Quelle France dans dix ans ?
Contribution au séminaire gouvernemental
Paris, 19 août 2013
16 août 2013
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Sommaire
Avant‐propos ....................................................................................................................... 5
Introduction ......................................................................................................................... 8
1. Certitudes et questions .................................................................................................... 7
1.1. Le monde dans dix ans ................................................................................................... 9
1.2. L’Europe dans dix ans ................................................................................................... 13
1.3. La France dans dix ans .................................................................................................. 15
2. Trois choix collectifs ....................................................................................................... 21
2.1. Quelle insertion dans la mondialisation ? .................................................................... 21
2.2. Quel modèle pour l’égalité ? ........................................................................................ 25
2.3. Quelle vision du progrès ? ............................................................................................ 27
3. Éléments pour construire une stratégie ......................................................................... 31
3.1. Méthode ....................................................................................................................... 31
3.2. Coordonnées ................................................................................................................ 33
Annexe
Décennie gagnante ou décennie perdue : la Suède et le Japon dans les années 1990 .......... 35
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Avant‐propos
Préparée en juillet‐août 2013 par un groupe d’experts du CGSP, cette note a été conçue pour servir
d’introduction au séminaire gouvernemental du 19 août 2013. Elle propose des éléments de constat
et des pistes de réflexion sur les perspectives à horizon de dix ans et esquisse une approche pour
l’élaboration d’une stratégie à moyen terme, mais ne prétend ni faire un inventaire des questions, ni fixer les termes d’une réponse. Son objectif principal est d’ouvrir une discussion.
Ont principalement contribué à ce travail Blandine Barreau, Mahdi Ben Jelloul, Thomas Brand,
Nicolas Charles, Delphine Chauffaut, Quentin Delpech, Géraldine Ducos, Hélène Garner, Virginie
Gimbert, Clélia Godot, Camille Guézennec, Mohamed Harfi, Noémie Houard, Cécile Jolly, Frédéric
Lainé, Rémi Lallement, Guillaume Malochet, David Marguerit, Jean‐Paul Nicolaï, Aude Rigard‐Cerison,
Sarah Sauneron et Aude Teillant.
Le document a également bénéficié des apports des participants au séminaire du 18 juillet 2013, et
en particulier de ceux d’Agnès Bénassy‐Quéré, Philippe Bouyoux, Gilbert Cette, Sandrine Duchêne,
Étienne Gernelle, Éric Hazan, Sébastien Jean, Alain Quinet, Karim Tadjeddine et Claire Waysand.
Qu’ils en soient tous remerciés.
Jean Pisani‐Ferry
Commissaire général à la stratégie et à la prospective
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Introduction
En 1985, Jean‐Pierre Chevènement, alors ministre de l’Éducation nationale, lance l’objectif d’amener
avant l’an 2000 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat. La proportion de bacheliers
stagne alors depuis plusieurs années en dessous de 30 %. Dix ans plus tard, en 1995, elle dépasse
60 % (Graphique 1). Il y a, bien sûr, matière à critiquer les effets collatéraux d’une mutation aussi
rapide. Mais le pays, qui compte 500 000 étudiants de plus, a commencé de combler son retard
éducatif. L’accès aux études supérieures ne sera plus l’apanage d’une minorité. L’objectif était clair et
mobilisateur ; l’action a porté ses fruits.
Graphique 1 : Proportion de bacheliers par génération, 1980‐2011
Source : Insee
Notre histoire récente offre d’autres exemples de même type : plan d’équipement télécoms et
programme d’indépendance énergétique dans les années 1970 ; mise en place de la monnaie
européenne dans les années 1990 ; processus de Bologne sur l’harmonisation des systèmes
universitaires européens ou plan cancer dans les années 2000. À chaque fois un objectif lointain a été
fixé, qui paraissait souvent irréaliste lorsqu’il a été formulé. Il a orienté l’action publique, guidé les
anticipations et catalysé les énergies. Quoi qu’on pense de ces entreprises, aussi critique qu’on
puisse être à l’égard des effets indésirables de telle ou telle d’entre elles, force est de reconnaître
leur ambition et l’ampleur des changements qu’elles ont entraînés.
Autour de nous plusieurs pays avancés ont, en une décennie, réalisé des transformations de grande
ampleur. L’Allemagne de Gerhard Schröder vient immédiatement à l’esprit : en mars 2003, au
moment où le chancelier présente son programme de réformes, le pays fait figure d’homme malade
de l’Europe. Dix ans après les inégalités de revenu se sont accrues, mais le chômage est à son plus
bas et la prospérité économique du pays est insolente. On peut citer aussi la Suède, où la crise
financière du début des années 1990 a été l’occasion d’un réexamen qui a préservé les fondements
du modèle social tout en redéfinissant ses modalités d’application. Sa réussite est particulièrement
frappante en comparaison de l’évolution du Japon, qui a lui aussi subi une crise financière violente au
début des années 1990, mais n’a pas su prendre ses difficultés à bras‐le‐corps (voir Annexe). On peut
enfin mentionner, dans le domaine international, les Objectifs de développement du millénaire. Dans
un contexte économique, il est vrai, favorable, ces objectifs ont permis de concentrer les efforts et
nombre d’entre eux sont en passe d’être atteints dès avant l’échéance de 20151.
1 Notamment la réduction de moitié de l’extrême pauvreté, la parité dans l’éducation primaire et la réduction de moitié du
pourcentage de la population n’ayant pas accès à l’eau potable.
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Tous ces exemples montrent qu’à condition de viser loin et de se fixer des objectifs clairs, l’action
publique n’a pas perdu sa capacité transformatrice. Dix ans, c’est le bon horizon pour des décisions
structurantes qui :
− éclairent l’avenir ;
− donnent continuité à l’action publique par‐delà les alternances politiques ;
− permettent de sortir de la logique paramétrique – combien en plus, combien en moins –
pour mettre l’accent sur des changements qualitatifs ;
− conduisent à raisonner sur les stocks – de compétences, d’équipements, de logements, de
dette – qui déterminent le bien‐être d’une nation, et plus seulement sur les flux ;
− amènent les institutions à se réformer pour servir les objectifs qui leur ont été assignés.
Cinq ans, c’est l’horizon du politique mais dix ans, c’est celui de la société. La perspective décennale
est à la fois assez rapprochée pour mobiliser les énergies d’une collectivité autour de l’avenir qu’elle
veut se construire, et assez éloignée pour que les investissements institutionnels ou matériels
destinés à y conduire portent leurs fruits. Pour les mêmes raisons, elle est propice à la délibération et
à la concertation.
Notre société, cependant, a depuis plusieurs années une vision brouillée de son avenir. C’est un
handicap, car l’absence d’une perspective commune dans laquelle nos concitoyens se reconnaissent
et puissent se projeter affaiblit le collectif et favorise les comportements de chacun‐pour‐soi. C’est
aussi une source d’interrogations pour nos partenaires et les observateurs internationaux qui ne
comprennent plus bien à quoi notre pays aspire et ne discernent plus quels moyens il se donne pour
atteindre ses objectifs.
Réfléchir à ce que nous voulons être dans dix ans, en débattre, fixer sur cette base des orientations,
et engager les actions correspondantes peut aider à remobiliser un pays aujourd’hui désorienté. La
France de 2013 n’est plus celle des années 1970 ou même des années 1990. Les urgences et les
priorités ne sont plus les mêmes. L’État n’est plus en situation de décider pour la société dans son
ensemble. Mais répondre aux questions qui se posent à nous demande toujours continuité et
cohérence. La valeur de la méthode demeure.
Dans cette perspective, la présente note est organisée en trois parties. La première fournit un
cadrage prospectif sommaire sur le monde, l’Europe et la France à horizon de dix ans. La deuxième
met l’accent sur trois choix collectifs d’importance pour la société française. La troisième offre des
éléments de méthode et des points de repère pour l’élaboration d’une stratégie à dix ans.
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1. Certitudes et questions
1.1. Le monde dans dix ans
Depuis plus de trois décennies, l’économie mondiale se transforme sous l’effet de puissantes
forces tectoniques : croissance de la population du globe, qui a été multipliée par 2,7 depuis 1950,
accès à l’information et au savoir par le canal d’Internet, diffusion accélérée des innovations
techniques, notamment par le biais de l’investissement, enfin réduction des coûts de transport et
libéralisation des échanges et des flux de capitaux, avec pour conséquence la fragmentation
croissante des processus de production.
Cette configuration, que l’on résume généralement sous le vocable de mondialisation, a produit
une progression rapide du revenu global et une réduction sensible des inégalités entre les citoyens
du monde. Personne, au début des années 1980, n’imaginait possible un tel développement des
pays pauvres. Mais ce progrès historique s’est aussi accompagné d’un important transfert de
revenu au bénéfice des producteurs de ressources primaires rares, de commotions sociales dans
les économies industrielles, d’une montée des inégalités au sein des sociétés du Nord comme de
celles du Sud, et de déséquilibres financiers qui ont contribué à la crise de 2007‐2008. Il a aussi eu
comme contreparties une dégradation sensible de l’environnement dans les régions en
industrialisation rapide, et des tensions accrues sur les biens collectifs comme le climat et la
biodiversité.
La montée de la classe moyenne mondiale
Trois données résument l’ampleur des transformations à l’oeuvre:
− l’incidence de l’extrême pauvreté (moins de 1,25 dollar par jour et par personne) est passée
de plus de 40 % en 1993 à moins de 20 % en 20131 ;
− depuis 2007, une majorité de la population du globe vit dans des villes2 ;
− en 2013, la part des pays émergents et en développement dans le PIB mondial (en parité de
pouvoir d’achat), qui était de 36 % en 1993, a dépassé 50 %3.
Dans dix ans, la classe moyenne mondiale comptera sans doute plus de quatre milliards d’individus.
Pour plus de la moitié, ceux‐ci résideront en Asie (Graphique 2). La montée, dans ce qu’on appelait le
Sud, de couches moyennes urbaines, instruites et avides de consommer est un phénomène
sociologique de première ampleur, dont il faut mesurer toutes les conséquences économiques et
environnementales, mais aussi les conséquences politiques dont les manifestations du printemps
2013 ont donné une illustration saisissante.
Pendant deux décennies, les consommateurs ont été au Nord, surtout aux États‐Unis, et les
producteurs au Sud, surtout en Chine4. Ces producteurs ont commencé à devenir consommateurs, et
le mouvement ira s’amplifiant au cours de la décennie à venir.
1 Source : Banque mondiale, Indicateurs du développement dans le monde.
2 Source : Nations unies.
3 Source : FMI, World Economic Outlook.
4 Les catégories de « Nord » et « Sud » sont évidemment approximatives. Elles sont utilisées ici pour faire image.
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Graphique 2 : Répartition par région de la classe moyenne mondiale, 1993‐2023
Source : Brookings Institution, calculs CGSP. La classe moyenne est ici définie comme la population
dont la dépense quotidienne est comprise entre 10 et 100 dollars PPA de 2005
La dette au Nord, le savoir au Sud
Le choc de 2008 a précipité le basculement d’un monde à l’autre. Entre 2007 et 2013 le PIB par tête
aura augmenté de plus de 60 % en Chine et d’un tiers en Inde, mais il aura baissé dans la plupart des
économies avancées1. Les crises de la dette souveraine étaient jusque dans un passé récent le triste
privilège des pays du Sud. Fin 2012, cependant, l’endettement public brut atteignait en moyenne
110 % du PIB dans les pays avancés, contre 35 % dans les pays émergents2. Dans le même temps le
savoir, qui était jadis l’apanage du Nord, est aujourd’hui de mieux en mieux réparti. En attestent les
données sur les publications scientifiques ou l’évolution du classement des pays selon le volume de
leurs dépenses en recherche‐développement (Tableau 1) : deux pays émergents figuraient dans les
dix premiers mondiaux en 2000, ils étaient quatre en 2010 et la Chine était passée de la sixième place
à la deuxième.
