… je n'apprends que maintenant...
Votre père est l'homme qui dans la durée (depuis Janvier 1970) m'a le plus formé intellectuellement et à la réflexion politique. La confiance et l'affection dont il m'a très vite honoré me bouleversait de plus en plus. Chacune de nos conversations et sa permanente alacrité, son merveilleux sourire, son optimisme malgré sa lucidité très structurante avaient, à chacun de nos revoirs, le don dont je profitais avidement, de presque tout renouveler mais dans les termes les plus simples et sobres quel que soit le sujet ou le souvenir que nous abordions.
J'essaierai de mieux vous écrire - non ce que je ressens - mais ce que j'ai reçu. Votre père, une lumière, la générosité d'idées, de propositions d'analyses et aussi d'accueil, d'attention à autrui : chance insigne que j'ai eue en le connaissant, en l'approfondissant et en m'étant laissé approfondir par lui. Il était exigeant et voulait le meilleur de ce dont il sentait que son interlocuteur était capable. Ai-je entendu plus pénétrant que lui ? sur ce que fut de Gaulle, l'homme - l'intelligence - les défauts, lacunes et lassitudes de de Gaulle. Non, à la fois par la durée de sa propre relation au Général, par le redoublement de cette relation via votre grand-père et par une très grande liberté de regard et d'évaluation que donnent la lucidité et la fidélité.
…
Chaude affection et communion, avec aussi ceux qu'il rejoint et évoquait : votre frère Claude et votre chère Maman.
Tristesse, ferveur, dette de reconnaissance. 23 heures 31
Je commence de réaliser... beaucoup de chagrin, un appui immense et constant, une référence, oui la bonne et chaude lumière d'un regard de suprême intelligence et de bonté. Une joie surnaturelle émanait de lui autant qu'une exhortation à la rigueur. Et il était chaleureusement affectueux. Capable autant de se scandaliser que d'excuser.
Avec lui, avec vous. Avec les vôtres, les siens. 23 heures 45
Votre père est l'homme qui dans la durée (depuis Janvier 1970) m'a le plus formé intellectuellement et à la réflexion politique. La confiance et l'affection dont il m'a très vite honoré me bouleversait de plus en plus. Chacune de nos conversations et sa permanente alacrité, son merveilleux sourire, son optimisme malgré sa lucidité très structurante avaient, à chacun de nos revoirs, le don dont je profitais avidement, de presque tout renouveler mais dans les termes les plus simples et sobres quel que soit le sujet ou le souvenir que nous abordions.
J'essaierai de mieux vous écrire - non ce que je ressens - mais ce que j'ai reçu. Votre père, une lumière, la générosité d'idées, de propositions d'analyses et aussi d'accueil, d'attention à autrui : chance insigne que j'ai eue en le connaissant, en l'approfondissant et en m'étant laissé approfondir par lui. Il était exigeant et voulait le meilleur de ce dont il sentait que son interlocuteur était capable. Ai-je entendu plus pénétrant que lui ? sur ce que fut de Gaulle, l'homme - l'intelligence - les défauts, lacunes et lassitudes de de Gaulle. Non, à la fois par la durée de sa propre relation au Général, par le redoublement de cette relation via votre grand-père et par une très grande liberté de regard et d'évaluation que donnent la lucidité et la fidélité.
…
Chaude affection et communion, avec aussi ceux qu'il rejoint et évoquait : votre frère Claude et votre chère Maman.
Tristesse, ferveur, dette de reconnaissance. 23 heures 31
Je commence de réaliser... beaucoup de chagrin, un appui immense et constant, une référence, oui la bonne et chaude lumière d'un regard de suprême intelligence et de bonté. Une joie surnaturelle émanait de lui autant qu'une exhortation à la rigueur. Et il était chaleureusement affectueux. Capable autant de se scandaliser que d'excuser.
Avec lui, avec vous. Avec les vôtres, les siens. 23 heures 45
soir du vendredi 17 Septembre 2010
pour la mémoire de Jean-Marcel Jeanneney
13 Novembre 1910 + 16 Septembre 2010
L’intelligence et la générosité de la fidélité
La mort rend disponible, elle permet un bilan, l’évaluation d’une vie, elle donne aussi une communion et un dialogue en propre, intime, d’âme à âme avec celui qui est parti. Déjà et avant nous.
Cette généralité ne vaut pas avec Jean-Marcel Jeanneney. Il fut disponible de son vivant, de tout son vivant et l’évidence, dès la première rencontre, me frappa : l’homme était exceptionnellement communicatif non par le bavardage mais par la puissance structurante d’un type d’intelligence rehaussée par une expérience, toutes deux exceptionnelles. Le don principal était celui d’une lucidité constante sur quelque sujet qu’on abordât, fut-il même intime et de l’ordre soit de la confidence affective soit du conseil en comportement et en orientation de vie. Cette lucidité exprimait avec sobriété, simplicité, avec une très grande compréhensibilité, un propos qui étonnait parce qu’il eût mérité un immense et attentif auditoire, et je n’étais que seul à apprendre de lui, en tête-à-tête, sans dispersion mais sans contrainte non plus, l’essentiel… l’essentiel de quoi ou de qui ? Sans doute de notre histoire contemporaine et de ce qu’est le ressort d’un gouvernement ambitieux et digne de son appellation. Je cherchais l’explication du 27 Avril 1969, pas tant la genèse d’un texte ou son poids éventuel dans le vote négatif au referendum qui prononça le départ du général de Gaulle : analyse simpliste de bien de ceux qui se disaient ou se disent encore gaullistes et attribuent à Jean-Marcel Jeanneney, plus encore qu’au Premier ministre de l’époque, Maurice Couve de Murville, une forme de fiasco. Non, je cherchais résolument et selon un besoin vital la réponse à une énigme. Comment les Français avaient-ils pu à ce point se méconnaître et se priver pas seulement du grand homme – celui-ci approchant les quatre-vingt ans, partirait à bref délai et de toutes façons – mais de son legs. Car l’histoire de France a dévié ce dimanche-là puisquer la suite s’est forcément construite selon un certain respect, timoré ou lucide, du verdict populaire. On ne pourrait continuer, on ne pouvait continuer ni l’indépendance ni la participation. Les conséquences sont encore là. Ma recherche était celle-là d’abord : comprendre, puis savoir comment renouer ? au besoin par transposition et actualisation ? et avec qui ? Après Louis Vallon et René Capitant, Maurice Couve de Murville, Christian Fouchet me reçurent, Michel Debré aussi, auquels j’avais adressé le manuscrit d’un essai politique sur la démission du Général. De l’automne de 1969 au referendum de Georges Pompidou au printemps de 1972. Je ne rencontrai Jean-Marcel Jeanneney que le 1er Mai 1972. Je lui avais envoyé un article de science politique sur les ministres d’Etat – il avait été l’un d’eux et il avait, de par son rôle décisif pour les textes référendaires testamentant de Gaulle, constitué à lui seul une catégorie de ces prééminences dans le gouvernement – et j’y avais joint les articles que commençait de publier le journal Le Monde.
