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Kazakhgate: les hommes de Sarkozy,
l'oligarque et la valise de billets
PAR YANN PHILIPPIN
ARTICLE PUBLIÉ LE
VENDREDI 5 JUIN 2015
Virements offshore, remise de cash de 5 millions
d'euros dans un hôtel suisse: la justice a mis
au jour des versements douteux en marge de la
vente d'hélicoptères au Kazakhstan en 2011, sous la
présidence Sarkozy, sur fond de soupçons de trafic
d'influence. Révélations sur une affaire d'État, où l'on
croise des oligarques, des hommes de l'Élysée, et
des intermédiaires spécialisés dans le business avec
l'Afrique.
Zurich, décembre 2011. Un homme et une femme
discutent dans une chambre de l’hôtel Hyatt. Ils
ne parlent pas d’amour, mais d’argent. L’homme
s’appelle Patokh Chodiev, 61 ans. Oligarque kazakhobelge,
il a participé aux discussions qui ont abouti
à l’achat par le Kazakhstan de 2 milliards d’euros
de matériels français, dont 45 hélicoptères d’Airbus
Group (l’ex-EADS). Face à lui, Catherine Degoul, 55
ans. Avocate basée à Nice, elle a réussi à régler à
l’amiable les poursuites pour corruption qui visaient
Chodiev en Belgique. De cette opération dépendait la
conclusion des contrats. Lesquels ont été signés le 27
juin 2011, dix jours après que l’oligarque a été tiré
d’affaire outre-Quiévrain.
En Suisse, six mois après cet heureux dénouement,
c’est l’heure des récompenses. Patokh Chodiev
appelle un de ses lieutenants, puis quitte la chambre
d’hôtel. Un homme apporte une valise qui contient,
selon Catherine Degoul, 5 millions d’euros en
espèces. L’avocate remet l’attaché-case à un autre
intermédiaire, recruté pour convoyer les billets dans sa
voiture.
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Les policiers qui enquêtent sur le Kazakhgate ignorent,
à ce stade, où a atterri l’argent. Mais cette remise
de fonds, décrite par Catherine Degoul lors de sa
garde à vue, est au coeur de l’information judiciaire
pour « corruption d’agents publics étrangers » et
« blanchiment en bande organisée » menée par les
juges parisiens René Grouman et Roger Le Loire.
Les magistrats soupçonnent justement que l’Élysée a,
sous la présidence de Nicolas Sarkozy, orchestré un
changement de la loi belge pour sauver l’oligarque
Chodiev, sur fond de remises d’argent à plusieurs
acteurs de l’opération, dont un ancien conseiller de
Nicolas Sarkozy, Jean-François Étienne des Rosaies,
et le sénateur UDI Aymeri de Montesquiou.
Tout a commencé le 6 octobre 2009 par la visite
du président Sarkozy au dictateur du Kazakhstan,
Noursoultan Nazarbaïev. Il signe pour 1 milliard
d’euros de contrats et engage des négociations pour
2,5 milliards supplémentaires. Mais pour que cette
seconde tranche se concrétise, Nazabaïev fixe une
condition : il faut tirer du pétrin son ami Patokh
Chodiev et ses deux associés, surnommés « le trio ».
Les milliardaires sont poursuivis outre-Quiévrain
dans une vilaine affaire de corruption qui risque de
les conduire en prison, et qui pourrait déstabiliser
leur groupe ENRC, premier opérateur minier du
Kazakhstan, coté à la bourse de Londres.
À l’Élysée, le message est reçu cinq sur cinq. D’autant
que Chodiev est bien connu au château. Comme l’a
révélé Mediapart, il a
participé à plusieurs réunions
avec des conseillers de l’Élysée visant à sceller
l’amitié commerciale franco-kazakhe, en mai 2009
dans sa luxueuse villa du Cap-Ferrat, sur la Côte
d’Azur, ou encore en septembre lors d’un déjeuner à
11 000 euros réglé par Chodiev au très chic restaurant
parisien l’Ambroisie. Son agent traitant est Damien
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Loras, conseiller diplomatique de Sarkozy pour l’Asie
centrale. Il passera d’ailleurs par la suite des vacances
sur le yacht de Chodiev.
Nicolas Sarkozy et le président kazakh
Noursoultan Nazarbaiev, après
une signature de contrats à
l'Elysée le 27 octobre 2010 © Reuters
Loras s’ouvre du problème belge de l'oligarque à
Jean-François Étienne des Rosaies. Il est « chargé de
mission » au Château, en charge des affaires équestres.
