samedi 18 juillet 2015

un entretien avec Jean Lacouture, il y a dix ans moins trois mois...


Mercredi 12 Octobre 2005

… au Flore, le premier étage, avec Jean LACOUTURE (17 heures 15 à 18 heures 15) + J’arrive pile à l’heure, monte à l’étage, à peu près désert, sauf une table à quatre, où l’on semble parler littérature, arrive un homme entre deux âges mais au visage de jeune vieux, poupin quoique le menton en galoche, cheveux blancs un peu absents sur le front, il salue avec enthousiasme en brandissant ses lunettes, un jeune homme à écharpe rouge, qui sortira un calepin et prendra de temps à autre des notes, l’aîné parle de République, et semble porter l’avenir du monde, ou au moins de la pensée humaine. Une femme, déjà entrée dans la maturité, arrive, s’assied sur la banquette, est rejointe par une autre, tout à fait assortie, y compris le vêtement turquoise. Un homme monte, agitant une canne, presque âgé, mais ce n’est pas LACOUTURE. J’attends tranquillement, continuant de feuilleter son Mauriac. Il arrive enfin, ni grand ni petit, le visage très travaillé, chiffonné, expressif, de teint plus hâlé que rose, complet veston mais chemise ouverte. J’ai choisi la table la plus reculée, en angle, moi dos à la fenêtre et ai commandé une Guiness, il ne prend qu’une eau plate, Vittel a bien déjeuné. Sans tomber dans la diététique de l’écrivain, il convient qu’il faut manger et boire peu pour rester en forme. Il s’est mis en retard, car il avait à revoir le texte d’une conférence, pensait en avoir pour une demi-heure et cela lui a pris deux heures pour la seule première page.

Notre conversation va être facile, très agréable, sans ordre véritable, tout s’enchaînant par association de noms, plutôt que d’événements ou de périodes, j’appelle un nom, il commente vite et très bien, toujours en relation avec le talent, le brio ou pas. Il distingue le journalisme de la biographie. Le journalisme, il faut faire son travail, écrire, produire, c’est dans le contrat. Le livre, son sujet est choisi, il y a l’aléa du lectorat, sans doute y a-t-il un contrat ou des contrats à la base, je suis assez connu, mais c’est très différent, on est libre. Son petit livre Profession biographe : un téléphone d’une amie Claude KIEJMAN, Hachette entreprend une nouvelle collection, profession. Feriez-vous le journalisme ? Non, je ne suis plus journaliste, mais biographe si vous voulez, et c’est ainsi que… Deux constatations de fond vont soutenir notre affinité qui sans être dite sera constatée de part et d’autre puisqu’il se dit disposée à m’aider, c’est-à-dire à parler devant moi selon mes sujets, notamment si j’entreprenais quelque chose sur JF. De mon côté, je lui dis combien j’apprécie que chacun de ses livres à la fois apporte ce qu’on ne sait pas, ce qu’on apprend donc, mais aussi une critique possible, un envers avec lequel discuter mentalement. Il y a un point de vue, bien distinct de l’exposé des faits et bien dit, brièvement, souvent en fin de propos. Aujourd’hui, un jeune biographe, quarante ans, qui pourrait-il traiter ? plus rien de grand ni d’enthousiasmant, il acquiesce sans renchérir. JC ? une bonne biographie, qui reste, celle de GIESBERT, mais on pourra toujours écrire un CLEMENCEAU ou un DE GAULLE. Actuellement, il ne voit que deux sujets, le pape et MANDELA. Il m’interroge sur mes travaux et non ma situation. Je parle de mon MCM, des deux difficultés, l’absence de compte-rendus des entretiens avec DG, pas de notes ni de mémoires ni de papiers sur les évolutions de sa pensée, notamment dans les années 1930 ou sous Vichy. Les femmes, je fabule un peu, trois juives du Maghreb, ce que savait la Moshad. Vous dites : la ! j’ai toujours dit : le. C’est MJ qui sait cela. Il convient que la place des femmes est un point important, je devrais voir Anne-Elise de BEAUMARCHAIS, elle parlera volontiers de COUVE, elle n’est pas du tout âgée. J’avance Suzanne WORMSER, et nous revenons sur sa déontologie, la femme, les enfants. Il a connu Jacqueline, charmante, et se souvient du très long entretien au retour de mon homme de Colombey. Il me conseille d’écrire à KISSINGER qui a sûrement un jugement très positif sur la diplomatie gaullienne. Il y a SALINGER, fais-je ? Il le tient en médiocre estime, ce n’était pas et de loin le plus brillant de l’équipe, je garde une grande admiration pour les KENNEDY, il leur était utile par sa connaissance de la France, éviter qu’ils croient que MENDES était GAILLARD. Il habite le midi : marié à une française, oui, que j’ai vue. Nous devions parler ensemble à un colloque, cet été, finalement il n’est pas venu, nous n’étions que deux. Les gens du Washington Post qi en profitant d’écoutes téléphoniques ont fait un crime, avoir fait tomber NIXON, qui était un très bon président pour les Etats-Unis, bien que je ne sois pas de son bord, pour vraiment de petites choses dans lequel il s’est empêtré. Si c’avait été d’empêcher la guerre d’Indochine ou de faire la guerre à l’Irak, on aurait pu comprendre, et l’un d’eux maintenant a soutenu la guerre d’Irak. 