Je viens de vérifier cela dans mon journal de l’époque, car je ne me rappelais pas ainsi les choses et croyais que notre première rencontre avait fait partie d’une série d’autres, et dès la mort du Général (que j’appris à Téhéran pour immédiatement aller à Colombey). Je m’aperçois aussi que – ne prenant pas jusques là autant de notes qu’aujourd’hui à la suite d’un entretien « politique » – j’en ai rédigé, mais seulement le lendemain, de très étendues. L’ancien ministre de la confiance du Général m’avait gardé chez lui plus de trois heures. Comment le jeune original, à l’instant si notoire du fait de Jacques Fauvet et de la sensibilité de Georges Pompidou à tout procès en fidélité ? si différent à tant d’égards du grand aîné qui le recevait, intéressa-t-il celui-ci ? Je me pose la question pour l’ensemble de nos conversations depuis cette première-là, car je n’ai pas changé ni de ton ni de manière de m’opposer à un cours ou à des ambiances politiques faussement unanimitaires. Celui qui me reçut ne changea pas non plus, mais se découvrit, à longueur du temps, quoiqu’avec une pudeur totale. Enfant unique mais gratifié d’un grand nombre d’enfants et petits-enfants, il devint pour moi, d’un mot ou d’un geste, parfois très affectueux et, quoique critique avec précision de mes dispersions en tant de projets plus que de travaux, il me fit sentir son estime. Recevant ma femme, seule, il le lui marqua nettement. Il était de l’éducation et de la génération – archétype incarné aussi par quelques autres grands ministres du Général, sur lequel je reviendrai parce que c’est lui qui me l’a le plus et le mieux appris – pour laquelle beaucoup de choses vont sans dire et la communication est seconde, publiquement, par rapport aux délibérations, consultations et décisions. Génération de personnalités qui ne se vantaient mais – au moins pour moi – acceptaient de témoigner, me donnant surtout à comprendre que la simplicité de propos, de raisonnement et d’existence personnelle ne faisait pas de différence entre le maintien public ou la vie en retrait. Je n’entendais donc ni vantardise narcissique ni louange de convenance. Nous fûmes toujours factuels et sobres : Jean-Marcel Jeanneney m’apprit que cela vaut tout pour comprendre et se comprendre.
Avançant cela, je dis donc l’exceptionnalité de la relation qui commença dans une époque où le gaullisme n’était ni simpliste ni monolithique, où son contenu à tous égards et sa marque sur le pays se discutaient : une discussion à laquelle prenait part activement quand il ne l’alimentait pas en propos ou en décisions, le président régnant Georges Pompidou. Seulement, ces années dernières, Jean-Marcel Jeanneney – écrivant d’ailleurs à la seule intention des siens, le détail de sa mémoire familiale puis de son propre parcours politique pour ce qu’il n’avait pas confié à Jean Lacouture en Mémoire républicaine – me fit entrer dans beaucoup des relations humaines et des évaluations de personnes que lui avait fait faire sa carrière. Mais, dans la durée, près de quarante ans, ce qui l’emporte dans nos conversations, c’est réellement ce que Maurice Couve de Murville, à propos de ses entretiens du vendredi avec le général de Gaulle, appelait des discussions. C’est-à-dire que nous traitions des sujets, le plus souvent d’actualité mais toujours éclairés par l’expérience de mon grand hôte et aussi par la culture historique – politique et économie – qui contribuait beaucoup à sa lucidité sur le présent.
Nous eûmes ainsi – je crois – trois périodes dans l’intimité de propos et d’échanges qu’il m’accorda. La première correspondit à celle où j’étais encore en France, affecté à la direction des relations économiques extérieures du ministère des Finances, au Quai Branly, bâtiments de l’époque Léo Lagrange, plutôt miteux et que l’on mit beaucoup de temps à abattre pour trouver à ce magnifique espace une destination qui lui va très bien aujourd’hui. Publié régulièrement par Le Monde, je délibérais avec l’ancien ministre du Général ce que je voulais montre, ou bien l’idée d’un article venait de notre revue de l’actualité, ou encore me suggérait-il de traiter quelque chose. Professeur d’économie politique, il était davantage juriste, et la manière d’exposer et de raisonner, positivement, était celle d’un agrégé de droit public. D’écrire aussi en phrases courtes, simples, affirmatives, style et brièveté qu’il voulait m’inculquer – une idée par paragraphe, me suppliait-il –, mais il me lisait, ligne à ligne malgré mes défauts de plume évidents et agaçants. En droit constitutionnel, j’étais également épaulé par François Goguel, qui ne devint que très tard son voisin : la rue Jacques Bara donne dans la rue d’Assas. Une part essentielle de l’influence de mes articles d’alors – en sus de leur support, de soi, prestigieux – a tenu à ma solidité ; celle-ci n’était pas mienne, je la devais à deux maîtres, à deux orfèvres qu’effectivement je n’avais pas à citer, mais quel bonheur intellectuel et quelle joie d’âme de constituer avec mon éminent ami, élément par élément, argument par argument, des énoncés ou des répliques sur le sujet qui, notamment, opposait l’ancienne majorité du général de Gaulle et la gauche qui semblait s’unifier, sans doute pour des avancées sociales, mais aussi, comme depuis 1962 et 1965, les oppositions au fondateur, pour renverser le régime par ses institutions. Accessoirement, la contestation politique – séparée de la défense de notre Constitution – qui visait surtout Georges Pompidou, s’étendait à l’économie et attaquait Valéry Giscard d’Estaing, mon propre ministre. Je rapportais à Jean-Marcel Jeanneney les rumeurs de l’administration et il détaillait son raisonnement que je faisais mien, assimilais. Plus tard, et notamment ces dernières années, je le questionnais et le faisais réfléchir sur la crise économique et financière, avec quelques éléments fournis par ma femme, rompue aux gestions de portefeuilles et habituée de la salle des marchés d’une de nos premières banques. Mon ami n’avait pas beaucoup plus de soixante ans au début de nos rencontres, il a approché le centenaire à nos dernières ; je ne l’ai jamais senti faiblir ni de pensée, ni d’enchaînement des idées, ni même d’élocution. Parfois, mais je suis plus proche des soixante-dix ans que des trente ans du début de notre relation, nous cherchons et retrouvons ensemble un nom, j’ai davantage la mémoire des dates et lui celle des faits, surtout du précédent et plus encore des interprétations qui avaient pu se donner des précédents : il était étudiant en 1929… et ses appréciations sur Keynes, dont il m’apprit les successivités intellectuelles, n’étaient pas de seconde main ou de lectures rétrospectives.