Tableau 1 : Classement mondial des pays selon leurs dépenses en recherche‐développement
Dépenses intérieures de R & D en milliards de dollars
2000 2010 Évolution
des rangs
Rang Pays Volume Rang Pays Volume 2010/2000
1 USA 268,121 1 USA 408, 657 =
2 JPN 98,667 2 CHN 178,168 +4
3 DEU 52,350 3 JPN 140,959 –1
4 FRA 32,962 4 DEU 86,280 –1
5 UK 27,859 5 KOR 53,243 +2
6 CHN 27,216 6 FRA 49,934 –2
7 KOR 18,559 7 UK 39,506 –2
8 CAN 16,690 8 RUS 32,788 +4
9 ITA 15,249 9 IND 31,823 +2
10 BRA 12,483 10 BRA 26,017 =
Source : Ghislaine Filiatreau, OST, Carist, calculs CGSP
1 Source : FMI, WEO database.
2 Source : IMF Fiscal Monitor, avril 2013, Table 2.
43%
1% 24%
1%
9%
22%
1993 : 1,17 Mrds
33%
16%
11% 2%2%
36%
2013 : 2,14 Mrds
21%
10%
2%
2%
9%
56%
2023 : 3,47 Mrds
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À en juger par l’évolution de la population étudiante, cette transformation va se poursuivre à un
rythme accéléré. Il y avait, en 2000, 100 millions d’étudiants dans le monde, dont 33 millions dans les
pays avancés et 25 millions dans les BRIC1. En 2011, ils étaient plus de 180 millions, dont 67 millions
dans les BRIC (Graphique 3).
Graphique 3 : Population étudiante mondiale
Source : OST, calculs CGSP
Il y a vingt ans, la dette était au Sud et le savoir au Nord. Aujourd’hui, la dette est au Nord et le savoir
de plus en plus au Sud.
La poursuite de l’expansion démographique et la montée en puissance d’une classe moyenne
mondiale accroîtront inévitablement la demande en alimentation et en énergie. Le défi climatique et
celui de la biodiversité seront ainsi de plus en plus aigus. Malgré le ralentissement de l’activité
industrielle, la crise économique n’a pas arrêté la progression des émissions de gaz à effet de serre,
qui ont atteint un niveau record en 20122. Le Programme des Nations unies pour l’environnement
situe le monde sur la trajectoire d’une augmentation de 3 °C à 5 °C de la température moyenne au
cours du XXIe siècle, ce qui, à défaut de politiques correctrices suffisamment ambitieuses dans la
décennie à venir, entraînera des changements radicaux et irréversibles du climat, de la configuration
des territoires émergés, de la biosphère et des océans. Les pressions exercées sur la biodiversité
(artificialisation des sols, consommation et surexploitation des ressources, espèces envahissantes,
pollutions) poursuivent elles aussi leur progression et accélèrent considérablement le rythme de
disparition des espèces et de dégradation des habitats naturels. Dès les dix années qui viennent, les
effets induits des changements du climat (stress hydrique, catastrophes naturelles, fonte des glaces,
montée du niveau des océans et acidification de leurs eaux, contraintes agricoles) sont appelés à
s’intensifier, avec pour conséquence des conflits autour des ressources et une augmentation sensible
du nombre de réfugiés climatiques.
Des questions plus politiques qu’économiques
Doit‐on anticiper la prolongation de ces tendances ? Le ralentissement de l’expansion chinoise, ainsi
que la stagnation brésilienne et les performances décevantes de l’Inde, suggèrent qu’on ne peut
miser sur une dynamique du monde émergent aussi forte que celle des dernières décennies.
S’agissant des BRIC, une baisse du rythme de croissance est inéluctable, car celui‐ci diminue
inexorablement au fur et à mesure qu’un pays rattrape le niveau de développement des pays
avancés. La Chine entre dans une phase d’atterrissage démographique (la population active cessera
de croître dès 20153 et le nombre des plus de 65 ans doublera d’ici 20301) et même si le déplacement
1 Brésil, Russie, Inde et Chine.
2 De 31.6 Gt CO2e selon les estimations de l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Source : Émissions issues de la
combustion d’énergies fossiles, AIE (2013), Redrawing the Energy‐Climate Map.
3 Selon une étude (à paraître) de Du Yang et Wang Meiyan, chercheurs à la Chinese Academy of Social Sciences, Peking
University’s China Centre for Economic Research.
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des usines vers l’intérieur leur permet d’accéder à la main‐d’oeuvre rurale, sa capacité
d’industrialisation atteint des limites sociales et environnementales.
En dehors même des facteurs politiques, les expériences européennes, comme celles des économies
avancées d’Asie de l’Est, suggèrent que la transition d’un régime de croissance à un autre est plus
souvent heurtée que graduelle. Des à‐coups sont d’autant plus probables dans le cas chinois que le
pays a accumulé les plans de relance par l’équipement et le crédit, et se caractérise par un
investissement anormalement élevé, ce qui rend le rééquilibrage vers une économie plus orientée
vers la consommation nécessaire, mais aussi délicat. Quant au relais qu’apporteront une nouvelle
vague de pays émergents et le décollage d’une partie de l’Afrique, il est réel mais son ampleur reste
incertaine : sont concernés une multitude de pays asiatiques ou africains dont aucun n’a la taille des
BRIC. Avec la chute du Mur et l’ouverture de la Chine, les années 1990 avaient vu se produire ce
qu’on a appelé le doublement de la force de travail mondiale2. Le phénomène ne se reproduira pas à
même échelle dans les années à venir.
Ces mises en garde quantitatives n’invalident cependant pas la perspective d’une économie
mondiale dont la dynamique sera de plus en plus tirée par les pays émergents, et elles ne remettent
pas en cause la prévision d’une montée des classes moyennes. Les incertitudes se concentrent plutôt
sur quatre points :
− Les risques géopolitiques. Au niveau global, l’ascension de la Chine au rang de première
puissance économique mondiale sera consacrée d’ici dix ans. Sa rivalité avec les États‐Unis
viendra bousculer l’ordre international construit dans l’après‐guerre. Elle peut demain
fragiliser la mondialisation, voire déboucher sur des tensions. Au minimum, la transition d’un
monde unipolaire à un monde bi‐ ou multipolaire ne pourra pas aller sans des soubresauts,
dont l’aiguisement des différends territoriaux en Asie de l’Est donne un avant‐goût. Au
niveau régional, les tensions qui traversent le Moyen‐Orient et le Sahel sont un risque pour
l’Europe et pour sa sécurité tant économique que politique, d’autant que les États‐Unis ne
dépendent plus de la région pour leur approvisionnement pétrolier.
− Les évolutions sociopolitiques. Les deux dernières décennies ont fait le lit des projections
naïves au gré desquelles économie de marché et démocratie allaient nécessairement de pair.
Venant après d’autres, les récents événements d’Égypte rappellent que règle de la majorité
et libertés civiles ne sont pas nécessairement compatibles. Entre un tiers et la moitié de la
population mondiale est soumise à des régimes autoritaires, à l’abri desquels prospère
souvent le capitalisme d’État3. Néanmoins, le statu quo politique n’est sans doute pas
compatible avec l’essor des classes moyennes éduquées, qui avive l’aspiration à la
démocratie et à l’état de droit.
− Les déficiences de la gouvernance mondiale. Depuis quinze ans le système multilatéral
patine. Il a échoué à produire des accords globaux significatifs sur le commerce comme sur le
climat, et le futur des accords financiers consécutifs à la crise de 2008 est incertain. Il n’a pas
fait de progrès notable dans le domaine social. Quant au G20, qui avait suscité de grands
espoirs, il est rapidement entré dans une phase de rendements décroissants. La seule
exception significative qui puisse être citée est le récent progrès – encore timide – de la
coopération fiscale, mais celle‐ci relève largement de la coopération informelle. Cette
situation, qu’on peut en partie attribuer au renversement en cours des rapports de
puissance, augure mal de la capacité collective à gérer les biens publics mondiaux. Elle laisse
place à une certaine fragmentation de l’espace international sous l’effet d’initiatives
1 Source : Cécile Jolly, Maxime Liégey et Olivier Passet (2012), Les secteurs de la nouvelle croissance, Centre d’analyse
stratégique, Paris, La Documentation française ; voir aussi Gilles Pison (2009), « Le vieillissement démographique sera plus
rapide au Sud qu’au Nord », Population et Société, n° 457, INED.
2 Richard B. Freeman (2007), « The great doubling: The challenge of the new global labor market », in J. Edwards, M. Crain
et A. L. Kalleberg (eds) Ending Poverty in America: How to Restore the American Dream, New York: The New Press, p. 55‐65.
3 Voir les données compilées par Freedom House.
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régionales ou bilatérales qui ne peuvent offrir que des substituts partiels au multilatéralisme.
Dans ce contexte, un blocage réel de la gouvernance globale est possible.
− L’instabilité des prix des matières premières. Après avoir plus que doublé entre 2000 et 2008
puis avoir subi une brève correction en 2008‐2009, le prix des produits de base a repris son
ascension. Si un certain consensus s’est établi sur l’idée que les prix agricoles demeureront à
un niveau élevé, ceux de l’énergie et des matières premières sont soumis à des tendances
contradictoires : offre énergétique nouvelle (hydrocarbures non conventionnels) et ralentissement
de la croissance mondiale d’un côté, élévation des coûts d’extraction (offshore
profond) et risques associés aux facteurs géopolitiques de l’autre. Cette incertitude est source
d’attentisme dans les choix d’investissement et nourrit par là même une tension sur l’offre.
Opportunités et risques pour la France
Pour la France, le paysage qui vient d’être dessiné à grands traits présente des opportunités et des
risques. La nouvelle phase de la mondialisation, qui sera marquée par le passage, dans le monde
émergent, d’une croissance tirée par l’exportation et l’investissement à une croissance tirée par la
demande intérieure et la consommation, et l’irruption attendue de deux milliards de nouveaux
consommateurs, offrent de grandes possibilités à un pays qui n’est pas spécialisé dans les biens
d’équipement mais dont les produits sont mondialement perçus comme synonymes d’un certain art
de vivre. Dans le même temps cependant, l’accès au savoir de la fraction supérieure de ces mêmes
classes moyennes vient souligner que nos positions dans les industries intensives en savoir et en
technologie ne bénéficient d’aucune protection naturelle.
1.2. L’Europe dans dix ans
Depuis un demi‐siècle, la construction européenne a été un facteur structurant de notre
développement. Elle a fourni un cadre au sein duquel penser et construire notre propre avenir.
Quand bien même ce cadre n’était pas toujours exactement celui que nous aurions souhaité, il offrait
alors l’immense avantage d’être stable et prévisible. Libéralisation des échanges, standardisation des
normes, ouverture à la concurrence, désinflation, intégration des pays de l’ex‐bloc de l’Est, euro : à
chaque fois l’appartenance à l’Union a fixé les grands choix. À chaque fois l’Union européenne a
rassuré parce qu’elle apparaissait capable de gérer ces évolutions sans mettre en cause nos modèles
sociaux. À horizon de dix ans, cependant, elle n’apparaît ni comme un môle de stabilité ni comme un
bouclier. Économiquement, monétairement, politiquement et socialement, elle est devenue un
facteur d’incertitude.
Trois incertitudes pour l’Europe
L’incertitude est d’abord économique. Collectivement, l’Europe paye le prix d’une croissance
déséquilibrée au cours de la décennie 2000, d’une gestion hésitante du choc de 2008, et des
atermoiements auxquels la crise de la zone euro a donné lieu. Nonobstant le redressement
conjoncturel qui se dessine, le PIB par tête de la zone euro ne retrouvera sans doute qu’en 2016
son niveau de 20071. Cette décennie perdue aura fait reculer de trois points sa part dans le PIB
mondial2. Qui plus est, la zone est aujourd’hui divisée entre pays prospères et pays en crise. Dans
les premiers, Allemagne en tête, le chômage est peu ou prou à son plus bas niveau depuis trente
ans. Dans les seconds, en Espagne notamment, il dépasse ses maxima historiques (Graphique 4).
