RERUM NOVARUM
LETTRE ENCYCLIQUE
DE SA SAINTETÉ LE PAPE LÉON XIII
DE SA SAINTETÉ LE PAPE LÉON XIII
A tous Nos Vénérables Frères, les Patriarches, Primats, Archevêques et Evêques du monde catholique, en grâce et communion avec le Siège Apostolique.
Vénérables Frères,
Salut et Bénédiction apostolique.
La
soif d'innovations (1) qui depuis longtemps s'est emparée des sociétés et les
tient dans une agitation fiévreuse devait, tôt ou tard, passer des régions de
la politique dans la sphère voisine de l'économie sociale. En effet,
l'industrie s'est développée et ses méthodes se sont complètement renouvelées.
Les rapports entre patrons et ouvriers se sont modifiés. La richesse a afflué
entre les mains d'un petit nombre et la multitude a été laissée dans
l'indigence. Les ouvriers ont conçu une opinion plus haute d'eux-mêmes et ont
contracté entre eux une union plus intime. Tous ces faits, sans parler de la
corruption des moeurs, ont eu pour résultat un redoutable conflit.
Partout,
les esprits sont en suspens et dans une anxieuse attente, ce qui seul suffit à
prouver combien de graves intérêts sont ici engagés. Cette situation préoccupe
à la fois le génie des savants, la prudence des sages, les délibérations des
réunions populaires, la perspicacité des législateurs et les conseils des
gouvernants. En ce moment, il n'est pas de question qui tourmente davantage
l'esprit humain.
C'est
pourquoi, Vénérables Frères, ce que, pour le bien de l'Eglise et le salut
commun des hommes, Nous avons fait ailleurs par Nos Lettres sur la Souveraineté
politique (2), la Liberté humaine (3), la Constitution chrétienne des Etats
(4), et sur d'autres sujets analogues, afin de réfuter selon qu'il Nous
semblait opportun les opinions erronées et fallacieuses, Nous jugeons devoir le
réitérer aujourd'hui et pour les mêmes motifs en vous entretenant de la Condition
des ouvriers. Ce sujet, Nous l'avons, suivant l'occasion, effleuré plusieurs
fois. Mais la conscience de Notre charge apostolique Nous fait un devoir de le
traiter dans cette encyclique plus explicitement et avec plus d'ampleur, afin
de mettre en évidence les principes d'une solution conforme à la vérité et à
l'équité.
Le
problème n'est pas aisé à résoudre, ni exempt de péril. Il est difficile, en
effet, de préciser avec justesse les droits et les devoirs qui règlent les
relations des riches et des prolétaires, des capitalistes et des travailleurs.
D'autre part, le problème n'est pas sans danger, parce que trop souvent
d'habiles agitateurs cherchent à en dénaturer le sens et en profitent pour
exciter les multitudes et fomenter les troubles.
Quoi
qu'il en soit, Nous sommes persuadé, et tout le monde en convient, qu'il faut,
par des mesures promptes et efficaces, venir en aide aux hommes des classes
inférieures, attendu qu'ils sont pour la plupart dans une situation d'infortune
et de misère imméritées.
Le
dernier siècle a détruit, sans rien leur substituer, les corporations anciennes
qui étaient pour eux une protection. Les sentiments religieux du passé ont
disparu des lois et des institutions publiques et ainsi, peu à peu, les
travailleurs isolés et sans défense se sont vu, avec le temps, livrer à la
merci de maîtres inhumains et à la cupidité d'une concurrence effrénée. Une
usure dévorante est venue accroître encore le mal. Condamnée à plusieurs
reprises par le jugement de l'Eglise, elle n'a cessé d'être pratiquée sous une
autre forme par des hommes avides de gain et d'une insatiable cupidité. À tout
cela, il faut ajouter la concentration entre les mains de quelques-uns de
l'industrie et du commerce devenus le partage d'un petit nombre d'hommes
opulents et de ploutocrates qui imposent ainsi un joug presque servile à
l'infinie multitude des prolétaires.
Les
socialistes, pour guérir ce mal, poussent à la haine jalouse des pauvres
contre les riches. Ils prétendent que toute propriété de biens privés doit être
supprimée, que les biens d'un chacun doivent être communs à tous, et que leur
administration doit revenir aux municipalités ou à l'Etat. Moyennant ce
transfert des propriétés et cette égale répartition entre les citoyens des
richesses et de leurs avantages, ils se flattent de porter un remède efficace
aux maux présents.