Cette première période était également celle d’engagements vifs. Le mien était de plume, malgré l’obligation de réserve sur la définition de laquelle je jouais autant que j’étais toléré par mes supérieurs les plus directs (et peu « giscardiens »). Le sien fut de s’engager poltiiquement et électoralement aux côtés d’ennemis traditionnels du gaullisme et du Général : Jean Lecanuet et Jean-Jacques Servan-Schreiber, les Réformateurs, qui passèrent à Valéry Giscard d’Estaing dès l’anticipation de l’élection présidentielle – du fait de la mort de Georges Pompidoudou. Je lui en demandai raison, il me répondit à la plume (comme toujours à l’époque) avant que nous en parlions de vive voix. A l’instar de Maurice Couve de Murville et d’Edgard Pisani, il n’était pas homme de parti, mais plus que ceux-ci il se battit devant les électeurs, et alla même au feu – Grenoble où il avait enseigné et voulut en découdre avec Pierre Mendès France à raison des « événements de Mai ». Il avait surtout un véritable ancrage : Rioz et la Haute-Saône, apanage reçu de son père, laboratoire aussi de démocratie. Je ne le savais pas autant qu’aujourd’hui, pas plus qu’il n’évoquait la relation intellectuelle et filiale exceptionnelle avec celui qui fut lancé en politique par Waldeck-Rousseau, puis devint le principal collaborateur au gouvernement de Georges Clemenceau, avant de présider le Sénat et donc l’assemblée constitutionnelle, dans le moment le plus délicat de l’époque contemporaine : la fondation de Vichy, et enfin cautionna et conseilla l’homme du 18 Juin pour la restauration de la République.
Je ne voyais que l’ancien homme politique même si j’avais eu quelques mois d’une approche familiale douze ans auparavant, puisque sa fille Laurence faisait partie à Sciences-Po. d’une conférence de méthode dont je fus un trimestre « l’assistant ». Penchant dont je n’ai jamais su s’il était réciproque et si d’autres circonstances auraient pu l’épanouir : je raccompagnais la jeune fille rue de Grenelle jusqu’à l’hôtel du ministre de l’Industrie, c’était le tout début des années 1960. Cette première période avait donc une jeunesse et une alacrité particulières. Les choses et les thèmes se structurèrent quand mes visites se firent – lors de mes passages à Paris, depuis que je vivais à Lisbonne, puis à Munich, puis à Athènes ou encore à Brasilia – à l’Office français des conjonctures économiques que Raymond Barre lui avait donné de fonder et de présider. Je ne sus qu’alors à la fois qu’il avait été le découvreur du grand Premier ministre, en le prenant pour diriger son cabinet à l’Industrie, et bien plus tard qu’il avait fait partie du jury d’agrégation de celui-ci, voulant le faire recevoir premier dès le premier concours, et qu’il visitait François Mitterrand comme le firent aussi Michel Jobert ou Jean Charbonnel (et moi). La relation intellectuelle était donc d’autant plus aisée qu’aucune divergence d’appréciation sur l’actualité, sur les hommes, sur les partis ne nous distinguait l’un de l’autre. J’étais d’ailleurs – par cela – confirmé dans mon intuition depuis l’automne de 1968 et la poussée conservatrice qui eut raison du réformisme et de l’indépendantisme gaullien, qu’il existe en France une famille d’esprit numériquement considérable et très cohérente mentalement, cohérente dans l’analyse du présent et dans la lecture de notre histoire contemporaine, voire millénaire (lors de sa dernière conférence de presse, celle de Septembre 1968, de Gaulle l’évoqua clairement). Mais cette famille n’est politiquement au pouvoir ou représentée que dans les temps les plus difficiles : la France libre et combattante, et la communauté de réflexes de ceux qui y adhérent.
Notre troisième période commença avec le trravail que je me donnais d’écrire la biographie de Maurice Couve de Murville. Etant par ailleurs pré-retraité, ce sur quoi je m’étendais peu avec lui mais qu’il savait au point de suivre la doctrine qui commenta l’arrêt du Conseil d’Etat me donnant raison contre le ministre des Affaires étrangères, je pouvais le visiter plus fréquemment et plus facilement. Il avait gardé un bureau et une logistique à l’O.F.C.E., il avait su découvrir le successeur souhaitable, mais nos conversations ne furent que peu à ce numéro-là du Quai d’Orsay. Comme dans les années 1970, il me recevait rue d’Assas. Appartement de deuxième étage, avec un bonheur-du-jour répliquant celui hérité que j’ai hérité de mes grands-parents, un grand Copenhague dans le vestibule, les serres du jardin du Luxembourg, depuis la fenêtre, à trois pans, des fauteuils également analogues à ceux de mes parents. Venir en façon de fils tout en restant un interlocuteur dont nous ne savions plus si j’étais un mémorialiste, un enquêteur ou un étudiant attardé ou quelque thésard soumettant par écrit et par à-coups des travaux à revoir ou à encourager. Je recevais les livres que régulièrement et tranquillement, rédigeait et faisait paraître l’ancien ministre. Ils étaient souvent parlés entre nous à leur naissance mentale puis en cours de gestation. L’ordinateur, l’imprimante, sur des tables placés à la perpendiculaire de la bibliothèque aux belles reliures, pour la plupart œuvre de Marie-Laure Jeanneney, n’apparut que tard, mais avant la canne. Les pieds ne traînèrent (et encore…) que les deux dernières années, l’audition était parfaite, la vue avec les lunettes qu’il avait toujours portées, aussi. Nous avions nos heures, j’arrivais le plus souvent du Val-de-Grâce vers cinq heures et demeurais jusqu’au dîner, soit vers dix-neuf heures, dix-neuf heures quinze. On sonnait pour monter Le Monde. La dernière des enveloppes que j’avais déposées chez sa concierge ou à son seuil, mais sans le déranger, figurait sur des piles de livres reçus et à quoi il répondait, serrant les corespondances dans un classeur, les livres de Jean-Noël dès qu’en paraissait un, le dernier des siens qu’il avait préparé de m’offrir. Nous avions chacun un fauteuil habituel, mais les derniers temps nous allions aussi de part et d’autres de son bureau. Madame Jeanneney venait assister à la fin de nos conversations, dans les années 1990-2000, puis, atteinte et immobile dans un fauteuil nous tournant le dos, elle semblait me reconnaître quand je venais, en quittant son mari, la saluer. C’est alors, et aussi pendant ces moments de part et d’autre du bureau, ou debout à lire ensemble un papier) que Jean-Marcel Jeanneney se livra, cette dernière année, le plus, dans ses chagrins : le petit Claude ou l’atitude jalouse puis hostile de Michel Debré finissant, qui avait pourtant été son camarade d’études très cher et avec lequel leur mariage à chacun avait encouragé de l’intimité.