Entre ces deux moitiés, le douloureux processus de rééquilibrage économique entamé en 2008‐
2009 est à l’oeuvre, mais dans les pays en crise la cote d’alerte sociale est atteinte. Il est clair que
ce processus continuera à marquer la décennie à venir. Ce qu’on ne sait pas, c’est quels chemins il
empruntera. À côté des scénarios de redressement graduel, des évolutions plus brutales peuvent
aussi être imaginées.
1 Source : Commission européenne, base de données AMECO.
2 De près de 16 % en 2007 à près de 13 % en 2014. Source : FMI, WEO database.
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Graphique 4 : Taux de chômage au sein de la zone euro, 1998‐2013
Source : Bruegel sur base de données Commission européenne (prévisions pour 2013). La distribution en trois groupes
est fondée sur des critères économiques. Le Centre se compose de la Belgique et de la France. L’Irlande est classée au Sud.
L’incertitude sur l’avenir de la zone euro tient aussi à son degré d’intégration. En réponse à la crise
qui s’est déclenchée en 2010, une série d’initiatives systémiques ont été prises : renforcement de la
surveillance budgétaire et macroéconomique, création d’un mécanisme d’assistance mutuelle,
définition des conditions d’intervention de la banque centrale, mise en chantier de l’union bancaire.
Ces initiatives ont commencé à dessiner une zone euro plus intégrée au sein de laquelle la solidarité
entre États sera plus forte.
Cette mutation n’est cependant pas achevée. Non seulement il n’y a pas encore accord sur le degré de
partage du risque qu’implique une union bancaire, mais les discussions sur les autres dimensions de
l’intégration de la zone euro – budget propre, socle commun d’assurance‐chômage, mutualisation
partielle des dettes, initiatives fiscales, création d’un Trésor européen – ont été à peine entamées.
L’Allemagne et la France, notamment, n’ont pas encore déterminé si elles peuvent s’entendre sur un
compromis associant partage des risques et partage de souveraineté. Enfin, la zone euro n’a pas
retrouvé la capacité de s’affirmer face aux géants chinois et américain.
La troisième incertitude touche non à la zone euro mais à l’Union dans son ensemble. En dépit du
succès de l’élargissement en 2004, les dix dernières années ont été marquées par une stagnation, voire
un recul de l’entreprise européenne. La ratification du Traité de Lisbonne n’a pas effacé l’échec de la
tentative constitutionnelle et les erreurs dans la gestion de la crise ont contribué dans les opinions à
une désillusion croissante à l’égard de l’Union. L’apparition de spéculations sur une sortie du Royaume‐
Uni vient accroître le sentiment que la palette des avenirs possibles de l’Union est aujourd’hui plus
ouverte qu’elle ne l’a été depuis des décennies. Quant à la dimension sociale, elle ne fait consensus ni
dans son contenu ni sur la nécessité de son intégration au projet européen. Dans un contexte de
difficultés persistantes, cette incertitude alimente les doutes sur la finalité et la légitimité de la
construction européenne.
Nos responsabilités
Cette configuration est inconfortable pour la France, où la question européenne est source de
clivage. Non sans raison d’ailleurs, toute une partie de l’opinion attribue la responsabilité de la
situation économique et sociale à l’Union européenne. Les Français sont conscients de la gravité de
cette situation, convaincus qu’y remédier nécessite des efforts, et rétifs à l’aventure. Mais ils sont
aussi devenus méfiants à l’égard des initiatives communautaires et de la logique de l’intégration
cumulative. Cet état d’esprit national n’invite pas à l’audace.
L’état de l’Europe ne permet cependant pas de programmer une pause dans les initiatives. Le statu
quo est tentant, refuser les réformes susceptibles de faire gagner la zone euro en résilience nous
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mettrait en risque. Les tensions financières persistent et pourraient demain connaître une nouvelle
flambée. Rejeter des avancées dans la gouvernance européenne nous priverait parallèlement d’un
moyen essentiel de peser sur les orientations globales. Le reste du monde n’est d’ailleurs pas disposé
à ralentir au motif que nous aurions du mal à suivre son rythme.
Une responsabilité particulièrement lourde pèse ainsi sur notre pays. Pour la première fois depuis la
signature du Traité de Rome, la possibilité d’un délitement de l’édifice européen ne peut être
écartée. Pour la première fois aussi, l’hypothèse d’une Europe déséquilibrée parce que trop dominée
par la vision des pays du Nord doit être prise au sérieux. L’attitude de la France, sa capacité à sortir
de l’ambivalence qui la travaille et parfois la paralyse, son sens de l’initiative, la cohérence entre sa
politique intérieure et sa politique européenne et la qualité de son dialogue avec l’Allemagne
contribueront de manière décisive à déterminer le cours des choses dans les années à venir. Il faut se
préparer à un possible durcissement des choix entre intégration poussée, y compris sur le plan
politique, et désagrégation, avec le cortège de troubles que celle‐ci entraînerait nécessairement.
1.3. La France dans dix ans
La France dans dix ans comptera 67 millions d’habitants1. Elle sera à coup sûr plus vieille, plus petite
et moins riche – en termes absolus dans le premier cas, et relatifs dans les deux autres. Ce n’est pas
nécessairement une aussi mauvaise nouvelle qu’il y paraît, car elle sera aussi mieux formée,
excellemment équipée et potentiellement attractive. Quant aux Français, ils seront plus divers et
plus autonomes, ce qui ne veut pas dire désocialisés.
Une France plus vieille
La France sera d’abord plus vieille. En dépit d’une démographie plus dynamique que celle de ses
voisins, elle va connaître au cours de la prochaine décennie un vieillissement d’autant plus rapide
que les générations du baby‐boom finiront de sortir de la vie active. Cette évolution aura notamment
pour conséquence une vive remontée de la proportion d’inactifs dans la population totale. Le rapport
du nombre d’inactifs (enfants et seniors) au nombre d’actifs, qui avait baissé jusqu’en 2003 parce
que la diminution relative du nombre des plus jeunes l’emportait sur l’augmentation du nombre des
plus vieux, a amorcé en 2007 une remontée rapide (Graphique 5). En 2023, il aura retrouvé son
niveau des années 1960, mais les aînés se seront substitués aux enfants.
Graphique 5 : Taux de dépendance économique, 1960‐2030
Lecture : le taux de dépendance économique est le ratio entre population d’âge inactif et population d’âge actif.
Source : Insee, projections démographiques
Le vieillissement de la population aura, évidemment, des conséquences sur les revenus. À
comportements d'activité inchangés et taux de remplacement des retraites constant, il impliquerait
une hausse très sensible des prélèvements (sur les actifs, les retraités ou les entreprises). L’Insee
1 Insee, projections de population, décembre 2010.
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projette cependant une progression de deux points du taux d’activité des 15‐69 ans entre 2013 et
2023, notamment sous l’effet des réformes des retraites. En résulteront une poursuite de la
croissance du nombre d’actifs et une moindre ponction sur leur revenu1.
Le vieillissement représentera aussi un défi pour notre système sanitaire. Les besoins en personnel
d’accompagnement seront importants et nécessiteront un développement qualitatif et quantitatif de
l’offre de services médicosociaux, de services à la personne, et en gérontechnologies.
Une France plus petite et moins riche
La France sera ensuite relativement plus petite et moins riche. Démographiquement, mais surtout
économiquement, elle pèsera sensiblement moins dans dix ans qu’il y a dix ans.
Principalement du fait de la crise financière et de celle de la zone euro, notre croissance a été
exceptionnellement faible au cours de la dernière décennie : le PIB par tête n’aura progressé que de
quelque 3 % entre 2003 et 2013. C’est largement la conséquence du choc sur la demande qui a
frappé en 2008, mais c’est aussi l’effet d’un ralentissement des gains de productivité, lui‐même
conséquence d’un moindre investissement et d’un freinage des processus de réorganisation
productive à l’intérieur des entreprises et dans la concurrence entre elles. Ce phénomène est
commun à la plupart des pays européens, les États‐Unis se distinguant quant à eux par une poursuite
des gains de productivité (Graphique 6).
Graphique 6 : Sources de la croissance du PIB par tête dans divers pays, 1992‐2011
Source : données Fred (Réserve fédérale de Saint‐Louis), calculs CGSP
Il est permis d’être plus optimiste pour l’avenir. Certes, beaucoup du terrain perdu dans la crise ne
sera pas rattrapé. Mais si le climat est suffisamment favorable au développement des entreprises, les
gains de productivité devraient pouvoir reprendre à un rythme plus soutenu et permettre, sans
compromettre la rentabilité des investissements, une reprise de la progression du pouvoir d’achat.
Contrairement aux États‐Unis, qui commencent à faire face, temporairement au moins, à un
ralentissement des gains d’efficience procurés par les technologies de l’information et de la
communication, l’économie française comme celle d’autres pays européens pourrait
paradoxalement bénéficier de son retard dans l’adoption de ces technologies : dans les dix ans qui
viennent, elle devrait continuer à pouvoir surfer sur la vague d’innovation des années 2000 qu’elle
1 Insee, projections de population active, avril 2011.
Certitudes et questions
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n’a pas fini de s’approprier, en attendant la suivante, celle des puces 3D et des biochips1. La France
dispose par ailleurs d’importantes réserves de croissance en raison du niveau de son sous-emploi et
de la persistance de réglementations anticoncurrentielles dont la levée pourrait induire des gains de
productivité substantiels.
Pour concrétiser cette promesse, il faudra favoriser l’activité, l’acquisition de compétences,
l’innovation, le renouvellement du tissu productif et l’investissement, et aussi faire preuve de doigté
dans la gestion de la demande. Même s’il ne serait pas prudent, dans un contexte aussi incertain que
celui que nous connaissons, d’anticiper des rythmes de croissance supérieurs à ceux qui sont retenus
pour les projections à moyen terme (sur les cinq prochaines années 1,5 % de croissance potentielle,
plus environ un demi-point par an provenant de la réduction de l’écart de production, soit 2 % au
total), il faut savoir qu’il n’y a pas là une limite infranchissable et qu’il n’est pas illégitime d’espérer
un rythme plus rapide. Avant nous, d’autres pays avancés sont parvenus, en conduisant des réformes
économiques d’ampleur, à relever leur rythme de croissance potentielle de l’ordre de 0,5 point par
an en moyenne, et à mobiliser ces virtualités.
A contrario, il suffit de regarder autour de nous pour voir à quel point la combinaison d’une
stagnation de la demande et d’une persistance des obstacles au développement de l’offre peut
aboutir à un étouffement complet de la croissance. Il y a quinze ans, l’Allemagne et l’Italie avaient, à
10 % près, le même PIB par tête. Depuis, celui de l’Italie n’a pas progressé, celui de l’Allemagne a
augmenté de 20 %, et la seconde est d’un tiers plus riche que la première. La France ne peut se
considérer à l’abri du risque d’un scénario à l’italienne.
Sous l’hypothèse d’un redressement de la croissance, notre part dans le PIB global devrait diminuer
moins vite au cours des années à venir que dans la période 2003-2013, mais la diminution est
inéluctable. La France devrait ainsi représenter en 2023 un peu moins de 3 % du PIB mondial. Elle
fera toujours partie des pays riches, mais son revenu réel par tête s’élèvera à deux fois le revenu
mondial, contre près de trois fois il y a dix ans (Tableau 2). Économiquement, elle pèsera à peu près
autant que le Canada ou l’Espagne en 1980. Devenue relativement plus petite au sein d’un monde
devenu plus grand, son poids relatif sera de deux à trois fois inférieur à ce qu’il était voici trente ans.
Tableau 2 : Parts de l’économie française dans le monde : 2003, 2013, 2023
2003 2013 2023
Part de la France :
- dans la population mondiale (%) 0,97 0,92 0,87
- dans le PIB mondial (%) 4,0 3,1 2,7
PIB par tête de la France / PIB par tête mondial (ratio) 2,7 2,2 1,9
Source : OCDE, projections à long terme. Le PIB et le PIB par tête sont exprimés en parité de pouvoir d’achat
Ces tendances, qui sont entachées d’une assez faible incertitude, peuvent nourrir un certain
déclinisme. À tort :
− tous les pays avancés et nombre de pays émergents connaissent un vieillissement rapide et,
en comparaison de beaucoup d’autres, la France est avantagée par une meilleure natalité.