Il n’a pas connu JARDIN. Allusion à JEANNENEY dont je ne lui dis pas que je sors. Il croit que c’est de Jean-Noël qu’il s’agit, je le mets sur Jean-Marcel, il opine sur sa moralité plus que sur ses capacités, et commente son propre apport ; un travail très honnête. Vous auriez des choses sur COUVE dans le livre. – Je publie demain un Voir de Gaulle des photos, ainsi DG à la négociation d’armistice avec les Russes en 1921. J’évoque en retour la photothèque de l’Elysée, DG parlant sur des tréteaux et sur fond photographié de bibliothèque affichée à un mur, il semble ignorer cette ressource, sur laquelle l’Amiral, dis-je, a la main-mise. Ses propres difficultés avec l’Amiral, il le juge bête et surtout homme d’argent. J’évoque PASSERON et les difficultés de celui-ci déjà. Estime pour PASSERON, surtout un tâcheron. Ce qui n’est pas pardonnable, c’est le confrère avec lequel l’Amiral a fait ses livres, ce qu’il n’aurait pas dû laisser passer, ainsi que MAURIAC était un petit homme, alors que chacun sait que celui-ci était grand. Et puis fais-je la réaction tout à fait justifiée de Jean MAURIAC. Certainement des coupes et des lacunes voules dans les LNC.Oui, reprend-il, à l’Institut de Gaulle, rue de Solférino, il y a eu des instructions en ce sens. La lettre sur « prépare-toi », fais-je. Il n’aurait pas dû la mettre, ou alors en note dire que c’était une expression de tendresse, il est étonnant que DG ne lui ai jamais dit, tu es trop bête. Simonne dit qu’en fait c’est voir de Gaulle et son temps. Le reproche de Pierre NORA sur DG, tu le détoure trop. Je lui fais expliquer ce qu’il entend par là : découper autour, sortir du contexte, on ne voit que lui.Il me questionne incidemment, ai-je fait partie des gaullistes de gauche. Je lui dis qu’après DG, rien de structuré, mais VALLON, CAPITANT, il ne réagit pas à ces noms, je ne vais pas plus loin, il évoque GRENDEL, pour lequel il a de l’estime, approuvant mon appréciation sur son Beaumarchais, il nomme aussi SAINT-ROBERT conjecturant qu’il doit écrire quelque chose en ce moment.

MENDES, j’étais en Egypte, mais j’ai rencontré tant de gens, je les connais tous, Simon NORA pouvait me reconstituer l’ambiance quotidienne, que c’est comme si j’y avais été. C’est le seul livre vraiment hagiographique, de l’amour. C’est tout de même moins hagiographique que ROUANET qui a commencé de structurer la légende. Commentaire bref sur ROUANET, neutre. Je le connaissais depuis longtemps (il ne mentionne pas la date de début 1958, comme si ce devait être plus ancien), je le voyais quand je le voulais, il tenait beaucoup à ce livre, comme si c’était une conclusion. Georges BORIS ? non, c’est un de mes manques, je ne l’ai pas rencontré, je l’aurais pu par Roger STEPHANE qu’il avait introduit au gaullisme. Mais vous le voyez quand même bien dans MENDES et dans de GAULLE. Il admet qu’à partir de la mort de BORIS, en 1959, MENDES n’est plus le même. CHEYSSON ? il le connaît bien, aujourd’hui très diminué, il voulait introduire un jeune journaliste de télévision qui aurait fait des mémoires, pas possible. Je ne rapporte pas le mot sur DULLES, n’évoque pas SOUTOU, ne relie pas MCM à PMF. J’évoque Michel JOBERT, il vante aussitôt son intelligence, son exceptionnalité, mais ne savait pas qu’il était mort… – Il cherche le nom d’un personnage, à nom double. Edgar ? non. Mais c’est un très beau sujet, il a été très important et positif sous la IVème République, continuai-je, il approuve et ajoute qu’il a lissé, arrondi les angles sous la Vème République, il a bien pris le virage. Oui, mais il y a l’impureté. Sans doute, mais n’y en avait-il pas autant sinon plus chez MITTERRAND. Médiocrité des fils, Jean-Christophe surtout, Gilbert un peu moins.

