Surveillance des fichés S : "Nous n'avons pas les moyens humains de tout suivre"
Les
forces du GIGN à l'extérieur du Super U de Trèbes. (ERIC CABANIS / AFP)
Le cas de Radouane Lakdim illustre la difficulté des services de renseignement à surveiller tous les radicalisés, explique Yves Trotignon, ancien agent de la DGSE.
Par Virginie Ziliani
Publié le 26 mars 2018 à 18h43
L’union nationale n’a qu’un temps. Quatre jours après les attaques terroristes de Trèbes et Carcassonne, vendredi 23
mars, les questions fusent. Le cas de l’auteur des attentats, un jeune
Franco-Marocain âgé de 25 ans, souligne la difficulté d’évaluer la dangerosité
des radicalisés par les services de renseignement. Fiché "S" – pour
"Sûreté de l’Etat" – depuis 2014, Radouane Lakdim ne présentait aucun
"signe précurseur pouvant laisser présager un passage à l’acte terroriste", selon le procureur de la République de Paris François Molins.
Dimanche, une source proche de l’enquête indiquait que sa compagne faisait
également l’objet d’une "fiche S".Laurent Wauquiez, président de LR, a dénoncé la "coupable naïveté" d'Emmanuel Macron et réclamé la rétention administrative des fichés S les plus dangereux et l'expulsion des étrangers qui seraient dans ce cas. Mais est-ce faisable ? Yves Trotignon, ancien cadre de la DGSE, spécialiste du terrorisme et enseignant à Sciences-Po, analyse pour "l’Obs" les mesures proposées après les événements de vendredi.
L’auteur de l’attentat allait sortir du "fichier FSPRT" dans quelques semaines…
Déjà, il faut être logique : la compagne de Radouane Lakdim était fichée S depuis un an, mais lui allait être sorti des fichiers ? C’est-à-dire qu’un individu qui ne serait potentiellement plus radicalisé habiterait toujours avec quelqu'un qui le serait ? Au contraire, je pense qu’il faut garder un œil sur ce type de personne pour être sûr qu’on n'a plus de raison de les surveiller. Il y a quasiment 20.000 personnes dans le FSPRT (Fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste), dans lequel était Radouane Lakdim depuis 2015. Peu de fichés S sont seulement des sympathisants de cette idéologie. En ce sens, il y a différentes échelles – de 1 à 6 – de dangerosité : Radouane Lakdim figurait parmi les 4.000 classés "dans le haut du spectre", qui regroupe les individus potentiellement dangereux.
Une fois que ces individus sont connus, ils sont intégrés dans les grands fichiers de radicalisation. De temps en temps, ces derniers sont mis à jour et on en fait sortir des individus. Les fichiers sont imparfaits, mais le problème du débat public actuellement est la focalisation sur ce type de mesure, alors que ce n’est qu’une partie du processus de renseignement.
Comment expliquer que les services de renseignement n’aient pas pu empêcher l’attaque ?
Nous n’avons pas les moyens humains pour suivre toutes ces personnes signalées. Surtout que l’expérience de terrain montre que ce ne sont pas forcément les têtes de liste des réseaux qui passent à l’acte. Il ne faut donc pas faire d’impasse : cela passe par une grille d’analyse plus fine et plus d'agents du renseignement affectés à cette surveillance. Ainsi, la volonté politique prime puisqu’elle seule peut décider de faire du contre-terrorisme une priorité nationale, pour y mettre les dépenses nécessaires. Les services recrutent : mais est-ce qu’ils recrutent assez, est-ce qu’il ne faut pas décentraliser davantage ? La difficulté c’est que, dès lors qu'un pays est administrativement bien géré, il en devient compliquer de se parler. Il faut avoir un retour entre Paris et le terrain.
Laurent Wauquiez a annoncé ce lundi matin vouloir "interner les plus dangereux" fichés S. La rétention administrative serait-elle la solution ?
D’abord, c’est lamentable, indécent et infaisable techniquement. C’est le cadeau dont rêvent les djihadistes : l’affrontement global. Les camps de rétention en France ne renvoient pas à des souvenirs très glorieux. Si demain vous enfermez des personnes issues de communautés voisines, vous envoyez un message que vous ne maîtrisez pas : c’est suicidaire politiquement parlant. Cela va alimenter la haine. Puis, ce que savent les services de renseignement, c’est que plus vous allez mettre la pression sur les djihadistes, plus ils vont modifier leurs modes opératoires. Nous allons nous retrouver avec des gens qui sont encore mieux formés que ceux qui seraient enfermés. Enfin, juridiquement la "fiche S" ne peut justifier une rétention : il ne s’agit que d’un outil de renseignement. Annoncer de telles mesures, c’est une manière de faire peur et de montrer que les précédents gouvernements ne font pas l’affaire.
Il préconise également d'expulser les fichés S étrangers...
On peut exclure des gens sur une décision administrative. Mais encore une fois, actuellement, il n'y a pas de lois concernant les fichés S. C'est un processus extrêmement lourd que d'impulser ce genre de réforme législative : la proposition est purement démagogique. C'est un serpent de mer : elle ne cesse de revenir depuis les attentats de Nice en juillet 2016.
Qu'en est-il des djihadistes jugés en Irak ou en Syrie ? Peuvent-ils être jugés sur place ?
C'est légalement faisable, mais cela pose plusieurs questions. D'abord, nous ne connaissons pas les systèmes carcéraux des forces non reconnues, comme les Kurdes par exemple. Je crois à la souveraineté de l'Etat irakien, mais comment être sûrs que les djihadistes ne vont pas être libérés ? En ce sens, nous serions plus tranquilles si les détenus sont jugés sur le sol français. D'un point de vue moral maintenant, nous sommes censés assurer à nos ressortissants – quels qu'ils soient –, à l'extérieur de nos frontières une assistance consulaire contre la peine de mort.
L'état d'urgence peut-il être rétabli ?
La loi du 30 octobre 2017 reprend pratiquement toutes les mesures de l'état d'urgence pour les intégrer dans le droit commun. Elle donne ainsi beaucoup de pouvoir aux renseignements. Donc c'est une proposition creuse que de demander sa mise en place. Et, avec tout le respect que je dois aux victimes, il doit être décrété en cas d'événement majeur, ce qui n'est pas le cas ici.
Doit-on s’habituer à ce genre d’attaques ?
Le risque zéro n’existe pas. Il y a des erreurs humaines. Les djihadistes sont connus, surveillés, mais passent tout de même à l’action. Ils peuvent se montrer meilleurs et mieux entraînés que nos services de renseignement. Il faut donc que les politiques et la population reconnaissent qu’il y aura toujours cette probabilité. Mais d’un autre côté, il faut tendre vers l’efficacité maximale, donc s’évaluer en permanence. Par exemple, lorsqu'une intervention est réussie, il serait judicieux d'instaurer des retours d’expérience pour en tirer des bonnes pratiques et ainsi progresser.
Propos recueillis par Virginie Ziliani
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