Au demeurant, l’allongement de la durée de vie ne doit pas être vu comme un handicap
économique, il pourra au contraire être source de croissance pour les pays qui sauront
s’organiser pour y faire face et se saisir des opportunités de ce qu’on appelle la silver economy ;
− la baisse tendancielle de notre poids relatif emporte évidemment des conséquences dans le
jeu des puissances, mais au moins dans une économie globale pacifiée et ouverte, un pays
relativement plus petit n’a pas de raison d’être moins prospère. Cela fait longtemps que
1 Gilbert Cette (2013), conférence présidentielle à l’AFSE, juin.
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l’histoire économique a fait le lit des théories qui assimilaient puissance et richesse. Au
contraire, beaucoup de petits pays, y compris européens, ont connu des succès éclatants ;
− une taille relative plus faible implique quasi mécaniquement une spécialisation productive
plus étroite, sur laquelle se concentre l’avantage comparatif. La France des années 1980 était
assez peu spécialisée. Inévitablement, celle des années 2020 le sera bien davantage ;
− comme cela a déjà été dit, le développement de nos partenaires du monde émergent les
conduira de plus en plus à venir nous concurrencer sur les productions intensives en capital
humain. Il n’y aura plus de chasses gardées. Mais dans le même temps, ces pays seront, de
plus en plus, des clients, et ils seront demandeurs de produits et de services pour lesquels la
France dispose d’un avantage comparatif.
Une France mieux formée, excellemment équipée et potentiellement attractive
Parallèlement, la France sera plus et mieux formée. Avec la substitution de générations nouvelles aux
cohortes antérieures à l’allongement de la scolarisation, la population active aura gagné en
qualification moyenne. Le retard français en matière de formation de la population active, qui a
lourdement pesé au cours des dernières décennies, cessera ainsi de se faire sentir, tandis que la
progression rapide du niveau moyen de qualification dans les pays émergents n’aura pas encore
touché l’ensemble de la population active1. Il faut en effet bien comprendre que le « capital
humain » a le caractère d’un stock : la qualification moyenne de la main‐d’oeuvre est le résultat
d’efforts poursuivis sur plusieurs décennies. Dans dix ans, la France sera mieux formée qu’elle ne l’a
jamais été dans l’époque moderne en comparaison des États‐Unis, et elle sera encore très riche en
capital humain vis‐à‐vis des pays émergents.
La France sera ensuite excellemment équipée. Ici encore, il faut raisonner en stock. Selon le World
Economic Forum, notre pays se classe cinquième sur 144 pour la qualité des infrastructures (routes,
chemins de fer, ports, transport aérien, télécoms – on pourrait y ajouter la qualité du système de
santé, qui est aussi facteur de compétitivité). Cet atout est certainement temporaire, au vu de l’effort
d’investissement des pays émergents. Il est hélas moins net pour les infrastructures numériques que
pour les infrastructures classiques : de ce point de vue, la France n’est pas dans le peloton de tête
des pays avancés. Mais dans l’ensemble, notre niveau d’équipement restera un avantage important à
horizon de dix ans.
Enfin, la France dispose d’atouts exceptionnels pour être un pays remarquablement attractif pour les
investissements étrangers. Si elle sait en jouer, sa situation géographique, ses infrastructures
matérielles et techniques, la qualité de ses services publics, le cadre urbain et culturel qu’elle offre,
ses modes de vie en feront un territoire de choix pour l’implantation d’entreprises intensives en
matière grise et conscientes de ce que la qualité de vie de leurs employés est un facteur de
productivité et de compétitivité.
Une France plus urbaine
L’urbanisation du territoire français devrait se poursuivre. Les grandes villes et aires métropolitaines
sont des sources importantes de richesses, d’emploi, et de gains de productivité grâce aux effets
d’agglomération et à la concentration des facteurs de production et d’innovation. Elles sont
attractives tant pour les activités économiques que pour la population. Les villes permettent par
exemple les économies d’agglomération en concentrant les ressources humaines, les entreprises
(industrie, commerce, etc.), et les pôles de financement, d’information et de savoir. Elles attirent les
jeunes et la main‐d’oeuvre hautement qualifiée grâce à leur offre culturelle et à leurs réseaux
d’universités et de grandes écoles. Elles disposent également d’infrastructures et de réseaux de
transports et télécommunications sophistiqués et attractifs.
1 En 2011, la France se classait 22e sur 38 pays sélectionnés par l’OCDE pour la part de la population des 55‐64 ans ayant
atteint le niveau universitaire, mais elle était 12e en ce qui concernait les 25‐34 ans. Voir OCDE, Factbook 2011.
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Si certains ont récemment parlé d’une tendance probable vers un dépeuplement des grandes
agglomérations au profit d’un retour vers les campagnes, cette idée a désormais vécu. Les grandes
villes, si elles savent gérer leur développement, resteront hautement attractives pour la population
du fait de leurs atouts en termes d’emploi, de services et de loisirs.
Cependant, la nature de cette urbanisation a sensiblement évolué durant la dernière décennie et
pourrait continuer dans cette voie. Certes, en dix ans, la superficie de l’espace urbain a progressé de
19 %, les villes françaises abritant désormais 77,5 % de la population. Néanmoins, cet accroissement
s’explique davantage par la périurbanisation que par la densification : de 2006 à 2010, les communes
de moins de 5 000 habitants, qui n’abritent que 40 % de la population, ont gagné près d’un million
d’habitants, ce qui représente près de 70 % de la croissance démographique française. On compte
aujourd’hui 400 habitants au kilomètre carré en moyenne dans l’espace urbain, contre 600 jusqu’en
19621.
Cet étalement des villes est source de dégradation de l’environnement en raison de l’artificialisation
des sols (réduction de la biodiversité, pollution des eaux, etc.) et de la congestion des réseaux de
transports (dépassement régulier des seuils de concentration de particules fines dans l’air, etc.).
Socialement, il est source d’anomie et de dissociation entre les habitants des centres urbains, qui
appartiennent souvent aux couches aisées, et les couches sociales paupérisées de la zone
périurbaine, avec pour conséquence un fractionnement des comportements et des choix électoraux.
Or cette tendance n’est pas inéluctable : le développement des transports collectifs, une
modernisation de l’organisation administrative et l’adaptation de la fiscalité locale aux nouvelles
réalités urbaines et sociales pourraient endiguer ce phénomène et contribuer à la densification des
populations et des activités.
Les mutations de l’emploi et du travail
Faute d’avoir vigoureusement progressé vers le plein emploi au cours de la période de croissance, la
France a vu le choc des années 2008-2013 amener le chômage à un niveau qui, pour demeurer
inférieur à celui du milieu des années 1990 et à celui que connaît l’Europe du Sud, n’en est pas moins
alarmant. Sa réduction dans les dix années qui viennent dépendra de notre capacité à engager une
dynamique de croissance et à améliorer le fonctionnement de notre marché du travail. Le fait que
plusieurs de nos voisins, dont l’Allemagne, soient actuellement proches du plein emploi, est là pour
rappeler que notre chômage n’est le produit d’aucune fatalité technologique ou économique.
Dans dix ans, cadres et professions intermédiaires représenteront plus de 40 % des actifs, contre
35 % en 2000 et 30 % en 19902. C’est, en à peine plus d’une génération, une mutation sociologique
de première ampleur. Mais la montée en gamme des emplois ne sera pas uniforme : en France
comme dans les autres économies avancées, la proportion des postes d’ouvriers et d’employés
qualifiés sera probablement en baisse, tandis que la part des emplois les moins qualifiés devrait se
maintenir, soutenue par la demande de services à la personne ou le secteur du tourisme. Cette
évolution tendra à induire une certaine polarisation des emplois en haut et en bas de l’échelle des
qualifications et risque donc de conduire à une société « en sablier »3. Il faudra faire des efforts pour
empêcher que le dualisme de la demande de travail induise un dualisme social permanent et
l’enfermement d’une partie de la population au travail dans des emplois instables et sans qualités. Ce
sera tout l’enjeu des politiques de revalorisation des emplois, de formation, d’accompagnement des
transitions et de fluidification du marché du travail.
Une autre évolution sensible de la main-d‘oeuvre est sa féminisation qui se poursuivra sous l’effet de
la hausse du taux d’activité des femmes, de la tertiarisation des emplois (dont une partie est très
1 François Clanché et Odile Rascol (2011), « Le découpage en unités urbaines de 2010 », Insee Première, août.
2 Source : CGSP, Prospective des métiers et des qualifications (PMQ), à paraître.
3 David H. Autor et David Dorn (2009), « The growth of low skill service jobs and the polarization of the U.S. labor market »,
NBER Working Papers, n° 15150, National Bureau of Economic Research, Inc., juillet.
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féminisée, à l’instar des services à la personne), et de la meilleure réussite scolaire des filles, qui
accentuera leur présence parmi les professions les plus qualifiées. Au total, les femmes pourraient
occuper près de la moitié des emplois, une proportion supérieure à leur part dans la population
active. Cette évolution pourrait conduire à une inversion de la hiérarchie traditionnelle des taux de
chômage entre hommes et femmes.
Des Français plus autonomes
Les changements affecteront aussi les structures familiales : en ce domaine, tous les indicateurs
amènent à anticiper que la spectaculaire transformation à l’oeuvre depuis trente ans se poursuivra
dans la décennie à venir, avec l’augmentation du nombre des divorces, des unions libres et des
familles monoparentales.
L’Insee projette une poursuite de la baisse de la taille des ménages (de 2,6 personnes par ménage en
1990 à 2,1 en 2025, ce qui se traduira par une hausse de la demande de logements, et posera aussi la
question du soutien aux populations fragilisées et paupérisées par ces évolutions, au premier rang
desquelles les femmes et les enfants. En 2009, 21 % des enfants vivaient dans une famille
monoparentale, quand ils n’étaient que 17 % dix ans plus tôt. Sur longue période, la baisse de la
cohabitation au sein des couples est une tendance lourde : en 1982, près de 85 % des femmes de
40 ans vivaient en couple, elles ne seront que 64 % en 2030 (Graphique 7)1.
Graphique 7 : Proportion de femmes vivant en couple selon l’âge, 1982, 1990, 2005 et 2030
Source : Insee
Il faut se garder des généralisations car les structures familiales de la France ne sont pas homogènes
d’un bout à l’autre du territoire2. Sociologiquement, le mouvement vers une société d’individus
valorisant l’autonomie de leurs choix est cependant appelé à se poursuivre. Ces individus ne seront
pas pour autant désocialisés : les enquêtes montrent un attachement persistant des Français à la
famille – même et surtout si celle‐ci n’est plus celle de jadis – et au travail, qui demeure chez nous
plus encore qu’ailleurs la modalité centrale de définition de l’identité individuelle, d’intégration et de
reconnaissance sociale.
Cette société transformée réclamera inévitablement une évolution de ses relations à l’État et aux
institutions sociales : elle s’éloignera sans doute du paternalisme pour mettre de plus en plus l’accent
sur l’accès aux services publics qui sera vu comme un support de l’autonomie individuelle.
1 Source : Insee, projections de ménages pour la France métropolitaine à l’horizon 2030. Voir Alain Jacquot
(2006),« Des ménages toujours plus petits », Insee Première, n° 1106, octobre.
2 Voir Hervé Le Bras et Emmanuel Todd (2013), Le Mystère français, Paris, Seuil.
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2. Trois choix collectifs
Le paysage qui vient d’être brossé à grands traits indique l’ampleur des défis que nous allons devoir
affronter dans les dix ans à venir. Il met en lumière une série de risques. Mais il suggère que la France
dispose d’atouts considérables et que la période qui s’ouvre pourrait à certains égards présenter plus
d’opportunités que celle dont nous sortons.
Pour tirer parti de ce potentiel et nous renforcer, il importe cependant que nous soyons capables de
clarté et de stabilité dans nos choix collectifs. Or la société française est hésitante, ambivalente ou
divisée sur plusieurs choix essentiels. Elle éprouve de grandes difficultés à délibérer de ces choix, à
forger des consensus et à construire en son sein des compromis créatifs sur lesquels fonder une
action durable. Trois de ces choix sont particulièrement décisifs. Ils portent sur l’insertion dans la
mondialisation, le modèle pour l’égalité et la vision du progrès.
