Mercredi 12 Octobre 2005
… au Flore,
le premier étage, avec Jean LACOUTURE (17 heures 15 à 18 heures 15) +
J’arrive pile à l’heure, monte à l’étage, à peu près désert, sauf une table à
quatre, où l’on semble parler littérature, arrive un homme entre deux âges mais
au visage de jeune vieux, poupin quoique le menton en galoche, cheveux blancs
un peu absents sur le front, il salue avec enthousiasme en brandissant ses
lunettes, un jeune homme à écharpe rouge, qui sortira un calepin et prendra de
temps à autre des notes, l’aîné parle de République, et semble porter l’avenir
du monde, ou au moins de la pensée humaine. Une femme, déjà entrée dans la
maturité, arrive, s’assied sur la banquette, est rejointe par une autre, tout à
fait assortie, y compris le vêtement turquoise. Un homme monte, agitant une
canne, presque âgé, mais ce n’est pas LACOUTURE. J’attends tranquillement,
continuant de feuilleter son Mauriac. Il arrive enfin, ni grand
ni petit, le visage très travaillé, chiffonné, expressif, de teint plus hâlé que
rose, complet veston mais chemise ouverte. J’ai choisi la table la plus
reculée, en angle, moi dos à la fenêtre et ai commandé une Guiness, il ne prend qu’une eau plate, Vittel a bien déjeuné. Sans tomber dans la
diététique de l’écrivain, il convient qu’il faut manger et boire peu pour
rester en forme. Il s’est mis en retard, car il avait à revoir le texte d’une
conférence, pensait en avoir pour une demi-heure et cela lui a pris deux heures
pour la seule première page.
Notre conversation va être facile, très agréable,
sans ordre véritable, tout s’enchaînant par association de noms, plutôt que
d’événements ou de périodes, j’appelle un nom, il commente vite et très bien,
toujours en relation avec le talent, le brio ou pas. Il distingue le
journalisme de la biographie. Le journalisme, il faut faire son travail,
écrire, produire, c’est dans le contrat. Le livre, son sujet est choisi, il y a
l’aléa du lectorat, sans doute y a-t-il un contrat ou des contrats à la base,
je suis assez connu, mais c’est très différent, on est libre. Son petit livre Profession
biographe : un téléphone d’une amie Claude KIEJMAN, Hachette entreprend une nouvelle collection,
profession. Feriez-vous le journalisme ? Non, je ne suis plus journaliste,
mais biographe si vous voulez, et c’est ainsi que…
Deux constatations de fond vont soutenir notre affinité qui sans être
dite sera constatée de part et d’autre puisqu’il se dit disposée à m’aider,
c’est-à-dire à parler devant moi selon mes sujets, notamment si j’entreprenais
quelque chose sur JF. De mon côté, je lui dis combien j’apprécie que chacun de
ses livres à la fois apporte ce qu’on ne sait pas, ce qu’on apprend donc, mais
aussi une critique possible, un envers avec lequel discuter mentalement. Il y a
un point de vue, bien distinct de l’exposé des faits et bien dit, brièvement,
souvent en fin de propos. Aujourd’hui, un jeune biographe, quarante ans, qui
pourrait-il traiter ? plus rien de grand ni d’enthousiasmant, il acquiesce
sans renchérir. JC ? une bonne biographie, qui reste, celle de GIESBERT,
mais on pourra toujours écrire un CLEMENCEAU ou un DE GAULLE. Actuellement, il
ne voit que deux sujets, le pape et MANDELA. Il m’interroge sur mes travaux et
non ma situation. Je parle de mon MCM, des deux difficultés, l’absence de
compte-rendus des entretiens avec DG, pas de notes ni de mémoires ni de papiers
sur les évolutions de sa pensée, notamment dans les années 1930 ou sous Vichy.
Les femmes, je fabule un peu, trois juives du Maghreb, ce que savait la Moshad.
Vous dites : la ! j’ai toujours dit : le. C’est MJ qui sait
cela. Il convient que la place des femmes est un point important, je devrais
voir Anne-Elise de BEAUMARCHAIS, elle parlera volontiers de COUVE, elle n’est
pas du tout âgée. J’avance Suzanne WORMSER, et nous revenons sur sa déontologie,
la femme, les enfants. Il a connu Jacqueline, charmante, et se souvient du très
long entretien au retour de mon homme de Colombey. Il me conseille d’écrire à
KISSINGER qui a sûrement un jugement très positif sur la diplomatie gaullienne.