Mais
pareille théorie, loin d'être capable de mettre fin au conflit, ferait tort à
la classe ouvrière elle-même, si elle était mise en pratique. D'ailleurs, elle
est souverainement injuste en ce qu'elle viole les droits légitimes des
propriétaires, qu'elle dénature les fonctions de l'Etat et tend à bouleverser
de fond en comble l'édifice social. De fait, comme il est facile de le
comprendre, la raison intrinsèque du travail entrepris par quiconque exerce un
métier, le but immédiat visé par le travailleur, c'est d'acquérir un bien qu'il
possédera en propre et comme lui appartenant.
Car
s'il met à la disposition d'autrui ses forces et son énergie, ce n'est évidemment
que pour obtenir de quoi pourvoir à son entretien et aux besoins de la vie. Il
attend de son travail le droit strict et rigoureux, non seulement de recevoir
son salaire, mais encore d'en user comme bon lui semblera.
Si
donc, en réduisant ses dépenses, il est arrivé à faire quelques épargnes et si,
pour s'en assurer la conservation, il les a par exemple réalisées dans un
champ, ce champ n'est assurément que du salaire transformé. Le fonds acquis
ainsi sera la propriété de l'ouvrier, au même titre que la rémunération même de
son travail. Or, il est évident qu'en cela consiste précisément le droit de
propriété mobilière et immobilière.
Ainsi,
cette conversion de la propriété privée en propriété collective, préconisée par
le socialisme, n'aurait d'autre effet que de rendre la situation des ouvriers
plus précaire, en leur retirant la libre disposition de leur salaire et en leur
enlevant, par le fait même, tout espoir et toute possibilité d'agrandir leur
patrimoine et d'améliorer leur situation.
Mais,
et ceci paraît plus grave encore, le remède proposé est en opposition flagrante
avec h justice, car la propriété privée et personnelle est pour l'homme de
droit naturel.
Il y
a en effet, sous ce rapport, une très grande différence entre l'homme et les
animaux sans raison. Ceux-ci ne se gouvernent pas eux-mêmes; ils sont dirigés
et gouvernés par la nature, moyennant un double instinct qui, d'une part, tient
leur activité constamment en éveil et en développe les forces, de l'autre,
provoque tout à la fois et circonscrit chacun de leurs mouvements. Un premier
instinct les porte à la conservation et à la défense de leur vie propre, un
second à la propagation de l'espèce. Les animaux obtiennent aisément ce double
résultat par l'usage des choses présentes, mises à leur portée. Ils seraient
d'ailleurs incapables de tendre au-delà, puisqu'ils ne sont mus que par les
sens et par chaque objet particulier que les sens perçoivent. Bien autre est la
nature humaine. En l'homme d'abord se trouvent en leur perfection les facultés de
l'animal. Dès lors, il lui revient, comme à l'animal, de jouir des objets
matériels. Mais ces facultés, même possédées dans leur plénitude, bien loin de
constituer toute la nature humaine, lui sont bien inférieures et sont faites
pour lui obéir et lui être assujetties. Ce qui excelle en nous, qui nous fait
hommes et nous distingue essentiellement de la bête, c'est l'esprit ou la
raison. En vertu de cette prérogative, il faut reconnaître à l'homme, non
seulement la faculté générale d'user des choses extérieures à la façon des
animaux, mais en plus le droit stable et perpétuel de les posséder, tant celles
qui se consomment par l'usage que celles qui demeurent après nous avoir servi.
Une
considération plus profonde de la nature humaine va faire ressortir mieux
encore cette vérité. L'homme embrasse par son intelligence une infinité
d'objets; aux choses présentes, il ajoute et rattache les choses futures; il
est le maître de ses actions. Aussi, sous la direction de la loi éternelle et
sous le gouvernement universel de la Providence divine, est-il en quelque sorte
à lui-même, et sa loi, et sa providence. C'est pourquoi il a le droit de
choisir les choses qu'il estime les plus aptes à pourvoir, non seulement au
présent, mais encore au futur. Il doit donc avoir sous sa domination, non
seulement les produits de la terre, mais encore la terre elle-même qu'il voit
appelée à être, par sa fécondité, la pourvoyeuse de son avenir. Les nécessités
de l'homme ont pour ainsi dire de perpétuels retours: satisfaites aujourd'hui,
elles renaissent demain avec de nouvelles exigences. Il a donc fallu, pour
qu'il pût y faire droit en tout temps, que la nature naît à sa disposition un
élément stable et permanent, capable de lui en fournir perpétuellement les
moyens. Or, cette perpétuité de ressources ne pouvait être fournie que par la
terre avec ses richesses inépuisables.