Les socialistes, nous allons donc à eux, je remarque qu’il y a de belles âmes chez eux : SAVARY pour qui il a beaucoup d’estime et d’amitié, mais il n’avait pas de talent ni de plume ni de parole, quand on est politique il faut l’un et l’autre, du brillant, du chant. Ainsi VILLEPIN, mais peut-être y en a-t-il trop, ou le petit SARKOZY qui est très brillantn, quoique ces temps-ci. Il me fait peur. Je lui dis le propos de DALY, que le corps médical le juge dangereux, déséquilibré et psychopathe. Ne pas venir au conseil des ministres parce qu’il a la migraine, ce n’est pas du toupet, mais du culot, sous la République, cela ne s’est jamais vu. Nous revenons à SAVARY. Il était associé à Robert VERDIER, sa copie conforme. Il lui aurait fallu un autre homme qu’il complète, cela ne pouvait aller naturellement avec FM. J’évoque la silhouette humble, presque demanderesse, de SAVARY à la porte de l’Hôtel Frontenac à Québec, attendant le départ pour Saint-Pierre-et-Miquelon. Des personnages très estimables en second rôle chez les socialistes, enchaînai-je, BOULLOCHE. Il renchérit et dit son estime. J’évoque BEREGOVOY. Il le trouve estimable, FM était agacé des affaires qu’on lui mettait et qu’il jugeait tout à fait minuscules et négligeables, mais cela ne s’est pas bien passé entre eux. Il a eu l’impression que BEREGOVOY se disait en face de lui, il doit penser que je ne suis qu’un petit syndicaliste qui ne peut intéresser le brillant intellectuel pour lequel se prend LACOUTURE. Or, ce n’était pas cela, évidemment. FM et BOUSQUET, cela ne devait pas se faire, mais tout le monde voyait BOUSQUET. J’ignorais qui il était quand j’ai été, à propos de l’Indochine, l’interroger sur capital et Indochine, il était président de la Banque d’Indochine. Je suis venu à la conférence du matin au Monde, j’ai pratiquement bouclé mon papier, j’ai vu BOUSQUET. Un jeune qui avait été dans la Résistance s’est écrié, mais on ne peut pas voir BOUSQUET. Voix sourde et bourrue de HBM, mais si, voyez-le, il a beaucoup de choses à dire. Bref, j’ai été couvert. J’ai toujours été couvert, même si j’étais parfois pour l’époque à l’extrême gauche du journal. Jamais coupé ni censuré, sinon deux ou trois fois, mais parce que j’étais trop long. Le Monde, vous n’évoquez pas JF (je dis FAUVET). Il s’en étonne, je l’en assure. J’ai d’abord choisi Robert GUILLAIN. Mais très bonnes relations de travail avec JF, Le Monde lui doit beaucoup, sans doute avec le temps, il a un peu trop gauchi le journal, trop de mitterrandisme et outre passé son mandat. Pas vraiment de physique, ne retenait que par son travail. Il ne prononce pas le mot de talent. Evoque NOBECOURT et un papier ensemble pour protester comme un article disant que le père de celui-ci était collaborateur et antisémite. Vrai, il a publié sous Vichy, mais faux, il n’a jamais été antisémite. Evoque VIANSSON-PONTE sans le rapporter à L’Express ni à son ambition de succéder à JF ou de refaire un « bloc-notes ». Approuve la fidélité de LAUZANNE, est à ma disposition pour parler sur JC très volontiers, participer à un article, par exemple pour la revue Forum. Il ne mentionne ni BARILLON, ni MATHIEU. Que pensez-vous du journal maintenant ? Le Monde s’est progressivement effiloché, je ne le lis plus que tous les deux ou trois jours, il y a encore les papiers de FOTORINO ( ?), mais auparavant, il y avait au moins, chaque jour, un article qu’il fallait avoir lu. N’est-ce pas un échec de JF qui n’a pu imposer sa succession alors que HBM y était arrivé ? Il pensait à Claude JULIEN. Ce n’était pas possible, Le Monde diplomatique c’est autre chose. Quand a commencé ce déclin ? LESOURGNE ? FONTAINE ? Il laisse entendre que c’est avec FONTAINE, excellent chef du service de politique extérieur, quoique trop pro-Américain, mais médiocre directeur. Sans doute, sous Edwyn PENNEL, y avait-il quelque chose, mais le journalisme n’est pas être détective, il passait la mesure. C’est un très grand journaliste, mais je ne suis pas d’accord. Il s’est retiré, sans doute pour écrire des livres. – Avez-vous lu les mémoires de JJSS ? Non. Le titre volé à Pertinax, Les fossoyeurs : très puérils, peut-être était-il déjà malade ? pourtant cela commençait bien, j’évoque le jour de la mort de ROOSEVELT, JJSS dans le bureau ovale, la lettre d’EINSTEIN, une démonstration de la bombe mais pas son utilisation pour les Japonais. Je ne le crois pas, la bombe était pour les Russes qui avançaient en Mandchourie, qu’importait 200.000 morts japonais, c’étaient des Jaunes, tandis que l’on ne faisait pas sur les Allemands. TRUMAN, marchand de chemises, qui a été fondateur. Il y a des marchands de chemise qui peuvent être grands. Il a résisté à Mac ARTHUR pour la bombe en Corée.

