Chef des services d’expansion économique à
Vienne - Autriche (ex-direction des relations économiques extérieures du
ministère de l’Economie et des Finances – fusionnée avec la diretion du Trésor
en 2005) d’Octobre 1988 à Juin 1992, j’ai parcouru proprio motu ce que les
Autrichiens appellent avec justesse l’Europe centrale de l’Est, en fait
l’ancien empire des Habsbourg. J’y ai connu l’ambiance d’avant la chute du mur,
notamment le libre passage entre Budapest et Vienne, sans visa à partir du
printemps de 1988, puis ce qui fut vécu, très différemment dans chacun des pays
pendant la fin des régimes communistes et à l’absorption de la République
démocratique allemande par la République fédérale, et enfin la noria de visites
et de colloques pour abreuver les nouveaux décideurs et anciens communistes de
nos leçons de libéralisme, de privatisation. Voyages vers le nord et l’est dans
une germanophonie ambiante. Puis, à la veille et aux débuts des guerres de
Yougoslavie, j’ai parcouru toutes les composantes de la fédération, sauf le
Montenegro, rencontrant à titre personnel des autorités nouvelles (parfois au
niveau suprême) que par crainte de l’Allemagne et par souvenir de la Grande Guerre, nous
refusions de reconnaître., renforçant ainsi la Serbie dans un jusqu’aboutisme
désastreux pour elle et sanglant pour ses anciens vassaux. J’en rendis compte à
François Mitterrand et à Roland Dumas, contre les opinions dominantes au Quai
d’Orsay, alors écrites pour l’Elysée par Jacques Blot.
Les considérations qui suivent sont forts de
cette expérience ancienne, mais que je crois encore éclairante pour le présent
et pour l’avenir. Le traité de Maastricht, contemporain de cette totale
redistribution des identités, n’a pas su en tenir compte.
L’Europe centrale de l’Est, test de la
question d’Europe
Remportant la Grande Guerre et recouvrant ses départements
d’Alsace et de la Moselle, la France de Clemenceau crut pouvoir remplacer par
son système des nationalités (hérité d’un Napoléon III pourtant décrié par le
même Clemenceau au début de sa carrière politique) et un réseau de garanties
militaires, le système des Habsbourg. Celui-ci, à la veille de l’attentat de Sarajevo
et précisément selon les pensées et les réseaux de l’archiduc héritier
François-Ferdinand, était en complète évolution. L’empire avait continué de
s’agrandir territorialement par l’annexion de la Bosnie-Herzégovine et une
dynastie scrupuleusement catholique, avec droit de veto sur la succession
pontificale (qui fut exercé en Septembre 1914), était sans doute à la tête
d’une diversité religieuse sans pareil dans le monde. Il était question d’un
couronnement à Prague du roi de Bohême qu’était aussi l’empereur d’Autriche-roi
de Hongrie et d’une nouvelle considération des quelques vingt-et-une
nationalités composant la double monarchie danubienne, l’Autriche-Hongrie. Le
ciment de l’ensemble était sans doute la personnalité peu charismatique mais
universellement respecté d’un prince très âgé, mais surtout un esprit de
tolérance pour les différences de toutes sortes, ce qu’illustrait
particulièrement la position des Juifs dans l’empire : ceux-ci en étaient
sans doute les serviteurs et les propagandistes les plus féconds, même si le
projet sioniste fut viennois. Le système des Habsbourg était – précisément –
tout le contraire d’un système, d’une organisation, d’un dogme. Il ne se connaissait pas d’ennemi par
principe, sauf dans ses dernières années l’attraction que pouvait exercer la
Serbie sur les nationalités slaves de l’empire.
La France au contraire a regardé l’Europe centrale de
l’Est avec méfiance et selon le prisme – très déformant – d’une obsession
allemande qui depuis 1918 n’a eu d’éclipse que la présidence du général de
Gaulle. Celle-ci, au contraire des périodes la précédant puis lui ayant
succédé, était non seulement fondatrice de l’entente franco-allemande selon des
affinités personnelles et une confiance mutuelle exceptionnelle entre l’homme
du 18-Juin et l’ancien maire de Cologne un temps emprisonné par les Anglais,
mais avait prophétisé la détente, l’entente et la coopération entre toutes les
parties de l’Europe. A la chute du rideau de fer, la France donna – très
inopportunément – tous les signes d’une peur renée de l’Allemagne (il fallut la
prise de relais par les deux ministres des Affaires étrangères, Roland Dumas,
parfait germanophone, et Hans-Dietrich Genscher, connaisseur de tous les démons
possibles chez son partenaire C.D.U. pour encadrer la
« réunification » allemande et maintenir le lien européen
outre-Rhin). Cette peur nous fit intervenir dans la guerre dans la guerre du
Koweit pour que ne se crée pas un précédent annexionniste et nous fit nous
méprendre sur les indépendances yougoslaves, surtout celle de la Croatie,
anciennement dépendante de Vienne. La tentative d’une confédération européenne
englobant l’Union européenne en gestation selon la négociation de Maastricht,
pour laquelle François Mitterrand tint conférence informelle à Prague avec
toutes les autorités morales et intellectuelles de l’Europe centrale de l’Est,
fit long feu.