Et
qu'on n'en appelle pas à la providence de l'Etat, car l'Etat est postérieur à
l'homme. Avant qu'il pût se former, l'homme déjà avait reçu de la nature le
droit de vivre et de protéger son existence.
Qu'on
n'oppose pas non plus à la légitimité de la propriété privée le fait que Dieu a
donné la terre au genre humain tout entier pour qu'il l'utilise et en jouisse.
Si l'on dit que Dieu l'a donnée en commun aux hommes, cela signifie non pas
qu'ils doivent la posséder confusément, mais que Dieu n'a assigné de part à
aucun homme en particulier.
Il a
abandonné la délimitation des propriétés à la sagesse des hommes et aux
institutions des peuples. Au reste, quoique divisée en propriétés privées, la
terre ne laisse pas de servir à la commune utilité de tous, attendu qu'il n'est
personne parmi les mortels qui ne se nourrisse du produit des champs. Qui en
manque y supplée par le travail. C'est pourquoi l'on peut affirmer en toute vérité
que le travail est le moyen universel de pourvoir aux besoins de la vie, soit
qu'on l'exerce sur sa propre terre ou dans quelque métier dont la rémunération
se tire seulement des produits de la terre et s'échange avec eux.
De
tout cela, il ressort une fois de plus que la propriété privée est pleinement
conforme à la nature. La terre, sans doute, fournit à l'homme avec abondance
les choses nécessaires à la conservation de sa vie et, plus encore, à son
perfectionnement, mais elle ne le pourrait d'elle-même sans la culture et les
soins de l'homme.
Or,
celui-ci, consacrant son génie et ses forces à l'utilisation de ces biens de la
nature, s'attribue par le fait même cette part de la nature matérielle qu'il a
cultivée et où il a laissé comme une certaine empreinte de sa personne, si bien
qu'en toute justice il en devient le propriétaire et qu'il n'est permis
d'aucune manière de violer son droit.
La
force de ces raisonnements est d'une évidence telle qu'il est permis de
s'étonner que certains tenants d'opinions surannées puissent encore y
contredire, en accordant sans doute il l'individu l'usage du sol et les fruits
des champs, mais en lui refusant le droit de posséder en qualité de
propriétaire ce sol où il a bâti, cette portion de terre qu'il a cultivée. Ils
ne voient donc pas qu'ils dépouillent par là cet homme du fruit de son labeur.
Ce champ travaillé par la main du cultivateur a changé complètement d'aspect:
il était sauvage, le voilà défriché; d'infécond, il est devenu fertile. Ce qui
l'a rendu meilleur est inhérent au sol et se confond tellement avec lui, qu'il
serait en grande partie impossible de l'en séparer. Or, la justice
tolérerait-elle qu'un étranger vînt alors s'attribuer et utiliser cette terre
arrosée des sueurs de celui qui l'a cultivée ? De même que l'effet suit la
cause, ainsi est-il juste que le fruit du travail soit au travailleur.
C'est
donc avec raison que l'universalité du genre humain, sans s'émouvoir des
opinions contraires d'un petit groupe, reconnaît, en considérant attentivement
la nature, que dans ses lois réside le premier fondement de la répartition des
biens et des propriétés privées. C'est avec raison que la coutume de tous les
siècles a sanctionné une situation si conforme à la nature de l'homme et à la
vie calme et paisible des sociétés. De leur côté, les lois civiles qui tirent
leur valeur, quand elles sont justes, de la loi naturelle, confirment ce même
droit et le protègent par la force. Enfin, l'autorité des lois divines vient y
apposer son sceau en défendant, sous une peine très grave, jusqu'au désir même
du bien d'autrui. "Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain,
ni sa maison, ni son champ, ni sa servante, ni son boeuf, ni son âne, ni rien
de ce qui est à lui" (5).
Cependant,
ces droits qui sont innés à chaque homme pris isolément apparaissent plus
rigoureux encore quand on les considère dans leurs relations et leur connexité
avec les devoirs de la vie domestique. Nul doute que, dans le choix d'un genre
de vie, il ne soit loisible à chacun, ou de suivre le conseil de Jésus-Christ
sur la virginité, ou de contracter mariage. Aucune loi humaine ne saurait
enlever d'aucune façon le droit naturel et primordial de tout homme au mariage,
ni écarter la fin principale pour laquelle il a été établi par Dieu dès
l'origine : "Croissez et multipliez-vous" (6) Voilà donc
constituée la famille, c'est-à-dire la société domestique, société très petite
sans doute, mais réelle et antérieure à toute société civile à laquelle, dès
lors, il faudra de toute nécessité attribuer certains droits et certains
devoirs absolument indépendants de l'Etat.