Je découvrais d’ailleurs ce dont j’avais reçu les éléments par Maurice Couve de Murville et par Edgard Pisani, que la génération qui nous redressa en 1958 comptait, pour quelques-uns des plus importants au gouvernement, des amis d’adolescence, des camarades de vacances voire des premières rencontres féminines. Rien n’aurait été mimé si l’époque avait été à la montre publique, comme depuis depuis une quinzaine d’années, et rien n’était alors dit. Les ménages – façon de dire alors comme chez mes parents – Jeanneney ou Couve de Murville étaient exactement ceux de la génération, juste précédente, du général et de Madame de Gaulle. La stabilité de moeurs, d’habitation et donc une grande cohésion sociale : de la dignité tout simplement. En commun aussi, les deux hommes d’Etat ont eu une insensibilité aux honneurs, une fois leur carrière interrompue ou terminée. Sans doute, l’ancien ministre des Affaires Etrangères fut-il souvent traité, ès qualité ou comme ancien Premier ministre, par François Mitterrand recevant un homologue étranger, et sans doute aussi l’ancien rédacteur des grands textes sociaux et référendaires du second mandat du Général a-t-il été en vue dans quelques de commémorations de la Cinquième République. L’universitaire avait encore ses conseils d’administration, notamment à la Fondation des Sciences politiques, et le fils de Jules Jeanneney dans les enceintes maintenant la mémoire de Clemenceau. C’est peu à côté des positions d’autres anciens personnages – par exemple de Pierre Messmer à la Fondation Charles de Gaulle, puis à la chancellerie de l’Institut, à l’Académie française et enfin à la grande chancellerie de l’Ordre de la Libération. L’un et l’autre ont été pour moi des mentors et m’ont passionné par leur capacité de réfléchir et d’exposer, par leur sobriété personnelle contrastant avec la grandeur de leur carrière mais Jean-Marcel Jeanneney eut la grâce d’une exceptionnelle longévité, doublée – si je puis écrire – d’une mémoire exceptionnellement conservée et mobilisable.
Le parcours, les expériences si multiples – de l’Université au comité des experts de 1958, au gouvernement, à notre ambassade d’Alger qu’il ouvrit, au rapport sur la coopération qui porte son nom, à sa seconde expérience gouvernementale, celle préludant Mai 1968, puis à sa troisième aux multiples champs puisque la rédaction des textes référendaires n’a pas été le tout de son travail, il y eut la défense du franc et l’affaire Markovic (relation de confiance avec Raymond Barre, alors à la Commission européenne, et intérim place Vendôme – ne furent que tardivement des moments de nos conversations. Celles-ci, de la première à la dernière, étaient principalement un échange sur l’actualité nourri par des réminiscences ou par l’imagination précise de politiques ou de conduites alternatives. D’emblée, et à mon étonnement, je fus traité en égal, en partenaire dont valent le peu d’expérience et l’enthousiasme des projections. Les derniers temps s’enrichirent de notations plus personnelles, de vie et d’affection privée. Peu sur ses enfants et petits-enfants dont il me disait surtout les réussites en diplômes, en positions universitaires ou hospitalières. Il en était extrêmement fier, sans que je sache si la barre était placée pour chacun d’eux, très haut, avant les concours, ou s’il s’avérait « seulement » que presque tous sortaient premier de leur épreuve respective. Le disant posément comme si ces résultats étaient naturels, je ne pouvais y voir la moindre vanité par procuration ni même quelque orgueil de père ou de patriarche, tout était si simple. Comme chez Michel Debré, il y avait ce sens de la famille, mais Jean-Marcel Jeanneney m’a laissé l’impression forte de n’avoir jamais pesé sur les choix d’orientation, y compris de vie privée, de chacun de ses enfants, ni non plus d’avoir « pistonné » aucun d’entre eux. Au contraire, ses propres décisions étaient soumises, non à l’arbitrage des siens, mais à leur consultation. Le chantre, par écrit et par discours, de la participation l’a pratiquée dans son village de Rioz dont écrire l’histoire politique et principalement celle des débats municipaux, fut son avant-dernière grande occupation, et tout autant dans sa vie de famille. A la de Gaulle, mais sans le montrer ni en faire étalage, il partageait beaucoup sinon tout de ses choix de carrière et d’intelligence avec Madame Jeanneney. Mariage d’amour et de bonheur s’il en fut : soixante-dix ans de bonheur, dit-il à ma femme. Il m’a donné le sentiment d’aimer chacun de ses enfants et petits-enfants vraiment à titre personnel et pour un cachet, un trait particulier. Lecture assidûe des productions de tous, considération pour la talent de peintre d’un gendre : il parlait aussi chaleureusement et en détail du travail des siens, que de ce qu’il produisait lui-même. Bien sûr, un intérêt marqué pour la politique, locale ou nationale, à chaque génération, lui a fait plaisir quand il l’a discerné chez l’un, chez l’une, puis chez l’autre : enfants, petits-enfants. Dynastie républicaine ? je ne le crois pas tant il a été, sur le plan des convictions intimes voire sur ce qui approche la religion, libertaire, anarchiste même. Je reviendrai plus loin sur ce dernier point. Agnostique, il appréciait ceux ou celles des siens qui sont pieux. Exemplaire de vie conjugale, il a parfaitement admis que certains de ses enfants cherchent et trouvent le bonheur par du changement. Il était tolérant – au beau sens du terme : l’acceptation de la liberté et de la personnalité d’autrui –, sans avoir à se contraindre ou à se raisonner, parce qu’il était intérieurement tranquille et surtout parce qu’il donnait envie d’être rigoureux comme lui, une rigueur naturelle, contraire à de la contrainte intime ou subie. Peut-être extapolè-je en écrivant cela, mais je l’ai toujours senti et vu calme, jamais angoissé, capable cependant d’un certain emportement devant l’idiotie d’une action ou d’un dire politiques, financiers, l’irresponsabilité – ce fut son mot – quand j’ai essayé d’obtenir, non de lui, mais de notre petite fille alors de quatre ans une photographie-portrait ensemble de mon éminent ami, du grand témoin avec celle qui aurait à prendre le relais et m’interroge aujourd’hui sur des rayons entiers de bibliothèque : c’est le général de Gaulle. Elle est d’ailleurs née le même jour que lui, et à la même heure moins une dizaine de minutes… et ma femme et moi nous sommes mariés un 18 Juin. Exquisement, sachant femme et enfant à m’attendre dans la voiture comme je déposais chez lui un pli, en traversant Paris sans trop m’arrêter entre l’Alsace et la Bretagne, il tint à descendre pour les saluer, les voir – elles-mêmes et sans doute aussi parce qu’elles me sont si chères.