2.1. Quelle insertion dans la mondialisation ?
Les Français, c’est bien connu, perçoivent avant tout la mondialisation comme une menace pour
leurs emplois et leur mode de vie. Ils sont souvent nostalgiques du monde d’hier, et rêvent parfois de
se soustraire à celui d’aujourd’hui.
Une insertion internationale disputée
Ces interrogations et ces doutes sont compréhensibles. La mondialisation a induit d’importants gains
de pouvoir d’achat mais elle a été, et demeure, un processus rapide, brutal, souvent injuste. On ne
peut que comprendre l’amertume des salariés des entreprises menacées ou défaites par la
concurrence internationale et celle des élus des villes sinistrées par les fléaux industriels. Le choix qui
s’offre à nous n’est cependant pas de dire oui ou non à la mondialisation. Quand bien même nous
pourrions restreindre échanges et flux de capitaux, cela n’arrêterait ni l’appropriation de la
technologie par les pays émergents, ni leur progrès sur les marchés mondiaux. Et il serait paradoxal
qu’un pays qui place encore huit de ses entreprises parmi les cent premières mondiales (contre neuf
pour l’Allemagne et quatre pour l’Italie) renonce à tirer parti d’un tel atout1. Ce qu’il nous faut fixer,
ce sont la manière dont nous voulons nous insérer dans le plus important processus économique de
notre époque et la direction dans laquelle nous pouvons contribuer à l’infléchir.
La mondialisation est d’abord affaire d’échanges. À cet égard, le diagnostic sur la compétitivité et
l’insertion internationale de l’économie française a été formulé il y a moins d’un an par le rapport
Gallois2. En dépit des mesures prises, notamment du CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et
l’emploi), il reste pour l’essentiel d’actualité : dans l’échange international, le décrochage français est
avéré ; même si les championnes du CAC 40 affichent des profits élevés et distribuent de
confortables dividendes (souvent, d’ailleurs, grâce à leurs activités hors de nos frontières), la plupart
des entreprises industrielles souffrent d’une rentabilité trop faible, qui les empêche d’investir
suffisamment dans l’innovation et la qualité, et les condamne à une compétition par les prix
souvent dévastatrice ; le tissu productif est marqué par le faible dynamisme de la démographie des
firmes et, spécifiquement, par l’insuffisance numérique des entreprises intermédiaires ; enfin,
l’écosystème national ne favorise ni l’orientation des ressources – financements et talents – vers
les entreprises insérées dans la concurrence internationale, ni le développement des entreprises à
potentiel.
1 Source : classement Fortune 500.
2 Louis Gallois (2012), Pacte pour la compétitivité de l’industrie française, rapport remis au Premier ministre, novembre.
Quelle France dans dix ans ?
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Notre problème n’est pas que nous manquons de grands exportateurs. Il n’est pas non plus que nous
importons trop et ne consommons pas assez français. Notre performance extérieure est, au
contraire, le reflet d’une difficulté à faire grandir nos entreprises et d’une insuffisante insertion dans
les chaînes de valeur internationales. Deux indicateurs en attestent :
− ce ne sont pas les nations qui exportent, mais leurs entreprises. En France, une sur vingt est
présente sur le marché international, contre plus d’une sur dix en Allemagne. Cet écart est
largement le reflet d’une plus faible densité en entreprises de taille intermédiaire. Pour trop
de firmes, l’exportation est en outre une activité intermittente : chaque année, un tiers
d’entre elles se replient sur le marché intérieur1. Qui plus est, le nombre d’exportateurs a
sensiblement diminué depuis dix ans : ils étaient moins de 120 000 en 2012, contre plus de
130 000 en 20022. Or les entreprises exportatrices sont, dans tous les pays, les plus
productives, les plus innovantes et celles qui emploient le plus de salariés qualifiés ;
− les exportations allemandes sont l’objet de toutes les attentions, mais les importations le
sont moins. De 2000 à 2012, ces dernières ont progressé de près de 80 %, quand les nôtres
n’augmentaient que de moitié3. Cet écart, qui s’est creusé en dépit d’une demande
intérieure beaucoup plus dynamique de ce côté‐ci du Rhin, témoigne d’une insertion inégale
dans les chaînes de valeur internationales. L’Allemagne a beaucoup plus délocalisé que nous,
achète bien davantage, vend bien davantage, et au total exporte une fraction sensiblement
plus importante de sa valeur ajoutée.
La question industrielle
Redresser une situation aussi clairement dégradée sera nécessairement une oeuvre de longue
haleine. L’effort devra combiner mesures horizontales et initiatives sectorielles. La nature de ces
dernières, que le gouvernement a choisi de structurer selon une logique de filières, devra
évidemment être choisie au cas par cas.
Fort heureusement, le consensus sur la politique industrielle est aujourd’hui plus grand qu’il y a dix
ou vingt ans, quand les tenants des mesures horizontales et les avocats des politiques sectorielles
s’opposaient frontalement.
Il serait cependant insuffisant de s’en tenir à ce constat rassurant. Le partage du revenu entre les
secteurs abrités de la concurrence internationale et les secteurs qui y sont exposés demeure par trop
défavorable à ces derniers ; notre pays reste, ensuite, trop hésitant quant à l’intensité de son ouverture
internationale, ses avantages comparatifs et le type de spécialisation qu’il entend favoriser.
Contrairement aux idées reçues, la France ne se caractérise pas par une baisse particulièrement
rapide de l’emploi industriel. La même tendance, largement attribuable à la progression soutenue
des gains de productivité et à l’externalisation d’un certain nombre de fonctions vers les services,
affecte tous les pays avancés (Graphique 8). Ce qui distingue notre pays, ce sont d’une part une
caractéristique ancienne, le faible niveau des effectifs industriels, et d’autre part l’évolution
défavorable de la valeur ajoutée au cours des années récentes. Cette évolution est elle‐même la
contrepartie d’une rentabilité médiocre et d’un mauvais positionnement de gamme dans l’échange
international.
1 Voir Raphaël Cancé (2009), « L'appareil exportateur français : une réalité plurielle », Trésor‐Éco, n° 54.
2 Source : Douanes.
3 Source : Commission européenne, base de données AMECO.
Trois choix collectifs
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Graphique 8 : Indicateurs du poids de l’industrie manufacturière dans l’économie, 1970‐2011
Source : Eurostat, calculs CGSP
Cet état de fait est le résultat d’un choix collectif implicite : trop souvent, nous avons tenté de limiter
notre engagement dans l’échange international ; trop systématiquement, nous avons privilégié les
secteurs qui en sont abrités et défavorisé ceux qui y sont soumis. Ces derniers, à commencer par
l’industrie, sont pris en étau entre les prix de leurs concurrents internationaux, ceux de leurs intrants
– charges d’infrastructure, services, énergie –, et celui du travail. Ce dernier enregistre à la fois
l’incidence des prélèvements publics et celle du coût des conditions de vie, à commencer par le
logement. En dépit des aides que consent l’État pour donner des bouffées d’oxygène à des secteurs
ou des entreprises en difficulté, c’est cet étau qui comprime la valeur ajoutée dans les secteurs
exposés et qui déprime la rentabilité industrielle. Les économistes désignent par taux de change
interne le prix relatif du secteur des biens et services non échangés par rapport aux biens et services
échangés sur le marché international. Tout porte à croire que son niveau constitue aujourd’hui
encore un handicap pour le redressement productif.
Deux modèles d’internationalisation
À ce dilemme quantitatif se combine un autre, plus qualitatif. L’insertion internationale d’un pays,
ses avantages comparatifs, sont le produit de la géographie et de l’histoire, mais aussi de choix,
délibérés ou non. Il ne s’agit évidemment pas de suggérer que l’État déciderait de la spécialisation à
la place des entreprises, mais les orientations publiques en matière d’immigration, d’enseignement
et de recherche, d’équipement, d’organisation des services publics, de prix de l’énergie, de fiscalité
ou de réglementation des marchés exercent une influence déterminante sur les décisions privées. En
ce sens, la neutralité de l’État est une fiction, celui‐ci mène toujours une politique industrielle
implicite.
À cet égard la France hésite. Elle ne sait pas bien si elle se voit un avenir comme puissance
manufacturière, à l’image de l’Allemagne et de ses propres ambitions passées, ou plutôt comme une
économie de création et de services.
Chacune de ces orientations est concevable. Le Japon est probablement le meilleur exemple de la
première : y coexistent d’une part une industrie très exportatrice, pour le développement de laquelle
beaucoup d’efforts ont été et sont consentis, d’autre part un secteur de services qui demeure
protégé. Cette organisation duale voit ainsi cohabiter des entreprises industrielles tournées vers les
marchés internationaux et une société restée remarquablement insulaire. Le Royaume‐Uni a pris la
voie opposée, en misant sur les services échangeables, en particulier mais pas seulement financiers,
et en s’attachant à faire venir des talents et des capitaux du monde entier. À l’image des États‐Unis,
où l’afflux d’immigrants qualifiés au cours des années 1990 et les innovations à l’origine desquelles ils
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ont été auraient accru le PIB par tête d’environ 2 %1, il tente aujourd’hui d’attirer les meilleurs
cerveaux dans ses universités et de s’imposer comme leader européen dans la compétition mondiale
entre systèmes d’enseignement supérieur. La proportion d’étudiants étrangers dans les universités
britanniques a ainsi doublé en moins de dix ans.
Ce que montre cette comparaison est qu’il y a, pour un pays avancé, plusieurs manières de s’insérer
dans l’économie globale. Certes le Japon ne néglige pas Internet ni le Royaume‐Uni l’industrie
traditionnelle. Mais ces deux pays offrent deux images possibles de la direction à prendre.
Or nous ne savons pas bien dans quel sens aller. Tantôt nous nous voyons comme producteurs des
objets de l’économie de demain, tantôt comme grands exportateurs de services ; en réalité nous
sommes l’un et l’autre, puisque les services entrent pour environ la moitié dans le total de la valeur
ajoutée exportée par l’économie française2. Nous nous voyons alternativement comme des
inventeurs, et comme les détenteurs du secret d’un certain mode de vie que le monde nous envie.
Nous plaçons successivement nos espoirs dans les productions traditionnelles et dans l’innovation
radicale3. Cette ambivalence ne date d’ailleurs pas d’hier4.
La question se pose d’autant plus que les prochaines décennies verront sans doute nombre de
services évoluer vers une plus grande échangeabilité. La technologie pousse dans ce sens, mais aussi
la mobilité des personnes ou l’appétit touristique des classes moyennes émergentes.
Refaire de la France une puissance manufacturière de premier plan impliquerait des choix lourds : il
faudrait renforcer la part des savoirs pratiques dans le système de formation, maintenir le prix de
l’énergie à un bas niveau, favoriser l’investissement et l’accompagnement financier des projets
capitalistiques, et de manière générale organiser, y compris par la fiscalité, un transfert massif de
ressources en faveur de l’industrie. Il faudrait, au fond, retrouver l’inspiration et la discipline qui ont
conduit aux succès industriels de l’après‐guerre. Cela ne nécessiterait pas de changements
structurels profonds, mais un effort conscient et très substantiel de modification du partage du
revenu entre l’industrie et les secteurs abrités.
Fonder plutôt nos espoirs sur la création, l’innovation et les services échangeables demanderait sans
doute moins d’efforts sur le partage du revenu, mais appellerait une transformation économique et
sociale sensiblement plus profonde. Il faudrait mettre en oeuvre une politique active d’appel aux
talents du monde entier, intensifier la concurrence dans les services, et aussi moderniser à un rythme
soutenu les services publics afin de prendre place dans la compétition internationale émergente en
matière d’éducation et de santé. Il faudrait favoriser la concentration des activités créatrices autour
de quelques pôles urbains d’envergure internationale. L’accent sur la création pourrait aussi
s’accompagner d’une certaine tendance au creusement des inégalités au bénéfice des individus –
Français ou étrangers – les mieux formés et les plus talentueux.