Il y a SALINGER, fais-je ? Il le tient en médiocre estime, ce n’était pas
et de loin le plus brillant de l’équipe, je garde une grande admiration pour
les KENNEDY, il leur était utile par sa connaissance de la France, éviter
qu’ils croient que MENDES était GAILLARD. Il habite le midi : marié à une
française, oui, que j’ai vue. Nous devions parler ensemble à un colloque, cet
été, finalement il n’est pas venu, nous n’étions que deux. Les gens du Washington Post qi en profitant d’écoutes
téléphoniques ont fait un crime, avoir fait tomber NIXON, qui était un très bon
président pour les Etats-Unis, bien que je ne sois pas de son bord, pour
vraiment de petites choses dans lequel il s’est empêtré. Si c’avait été
d’empêcher la guerre d’Indochine ou de faire la guerre à l’Irak, on aurait pu
comprendre, et l’un d’eux maintenant a soutenu la guerre d’Irak.
Il n’a pas connu JARDIN. Allusion à JEANNENEY dont
je ne lui dis pas que je sors. Il croit que c’est de Jean-Noël qu’il s’agit, je
le mets sur Jean-Marcel, il opine sur sa moralité plus que sur ses capacités,
et commente son propre apport ; un travail très honnête. Vous auriez des
choses sur COUVE dans le livre. – Je publie demain un Voir de Gaulle
des photos, ainsi DG à la négociation d’armistice avec les Russes en 1921. J’évoque
en retour la photothèque de l’Elysée, DG parlant sur des tréteaux et sur fond
photographié de bibliothèque affichée à un mur, il semble ignorer cette
ressource, sur laquelle l’Amiral, dis-je, a la main-mise. Ses propres
difficultés avec l’Amiral, il le juge bête et surtout homme d’argent. J’évoque
PASSERON et les difficultés de celui-ci déjà. Estime pour PASSERON, surtout un
tâcheron. Ce qui n’est pas pardonnable, c’est le confrère avec lequel l’Amiral
a fait ses livres, ce qu’il n’aurait pas dû laisser passer, ainsi que MAURIAC
était un petit homme, alors que chacun sait que celui-ci était grand. Et puis
fais-je la réaction tout à fait justifiée de Jean MAURIAC. Certainement des
coupes et des lacunes voules dans les LNC.Oui, reprend-il, à l’Institut de
Gaulle, rue de Solférino, il y a eu des instructions en ce sens. La lettre sur
« prépare-toi », fais-je. Il n’aurait pas dû la mettre, ou alors en
note dire que c’était une expression de tendresse, il est étonnant que DG ne
lui ai jamais dit, tu es trop bête. Simonne dit qu’en fait c’est voir de Gaulle
et son temps. Le reproche de Pierre NORA sur DG, tu le détoure trop. Je lui
fais expliquer ce qu’il entend par là : découper autour, sortir du
contexte, on ne voit que lui.Il me questionne incidemment, ai-je fait partie
des gaullistes de gauche. Je lui dis qu’après DG, rien de structuré, mais
VALLON, CAPITANT, il ne réagit pas à ces noms, je ne vais pas plus loin, il
évoque GRENDEL, pour lequel il a de l’estime, approuvant mon appréciation sur
son Beaumarchais, il nomme aussi SAINT-ROBERT conjecturant qu’il
doit écrire quelque chose en ce moment.
MENDES, j’étais en Egypte, mais j’ai rencontré tant
de gens, je les connais tous, Simon NORA pouvait me reconstituer l’ambiance
quotidienne, que c’est comme si j’y avais été. C’est le seul livre vraiment
hagiographique, de l’amour. C’est tout de même moins hagiographique que ROUANET
qui a commencé de structurer la légende. Commentaire bref sur ROUANET, neutre.
Je le connaissais depuis longtemps (il ne mentionne pas la date de début 1958,
comme si ce devait être plus ancien), je le voyais quand je le voulais, il
tenait beaucoup à ce livre, comme si c’était une conclusion. Georges
BORIS ? non, c’est un de mes manques, je ne l’ai pas rencontré, je
l’aurais pu par Roger STEPHANE qu’il avait introduit au gaullisme. Mais vous le
voyez quand même bien dans MENDES et dans de GAULLE. Il admet qu’à partir de la
mort de BORIS, en 1959, MENDES n’est plus le même. CHEYSSON ? il le
connaît bien, aujourd’hui très diminué, il voulait introduire un jeune
journaliste de télévision qui aurait fait des mémoires, pas possible. Je ne
rapporte pas le mot sur DULLES, n’évoque pas SOUTOU, ne relie pas MCM à PMF.
J’évoque Michel JOBERT, il vante aussitôt son intelligence, son
exceptionnalité, mais ne savait pas qu’il était mort… – Il cherche le nom d’un
personnage, à nom double. Edgar ? non. Mais c’est un très beau sujet, il a
été très important et positif sous la IVème République, continuai-je, il
approuve et ajoute qu’il a lissé, arrondi les angles sous la Vème République,
il a bien pris le virage. Oui, mais il y a l’impureté. Sans doute, mais n’y en
avait-il pas autant sinon plus chez MITTERRAND. Médiocrité des fils,
Jean-Christophe surtout, Gilbert un peu moins.
