne ce début de semaine, 36% au PS, 20,5% à l’UDF, 18,5% au RPR et 13 % au PC pour les prochaines législatives. La dynamique du parti du Président ne m’étonne pas, le maintien de l’UDF : oui. Mon adjoint qui devient mon porteur d’eau comme celui de Thiers aux présidentielles de 1848 a ces commentaires : on a voté pour Mitterrand bien qu’on prévoit une mauvaise gestion, mais pour changer ! par contre, VGE garde sa position de recours… contre Chirac ! qui fait peur.
En Allemagne, la crise s’accélère – tout y est, le conflit sur le stationnement des fusées Pershing et la question de confiance posée par Schmidt, dimanche.
Pierre Mauroy, le favori ces temps-ci pour Matignon, et l’homme du présent comme de l’avenir – l’autre jour, mon dernier soir à Paris, seul dans un manteau bleu, marchant du boulevard Saint-Germain vers l’esplanade des invalides que je croise en voiture place du Palais-Bourbon. Un instant, l’idée de l’accoster. Frappé par la simplicité du pouvoir chez nous quand il n’est encore que potentiel… La République n’accorde encens et chauffeurs que le décret de nomination publié.
Je pensais pouvoir jeter quelques poignées de terre compatissantes à l’homme tombé, abandonné de ses flatteurs et n’ayant plus qu’une longue retraite à occuper. Le discours radiotélévisé de Giscard d’hier soir ne peut malheureusement encore inspirer ces sentiments. Les pré-commentaires de 19 heures donnaient le souvenir encore si dominant il y a quinze jours de la manipulation audiovisuelle de l’opinion : on fit d’abord accroire que c’était la première fois que le Chef de l’Etat prenait la parole depuis le 10 Mai, façon donc d’effacer le communiqué rageur du lundi 11, rageur et incompréhensible. A 20 heures – il est vrai que je n’ai que la radio que le beau temps brouille – la voix est crachotante et vieille. L’homme du passé, qui est-ce donc ? Mitterrand, de dix ans l’aîné de Giscard, semble plus jeune. Les thèmes de sept ans sont toujours là : le pouvoir restitué intact, une nation forte et paisible, toutes les élections ont eu lieu à la date normale, la prospérité que je voulais lui donner. Nous restons dans la démocratie octroyée et formelle. Vient alors la peinture qui a été faite par d’autres, car c’est d’image non de vérité qu’il s’agit maintenant : le terme de grandes espérances, oublier les blessures du combat politisque, les grands idéaux, les principes et les idées qui ont guidé ma vie. Et celui qui invoquait Notre-Dame la France, conclut par un manichéisme de patronage : la Providence et le mal qui rode et frappe. L’avenir est flou : pas d’éventualité précise. Un au-revoir, à la disposition, pour moi, je resterai attentif à ce qui concerne l’intérêt de la France. Je pense à Pétain et à de Gaulle, à l’atavisme et à l’obsession, à l’impossibilité d’être grand quand les temps sont banaux, à moins de l’être par soi-même. Transgressant la discipline que j’ai décidée de ne rien adresser au Monde sauf réponse positive à mes conditions – parution toutes les trois semaines, lettre d’explication en cas de refus – j’ai dicté un commentaire au Monde, mais davantage pour fermer un cycle, au moins vis-à-vis de moi-même et de Giscard, que pour en ouvrir un autre. Ayant l’un de mes frères au téléphone quelques instants plus tard, j’apprends le détail télévisuel : le drapeau aux armes, la chaise vide longuement filmée sur chant de la Marseillaise. Incorrigible carton-pâte.
Blondeau que j’ai enfin au téléphone pense que le siège est plus à prendre que ne le croit la section PS qu’il continue d’exécrer, autant qu’elle l’exècre. Vuillaume serait en baisse, Pochard [1] de nouveau en piste, un aide-de-camp d’Edgar aurait approché mon maire de Po,ntarlier en laissant entende que des primaires étaient envisageables, et que, lui, Blondeau, y aurait sa place. Lui, cependant, n’accepterait guère que ma candidature avec investiture socialiste comm seul cas de figure où il ne se présenterait pas. En tout cas pour lui, le poste de député ne le tente toujours pas, en tout cas pour le moment. Il me confirme l’analyse qu’a répandue Chevènement que mon score de novembre n’était pas une base de départ. Il a reçu la visite de Michel Rey, qui serait l’arbitre au sein du PS des situations telles que la sienne, et ne me souffle mot du jugement de Février, tout en continuant de dauber la section PS qui n’a pas même pris contact avec le PC, ce qui est élémentaire. Je retéléphone au PS où je n’ai qu’un Michel Bordeloue, adjoint de Charzat, 25 ans et content où il est, qui prend note de mon refus d’Angers et de ma demande de ré-examen de Pontarlier.