Aucun de ces deux choix n’est aisé à considérer. Aucun des deux, évidemment, ne s’imposera dans sa
pureté : le redressement empruntera nécessairement un peu à l’un et à l’autre, voire à une
combinaison originale entre l’un et l’autre. Mais les esquisser force à réfléchir sur les avenirs
productifs qui s’offrent à nous, à la manière dont nous pensons notre rôle dans la nouvelle économie
mondialisée, et à la cohérence des choix publics qui orienteront notre économie. Quelle que soit
l’orientation retenue, la société française ne peut plus continuer à se penser comme victime d’un
monde qui se construirait à côté d’elle, malgré elle et sans elle.
1 Voir Jennifer Hunt et Marjolaine Gauthier‐Loiselle (2010), « How much does immigration boost innovation? », American
Economic Journal: Macroeconomics 2, avril, p. 31‐56.
2 Source : OMC (2013), Trade in value added indicators: France, mai. La proportion est de 40 % pour le Japon et de près de
60 % pour le Royaume‐Uni.
3 Voir sur ce point la contribution d’Anne Lauvergeon.
4 Voir Jean‐Louis Beffa (2012), La France doit choisir, Paris, Seuil, 285 p.
Trois choix collectifs
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2.2. Quel modèle pour l’égalité ?
Mieux que ses partenaires, la France a, depuis une vingtaine d’années, contenu la progression des
inégalités de revenus. Notre société est certes moins égalitaire que celles des pays scandinaves et, en
phase avec les tendances mondiales, elle n’a pas échappé à un certain creusement des écarts de
revenu en son sein, mais le constat s’impose : l’inégalité des revenus après impôts et transferts est
moins prononcée que dans les pays anglo‐saxons, et elle a moins augmenté qu’en Allemagne ou en
Suède. Jusqu’au choc de 2008, le système socio‐fiscal a joué son rôle de redistribution. En particulier,
la part des très hauts revenus a moins augmenté et le système de transferts a, plus qu’ailleurs, limité
le creusement des inégalités par le bas1. Même si, en raison de la dégradation de la situation des
ménages les plus vulnérables, il n’a pas suffi à empêcher le creusement des inégalités après 2008, le
constat demeure pour l’essentiel valide (Graphique 9).
Graphique 9 : Coefficients de Gini, divers pays, 1995‐2010
Source : OCDE, calculs CGSP. Une hausse du coefficient indique un accroissement des inégalités de revenu
Les trois quarts des Français pensent néanmoins que la société est injuste, près de neuf sur dix
estiment que les inégalités se sont creusées dans le passé, et huit sur dix s’attendent à ce qu’elles
continuent de le faire2. Cette perception provient certainement du fait que depuis une quinzaine
d’années, la progression relative des plus hauts revenus a été forte. Mais aussi, le sentiment
d’injustice ne concerne pas les seuls revenus. Les inégalités que l’opinion juge moins tolérables
encore, mais qu’elle voit progresser, tiennent à l’accès au logement et aux soins. On peut y ajouter
l’accès au savoir, à l’emploi et au numérique.
Force est de reconnaître que ce constat est fondé. La France a mieux réussi que d’autres sociétés à
limiter l’inégalité des places, mais elle ne peut s’enorgueillir d’avoir progressé en matière d’égalité
des possibles – ou, selon la formule d’Amartya Sen, des capabilités. Au contraire, les indicateurs
convergent pour montrer que :
− parmi les pays de l’OCDE, nous sommes l’un de ceux qui parviennent le moins à limiter
l’incidence de l’origine socioéconomique et ethnique des parents sur la réussite scolaire
(Graphique 10) ;
1 Sur le premier point voir Facundo Alvaredo, Anthony B. Atkinson, Thomas Piketty et Emmanuel Saez (2013), « The Top 1
Percent in International and Historical Perspective », Journal of Economic Pespectives, Volume 27, n° 3—Summer, p. 3‐20.
Sur le second, voir l’étude France de l’OCDE, mars 2013.
2 Source : DREES, suivi barométrique de l’opinion des Français.
Quelle France dans dix ans ?
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− en dépit d’efforts répétés, la ségrégation spatiale est un facteur déterminant de l’inégalité
d’accès à l’éducation et à l’emploi ;
− la moitié des élèves de classes préparatoires sont des enfants de cadres supérieurs et
professions libérales et un fils de cadre a douze fois plus de chance d’accéder à une grande
école qu’un fils d’ouvrier1 ;
− le fossé entre les jeunes diplômés et non diplômés grandit. Si l’entrée sur le marché du
travail passe généralement par une phase de précarité, celle‐ci dure beaucoup plus
longtemps pour les seconds.
Graphique 10 : Performances en lecture à l’âge de 15 ans
et incidence du milieu socioéconomique, 2009
Choix des pays : afin de comparer la France à des pays comparables, seuls les pays dont le PIB par habitant en 2010 est supérieur
à 20 000 dollars ont été retenus, à l’exclusion des monarchies pétrolières dont les systèmes scolaires sont peu comparables.
Source : CGSP sur la base de données PISA (OCDE)
En dépit de sa passion pour l’égalité, la France est ainsi un pays où les déterminants socioéconomiques
et ceux qui tiennent à l’origine nationale pèsent le plus sur le destin des individus, à
l’école d’abord, et sur le marché du travail ensuite. Ce poids est même, malheureusement, de plus en
plus lourd. Ce n’est pas affaire de moyens : les montants alloués à l’enseignement scolaire sont, en
pourcentage du PIB, sensiblement les mêmes en France et dans les pays qui réussissent le mieux à
corriger les inégalités sociales ; ceux qui sont consacrés à la politique de l’emploi sont, toujours en
pourcentage du PIB, largement au‐dessus de la moyenne des pays de l’OCDE. Ce qui est en question,
ce sont plutôt l’efficacité de nos services publics et le fonctionnement de notre marché du travail.
Faute de traiter les inégalités à la racine, nous nous efforçons d’en limiter l’incidence en prenant en
charge les risques – sanitaires, de privation d’emploi, de perte de revenu, etc. – que celles‐ci
induisent. Le résultat est un modèle de réduction des inégalités plus coûteux et moins efficace que
ceux qui mettent l’accent sur l’investissement social.
Ce n’est probablement pas un modèle soutenable. D’abord, bien évidemment, en raison du niveau
atteint par la dépense publique : de ce point de vue, l’écart entre la France et les pays comparables
s’explique largement par les dépenses de transfert. Mais aussi parce qu’il suscite des antagonismes
1 Exploitation CGSP des données de l’enquête Emploi de l’Insee. Le ratio était de 12,1 pour la génération 1949‐1958, de 14,1
pour la génération 1959‐1968 et de 11,7 pour la génération 1969‐1978.
Trois choix collectifs
CGSP Août 2013
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entre ceux qui se sentent rejetés ou exclus par une société fermée et ceux qui apparaissent comme
relativement privilégiés par elle. Il n’est pas certain qu’on puisse à la fois échouer à construire un
vivre ensemble fondé sur l’intégration économique, sociale et politique, et maintenir le
consentement à un système de transferts sociaux et fiscaux porteur d’un haut niveau de solidarité.
Dans les décennies à venir, ce modèle va devoir affronter une difficulté supplémentaire. Dans une
économie où la croissance est faible, l’héritage pèse inévitablement d’un poids considérablement
plus lourd que dans une économie en expansion, où les revenus du travail accumulés au fil d’une
vie active tendent à le ravaler à un rôle secondaire. Même si la fiscalité réduit fortement le
rendement du capital, la France des prochaines décennies se caractérisera par un ratio montant des
héritages / revenu voisin de celui qui s’observait au début du XXe siècle (Graphique 11). Dans un tel
contexte, prévenir la réémergence d’une société de castes demandera de repenser en profondeur
notre modèle social.
Graphique 11 : Part de l’héritage dans le revenu national, 1900‐2025
Source : Thomas Piketty, calculs CGSP
2.3. Quelle vision du progrès ?
Le pays des Lumières et de Marie Curie a longtemps cru au progrès. Il n’en est plus si sûr. L’opinion
évalue encore positivement les progrès scientifiques, mais nombre de leurs applications – nucléaire,
OGM, recherche sur les cellules‐souches – sont regardées avec méfiance. Plus encore, les Français
doutent de notre capacité collective à faire bon usage de la science et de la technique. Même s’ils
estiment que la recherche est porteuse de bienfaits, ils craignent que cette promesse ne soit pas
réalisée. Ils pensent par exemple que la science peut apporter des solutions aux problèmes
d’environnement, mais anticipent que ceux‐ci ne seront pas résolus. Ils considèrent que le potentiel
économique des découvertes scientifiques est considérable, mais jugent majoritairement que nous
vivons moins bien qu’il y a vingt ans. Ils s’attendent à ce que le progrès technique suscite
d’importants gains de productivité, mais redoutent que ceux‐ci se traduisent par des pertes
d’emplois. Ils aspirent à consommer mieux, mais estiment que les avancées scientifiques changent
trop rapidement les modes de vie1. Ils reprochent à l’industrie de toujours les pousser à consommer
plus et regardent avec intérêt les projets d’économie circulaire2.
Les racines historiques de la morosité et de la défiance françaises font l’objet de débat entre
chercheurs. Deux choses sont claires cependant. Premièrement, ce pessimisme s’est brutalement
1 TNS Sofres, Observatoire de la confiance de La Poste juin 2013. Il faut noter que l’attitude à l’égard du progrès technique
est fonction de l’âge.
2 Audition de Mercedes Erra devant la Commission Lauvergeon.
Quelle France dans dix ans ?
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accentué au début de la dernière décennie ; en particulier, selon la DREES, la proportion des Français
se déclarant optimistes quant à l’avenir de leurs enfants et des générations futures a chuté de 53 % à
34 % entre 2001 et 2004, avant d’atteindre 31 % en 20121. Sur plus longue période, la rupture est
nette (Graphique 12). Deuxièmement, les Français sont beaucoup plus inquiets de leur avenir
collectif que de leur situation individuelle.
Graphique 12 : Proportion de Français déclarant avoir confiance dans l’avenir
Source : Baromètre de l’observatoire de la confiance de La Poste 2013, TNS Sofres
Cette attitude est de nature politique. Que la société française soit plus prudente, voire
soupçonneuse à l’égard du progrès technique, qu’elle ait pris conscience de la nécessité de
soumettre la mise en oeuvre des avancées scientifiques et techniques à une série de tests préalables,
à commencer par celui de leur adéquation aux besoins est une chose. Qu’elle n’ait plus confiance en
l’avenir parce qu’elle n’a plus confiance en elle‐même, en ses institutions économiques, politiques et
sociales et au total en sa capacité à mettre ces avancées au service du développement humain en est
une autre. Le problème est que les Français craignent que les développements scientifiques soient
systématiquement accaparés par quelques‐uns au détriment du bien commun. Leur confiance en le
progrès s’est dissipée.
Les effets de cet état d’esprit sont considérables, parce qu’une société qui ne croit plus en sa
capacité d’organiser son propre progrès est inévitablement conduite à regarder tout débat social
comme un jeu à somme nulle, de type gagnant‐perdant, dans lequel les gains des uns sont
nécessairement les pertes des autres. Les conflits de répartition en viennent à dominer les esprits et
à bloquer l’investissement dans des projets d’avenir. Au lieu de veiller au bien‐être des générations
futures, les différentes catégories sociales sont amenées à s’affronter pour le partage de ressources
qu’elles croient vouées à diminuer.