Ce
droit de propriété que Nous avons, au nom même de la nature, revendiqué pour
l'individu, doit être maintenant transféré à l'homme, chef de famille. Bien
plus, en passant dans la société domestique, il y acquiert d'autant plus de
force que la personne humaine y reçoit plus d'extension. La nature impose au
père de famille le devoir sacré de nourrir et d'entretenir ses enfants. De
plus, comme les enfants reflètent la physionomie de leur père et sont une sorte
de prolongement de sa personne, la nature lui inspire de se préoccuper de leur
avenir et de leur créer un patrimoine qui les aide à se défendre honnêtement
dans les vicissitudes de la vie, contre les surprises de la mauvaise fortune.
Or, il ne pourra leur créer ce patrimoine sans posséder des biens productifs
qu'il puisse leur transmettre par voie d'héritage.
Aussi
bien que la société civile, la famille, comme Nous l'avons dit plus haut, est
une société proprement dite, avec son autorité propre qui est l'autorité
paternelle. C'est pourquoi, toujours sans doute dans la sphère que lui
détermine sa fin immédiate, elle jouit, pour le choix et l'usage de tout ce
qu'exigent sa conservation et l'exercice d'une juste indépendance, de droits au
moins égaux à ceux de la société civile. Au moins égaux, disons-Nous, car la
société domestique a sur la société civile une priorité logique et une priorité
réelle, auxquelles participent nécessairement ses droits et ses devoirs. Si les
citoyens, si les familles entrant dans la société humaine y trouvaient, au lieu
d'un soutien, un obstacle, au lieu d'une protection, une diminution de leurs
droits, la société serait plutôt à rejeter qu'à rechercher.
C'est
une erreur grave et funeste de vouloir que le pouvoir civil pénètre à sa guise
jusque dans le sanctuaire de la famille. Assurément, s'il arrive qu'une famille
se trouve dans une situation matérielle critique et que, privée de ressources,
elle ne puisse d'aucune manière en sortir par elle-même, il est juste que, dans
de telles extrémités, le pouvoir public vienne à son secours, car chaque
famille est un membre de la société. De même, si un foyer domestique est
quelque part le théâtre de graves violations des droits mutuels, il faut que le
pouvoir public y rétablisse le droit de chacun. Ce n'est point là empiéter sur
les droits des citoyens, mais leur assurer une défense et une protection
réclamées par la justice. Là toutefois doivent s'arrêter ceux qui détiennent
les pouvoirs publics' la nature leur interdit de dépasser ces limites.
L'autorité
paternelle ne saurait être abolie ni absorbée par l'Etat, car elle a sa source
là où la vie humaine prend la sienne. " Les fils sont quelque chose
de leur père. " Ils sont en quelque sorte une extension de sa
personne. Pour parler exactement, ce n'est pas immédiatement par eux-mêmes
qu'ils s'agrègent et s'incorporent à la société civile, mais par
l'intermédiaire de la société familiale dans laquelle ils sont nés. De ce que
" les fils sont naturellement quelque chose de leur père, ils doivent
rester sous la tutelle des parents jusqu'à ce qu'ils aient acquis l'usage du
libre arbitre. " (7) Ainsi, en substituant à la providence paternelle
la providence de l'Etat, les socialistes vont contre la justice
naturelle et brisent les liens de la famille.
Mais
on ne voit que trop les funestes conséquences de leur système: ce serait la
confusion et le bouleversement de toutes les classes de la société,
l'asservissement tyrannique et odieux des citoyens. La porte serait grande
ouverte à l'envie réciproque, aux manoeuvres diffamatoires, à la discorde. Le
talent et l'esprit d'initiative personnels étant privés de leurs stimulants, la
richesse, par une conséquence nécessaire, serait tarie dans sa source même.
Enfin le mythe tant caressé de l'égalité ne serait pas autre chose, en fait,
qu'un nivellement absolu de tous les hommes dans une commune misère et dans une
commune médiocrité.