Nos conversations ont donc porté aussi sur les personnes, sur moi qu’il connaissait bien pour les aspects de production, de raisonnement, de culture – il me l’écrivit parfois… Les personnes de la politique et de l’histoire. L’actualité n’est pas qu’événements ou choc des thèses et des idées. Il aimait la doctrine, considérait que je l’aimais aussi – ce qui fut très vrai longtemps, l’est moins maintenant, surtout après que mes combats contre le révisionnisme constitutionnel aient fait fiasco en 2000 et en 2007-2008 alors qu’ils avaient été victorieux (mais grâce au Monde et sans doute aux données de l’époque) en 1973. L’actualité est également faite d’hommes et de femmes. Les portraits, les jugements que Jean-Marcel Jeanneney me donna de plus en plus sur les tenants successifs du pouvoir sont précis, précieux, peu anecdotiques, très explicatifs, synthétiques. Il mettait de la logique dans des comportements et de la cohérence dans des psychologies que je critique, ainsi du président régnant. Il considérait détachables d’une personnalité ses décisions et ses capacités gouvernementales. Suivant avec attention l’actualité – Le Monde, des revues précises comme celles de son O.F.C.E., la télévision – il n’avait pas le jugement de la rumeur ni de l’intimité : il évaluait et alors sans mémoire, posant que l’actualité, pour celui qui doit la faire, doit se traiter en termes d’actualité. Il a donc donné des points à Nicolas Sarkozy qu’il n’avait jamais donné à Georges Pompidou ou à Valéry Giscard d’Estaing. Il avait eu Jacques Chirac comme secrétaire d’Etat et François Mitterrand comme président de la République à mettre au courant d’un sommet économique, au pied levé, ou du jeu des cartes possibles pour le prix du gaz algérien : il les avait donc pratiqués tête-à-tête, en fonctionnement, sans pose. Les plus affinés de ces portraits – les plus libres, d’une étonnante proximité, parfois même physique – ont été ceux du Général. Jean-Marcel Jeanneney, quand je l’écoutais, faisant taire en moi toutes questions qui l’auraient interrompu, avait le talent – inconscient ? – de l’histoire parallèle ou putative. Il a eu le don, sans doute en position de gouvernement, mais aussi de commentateur a posteriori ou de prévisionniste, de discerner les alternatives possibles. Autrement dit, gouverner n’était pas la conciliation de priorités contradictoires ou l’imposition de solutions univoques. Il voyait les choix à faire, plus en procédures d’ailleurs, qu’en fond puisque la France est coûtumière de problèmes qui ne sont saisis que tard en sorte qu’il faut débrider en urgentiste plutôt que soigner par prévention. Et que le fond a presque toujours pour lui, été évident.
Sans pesanteur, ni complaisance, il racontait très bien, factuellement, ce qui, de la part d’autres, aurait été des débats, ainsi ses dialogues avec André Boulloche sur l’enseignement libre, ses réactions pendant des moments de Mai 1968, y compris le discours de censure d’Edgard Pisani, à l’Assemblée nationale, murmurant : c’est lui qu’il faut nommer Premier ministre, mais aussi, très révélateurs, les divergences d’appréciation d‘un groupe d’économistes français, dont il était, invités en Union soviétique pendant Mai 1958 (seul avec Raymond Barre, il défendit la conviction et le tempérament de démocrate du Général…) ou des aparte avec Ben Bella et Boumedienne dans les débuts de la République algérienne. Il était vigilant.
Avec Maurice Couve de Murville, il est le seul – de ceux que j’ai rencontrés – à avoir, rétrospectivement, avec de Gaulle une relation non révérentielle, et fondée seulement sur des qualités intellectuelles et humaines reconnues, objectivement, à l’homme du 18 Juin, au président de la République. Ce qui lui permet de dire aussi, tranquillement, des lacunes ou des traits de caractère nuançant – très avantageusement à mon sens – une divinisation ou une infaillibilité qu’ont trop décernées à de Gaulle ses thuriféraires, en cela de bien peu efficaces soutiens. Surtout pour la suite et après le départ. Jean-Marcel Jeanneney était politiquement un adulte, ce qui est rarissime aujourd’hui et me parut aussitôt rare. Le caractère ne se jugeait pas, pour lui, en termes d’autorité ou d’impavidité.
Admirations ? son père assurément, le Général, Clemenceau et quelques grands fonctionnaires des années 1930 à 1990 tels que François Bloch-Laîné, Paul Delouvrier ou Raymond Barre. Au vrai, il ne les disait pas, je les devinais, les déduisais. Goetze aussi. Pour lui, Pierre Mendès France s’était trop souvent trompé ou n’avait pas fourni ses preuve pendant son court passage au pouvoir, pour donner des leçons et être un véritable augure. Il ne rangeait pas le patriotisme ou le sens de l’Etat parmi les qualités nécessaires d’un gouvernant ou d’un politique parce que les posséder et en être imprégné, constitué va de soi. En revanche, les vulnérabilités de mœurs ou d’argent lui paraissaient inconséquentes, il les relevait cependant peu, sauf au début de nos rencontres où les « affaires » n’étaient plus d’Etat comme celles dites Ben Barka ou Markovic, mais d’indélicatesse, de corruption ou au moins d’imprudence : la Garantie foncière de Rives-Henrys, les permis de construire zélés par Aranda au cabinet de Chalandon. Il n’en était pas curieux. Conservant le dossier de première étape de l’affaire Markovic, qu’intérimaire du ministère de la Justice, il avait reçu du parquet de Versailles, la curiosité de le lire ne l’avait pas atteint. Au contraire, il avait été – quoique n’aimant pas beaucoup le personnage – le premier au gouvernement à visiter Georges Pompidou au bureau de ce dernier, boulevard Latour-Maubourg. Curiosité, admiration ? ses jugements n’étaient pas sentimentaux, ils étaient intellectuels et d’expérience personnelle.