Mais il semble surtout travailler avec Claude Guéant,
le tout-puissant secrétaire général de l'Élysée.
Cet ancien préfet de la Meuse est un drôle de
personnage. Ancien photographe de guerre, c’est
un baroudeur proche des services secrets, qui fut
conseiller au renseignement de plusieurs présidents
africains et a roulé sa bosse au Moyen-Orient. Il a
ainsi participé à la libération des otages français au
Liban dans les années 1980 et aurait exfiltré une agente
du Mossad détenue par le Hezbollah. Mais c’est aussi
un entremetteur au carnet d’adresses bien garni, qui
a enchaîné les postes de « chargé de mission » à la
Générale des Eaux, au ministère de l’Intérieur (période
Robert Pandraud, un proche de Charles Pasqua) ou au
Secrétariat général de la défense nationale.
Loras cherche un avocat pour défendre Chodiev en
Belgique. Des Rosaies, toujours prêt à rendre service
(c’est son métier), lui conseille Catherine Degoul. Il l’a
rencontrée via un ami, feu l’avocat Jacques Vergès, qui
fut, entre autres, le défenseur de plusieurs dictateurs
africains. Degoul est une protégée de Vergès. Elle
a notamment développé grâce à lui une activité
d’avocate d’affaires sur le continent noir.
L’avocate niçoise accepte de défendre le milliardaire
kazakh. L’affaire Chodiev, c’est celle de sa vie.
L’enjeu est énorme, les honoraires alléchants. Et puis,
comme elle l’a dit aux enquêteurs, elle travaille « pour
la France », mandatée
directement par l’Elysée pour
gonfler la balance commerciale tricolore.
Pour accomplir sa mission, elle embauche plusieurs
avocats belges, dont un atout maître : l’homme
politique libéral Armand de Decker, qui vient de
quitter la vice-présidence du Sénat belge pour enfiler
la robe. L’équipe réussit un exploit : grâce une
modification de la loi belge, votée dans des conditions
controversées, Chodiev peut conclure une transaction
pénale, en échange d’une amende de 23 millions
d’euros.
De Decker a-t-il usé de son influence pour faire voter
ce nouveau dispositif ? C’est ce qu’écrit Des Rosaies
dans une note estampillée « très confidentiel »
adressée le 28 juin 2011 à Claude Guéant, devenu
ministre de l'Intérieur. Le conseiller équestre s’y
décrit comme le «coordonnateur» de l’opération
belge, ajoutant que le soutien de De Decker a été
« déterminant » pour
faire voter la loi.
Ce document est un « faux réalisé en accolant un texte
fantaisiste au dessus la signature de Des Rosaies »,
assure son avocat, Pierre Kopp. Peut-être, mais les
enquêteurs, qui ont saisi sa messagerie électronique,
ont retrouvé plusieurs mails où Des Rosaies tient à
peu de choses près le même langage à Guéant. Ce
qui démontre au passage que le bras droit de Sarkozy
suivait l’affaire de très près. Interrogé par France Info,
l'intéressé a reconnu que le nom de Catherine Degoul
a été « suggéré » à Chodiev par l'Elysée, mais il a
nié toute opération d'influence: « Jamais le président
Sarkozy ni quiconque à l'Elysée n'a demandé quoi que
ce soit à la Belgique. »
De son côté, Armand de Decker a démenti être
intervenu pour faire changer la loi. L’avocat de
Catherine Degoul, Joël Blumenkranz, estime lui aussi
que « cela ne tient pas debout » : « La nouvelle
loi
ne devait pas s’appliquer à l’ensemble des charges
reprochées à Monsieur Chodiev. Mais ma cliente a
trouvé dans le texte une disposition qui lui a permis
d’obtenir tout de même une transaction. C’était juste
un très bon travail d’avocat. »
Chodiev est tiré d’affaire le 17 juin 2011. Dans la
foulée, plusieurs contrats, dont celui des hélicoptères,
sont finalisé à Paris entre le premier ministre François
Fillon et son homologue kazakh. Pourtant, Pathokh
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Chodiev rechigne à payer Catherine Degoul. Après
plusieurs relances via les conseillers élyséens Jean-
François Etienne des Rosaies et Damien Loras,
l’oligarque finit par lui verser, à l’automne 2011,
la bagatelle de 7,5 millions d’euros d’honoraires.
L’avocate en a rétrocédé une bonne partie à ses
confrères belges – dont plusieurs centaines de milliers
d’euros pour Armand de Decker.