C’est dans ce contexte si précis et éloquent que je lis les communiqués sur les pourparlers des « gaullistes de gauche » avec le PS, et sur la constitution d’une énième composante à gauche… Dans Le Monde que je reçois aujourd’hui, paru le 18, quelques noms de ministres probables : Mauroy comme Premier Ministre, Defferre à l’Intérieur, Delors à l’Economie et Cheysson aux Affaires étrangères. Comme je l’ai toujours conjecturé, rien pour Jobert qui n’aura été reçu que comme le sage de la République qu’il est devenu. Tout cela est une indication : Mitterrand forme lui-même le gouvernement et s’entoure, au moins dans une première étape, de sa stricte famille de combat et d’esprit. On verra sans doute pour les communistes après les législatives, qu’il s’agit de gagner sans eux ou même contre eux, pour mordre le plus possible à droite, quitte ensuite en position de force à les admettre au gouvernement. Quant aux gaullistes de gauche et autres « démocrates », il est clair que jamais leur poids ne se pèsera dans les urnes : ou Mitterrand a sur eux un regard qu’avait le général de Gaulle, c’est-à-dire une utilité comme témoignage, comme force spirituelle au regard de l’Histoire et alors les places sont importantes mais, politiquement et électoralement, gratuites, ou bien le regard est instantané et calculateur, et rien pour eux que des paroles aimables dans des discours et des strapontins de figurants d’avance battus dans les joutes électorales. De poids dans les conseils ou au Parlement, rien. Je penche pour cette seconde analyse, car l’idée d’un moyen terme où cette fraction, dont je suis d’une certaine manière – fraction innommée et imbaptisable – serait prise dans un train voulant changer d’allure et d’attelage, me paraît assez irréaliste. Qui ne participe pas à l’entreprise en vient vite à la juger, et qui juge en toute indépendance ne sera pas forcément inconditionnellement flatteur, donc déplaira, donc… Mitterrand, transition vers la résurrection de l’élan coupé en 1969, mais qui dépendait plus d’un homme que d’une ardeur répandue ?ou Mitterrand, récupération habile par la gauche d’une Histoire qui se faisait sans elle à la suite de 1936, une gauche qui n’a de chances durables en France que par des moyens qui ne sont pas les siens propres : un homme venu du centre patriote et des institutions presque monarchiques. Déception par rapport aux mois derniers ? Non, car d’une part je ne croyais pas à la victoire de FM, et que d’autre part je pensais les choses autrement et en termes de naissance d’un certain rassemblement, non des notables mais du tout-venant qui est l’âme de tout renouveau. Mais déception par rapport aux derniers jours – au déjeuner de Jobert et à cette impression d’avoir à quelques-uns changé la majorité, sinon le cours de l’Histoire. Le Point donne ce début de semaine, 36% au PS, 20,5% à l’UDF, 18,5% au RPR et 13 % au PC pour les prochaines législatives. La dynamique du parti du Président ne m’étonne pas, le maintien de l’UDF : oui. Mon adjoint qui devient mon porteur d’eau comme celui de Thiers aux présidentielles de 1848 a ces commentaires : on a voté pour Mitterrand bien qu’on prévoit une mauvaise gestion, mais pour changer ! par contre, VGE garde sa position de recours… contre Chirac ! qui fait peur.
En Allemagne, la crise s’accélère – tout y est, le conflit sur le stationnement des fusées Pershing et la question de confiance posée par Schmidt, dimanche.
Pierre Mauroy, le favori ces temps-ci pour Matignon, et l’homme du présent comme de l’avenir – l’autre jour, mon dernier soir à Paris, seul dans un manteau bleu, marchant du boulevard Saint-Germain vers l’esplanade des invalides que je croise en voiture place du Palais-Bourbon. Un instant, l’idée de l’accoster. Frappé par la simplicité du pouvoir chez nous quand il n’est encore que potentiel… La République n’accorde encens et chauffeurs que le décret de nomination publié.
[1] - Marcel Pochard, au cabinet de Jacques Barrot, secrétaire d’Etat au Logement, a souhaité candidater à l’automne de 1980 , déjà. Casé directeur des services de la région Franche-Comté, que préside Edgar Faure, je l’ai retrouvé directeur général de la Fonction publique à mon retour du Kazakhstan en 1995. Nommé au Conseil d’Etat ensuite, il est l’auteur maintenant de rapports officiels
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