La partition tchécoslovaque a été la dernière étape de
nos échecs dans la région, et si le désaccord entre Prague et Bratislava se
solda sans hostilités belligènes ni animosité, le démantèlement de ce qui avait
été édifié en 1918 et ruiné une première fois par notre capitulation à Munich
en 1938, ce fut sans doute la fin d’une influence française active que nous
avions ambitionnée pendant tout le XXème siècle. Nous avons dans cette dernière
affaire manqué d’imagination car une fédération tripartite en faisant émerger
comme troisième élément – « tampon » entre les deux pays techèque et
slovaque – la Moravie, historiquement très identifiable, aurait sans doute
sauvé la face de chacun. La nouvelle indépendance que vient fêter et commémorer
le président de la République française est donc ambivalente, elle signifie –
comme les indépendances yougoslaves – un échec et – comme celles-ci – elle ne
contribue pas à une « gouvernance » efficace dans l’Union européenne.
Les entités primaires sont trop nombreuses à l’Est, elles auraient pu se
fédérer pour être un ensemble en tant que tel à Bruxelles et à
Strasbourg : on en est très loin. Le vivre ensemble s’était institué selon
des structures très différentes de celles conçues par les traités
européens : l’Autriche-Hongrie puis la férule communiste enlevaient
presque toutes conséquences aux orgueils nationalistes et aux revendications
territoriales qui se concurrencent et se recouvrent le long du Danube.
Bratislava – la Presbourg autrichienne où se faisaient couronner, à cheval, les
rois de Hongrie fussent-ils une femme : Marie-Thérèse – est une entrée de
belle tenue, mais provinciale, dans les confins de l’Europe non russe, et se
voulait autant hongroise que viennoise. Les confins attirent la Slovaquie vers
des formes et des évolutions très « droitières » : comme la
Croatie qui a comme référence de sa plus grande emprise territoriale Ante
Pavelic, le pays n’a pas oublié Mgr. Tiszo, tandis que la capitale l’inscrit
résolument dans la mouvance multinational européenne.
Après un siècle d’échecs, malgré son vif désir de
présence politique et économique, et malgré la sympathie évidente dont elle
continue de jouir au moins culturellement quelles que soient les générations,
la France a-t-elle encore un jeu le long du Danube ?
Oui.
La considération des hommes, des personnalités
nationales, personnalités morales très complexes, bien plus volitives
aujourd’hui que la nôtre mais aux racines incertaines, diverses, et entremêlées
par l’histoire, la géographie, l’ethnographie même si le substratum culturel,
du fait de la construction des Habsbourg, est homogène. Cette considération
s’apprend et se cultive par la relation humaine et par une connaissance
physique de ces pays et de ces peuples. De leurs langues, de leurs
littératures. L’attraction n’est pas mutuelle, nous sommes bien davantage
connus pour ce que nous fûmes mondialement jusqu’à ces dernières années que
nous ne pénétrons ces cultures et esprits.
La démocratie, les droits de l’homme, des modes de
gouvernement et des comportements en politique sont en recherche dans
l’ensemble de l’Europe centrale de l’Est. Nous n’avons que les remugles pas les
réussites dans nos mémoires et nos informations très atrophiées. Ainsi, la
Hongrie, ainsi une partie de ces vingt années slovaques. La France est plus
connu par sa culture – l’esprit des Lumières et de nos encyclopédistes – aussi
par ses tentatives de prendre l’Allemagne à revers avec des masses de manœuvre
slaves, ce qui est schématique et dépassé, que par son imagination et ses
initiatives européennes. Ces pays danubiens, la Pologne d’aujourd’hui, tant
aimée de la France depuis plusieurs siècles, n’ont pas encore la clé des
fonctionnements européens. Les élargissements de l’Union à partir de
l’implosion soviétique, les politiques bruxelloises de voisinage, de mise à
niveau, les fonds structurels datent d’eux et furent conçus pour eux. L’examen
des adhésions se passa souvent d’une manière humiliante pour leurs dirigants
et leurs administrations, sans être pour autant approfondis comme ils auraient
dû l’être. La crise actuelle de l’entreprise européenne – fondamentalement
question de solidarité inter se et d’indépendance vis-à-vis des Etats-Unis, de
puissance et d’assurance de soi face à la Chine – a laissé de côté cette partie
de l’Union. Or, c’est elle la plus exposée aux démons du passé : les
régimes d’autorité et d xénophobie, la menace stratégique. Nous ne traitons, ni
en tant qu’Européens, ni comme héritiers de nos ambitions et de nos erreurs, en
tant que Français, aucune de ces interrogations et attentes.
La compétition commerciale, d’éventuels partenariats
et investissements sont sans doute importants, ils ne seront que la conséquence
d’une mise à jour profonde et résolue de notre proposition d’accompagnement.
D’autres, notamment l’Allemagne, pourraient en articuler une, elle risquerait
l’ambiguïté. Notre originalité et notre efficacité, notre pénétration entre
Europe centrale de l’Est sont enfin fonction de notre relation avec l’Autriche
qui n’est petite que territorialement. Son territoire spirituel est – là –
immense. Cette dimension peut se partager avec nous. Et ce travail ensemble est
très utile. Il peut contribuer à rééquilibrer l’Union européenne dans ses
organisations et vie quotidienne, il peut aussi participer de la relance dont
la France doit prendre l’initiative, la relance démocratique. Articulée et zélée
pour l’Europe en tant que tel, elle contribuera certainement à ancrer dans des
pratiques encore naissantes et peu éprouvées des pays souvent tentés par
d’autres voies pour se
conduire./.
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