Le fait que l’Elysée se démène pour sauver un
corrompu présumé afin de signer des contrats n’est
pas très glorieux. Mais cela reste un problème éthique,
qui aurait du rester caché derrière le voile de la
raison d’Etat. Mais le 4 avril 2012, Tracfin, l’office
antiblanchiment de Bercy, signale à la justice un
versement suspect de 306 000 euros sur le compte
de Des Rosaies, émanant d’un ingénieur belge à la
retraite de 71 ans, Guy Vanden Berghe. Coïncidence :
son avocate est une certaine Catherine Degoul. Une
enquête est ouverte.
Le bras droit de Paul Barril en porteur
de
valises
En septembre 2014, les policiers de l'Office central
pour la répression de la grande délinquance financière
(OCRGDF) perquisitionnent chez Des Rosaies et au
cabinet de Degoul (1). Lors de sa garde à vue, puis de
son audition par les juges d’instruction, l’avocate se
met à table. Elle raconte qu’avant même que l’affaire
belge a abouti, Jean-François Etienne des Rosaies et
un sénateur UDI, Aymeri de Montesquiou, auraient
réclamé de l’argent à Patokh Chodiev pour leurs bons
et loyaux services dans le dossier. Elle ajoute que le
chargé de mission de Sarkozy aurait même menacé le
milliardaire kazakh lors d’une rencontre dans un hôtel
à Bruxelles.
Ce serait dans ce contexte que Des Rosaies lui a
demandé, à l’automne 2011, de l’argent pour acheter
une maison en Normandie. Catherine Degoul fait
appel à l’un de ses clients, Guy Vanden Berghe,
un homme d’affaires belge très actif en Afrique, et
proche de l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo.
L’avocate a créé pour son compte plusieurs sociétés à
l’Ile de Man, un paradis fiscal situé entre l’Irlande et
la Grande Bretagne.
Vanden Berghe accorde un prêt de 306 000 euros à
Des Rosaies, versé depuis un compte en Suisse détenu
par Antigone Holdings, une société immatriculée aux
Iles vierges britanniques. Le Belge signe le contrat de
prêt, mais pas Des Rosaies. Lequel aurait refusé de
rembourser. C’est Degoul qui l’a fait à sa place, en
virant 306 000 euros à Vanden Berghe. A partir de ce
moment là, le prêt « est devenu une commission », a
indiqué Degoul aux enquêteurs.
Des Rosaies a reçu deux autres virements d’Antigone,
pour 421 000 puis 90 000 euros (soit 800 000 euros
au total). Pour quelle raison ? « C’est la commission
de Monsieur Des Rosaies dans le cadre du dossier
du trio (Patokh Chodiev et ses associés, ndlr) », a
répondu Catherine Degoul sur procès-verbal. A son
cabinet, les enquêteurs ont d’ailleurs trouvé un second
contrat de prêt de 90 000 euros, non daté et non signé,
probablement destiné à rendre présentable le dernier
virement.
L’avocat de Des Rosaies, Me Kopp, dément
formellement toute irrégularité. Selon lui, les 306 000
euros correspondent bien à un « prêt personnel », et
les
421 000 euros à « son activité de consultant au cours
des années 2010 et 2011 », ce qu’attestent selon lui les
bordereaux de virements. Il ajoute que son client n'a
eu aucune volonté de dissimulation, car les « sommes
ont été versées sur son compte en banque parisien ».
Aymeri de Montesquiou, sénateur UDI du
Gers. Son immunité
parlementaire a été levée à la demande des
juges. © Reuters
Guy Vanden Berghe a arrosé un autre acteur du
dossier : le sénateur UDI Aymeri de Montesquiou-
Fezensac d’Artagnan. Descendant du célèbre capitaine
gascon, c’est surtout un très proche du pouvoir kazakh
qui a su se rendre incontournable pour faire du
business dans le pays. A tel point que Sarkozy l’a
nommé en 2009 comme son représentant spécial en
Asie centrale, afin de « promouvoir nos intérêts
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industriels et commerciaux ». Il a d’ailleurs été
mêlé au fameux contrat des hélicoptères vendus au
Kazakhstan. « Mon rôle consistait seulement à créer
des ouvertures politiques », a-t-il déclaré en octobre
2014, juste après
avoir été perquisitionné.
Vanden Berghe lui a pourtant versé 199 000
euros, toujours via le compte suisse d’Antigone.
Officiellement, le sénateur lui aurait vendu des
bouteilles de vin et des manuscrits de valeur. Il a
assuré à Sud-Ouest que cela n'avait rien à voir avec
les hélicoptères, et qu'il n'a jamais demandé d'argent à
Chodiev. Mais les juges soupçonnent une transaction
fictive, d’autant plus que Vanden Berghe a affirmé ne
pas connaître le sénateur. Les magistrats ont demandé
(et obtenu) la levée de son immunité parlementaire
le 18 mars dernier. Le sénateur n’a pas encore été
entendu.