De
tout ce que Nous venons de dire, il résulte que la théorie socialiste de
la propriété collective est absolument à répudier comme préjudiciable à ceux-là
mêmes qu'on veut secourir, contraire aux droits naturels des individus, comme
dénaturant les fonctions de l'Etat et troublant la tranquillité publique. Que
ceci soit donc bien établi : le premier principe sur lequel doit se baser
le relèvement des classes inférieures est l'inviolabilité de la propriété
privée.
A
l'aide de ces données, Nous allons montrer où l'on peut trouver le remède que
l'on cherche. C'est avec assurance que Nous abordons ce sujet, et dans toute la
plénitude de Notre droit. La question qui s'agite est d'une nature telle, qu'à
moins de faire appel à la religion et à l'Eglise, il est impossible de lui
trouver jamais une solution. Or, comme c'est à Nous principalement qu'ont été
confiées la sauvegarde de la religion et la dispensation de ce qui est du
domaine de l'Eglise, Nous taire serait aux yeux de tous négliger Notre devoir.
Assurément,
une question de cette gravité demande encore à d'autres agents leur part
d'activité et d'efforts. Nous voulons parler des chefs d'État, des patrons et
des riches, des ouvriers eux-mêmes dont le sort est ici en jeu. Mais ce que
Nous affirmons sans hésitation, c'est l'inanité de leur action en dehors de
celle de l'Eglise. C'est l'Eglise, en effet, qui puise dans l'Evangile des doctrines
capables, soit de mettre fin au conflit, soit au moins de l'adoucir en lui
enlevant tout ce qu'il a d'âpreté et d'aigreur; l'Eglise, qui ne se contente
pas d'éclairer l'esprit de ses enseignements, mais s'efforce encore de régler
en conséquence la vie et les moeurs de chacun; l'Eglise qui, par une foule
d'institutions éminemment bienfaisantes, tend à améliorer le sort des classes
pauvres; l'Eglise qui veut et désire ardemment que toutes les classes mettent
en commun leurs lumières et leurs forces, pour donner à la question ouvrir la
meilleure solution possible; l'Eglise enfin qui estime que les lois et
l'autorité publique doivent, avec mesure et avec sagesse sans doute, apporter à
cette solution leur part de concours.
Le
premier principe à mettre en avant, c'est que l'homme doit accepter cette
nécessité de sa nature qui rend impossible, dans la société civile, l'élévation
de tous au même niveau. Sans doute, c'est là ce que poursuivent les
socialistes. Mais contre la nature, tous les efforts sont vains. C'est elle, en
effet, qui a disposé parmi les hommes des différences aussi multiples que
profondes; différences d'intelligence, de talent, de santé, de force;
différences nécessaires d'où naît spontanément l'inégalité des conditions.
Cette inégalité d'ailleurs tourne au profit de tous, de la société comme des
individus. La vie sociale requiert dans son organisation des aptitudes variées
et des fonctions diverses, et le meilleur stimulant à assumer ces fonctions
est, pour les hommes, la différence de leurs conditions respectives.
Pour
ce qui regarde le travail en particulier, même dans l'état d'innocence, l'homme
n'était nullement destiné à vivre dans l'oisiveté. Mais ce que la volonté eût
embrassé librement comme un exercice agréable est devenu, après le péché, une
nécessité imposée comme une expiation et accompagnée de souffrance. "La
terre est maudite à cause de toi. C'est par un travail pénible que tu en
tireras ta nourriture tous les jours de ta vie" (8).
De
même, toutes les autres calamités qui ont fondu sur l'homme n'auront pas
ici-bas de fin ni de trêve, parce que les funestes conséquences du péché sont
dures à supporter, amères, pénibles, et qu'elles se font sentir à l'homme, sans
qu'il puisse y échapper, jusqu'à la fin de sa vie. Oui, la douleur et la
souffrance sont l'apanage de l'humanité, et les hommes auront beau tout
essayer, tout tenter pour les bannir, ils n'y réussiront jamais, quelques
ressources, qu'ils déploient et quelques forces qu'ils mettent en jeu. S'il en
est qui s'en attribuent le pouvoir, s'il en est qui promettent au pauvre une
vie exempte de souffrances et de peines, tout adonnée au repos et à de
perpétuelles jouissances, ceux-là certainement trompent le peuple et le bercent
d'illusions d'où sortiront un jour des maux plus grands que ceux du présent. Il
vaut mieux voir les choses telles qu'elles sont et, comme Nous l'avons dit,
chercher ailleurs un remède capable de soulager nos maux.