De multiples symptômes attestent de la difficulté de la société française à se saisir de son avenir pour
en construire une vision positive. La dette publique en est un, non parce qu’elle serait un mal en soi,
mais parce que loin de résulter d’investissements dont les effets bénéfiques se feraient sentir
graduellement, la nôtre ne résulte que de notre incapacité à réconcilier appétence pour la dépense
et aversion au prélèvement (Graphique 13). Un autre symptôme est la récurrence du débat sur les
retraites : faute de parvenir à programmer nos choix collectifs sur plusieurs décennies, chaque
quinquennat est en France l’occasion d’affrontements autour de la solution d’un problème dont les
principaux paramètres sont connus de longue date. La difficulté à construire un débat créatif sur les
enjeux environnementaux du futur et la transition énergétique participe de la même logique : la
dette environnementale est, comme la dette financière ou la dette sociale, la trace de notre difficulté
à nous approprier les enjeux du futur. Enfin, le traitement que nous réservons à notre jeunesse ne
peut pas être regardé comme résultant d’un choix social explicite et ne peut s’expliquer que par une
incapacité collective à assurer un degré minimal d’équité entre générations.
1 Source : Baromètre d’opinion de la DREES 2013, BVA et IFOP.
Trois choix collectifs
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Graphique 13 : Rang de la France au sein de l’Europe des Quinze
pour le niveau de dette publique
Source : Commission européenne. Classement en fonction inverse du ratio dette/PIB
Les débats sur les OGM, les nanotechnologies ou encore les déchets nucléaires illustrent aussi les
difficultés récurrentes auxquelles se heurte le débat public sur les nouvelles technologies : nous
n’évoluons pas vers la construction d’un consensus, nous assistons au contraire à une polarisation
des positions. Le débat sur les OGM est le plus emblématique d’un échec du dialogue entre les
différentes parties prenantes : les textes législatifs et réglementaires établis n’ont été respectés ni
par l’État, ni par les opposants, ni par les agriculteurs. Ainsi, au lieu de s’accorder sur l’encadrement
d’une technologie (quelle que soit d’ailleurs la sévérité de celui‐ci), on aboutit à fixer des principes
qui restent ignorés de tous. Plus encore que les technologies en elles‐mêmes, c’est le manque de
confiance des citoyens envers les institutions et une gouvernance jugée peu transparente et peu
ouverte qui font obstacle à la construction d’une opinion éclairée. Partagés entre la candeur et
l’obscurantisme, nous avons du mal à trouver la voie d’une maîtrise raisonnée.
Le paradoxe est ainsi qu’au moment même où se multiplient les enjeux intergénérationnels et où les
Français prennent conscience de leur importance, nous nous montrons de moins en moins capables
de nous les approprier.
La difficile appréhension du risque climatique illustre ce décalage : si les Français sont convaincus de
sa réalité (c’est le cas de 80 % des sondés)1 et de la nécessité d’engager des actions immédiates pour
l’endiguer2, peu d’entre eux relient le phénomène à ses causes. L’« effet de serre » est d’ailleurs
parfois interprété comme la conséquence de l’activité des centrales nucléaires. La difficulté à
comprendre cette science jeune et complexe qu’est la climatologie n’est pas seule en jeu dans le
désengagement des citoyens. On observe surtout que l’amenuisement du sentiment d’urgence est
allé de pair avec une réduction, à la suite de l’échec de la conférence de Copenhague, de la
couverture médiatique accordée au dérèglement du climat. L’intérêt pour l’enjeu climatique reste
ainsi superficiel parce que nous ne le relions pas à nos modes de production et de consommation : la
majorité des Français estime que ce sont les entreprises et l’État qui sont en premier lieu
responsables de la limitation de notre empreinte écologique. Même lorsque l’individu est cité parmi
les acteurs de la protection de l’environnement3– c’est de plus en plus le cas – cette prise de
conscience est encore trop timide au regard de la vitesse à laquelle nous rénovons l’isolation de nos
logements ou modifions nos comportements de transport.
Il ne s’agit évidemment pas de prêter à la prospective une capacité illusoire à créer le consensus. Les
questions intertemporelles peuvent être l’objet de débats très vifs. Il n’y a pas de raison pour que
l’accord se fasse spontanément sur la valorisation du temps ou l’appréciation des risques. Il n’y a pas
1 MEDDTL (ministère de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement) (2011), « Les perceptions
sociales et pratiques environnementales des Français de 1995 à 2011», La Revue du CGDD, octobre.
2 ADEME et MEDDAT (ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de l’Aménagement du territoire)
(2011), Sondage national sur la connaissance et les perceptions du stockage géologique du CO2 par les Français en 2010.
3 CREDOC (2012), Enquête sur les attitudes et comportements des Français en matière d’environnement.
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non plus qu’une seule manière de se saisir de ces enjeux. Pour mettre en relation aujourd’hui et
demain, les sociétés font appel, à des degrés variables, à la famille, à l’État, aux institutions sociales
ou au marché. Aucune de ces approches ne couvre l’ensemble du champ des problèmes à traiter,
aucune n’est parfaite.
Le problème est que la France a du mal à choisir ses objectifs et ses méthodes. Il importerait
pourtant qu’elle retrouve cette capacité à se projeter dans l’avenir qui lui a permis, au sortir de la
Seconde Guerre mondiale, d’échapper au piège de la stagnation et de se reconstruire une
perspective de développement.
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3. Éléments pour construire une stratégie
À comparer un passé embelli par la nostalgie et un avenir enténébré par l’anxiété, notre pays tend à
verser dans un défaitisme injustifié. Il est vrai – le diagnostic proposé dans cette note ne l’a pas caché
– que nos faiblesses sont préoccupantes et les défis que nous devons affronter, considérables. Mais il
est vrai aussi que l’état du monde ne prête pas seulement au pessimisme et que nous disposons de
très grands atouts.
Les incertitudes sur notre avenir à dix ans portent en définitive moins sur l’état du monde que sur
notre propre cohérence dans les choix collectifs que nous devons affronter, que sur la clarté de nos
orientations et sur la continuité dans leur mise en oeuvre.
3.1. Méthode
Élaborer une stratégie à dix ans suppose, classiquement, de formuler de grandes orientations, de
fixer des ambitions, et d’identifier des leviers d’action. Mais il ne suffit évidemment pas de se livrer à
cet exercice pour garantir qu’il aura prise sur la réalité. L’État des premières décennies d’aprèsguerre
était assez dominant pour pouvoir, dans nombre de secteurs (pas tous, d’ailleurs) assurer que
les chantiers déclarés ouverts seraient menés à bien. Pour toute une série de raisons – ouverture
extérieure, décentralisation, poids de la société civile, libéralisation économique – c’est sensiblement
moins vrai dans la France d’aujourd’hui. L’échec de la stratégie de Lisbonne, lancée en 2000 avec
l’ambition de transformer l’économie européenne en l’espace d’une décennie, est là pour rappeler
qu’il ne suffit pas d’une batterie d’indicateurs et d’une brochette de procédures pour donner
effectivité à un exercice technocratique.
« La modernisation n’est pas un état de choses, c’est un état d’esprit » : cet avertissement de
l’introduction du premier Plan de 1947 reste d’une parfaite actualité. Le succès d’une stratégie exige
d’abord la formulation d’orientations suffisamment fermes et suffisamment lisibles pour qu’elles
aient un caractère mobilisateur et influent sur les comportements bien au‐delà des seules politiques
de l’État central. Il faut, pour qu’elle se les approprie, que la société puisse reconnaître dans ces
orientations une réponse à ses propres questions et l’écho de ses propres aspirations. Cela suppose
au moins que leur fixation ait donné lieu à concertation avec les partenaires sociaux et à délibération
avec la société civile.
La France d’aujourd’hui est‐elle en mesure de s’accorder sur des perspectives à dix ans ? Celle des
années 1970 était traversée de multiples conflits, mais elle était unie par une aspiration commune.
Que l’on soit un tenant de la propriété privée ou un partisan de l’appropriation collective des moyens
de production, un avocat de la libération des femmes ou un défenseur de la famille traditionnelle, on
pouvait s’entendre pour construire, investir, électrifier, raccorder, et par là sortir de l’arriération dont
le pays avait tant souffert. La France des années 1980 n’était déjà plus la même, mais sa foi dans le
progrès restait entière et l’ambition de l’accès au savoir était largement partagée. Celle d’aujourd’hui
est plus complexe, plus incertaine d’elle‐même, plus divisée quant à ses visions de l’avenir, plus
soupçonneuse aussi. Elle n’a plus confiance ni en la parole des dirigeants politiques nationaux, ni en
celle de ses élites économiques et intellectuelles, et elle ne se fie pas non plus à ses media1.
Surmonter ces obstacles suppose un travail de fond visant à la construction, dans la concertation et le
débat, d’orientations suffisamment ouvertes pour laisser place à la diversité des points de vue mais
suffisamment précises pour traduire des préférences assumées et servir de références communes.
Pour avoir une chance de mener à bien cette tâche, il faut commencer par objectiver les constats.
Fixer des priorités en situation d’incertitude sur l’avenir est suffisamment ardu pour ne pas redoubler
les difficultés par des désaccords sur la nature des problèmes et les mécanismes fondamentaux à
1 Sondage Marianne/Harris Interactive, mai 2013, et baromètre de la confiance de La Poste.
Quelle France dans dix ans ?
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l’oeuvre. L’exemple du Conseil d’orientation des retraites, au sein duquel un diagnostic partagé s’est
progressivement forgé entre experts et partenaires sociaux, montre qu’il est possible de s’entendre
sur les questions même lorsqu’on leur apporte des réponses différentes, voire opposées. L’exemple
n’est pas généralisable, mais il est possible dans beaucoup d’autres domaines de partager le
diagnostic sur les défis qui nous attendent. Le gouvernement a d’ailleurs engagé, sur une série de
sujets, un effort de concertation et de dialogue qui relève d’une démarche de ce type.
Pour être utile ce diagnostic doit être sans fard, remonter suffisamment loin dans le temps et
s’appuyer sur des comparaisons internationales. Qu’il s’agisse des déficiences de l’appareil productif,
de la trop faible capacité de l’école à corriger les handicaps sociaux, des dysfonctionnements du
marché du travail, du rapport coût‐efficacité des services publics, de l’excessive complexité de la
fiscalité, ou des obstacles à l’intégration des immigrés, pour prendre une série d’exemples
emblématiques, la plupart des handicaps que nous devons surmonter sont visibles depuis de longues
années. Les mêmes problèmes se posent souvent chez nos voisins, et certains d’entre eux sont,
mieux que nous, parvenus à les résoudre. Un légitime attachement à notre héritage et aux
spécificités de notre modèle ne doit pas servir d’excuse à un refus des comparaisons.
Construire des ambitions partagées et y associer des indicateurs de résultat est indispensable si l’on
veut qu’au‐delà des seules décisions publiques, le pays identifie des objectifs structurants, se les
approprie, et qu’in fine ceux‐ci informent aussi les choix des acteurs économiques et sociaux.
Même si certaines orientations ont inévitablement un caractère politique, une stratégie à dix ans ne
doit pas être celle d’une mandature, et la réalisation de ses objectifs ne doit pas reposer sur
l’hypothèse que la majorité en place sera reconduite. Dans le passé, l’objectif de 80 % d’une classe
d’âge au niveau du baccalauréat ou l’indépendance énergétique ont répondu à ces exigences, ce doit
pouvoir être le cas aujourd’hui aussi. Bien évidemment, il est impensable de viser un accord explicite,
non seulement politique mais aussi social, mais cela n’interdit ni de conduire des consultations
diversifiées en vue de l’élaboration de la stratégie, ni de formuler des objectifs susceptibles de
recueillir une large adhésion.
La sélection des indicateurs est importante. Ils peuvent être source d’effets pervers. Mais, s’ils sont
bien choisis, les repères numériques permettent de concentrer les efforts vers un objectif spécifié et
de mesurer les résultats obtenus. Ils participent de l’objectivation d’une démarche et aident à lui
donner continuité.
Il faut enfin identifier des leviers d’actions. Pour partie, ceux‐ci relèvent directement de la décision
publique. C’est le cas par exemple en matière de fiscalité, de dépenses publiques, de gestion des
services publics, ou de réglementation économique et sociale. Il ne faut pas céder au mythe de
l’impuissance publique. Il est vrai cependant qu’intégration européenne, décentralisation et
libéralisation ne permettent souvent plus à l’État central d’agir seul. Un certain enchevêtrement des
responsabilités publiques, entre le niveau européen et le niveau national mais plus encore entre les
différents niveaux d’administration territoriale, freine ensuite l’engagement et l’effectivité de l’action
publique. La réponse est ici l’attribution à chaque niveau d’administration de blocs de compétences
identifiés en sorte que chaque acteur dispose des moyens de ses responsabilités et rende des
comptes de la manière dont il les exerce.