Reste la dernière bombe, lâchée par Catherine Degoul
lors de sa garde à vue : la remise en espèces de 5
millions d’euros par Patokh Chodiev à Zurich. Selon
l'avocate, c’est Jean-François Etienne des Rosaies
qui a organisé l’opération. Un homme est chargé de
convoyer la valise : Eric Lambert, bras droit et gérant
des sociétés de sécurité du capitaine Paul Barril, ancien
de la cellule antiterroriste sous Mitterrand reconverti
dans la barbouzerie françafricaine. Degoul connaît
bien Lambert : elle est l’avocate de son patron, visé
par une enquête pour « complicité de génocide » pour
avoir aidé le régime génocidaire rwandais.
En décembre 2011, Degoul se retrouve donc dans
la chambre louée par Chodiev à l’hôtel Hyatt. Elle
a raconté aux juges avoir passé un coup de fil à
Des Rosaies en présence de l'oligarque, suite à un
malentendu sur le montant. « Le préfet (Des Rosaies)
m’avait dit, il y a un code, il (Chodiev) doit vous dire
le chiffre 5. (…) C’est parce qu’il m’a dit 2 que j’ai
appelé le préfet. » Une
fois ce problème réglé, Chodiev
commande les fonds et quitte la pièce. L’un de ses
hommes apporte la valise de billets, que Degoul remet
à Eric Lambert, qui l’a rejointe dans la chambre.
A partir de là, les versions divergent. Le porteur de
valise a indiqué aux juges qu’il a convoyé l’argent
en voiture à Nice, au cabinet de Catherine Degoul.
L’intéressée nie formellement. Elle assure qu’elle ne
sait pas où Lambert a emporté l’argent, même si
elle soupçonne qu’il a été remis à l’ex-conseiller de
Sarkozy. « Jean-François Etienne des Rosaies n’est
ni l’ordonnateur ni le destinataire de fonds en cash
circulant entre la France et la Suisse. Ces faits ne
lui sont pas reprochés et le principal témoin de cet
épisode dégage la responsabilité de mon client qu’il
n’a jamais rencontré »,
réplique son avocat, Me Kopp.
Pour ajouter à l’ambiance, l’avocate, désormais en
conflit avec l’ancien préfet, a raconté aux enquêteur
avoir été menacée. Elle aurait été suivie dans la rue,
sa boîte aux lettres fracturée, sans oublier des coups
de fils et une lettre de menace reçue à son domicile.
Son avocat, Me Blumenkranz assure qu' « elle s’est
trouvée malgré elle concernée, mais pas impliquée,
dans des flux d’argent en virements et en espèces, qui,
s’ils sont frauduleux, pourraient correspondre à des
commissions sur des marchés qui ont été signés avec
le Kazakhstan ».
[[lire_aussi]]
Les juges ont mis en examen Degoul et Des Rosaies,
ainsi que les intermédiaires Lambert et Vanden
Berghe. Tous clament leur innocence, soulignant que
la corruption d’agents publics étrangers n’est pas
avérée. A ce stade, les enquêteurs n’ont pas trouvé
de flux financiers suspects qui auraient arrosé des
politiques kazakhs ou belges. Les juges ont toutefois
lancé une commission rogatoire internationale Outre-
Quiévrain, dont ils attendent le retour.
Les magistrats s’intérressent aussi à la manière dont
les hommes de Sarkozy ont suivi le dossier. Comme
l’a révélé Mediapart,
les juges ont réclamé les
archives de Damien Loras, l’ex-conseiller pour l’Asie
centrale au Château. Il n’ont pas tout obtenu, une partie
des documents étant couverts par le secret défense.
Les magistrats ont aussi demandé à la place Beauveau
les disques durs de l’ancien locataire, Claude Guéant,
passé de l’Elysée au ministère de l’Intérieur en février
2011. Mais les disques durs des ordinateurs de sa
secrétaire ont été effacés.
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(1) Après plusieurs malaises, Jean-François
Etienne des Rosaies a été victime
d'un infarctus lors de sa garde à vue; le 8
septembre 2014. Son avocat a déposé
plainte pour « tortures, traitements
inhumains exercés à son préjudice » (et par
ailleurs pour « violation du secret de
l’instruction »), estimant que cet incident
grave aurait pu être évité si les policiers
et les magistrats avaient pris en compte
ses mises en garde.
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