Exposés d’un moment politique tournant – ainsi la question, pour les ministres en place, de se présenter ou pas aux législatives de Mars 1967 – ou appréciation d’un collègue au gouvernement, raisonnements ensemble sur l’actualité, lecture critique de ce que je lui avais adressé : il était toujours affable, il ne se dispersait pas, il n’allait pas par association d’idées, il était concentré pas seulement mentalement mais dialectiquement. Ainsi, sa défense d’un certain protectionnisme n’a pas varié d’énoncé mais a renouvelé fréquemment ses arguments et ses prémisses des années 1970 à aujourd’hui. Il était plus politique qu’économiste, plus juriste que manœuvrier, plus observateur ou praticien que théoricien. Plus ce qu’il convenait de faire selon une situation bien caractérisée, que réfléchir sur l’application d’une thèse ou d’un précédent. Esprit pratique mais sachant la théorie, l’histoire des théories, sachant surtout que les théories naissent de l’expérience : en droit constitutionnel comme en économie politique. Jamais pédant, lisant volontiers les articles et ouvrages d’autrui, aimant les collaborations de revue, apte à des discussions parlementaires inédites, comme le compte-rendu à chaud des négociations de Grenelle devant une Assemblée que désertaient aussi bien l’opposition que le Premier ministre, ou des échanges de vues et d’amendements pour la confection du texte référendaire, à peine esquissé de rédaction. Débattre sans texte de ce à quoi de Gaulle attacherait son sort, rendre compte à la place du seul responsable et à des députés censément soutiens du gouvernement mais apeurés et à la débandade.
J’ai été effleuré par l’imagination – dans les derniers temps – et maintenant j’y songe, que le fils contracta l’amour du dialogue sur les choses du moment avec leurs implications de toutes sortes, par les récits ou comptes-rendus que son père lui faisait dès avant son adolescence. Je ne sais si lui-même l’a poursuivi avec ses propres enfants ou si en tient lieu son écriture de la mémoire familiale et de sa propre mémoire résiduelle, après tant d’ouvrages dont beaucoup l’explique intellectuellement et parfois événémentiellement. Mais ses évocations de déjeuner à une table de famille où Clemenceau s’asseeoit aussi, pour soudainement courir à la porte d’entrée et y débusquer l’agent qui espionne le retraité qu’est désormais le père la Victoire, ou des raisons faisant refuser par Jules Jeanneney toute candidature à la présidence de la République alors que le congrès voudrait probablement un choix autre que la reconduction d’Albert Lebrun – évocations qu’il me donne – me paraissent proches de ce que lui-même entendait avenue Elisée Reclus.
samedi 19 Septembre 2010
Ceux qui passent à côté de la vie, à côté de leur vie. Jean-Marcel Jeanneney, exemplairement et semble-t-il sans effort, a, au contraire, pleinement occupé la place d’une personnalité, sans doute forte, mais ne se caractérisant pas ainsi. Et en plus ou d’abord il a vêcu – calmement et sérieusement – sa vie, une vie de famille, la vie d’un fils aimant ses parents, d’un époux heureux et fier de son couple et de ses enfants, la vie d’un universitaire méthodique, fondateur de certitudes fortes sur les structures françaises et sur les évolutions des grandes économie, la vie d’un homme d’Etat tranchant sur beaucoup de collègues au gouvernement par une grande capacité relationnelle autant avec ceux-ci qu’avec ses propres collaborateurs, manifestement admis dans l’intimité du général de Gaulle sans en faire étalage ou le système d’une prévalence, la vie d’un homme de synthèse attentif à ses propres aînés comme aux générations arrivant. Un homme d’équilibre et peut-être – par cela – de convictions fortes et morales.
Surtout, une présence, surtout un calme, surtout le posé du ton pour tout dire, expliquer et aller au vrai. Il n’avait ni le zèle du propagandiste ou du missionnaire, ni la passion (à la Michel Debré de convaincre ou de combattre : il n’y avait pas pour lui d’ennemis ni d’hérétiques). Il n’était pas non plus désabusé : simplement, presque placidement (mais l’image ne convient pas car ce n’était pas un homme provoquant l’indifférence ou donnant une impression d’inaccessibilité, au contraire), il savait considérer les choses, les gens, les circonstances et mesurer sa propre contribution, sans jamais l’imposer sauf rares exceptions – dont il m’a dit quelques-unes, mais il dût y en avoir d’autres. Se présenter à Grenoble contre Mendès France en Juin 1968, s’engager aux côtés des Réformateurs c’est-à-dire contre Pompidou, contre une U.D.R. émolliente et inadéquate, visiter et soutenir, servir enfin François Mitterrand. Il n’avait pas de maître, pas de références non plus, pas de Dieu, il avait des structures – fortes et tranquilles, apparemment très héritées et qu’il a transmises sans tension à ses enfants et petits-enfants aux orientations pourtant différentes des siennes, quoique dans le nombre il y ait quelques fortes analogies : deux de ses enfants, grands universitaires dont même une économiste, et assez à sa manière, c’est-à-dire théoriser l’actualité, servir aux solutions pour l’actualité. Ces structures étaient en fait des matrices ce qui explique l’épanouissement d’enfants et de petits-enfants sur lesquels il n’a pas pesé ni volontairement ni même par le seul rayonnement d’une autorité morale, publiquement évidente, et revenant vers les siens. Ceux-ci plutôt obligés par eux-mêmes d’être dignes de la continuité dynastique. Je ne peux m’aventurer plus dans ce cheminement, je crois que les aïeux de mon éminent ami valurent dans sa vie - comme une sorte de tutorat aimé et exigeant – autant que son père. Il avait le sens de la généalogie, donc le sens de la famille, de la tradition : ce qui est également universitaire, il a eu, sinon ses mentors, du moins ses aînés plus pendant ses études que pendant les débuts de sa carrière universitaire. Clemenceau est le souvenir de son père, sans peser cependant sur l’image que Jean-Marcel Jeanneney a gardé de ses parents, de la vie quotidienne, affectueuse, pudique et intellectuelle d’un enfant unique des années de guerre et des années d’entre-deux-guerres. De Gaulle est son propre souvenir, mais sans que cela dirige ses raisonnements politiques et même son regard sur notre actualité, sur le devenir du pays et sur l’entreprise européenne. De celle-ci, il m’a peu parlé et je ne l’ai guère fait parler. Avec lui, les faits et le raisonnement sur les faits étaient l’essentiel d’un échange dialogué où chacun avait le goût et le bonheur d’apprendre de l’autre. Du moins, Jean-Marcel Jeanneney me donna-t-il, dès notre première rencontre, cette sensation que l’écoûte et l’accueil seraient mutuels et que je pouvais donc lui apporter quelque chose. Naturellement, ce n’était que délicatesse de sa part, puisque son aînesse et la qualité d’une intelligence si calme et fonctionnant si bien en élaboration et en exposition. Intelligence qui structurait et raisonnait, posait les étapes, vérifiait : tout le contraire d’un processus interrogatif qui peut mener le politique ou le sentimental à l’angoisse.