Il déjeune la semaine prochaine avec MESSMER, qui lui a écrit sur son son dernier livre, vous parlez de l’Indochine, je suis assez d’accord avec vous, mais il y a des choses… je lui dis que j’ai évoqué son livre avec l’ancien Premier ministre (oubliant que je le lui ai même offert). MONTAIGNE et le vin coupé d’eau. Il a à dire, le vin médiéval était très épais, sauf une clairette. Tandis qu’en Allemagne, le vin était bu sans eau, MONTAIGNE le note. Le vin a vraiment sa qualité de maintenant, seulement au XVIIIème siècle. MONTESQUIEU le valorisait ? Oui, il allait en Angleterre le vendre, ainsi à Robert WALPOLE qui pressurait d’impôts les Anglais

Je ne l’ai pas interrogé sur BILLAUD. Je lui signalerai les deux coquilles de date, notamment sur ce voyage à Colombey. Il a commis ainsi une erreur, prenant plaisir à écrire en trois mois sur les trois DUMAS, pas seulement le grand, celui du milieu. Le général épousant une fille de 14 ans on lui a fait remarquer qu’elle en avait 24, mais tout cela passe. Je manque évoquer DECAUX et avoir son jugement sur celui-ci, l’admiration affichée pour DUMAS. Naturellement, continue-t-il j’ai fait référence à MAUROIS. J’ai toujours estimé ses livres et son talent de biographe, surtout son DISRAELI, quand je l’ai rencontré. Ce mot de MAURIAC, mais peut-être l’a-t-il inventé, qu’il m’a dit un jour, une admiratrice, j’aime tous vos livres, mais mon préféré c’est Climats. Je renchéris, cette jeune fille argumentant qu’elle est très cultivée et qui conclut : je ne suis pas « ignarde ». La chance que lui-même a eu eue, sa femme Simonne, l’aimer et aussi avec une épouse ayant la compétence et la culture pour travailler avec lui. Le cas de MAUROIS aussi, qui parlait de ses livres à sa femme, l’après-midi. Climats a été parlé avant d’être écrit. Ah, je ne savais pas que Simonne MAUROIS… 

Il a une réception à l’ambassade d’Espagne, les Espagnols m’ont rendu quelques services. Mais il a encore un peu de temps. Je lui présente ceux de ses livres que j’ai amenés, commençant par Mauriac, la photo. de celui-ci, dédicacée, grand format rue de Bièvre. Etait-ce celle-là ? je ne crois pas. Lui-même n’a aucun souvenir de la rue de Bièvre et de son agencement où il ne s’est rendu qu’une seule fois. Puis Blum, il confirme son admiration pour Jeanne, le mariage tellement romantique et dramatique, qu’il raconte si bien. Mitterrand, à chaque fois il date et dessine un petit soleil. C’est malrusien ! non, je ne vais pas chercher si loin. Puis De Gaulle, il le dessine en schéma, assez réussi, nous terminons sur Mendès puis ses deux derniers livres. Il a reçu mission de commenter l’iconographie d’un album Pleiade sur MONTAIGNE. Cest une consécration, fais-je, d’habitude ce sont des historiens de métier, vous êtes admis dans le cercle des spécialistes, oui, ils ont choisi un amateur, il est content. Nous nous séparons, il insiste MCM est un très bon sujet, c’était un assez grand homme ! A leur départ, les deux causeurs de l’autre table, sont venus à nous, serrements de main, pas de présentations, les noms ne me reviennent plus, mais très connus, le jeune, à L’Express, très talentueux.Politesse de mon commensal, nous pourrions chacun nous dédicacer et entredédicacer des livres.

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