Les socialistes, nous allons donc à eux, je remarque
qu’il y a de belles âmes chez eux : SAVARY pour qui il a beaucoup d’estime
et d’amitié, mais il n’avait pas de talent ni de plume ni de parole, quand on
est politique il faut l’un et l’autre, du brillant, du chant. Ainsi VILLEPIN,
mais peut-être y en a-t-il trop, ou le petit SARKOZY qui est très brillantn,
quoique ces temps-ci. Il me fait peur. Je lui dis le propos de DALY, que le
corps médical le juge dangereux, déséquilibré et psychopathe. Ne pas venir au
conseil des ministres parce qu’il a la migraine, ce n’est pas du toupet, mais
du culot, sous la République, cela ne s’est jamais vu. Nous revenons à SAVARY.
Il était associé à Robert VERDIER, sa copie conforme. Il lui aurait fallu un
autre homme qu’il complète, cela ne pouvait aller naturellement avec FM.
J’évoque la silhouette humble, presque demanderesse, de SAVARY à la porte de
l’Hôtel Frontenac à Québec, attendant le départ pour Saint-Pierre-et-Miquelon.
Des personnages très estimables en second rôle chez les socialistes, enchaînai-je,
BOULLOCHE. Il renchérit et dit son estime. J’évoque BEREGOVOY. Il le trouve
estimable, FM était agacé des affaires qu’on lui mettait et qu’il jugeait tout
à fait minuscules et négligeables, mais cela ne s’est pas bien passé entre eux.
Il a eu l’impression que BEREGOVOY se disait en face de lui, il doit penser que
je ne suis qu’un petit syndicaliste qui ne peut intéresser le brillant
intellectuel pour lequel se prend LACOUTURE. Or, ce n’était pas cela,
évidemment. FM et BOUSQUET, cela ne devait pas se faire, mais tout le monde
voyait BOUSQUET. J’ignorais qui il était quand j’ai été, à propos de
l’Indochine, l’interroger sur capital et Indochine, il était président de la
Banque d’Indochine. Je suis venu à la conférence du matin au Monde, j’ai pratiquement bouclé mon papier,
j’ai vu BOUSQUET. Un jeune qui avait été
dans la Résistance s’est écrié, mais on ne peut pas voir BOUSQUET. Voix sourde
et bourrue de HBM, mais si, voyez-le, il a beaucoup de choses à dire. Bref,
j’ai été couvert. J’ai toujours été couvert, même si j’étais parfois pour
l’époque à l’extrême gauche du journal. Jamais coupé ni censuré, sinon deux ou
trois fois, mais parce que j’étais trop long. Le
Monde, vous n’évoquez pas JF (je dis FAUVET). Il s’en étonne, je l’en
assure. J’ai d’abord choisi Robert GUILLAIN. Mais très bonnes relations de
travail avec JF, Le Monde lui doit
beaucoup, sans doute avec le temps, il a un peu trop gauchi le journal, trop de
mitterrandisme et outre passé son mandat. Pas vraiment de physique, ne retenait
que par son travail. Il ne prononce pas le mot de talent. Evoque NOBECOURT et
un papier ensemble pour protester comme un article disant que le père de
celui-ci était collaborateur et antisémite. Vrai, il a publié sous Vichy, mais
faux, il n’a jamais été antisémite. Evoque VIANSSON-PONTE sans le rapporter à L’Express ni à son ambition de succéder à JF
ou de refaire un « bloc-notes ». Approuve la fidélité de LAUZANNE,
est à ma disposition pour parler sur JC très volontiers, participer à un
article, par exemple pour la revue Forum.
Il ne mentionne ni BARILLON, ni MATHIEU. Que pensez-vous du journal
maintenant ? Le Monde s’est
progressivement effiloché, je ne le lis plus que tous les deux ou trois jours,
il y a encore les papiers de FOTORINO ( ?), mais auparavant, il y avait au
moins, chaque jour, un article qu’il fallait avoir lu. N’est-ce pas un échec de
JF qui n’a pu imposer sa succession alors que HBM y était arrivé ? Il
pensait à Claude JULIEN. Ce n’était pas possible, Le
Monde diplomatique c’est autre chose. Quand a commencé ce déclin ?
LESOURGNE ? FONTAINE ? Il laisse entendre que c’est avec FONTAINE,
excellent chef du service de politique extérieur, quoique trop pro-Américain,
mais médiocre directeur. Sans doute, sous Edwyn PENNEL, y avait-il quelque
chose, mais le journalisme n’est pas être détective, il passait la mesure.