Si à nos premières rencontres, il me parut pessimiste, c’est qu’il était lucide et exigeant, ne prenait pas les propagandes qui avaient commencé leur tournis pour argent comptant. Il analysait de première main quoique sans source d’informations privilégiées. D’ailleurs, et manifestement, aussi bien dans sa méthode d’enseignement (je n’ai cependant jamais assisté à un de ses cours, je n’en avais pas l’âge, et à y réfléchir, je ne crois pas non plus avoir assisté à une conférence ou à un exposé discursif qu’il aurait donné en politique ou en université) que dans ses réactions à l’actualité, il allait sans références ni lectures des précédents, il était d’abord dans le fait. Non étiqueté, admis comme tel. Il a beaucoup insisté, dans sa réflexion rétrospective sur sa manière de gouverner un ministère, sur l’importance décisive de n’avoir pas d’intermédiaire entre le personnel chargé du dossier ou opérant sur le terrain, et lui. Autrement dit, sa conviction n’était pas seconde, mais fondée sur une appréciation aussi directe que possible.
La question de Dieu – si on peut intituler ainsi le thème du spirituel ou celui de la foi ou encore l’interrigation sur l’ « au-delà » – m’a paru d’énoncé assez naïf, au mieux déiste ou anthropomorphique avec immanquablement un argument selon lequel un tel Dieu ne pourrait suffire à veiller dans de destinées et tant d’enchaînements d’événements et de circonstances. Le propos banal vint quand je tentais de rejoindre ce qui m’avait semblé lors d’une conversation précédente comme un appel à mon propre témoignage puisqu’il me savait ou me considérait comme un croyant, sans que je m’en sois jamais beaucoup dit. Mais il le savait, comme je savais son agnosticisme et l’explication par hérédité, l’hostilité de son ascendance maternelle au Second Empire, à l’influence des « curés » dans les vies locales, celle de Rioz avec peut-être des cas d’école, mais dont il n’a pas fait état dans son livre si documenté qui relate le débat municipal de sa commune pendant deux siècles. Agnosticisme non militant, hérité et que rien n’a troublé, pas la mort des siens, de son fils, de sa femme. On ne sait pas, me répondit-il, il y a plusieurs années, à ma question sur ses conceptions de l’au-delà de la mort. Celle qu’il semblait me poser et appelait, non mes réponses, mais mon simple témoignage de vie, ne fut dite qu’une fois, et d’une manière qui ne demandait pas d’enchaîner aussitôt mais réservait l’avenir, faisait ouverture. Je ne sus pas revenir à cela et quand je le tentais, il n’y a pas un an, tout fut – je viens de l’écrire – assez plat et au fond, peu digne d’une telle intelligence, d’un tel parcours et aussi d’une proximité chronologique forcément immédiate avec la fin de vie et le passage à autre chose ou à ailleurs. Je ne crois pas qu’il pensait que ce fut le néant. Il n’avait donc pas du tout, au contraire de Michel Debré ou de Maurice Couve de Murville, le catholique et le protestant, une appartenance religieuse affichée, et pas non plus de lectures bibliques comme Pierre Messmer. Il n’était pas davantage attiré par l’ésotérisme voire la franc-maçonnerie. Tout ce que j’explore, à cet instant, par écrit, ne lui correspond absolument pas. La dimension de foi religieuse était totalement absente de sa conversation et sans doute de sa vie personnelle, mais cela ne produisait – en le rencontrant puis en le fréquentant comme j’eus le bonheur et l’honneur de pouvoir le faire – aucune lacune. Il n’avait pas d’univers personnel, et au fond pas d’égocentrisme ; je fus surpris de l’entendre avant l’autre été évoquer des gestions de ses finances personnelles, ou des relations avec son agence bancaire ou des rédactions à faire pour son testament en tant qu’il concernerait la disposition de ses biens, pour l’essentiel des biens hérités. S’il y eut égotisme, c’était uniquement la mention des réussites de chacun des siens, réussites personnelles et pas tellement par mariage ou selon quelque appartenance à un groupe ou à une équipe. En ce sens, les siens ont assez bien continué, avec naturel, ce qu’avait été sa propre manière d’avancer en carrière et professionnellement. Sans doute pour Jean-Marcel Jeanneney, la position de son père – dans l’esprit du général de Gaulle – a-t-elle décisivement joué : le Général qui n’avait pas besoin de caution pour ses compatriotes, puisqu’il y avait eu d’emblée l’initiative faisant événement (le 18-Juin, une date pour dire un fait sans définir ce dernier puisque le fait est un effet et non un acte) en avait besoin à ses propres yeux. Jules Jeanneney et sans doute le Comte de Paris ont été de ces personnalités révérées – la première pour elle-même, la seconde pour sa situation dans l’histoire de France – dont l’opinion et le soutien ont importé. La nomination de Jean-Marcel pour la rédaction référendaire de 1968-1969 tient sans doute autant à cet écho de mémoire qu’au souhait du Général que le ministre des Affaires sociales, de surcroît tombeur de Mendès France, reste dans le gouvernement mais sans qu’un portefeuille soit spécifié. Le referendum positif, il est probable que le ministre d’Etat aurait eu un avenir politique encore plus grand que son passé. En revanche, la direction du cabinet de son père – ministre d’Etat ayant ses bureaux à l’hôtel de Matignon, puisque de Gaulle s’était établi à la Libération rue Saint-Dominique – aurait pu, pour tout autre, être un tremplin ou le commencement d’un arrivisme par réseaux et alliances contractées dans une époque exceptionnelle. Tout autre que lui aurait ainsi agi. Je ne l’ai pas questionné sur ce moment et sur une éventuelle hésitation du destin. Gaulliste pendant la Quatrième République, certes, mais universitaire gravissant, avec des anecdotes de corporation, les échelons de son corps. Sans doute, agnosticisme, indifférence aux opportunités et identité marquée par l’hérédité ont déterminé cette sorte d’inappétence au système des carrières politiques selon les partis. La circonscription, il l’avait de naissance, la notoriété et le nom aussi, l’indépendance financière minimum enfin grâce à l’agrégation et à l’enseignement de sciences économiques. Idéologie ou disciplines de pensée, solidarités de groupe ? nullement, sauf si, à la réflexion, il fallait se joindre à ceux soutenant une entreprise : ainsi, est-il avec Germain Tillion et François Mauriac sur le podium de la porte de Versailles pour la réélection du général de Gaulle, alors qu’aucun des politiques classiques n’y a été appelé par le candidat. Ainsi, est-il à Grenoble au moment du R.P.F. ou à la reprise de Juin 1968. Ainsi, est-il avec Michel Jobert et Marceau Long mais tant d’autres moins notoires, à assurer la continuité de l’Etat et des grandes options – au fond gaulliennes – quand la gauche arrive au pouvoir par l’élection de François Mitterrand.