L'erreur
capitale, dans la question présente, c'est de croire que les deux classes sont
ennemies-nées l'une de l'autre, comme si la nature avait armé les riches et les
pauvres pour qu'ils se combattent mutuellement dans un duel obstiné. C'est là
une affirmation à ce point déraisonnable et fausse que la vérité se trouve dans
une doctrine absolument opposée.
Dans
le corps humain, les membres malgré leur diversité s'adaptent merveilleusement
l'un à l'autre, de façon à former un tout exactement proportionné et que l'on
pourrait appeler symétrique. Ainsi, dans la société, les deux classes sont
destinées par la nature à s'unir harmonieusement dans un parfait équilibre.
Elles ont un impérieux besoin l'une de l'autre : il ne peut y avoir de
capital sans travail, ni de travail sans capital. La concorde engendre l'ordre
et la beauté. Au contraire, d'un conflit perpétuel il ne peut résulter que la
confusion des luttes sauvages. Or, pour dirimer ce conflit et couper le mal
dans sa racine, les institutions chrétiennes ont à leur disposition des moyens
admirables et variés.
Et
d'abord tout l'ensemble des vérités religieuses, dont l'Eglise est la gardienne
et l'interprète, est de nature à rapprocher et à réconcilier les riches et les
pauvres, en rappelant aux deux classes leurs devoirs mutuels et, avant tous les
autres, ceux qui dérivent de la justice.
Parmi
ces devoirs, voici ceux qui regardent le pauvre et l'ouvrier. Il doit fournir
intégralement et fidèlement tout le travail auquel il s'est engagé par contrat
libre et conforme à l'équité. Il ne doit point léser son patron, ni dans ses
biens, ni dans sa personne. Ses revendications mêmes doivent être exemptes de
violences et ne jamais revêtir la forme de séditions. Il doit fuir les hommes
pervers qui, dans des discours mensongers, lui suggèrent des espérances
exagérées et lui font de grandes promesses qui n'aboutissent qu'à de stériles
regrets et à la ruine des fortunes.
Quant
aux riches et aux patrons, ils ne doivent point traiter l'ouvrier en esclave;
il est juste qu'ils respectent en lui la dignité de l'homme, relevée encore par
celle du chrétien. Le travail du corps, au témoignage commun de la raison et de
la philosophie chrétienne, loin d'être un sujet de honte, fait honneur à
l'homme, parce qu'il lui fournit un noble moyen de sustenter sa vie. Ce qui est
honteux et inhumain, c'est d'user de l'homme comme d'un vil instrument de
lucre, de ne restituer qu'en proportion de la vigueur de ses bras. Le
christianisme, en outre, prescrit qu'il soit tenu compte des intérêts
spirituels de l'ouvrier et du bien de son âme. Aux patrons, il revient de
veiller à ce que l'ouvrier ait un temps suffisant à consacrer à la piété; qu'il
ne soit point livré à la séduction et aux sollicitations corruptrices; que rien
ne vienne affaiblir en lui l'esprit de famille, ni les habitudes d'économie. Il
est encore défendu aux patrons d'imposer à leurs subordonnés un travail
au-dessus de leurs forces ou en désaccord avec leur âge ou leur sexe.
Mais,
parmi les devoirs principaux du patron, il faut mettre au premier rang celui de
donner à chacun le salaire qui convient. Assurément, pour fixer la juste mesure
du salaire, il y a de nombreux points de vue à considérer. Mais d'une manière
générale, que le riche et le patron se souviennent qu'exploiter la pauvreté et
la misère, et spéculer sur l'indigence sont choses que réprouvent également les
lois divines et humaines. Ce serait un crime à crier vengeance au ciel, que de
frustrer quelqu'un du prix de ses labeurs. "Voilà que le salaire
que vous avez dérobé par fraude à vos ouvriers crie contre vous, et que leur
clameur est montée jusqu'aux oreilles du Dieu des armées". (9)
Enfin,
les riches doivent s'interdire religieusement tout acte violent, toute fraude,
toute manoeuvre usuraire qui serait de nature à porter atteinte à l'épargne du
pauvre, d'autant plus que celui-ci est moins apte à se défendre, et que son
avoir est plus sacré parce que plus modique.