À cet égard une clarification est souhaitable en matière de politiques communautaires, elle l’est plus
encore dans l’organisation territoriale du pays et la définition des compétences des collectivités
décentralisées. Qu’il s’agisse de transports, de logement ou de développement économique,
l’enchevêtrement des responsabilités empêche la France de tirer pleinement parti du potentiel de
croissance de ses régions. C’est en particulier le cas pour les grandes villes, alors même que celles‐ci
sont, dans toutes les économies avancées, le fer de lance d’une nouvelle croissance plus riche en
emplois de qualité et plus durable. Les obstacles à une redéfinition des compétences sont connus. Il
Éléments pour construire une stratégie
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demeure qu’y procéder contribuerait à la fois à l’effectivité de l’action publique, à la matérialisation
de notre potentiel de développement économique, et au fonctionnement de la démocratie.
Au‐delà des relations entre collectivités publiques, nombre de transformations à conduire appellent
des changements dans les comportements de l’ensemble des acteurs. Une tradition volontiers
jacobine, hiérarchique et réglementaire ne se prête pas spontanément à la logique de coopération et
de partenariat caractéristique des économies et des sociétés modernes. Y remédier suppose de
construire des pôles d’impulsion adaptés au fonctionnement en réseau et susceptibles d’influer sur
les comportements d’une multitude d’acteurs diversifiés. Cela nécessite que les entités qui seront
amenées à jouer ce rôle – collectivités territoriales, universités, pôles de compétitivité, institutions
financières, etc. – disposent d’une grande latitude dans leurs modalités d’action au service de
finalités définies. Le Programme des investissements d’avenir, qui combine adaptation au contexte et
rigueur des procédures, offre à cet égard un exemple très instructif.
Rechercher le consensus et prendre la mesure de la complexité ne doit cependant conduire à
occulter les responsabilités du politique. Fixer une stratégie, c’est choisir entre les possibles, c’est
investir dans des transformations. En définitive, seul le politique peut assumer ces paris.
3.2. Coordonnées
On l’a dit, l’ambition de cette note n’est pas, et ne pouvait pas être, de court‐circuiter la délibération
pour proposer une stratégie. Il est possible en revanche d’indiquer quelles devraient être les
coordonnées au long desquelles celle‐ci pourrait être construite. On en retiendra quatre. Les trois
premières correspondent partiellement aux trois choix collectifs analysés dans la partie précédente,
et la quatrième aux enjeux de gouvernance.
La première a trait à notre dynamisme productif. Notre prospérité future dépend largement de notre
capacité à nous approprier le changement technique et à jouer de nos atouts dans un monde en
transformation. Cette note a souligné qu’il ne s’agissait pas ici de subir mais de choisir. Il est
important d’ajouter que ce choix ne se limite pas aux instruments traditionnels de la politique
industrielle. Capital et travail conservent toute leur importance, mais les facteurs de production de
l’économie du XXIe siècle vont bien au‐delà. Réinventer notre modèle productif, c’est aussi penser
système financier, éducation et recherche, immigration, marché du travail, services publics et
territoires, pour ne citer que les dimensions principales. C’est aussi, bien évidemment, définir de
quelle manière nous voulons nous insérer dans les systèmes de production mondiaux. C’est
déterminer quel équilibre et quel partage du revenu il faut rechercher entre les secteurs
internationalisés et ceux qui sont largement à l’abri de la concurrence internationale. C’est fixer
comment nous entendons gérer le risque afin de ne pas décourager compétences et capitaux de
s’engager dans les métiers les plus exposés aux aléas économiques.
La deuxième coordonnée concerne notre modèle social entendu au sens large. On a mis l’accent ici
sur les limites d’une approche qui laisse se développer les inégalités d’accès pour tenter ensuite,
notamment par des transferts monétaires, d’en limiter les conséquences. Penser l’avenir à dix ans et
plus de notre modèle social demande de sortir d’une démarche risque par risque ou dispositif par
dispositif pour envisager simultanément l’accès au savoir, à l’emploi, au logement ou à la santé. C’est
explorer les différentes dimensions de ce qui détermine les parcours individuels et identifier
comment prévenir que certains subissent déterminisme social et accumulation des revers. C’est
comprendre ce qui, de l’école au travail, du logement à la santé, et jusqu’à la retraite, pourra
permettre d’assurer l’égalité d’autonomie aux différents âges et dans les différentes situations de la
vie1.
1 Sur l’égalité d’autonomie voir Marc Fleurbaey (2006), Capitalisme ou démocratie ? L’alternative du XXIe siècle, Paris,
Grasset.
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La troisième porte sur la soutenabilité des évolutions engagées. Fixer des perspectives à dix ans, c’est
aborder la question de l’équilibre entre générations et commencer à prendre en compte le bien‐être
des générations à venir. Cela conduit nécessairement à poser la question de la maîtrise de
l’endettement public et celle du financement de la protection sociale. Dette financière et dette
implicite ne sont pas de même nature, mais l’impératif de soutenabilité s’impose pour l’une comme
pour l’autre. Le même concept s’applique, tout autant, à notre empreinte énergétique et
environnementale, qui est aussi une forme de legs intergénérationnel. Se donner un impératif de
soutenabilité conduit ainsi à envisager l’ensemble de nos objectifs – croissance économique,
consommation, développement urbain, etc. – dans une perspective de développement durable.
La dernière coordonnée d’une stratégie à dix ans relève de la gouvernance. La France n’est plus l’État
unitaire des années 1960, mais alors même que les prérogatives de Paris ont été érodées par en haut
et par en bas, elle n’a pas fait sienne la culture fédérale des pays habitués à la coexistence de
différents niveaux de gouvernement. L’élaboration d’une stratégie nationale devrait être l’occasion
pour notre pays de préciser ses priorités européennes, c’est‐à‐dire ce qu’il est prêt à donner et ce
qu’il demande à ses partenaires pour remédier au déficit de gouvernance de l’Union. Ce devrait être,
aussi, le support d’une coopération entre acteurs publics nationaux qui permette à chaque niveau
d’administration territoriale de concourir à la réalisation des objectifs communs.
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Annexe
Décennie gagnante ou décennie perdue :
la Suède et le Japon dans les années 1990
En une décennie, des pays peuvent profondément modifier leur système économique et social. Cela
survient souvent après une crise grave. Les exemples de la Suède et du Japon au cours des années
1990 sont riches d’enseignements aujourd’hui. La comparaison est d’autant plus utile que ces deux
pays ont connu au début de cette décennie une crise bancaire et financière relativement similaire à
celle de 2007‐2010.
L’éclatement de la bulle du crédit en Suède a conduit à trois années consécutives de croissance
négative, une hausse du taux de chômage de 2 % à 10 %, un déficit du compte courant et des déficits
publics de 10 % du PIB, avec pour conséquence une hausse de 30 points du ratio de dette publique.
En regard, la crise japonaise semble avoir été moins forte avec un taux de croissance du PIB qui est
resté positif et un solde budgétaire beaucoup moins dégradé, du moins au cours des premières
années. Mais dans la durée, c’est clairement la Suède qui a donné la bonne réponse.
Quelles ont été les mesures qui font de la Suède un exemple aujourd’hui par rapport au Japon ?
L’entrée dans la crise et les premières réponses
Le premier point frappant est la vision de long terme adoptée par le gouvernement suédois, comme
en témoigne l’instauration d’une commission conduite par le professeur Assar Lindbeck, à partir de
décembre 1992, chargée d’analyser la crise et ses ressorts, mais aussi plus largement les problèmes
fondamentaux de l’économie et des institutions du pays. Certes, les propositions faites par la
commission n’étaient pas radicalement nouvelles, mais sa contribution décisive fut d’offrir une
analyse cohérente et globale ainsi qu’un ensemble de réformes tout en construisant un consensus
sur leur nécessité.
Les premières mesures prises de manière consensuelle en Suède ont concerné l’assainissement du
système financier, perçu comme la base pour permettre une croissance future. Elles ont conduit à
nationaliser une large partie du système bancaire et à créer des fonds de défaisance pour les actifs
toxiques. Au Japon, la crise n’a au contraire pas débouché sur une réponse vigoureuse. En effet,
l’existence de différentes sphères d’influence (entreprises, sociétés immobilières, banques et partis
au pouvoir) a entraîné un immobilisme certain. La résolution du problème des prêts non performants
a été retardée et le phénomène de déflation de bilan s’est poursuivi, l’État et les institutions
financières n’ont procédé à des restructurations de bilan qu’après 1998, sous la pression induite par
la crise asiatique de 1997. Au milieu de la décennie, la dette des institutions financières restait élevée
et les sociétés non financières continuaient à se désendetter, jouant en défaveur de la croissance,
alors qu’en Suède à la même époque ces dernières se désendettaient pour accompagner le retour de
la croissance. Cette croissance de court terme, permise par un taux de change réel fortement
déprécié et une demande extérieure forte, s’est consolidée en Suède grâce à d’importantes réformes
structurelles et un fort investissement en R & D.
Les réformes en Suède
Au début des années 1990, la Suède a procédé à une importante révision du système d’imposition en
suivant le principe de l’uniformité (même taxes pour des revenus économiquement équivalents) et
de la neutralité (les options disponibles pour les ménages et les entreprises ne dépendent pas de la
taxation). Cela a conduit à un élargissement des bases, de la TVA notamment (40 % de la
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consommation privée en était partiellement ou totalement exemptée), une diminution des taux
marginaux sur les revenus du travail (de 70 % à 50 %) et un impôt sur les revenus du capital
proportionnel (les distorsions favorisaient l’investissement dans l’immobilier plutôt que dans les
entreprises). Les recettes publiques ne diminuèrent que très modérément et l’essentiel du rôle
redistributif du système socio‐fiscal fut maintenu (la baisse des taux marginaux fut compensée par la
limitation des intérêts d’emprunt par exemple) : l’indice de Gini diminue toujours de moitié après
taxes et transferts, et le taux de pauvreté reste proche de 5 % après taxes et transferts. Par ailleurs,
au début des années 1990 :
− la Suède rejoint l’Union européenne, ce qui constitue une manière de renforcer la confiance
dans l’économie suédoise ;
− le Parlement révise la Constitution et décide d’allonger la durée des mandats de 3 à 4 ans
pour accroître l’horizon temporel des décideurs politiques ;
− la banque centrale adopte un système de ciblage explicite de l’inflation (inflation targeting) ;
− le cadre budgétaire est rénové : un nouveau processus budgétaire top‐down est introduit,
avec des plafonds de dépenses sur trois ans. Une cible de surplus budgétaire est fixée et une
obligation d’équilibre budgétaire pour les municipalités est introduite ;
− un nouveau système de retraites est mis en place. Il apparaît, au moins sur le papier, plus
robuste au vieillissement et renforce les incitations à repousser l’âge de départ à la retraite ;
− beaucoup de réformes sont engagées pour renforcer la concurrence et l’efficience des
marchés des biens et services. Plusieurs marchés sont dérégulés : taxis (1989), chemins de
fer (1989), aviation (1992), télécoms (1993), services postaux (1993), électricité (1996). Les
résultats de ces dernières réformes sont cependant plus ambigus car certains marchés sont
dominés par quelques fournisseurs qui s’entendent sur la formation des prix.
Comparaisons
La comparaison des résultats macroéconomiques des deux pays est éloquente : dix ans après le choc,
la Suède fait aussi bien ou mieux que le Japon sur l’ensemble des indicateurs.
Annexe
Décennie gagnante ou décennie perdue : la Suède et le Japon dans les années 1990
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Graphique 1 : Comparaison de variables macroéconomiques
en Suède et au Japon (1989‐2000)
Sources : FMI, OCDE, Statistics Sweden
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Graphique 2 : Comparaison de variables macro‐sociales
en Suède et au Japon (1989‐2000)
Source : OCDE
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