matin du lundi 20 Septembre 2010
Que me reste-t-il ? de lui ? sinon lui. Avec aucun autre personnage politique de mon temps, je n’ai cumulé une telle durée avec autant de matériaux notés ou enregistrés (enregistrés à sa vue ces dernières années, et sans que nous en débattions ou qu’il recherchât le procédé, il en était content mais ne me posait ni ne se posait la question de ce que j’en ferai – ce lui fut utile à plusieurs reprises pour garder la précision écrite d’un développement que j’avais provoqué. Il n’était pas obsédé d’archivages, mais il était ordonné et conservait). Ce n’est cependant pas cela – même si c’est exceptionnel – qui va demeurer, mais la qualité d’accueil et la présence d’un homme que je me réjouissais de revoir et d’écoûter. Pourquoi ce désir et cette joie ? Il me semble le comprendre bien, à présent. D’autres personnalités de son rang au moins m’ont vivement intéressé et touché par la biographie orale qu’ils me donnaient d’eux-mêmes et par le témoignage d’une façon de voir notre histoire contemporaine et d’événements qu’ils avaient eux-mêmes vêcus en acteurs secondaires ou principaux. Jean-Marcel Jeanneney me donnait – et il a été en cela unique – de penser avec lui, de comprendre et de poursuivre par lui, puis de durer dans une ligne de conviction et de compréhension à travers plusieurs décennies et sans doute grâce à ces décennies. Mainteneur mental d’une vue gaulliste de nos chances, de nos erreurs et gaspillages, de notre avenir. Il parlait peu France ou même de Gaulle qu’il situait parmi nous, d’une façon tranquillement humaine et démocratique. Le vivant était le raisonnement wur observation. Maurice Couve de Murville me confia manifestement la mémoire et la cohérence de son parcours, en fait de son attachement à de Gaulle : au soir de sa vie, il s’éveilla au besoin d’un biographe. Cela m’oblige. Jean-Marcel Jeanneney a écrit sa pensée, d’époque en époque, il l’a également enseignée mais je n’ai pas encore la connaissance de ses notes de cours que je lui demandais notamment pour l’avant-guerre et les régimes de dictature en politique économique. Il a également écrit sa biographie erga omnes et pour les siens. Je n’ai aucun rôle à tenir, aucun devoir envers sa mémoire. Et voilà toute la fraîcheur et la beauté de ce qu’il me donnait et que sa mort n’ empêche pas, au contraire. Une amitié non dite, un échange qui aurait dû être déséquilibré et tout en sa faveur, le bâti d’une compréhension de la politique, de notre histoire, puis progressivement de la vie et de ce que dans une vie, la pensée, la politique, le raisonnement, la délibération scientifique apportent à autrui et à soi-même.
Jean-Marcel Jeanneney a été un homme de partage et d’accueil, c’est pourquoi il a su gouverner, il savait accueillir et sourire quels que soient les grades, les prestiges, les liens de sang ou l’absence de tout ce qui prédispose à une relation privilégié : j’ai été de ces sans-étiquette ni hauts faits, uniquement dans la durée, dans la chance de regarder tant de fois ce sourire, sourire à l’ouverture de la porte, sourire à la fermeture d’une phrase concluant une analyse, sourire à l’évocation en fresque de tout ce que nous embrassions, sourire quand il parut que Marie-Laure Jeanneney suivait quelques instants notre dialogue allant se terminer devant elle.
Ce sera sans doute encore à vivre après-demain à quatorze heures. Après, je serai dans la richesse qu’il m’a donnée. Richesse souriante mais qui, toute intellectuelle qu’elle paraisse, ne peut se transmettre sans son visage, sa voix, sa démarche. Jean-Marcel Jeanneney croyait à la vie et à la parole qu’elle nous donne. Il a eu la grâce de rencontres de plain-pied avec des géants, la grâce insigne d’une longévité intacte et il a maintenant la délicatesse exceptionnelle de redire que ce fut tout simple, qu’il suffisait d’être attentif. Attentif, il le fût et en cela il a révélé et confirmé à longueur d’existence, une générosité qui tenait à autant de respect que d’exigence envers autrui. Il a cru à la liberté de pensée et de comportement, bien plus qu’à tout œuvre, rôle ou mémoire. Qu’il est, qu’il demeure aimable ! et que sa proposition d’intelligence est belle et contagieuse. Pure. Tenir les deux rôles d’acteur et de commentateur, et le vivre puis l’exposer comme s’il n’y avait que le présent et la lucidité sur l’immédiat qui comptent. Des facultés disponibles, un passé ouvert, un au-delà et un avenir sans crainte ni a priori. La souplesse de la liberté et du désintéressement.
soir du lundi 20 Septembre 2010
Véritablement un homme debout, tranquille, sans forfanterie. Rendant intelligent par l’écoûte qui, à l’entendre, devenait tellement naturelle que l’on devenait capable de dialoguer avec lui, et à son tour il écoutait. Nous ne nous interrompions pas et n’allons pas commencer maintenant.
matin du mardi 21 Septembre 2010
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