L'obéissance
à ces lois, Nous le demandons, ne suffirait-elle pas à elle seule pour faire
cesser tout antagonisme et en supprimer les causes ? L'Eglise, toutefois,
instruite et dirigée par Jésus-Christ, porte ses vues encore plus haut. Elle
propose un ensemble de préceptes plus complet, parce qu'elle ambitionne de
resserrer l'union des deux classes jusqu'à les unir l'une à l'autre par les
liens d'une véritable amitié.
Nul
ne saurait avoir une intelligence vraie de la vie mortelle, ni l'estimer à sa
juste valeur, s'il ne s'élève jusqu'à la considération de cette autre vie qui
est immortelle. Celle-ci supprimée, toute espèce et toute vraie notion de bien
disparaît. Bien plus, l'univers entier devient un impénétrable mystère. Quand
nous aurons quitté cette vie, alors seulement nous commencerons à vivre. Cette
vérité qui nous est enseignée par la nature elle-même est un dogme chrétien.
Sur lui repose, comme sur son premier fondement, tout l'ensemble de la religion.
Non, Dieu ne nous a point faits pour ces choses fragiles et caduques, mais pour
les choses célestes et éternelles. Il nous a donné cette terre, non point comme
une demeure fixe, mais comme un lieu d'exil.
Que
vous abondiez en richesses et en tout ce qui est réputé biens de la fortune, ou
que vous en soyez privé, cela n'importe nullement à l'éternelle béatitude. Ce
qui importe, c'est l'usage que vous en faites. Malgré la plénitude de la
rédemption qu'il nous apporte, Jésus-Christ n'a point supprimé les afflictions
qui forment presque toute la trame de la vie mortelle ; il en a fait des
stimulants de la vertu et des sources de mérite, en sorte qu'il n'est point
d'homme qui puisse prétendre aux récompenses s'il ne marche sur les traces
sanglantes de Jésus-Christ. "Si nous souffrons avec lui, nous
régnerons avec lui" (10).
D'ailleurs,
en choisissant de plein gré la croix et les tourments, il en a singulièrement
adouci la force et l'amertume. Afin de nous rendre la souffrance encore plus
supportable, à l'exemple il a ajouté sa grâce et la promesse d'une récompense
sans fin: "Car le moment si court et si léger des afflictions que
nous souffrons en cette vie produit en nous le poids éternel d'une gloire
souveraine et incomparable" (11).
Ainsi,
les fortunés de ce monde sont avertis que les richesses ne les mettent pas à
couvert de la douleur, qu'elles ne sont d'aucune utilité pour la vie éternelle,
mais plutôt un obstacle (12), qu'ils doivent trembler devant les menaces
insolites que Jésus-Christ profère contre les riches (13) ; qu'enfin il
viendra un jour où ils devront rendre à Dieu, leur juge, un compte très
rigoureux de l'usage qu'ils auront fait de leur fortune.
Sur
l'usage des richesses, voici l'enseignement d'une excellence et d'une
importance extrême que la philosophie a pu ébaucher, mais qu'il appartenait à
l'Eglise de nous donner dans sa perfection et de faire passer de la théorie à
la pratique. Le fondement de cette doctrine est dans la distinction entre la
juste possession des richesses et leur usage légitime. La propriété privée,
Nous l'avons vu plus haut, est pour l'homme de droit naturel. L'exercice de ce
droit est chose non seulement permise, surtout à qui vit en société, mais
encore absolument nécessaire. " Il est permis à l'homme de posséder
en propre et c'est même nécessaire à la vie humaine. " (14) Mais si
l'on demande en quoi il faut faire consister l'usage des biens, l'Eglise répond
sans hésitation : " Sous ce rapport, l'homme ne doit pas tenir
les choses extérieures pour privées, mais pour communes, de telle sorte qu'il
en fasse part facilement aux autres dans leurs nécessités. C'est pourquoi
l'Apôtre a dit : " Ordonne aux riches de ce siècle... de donner
facilement, de communiquer leurs richesses (15)". "(16)
Nul
assurément n'est tenu de soulager le prochain en prenant sur son nécessaire ou
sur celui de sa famille, ni même de rien retrancher de ce que les convenances
ou la bienséance imposent à sa personne : " Nul, en effet, ne
doit vivre contrairement aux convenances. " (17)
Mais
dès qu'on a accordé ce qu'il faut à la nécessité, à la bienséance, c'est un
devoir de verser le superflu dans le sein des pauvres. "Ce qui
reste, donnez-le en aumône" (18). C'est un devoir, non pas de stricte
justice, sauf les cas d'extrême nécessité, mais de charité chrétienne, un
devoir par conséquent dont on ne peut poursuivre l'accomplissement par l'action
de la loi.