C’est un très grand journaliste, mais je ne suis pas d’accord. Il s’est retiré,
sans doute pour écrire des livres. – Avez-vous lu les mémoires de JJSS ?
Non. Le titre volé à Pertinax, Les fossoyeurs : très
puérils, peut-être était-il déjà malade ? pourtant cela commençait bien,
j’évoque le jour de la mort de ROOSEVELT, JJSS dans le bureau ovale, la lettre
d’EINSTEIN, une démonstration de la bombe mais pas son utilisation pour les
Japonais. Je ne le crois pas, la bombe était pour les Russes qui avançaient en
Mandchourie, qu’importait 200.000 morts japonais, c’étaient des Jaunes, tandis
que l’on ne faisait pas sur les Allemands. TRUMAN, marchand de chemises, qui a
été fondateur. Il y a des marchands de chemise qui peuvent être grands. Il a
résisté à Mac ARTHUR pour la bombe en Corée.
Il déjeune la semaine prochaine avec MESSMER, qui
lui a écrit sur son son dernier livre, vous parlez de l’Indochine, je suis
assez d’accord avec vous, mais il y a des choses… je lui dis que j’ai évoqué
son livre avec l’ancien Premier ministre (oubliant que je le lui ai même
offert). MONTAIGNE et le vin coupé d’eau. Il a à dire, le vin médiéval était
très épais, sauf une clairette. Tandis qu’en Allemagne, le vin était bu sans
eau, MONTAIGNE le note. Le vin a vraiment sa qualité de maintenant, seulement
au XVIIIème siècle. MONTESQUIEU le valorisait ? Oui, il allait en
Angleterre le vendre, ainsi à Robert WALPOLE qui pressurait d’impôts les
Anglais
Je ne l’ai pas interrogé sur BILLAUD. Je lui
signalerai les deux coquilles de date, notamment sur ce voyage à Colombey. Il a
commis ainsi une erreur, prenant plaisir à écrire en trois mois sur les trois
DUMAS, pas seulement le grand, celui du milieu. Le général épousant une fille de
14 ans on lui a fait remarquer qu’elle en avait 24, mais tout cela passe. Je
manque évoquer DECAUX et avoir son jugement sur celui-ci, l’admiration affichée
pour DUMAS. Naturellement, continue-t-il j’ai fait référence à MAUROIS. J’ai
toujours estimé ses livres et son talent de biographe, surtout son DISRAELI,
quand je l’ai rencontré. Ce mot de MAURIAC, mais peut-être l’a-t-il inventé,
qu’il m’a dit un jour, une admiratrice, j’aime tous vos livres, mais mon
préféré c’est Climats. Je renchéris, cette jeune fille
argumentant qu’elle est très cultivée et qui conclut : je ne suis pas
« ignarde ». La chance que lui-même a eu eue, sa femme Simonne,
l’aimer et aussi avec une épouse ayant la compétence et la culture pour
travailler avec lui. Le cas de MAUROIS aussi, qui parlait de ses livres à sa
femme, l’après-midi. Climats a été parlé avant d’être écrit. Ah,
je ne savais pas que Simonne MAUROIS…
Il a une réception à l’ambassade d’Espagne, les
Espagnols m’ont rendu quelques services. Mais il a encore un peu de temps. Je
lui présente ceux de ses livres que j’ai amenés, commençant par Mauriac,
la photo. de celui-ci, dédicacée, grand format rue de Bièvre. Etait-ce
celle-là ? je ne crois pas. Lui-même n’a aucun souvenir de la rue de
Bièvre et de son agencement où il ne s’est rendu qu’une seule fois. Puis Blum,
il confirme son admiration pour Jeanne, le mariage tellement romantique et
dramatique, qu’il raconte si bien. Mitterrand, à chaque fois il
date et dessine un petit soleil. C’est malrusien ! non, je ne vais pas
chercher si loin. Puis De Gaulle, il le dessine en schéma, assez
réussi, nous terminons sur Mendès puis ses deux derniers livres.
Il a reçu mission de commenter l’iconographie d’un album Pleiade sur MONTAIGNE. Cest une consécration,
fais-je, d’habitude ce sont des historiens de métier, vous êtes admis dans le
cercle des spécialistes, oui, ils ont choisi un amateur, il est content. Nous
nous séparons, il insiste MCM est un très bon sujet, c’était un assez grand
homme ! A leur départ, les deux causeurs de l’autre table, sont venus à
nous, serrements de main, pas de présentations, les noms ne me reviennent plus,
mais très connus, le jeune, à L’Express,
très talentueux.Politesse de mon commensal, nous pourrions chacun nous
dédicacer et entredédicacer des livres.
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