Mais
au-dessus des jugements de l'homme et de ses lois, il y a la loi et le jugement
de Jésus-Christ, notre Dieu, qui nous persuade de toutes manières de faire
habituellement l'aumône. "Il y a plus de bonheur à donner qu'à
recevoir" (19), dit-il. Le Seigneur tiendra pour faite ou refusée à
lui-même l'aumône qu'on aura faite ou refusée aux pauvres. "Chaque
fois que vous avez fait l'aura ne à l'un des moindres de mes frères que vous
voyez, c'est à moi que vous l'avez faite" (20).
Du reste, voici en quelques mots le résumé de cette doctrine. Quiconque a reçu de la divine Bonté une plus grande abondance, soit des biens extérieurs et du corps, soit des biens de l'âme, les a reçus dans le but de les faire servir à son propre perfectionnement et également, comme ministre de la Providence, au soulagement des autres. C'est pourquoi " quelqu'un a-t-il le talent de la parole, qu'il prenne garde de se taire; une surabondance de biens, qu'il ne laisse pas la miséricorde s'engourdir au fond de son cœur; l'art de gouverner, qu'il s'applique avec soin à en partager avec son frère et l'exercice et les bienfaits. " (21)
Du reste, voici en quelques mots le résumé de cette doctrine. Quiconque a reçu de la divine Bonté une plus grande abondance, soit des biens extérieurs et du corps, soit des biens de l'âme, les a reçus dans le but de les faire servir à son propre perfectionnement et également, comme ministre de la Providence, au soulagement des autres. C'est pourquoi " quelqu'un a-t-il le talent de la parole, qu'il prenne garde de se taire; une surabondance de biens, qu'il ne laisse pas la miséricorde s'engourdir au fond de son cœur; l'art de gouverner, qu'il s'applique avec soin à en partager avec son frère et l'exercice et les bienfaits. " (21)
Quant
aux déshérités de la fortune, ils apprennent de l'Eglise que, selon le jugement
de Dieu lui-même, la pauvreté n'est pas un opprobre et qu'il ne faut pas rougir
de devoir gagner son pain à la sueur de son front. C'est ce que Jésus-Christ
Notre Seigneur a confirmé par son exemple, lui qui, "tout riche
qu'il était, s'est fait indigent" (22) pour le salut des hommes; qui, fils
de Dieu et Dieu lui-même, a voulu passer aux yeux du monde pour le fils d'un
ouvrier; qui est allé jusqu'à consumer une grande partie de sa vie dans un
travail mercenaire. "N'est-ce pas le charpentier, fils de
Marie ?" (23)
Quiconque
tiendra sous son regard le Modèle divin comprendra plus facilement ce que Nous
allons dire: la vraie dignité de l'homme et son excellence résident dans ses
moeurs, c'est-à-dire dans sa vertu; la vertu est le patrimoine commun des
mortels, à la portée de tous, des petits et des grands, des pauvres et des
riches; seuls la vertu et les mérites, partout où on les rencontre, obtiendront
la récompense de l'éternelle béatitude. Bien plus, c'est vers les classes
infortunées que le coeur de Dieu semble s'incliner davantage. Jésus-Christ
appelle les pauvres des bienheureux (24), il invite avec amour à venir à lui,
afin qu'il les console, tous ceux qui souffrent et qui pleurent (25) il
embrasse avec une charité plus tendre les petits et les opprimés. Ces doctrines
sont bien faites certainement pour humilier l'âme hautaine du riche et le
rendre plus condescendant, pour relever le courage de ceux qui souffrent et
leur inspirer de la résignation. Avec elle, se trouverait diminuée cette
distance que l'orgueil se plaît à maintenir; on obtiendrait sans peine que des
deux côtés on se donnât la main et que les volontés s'unissent dans une même
amitié.
Mais
c'est encore trop peu de la simple amitié : si l'on obéit aux préceptes du
christianisme, c'est dans l'amour fraternel que s'opérera l'union. De part et
d'autre, on saura et l'on comprendra que les hommes sont tous absolument issus
de Dieu, leur Père commun; que Dieu est leur unique et commune fin, et que lui
seul est capable de communiquer aux anges et aux hommes une félicité parfaite
et absolue; que tous ils ont été également rachetés par Jésus-Christ et
rétablis par lui dans leur dignité d'enfants de Dieu, et qu'ainsi un véritable
lien de fraternité les unit, soit entre eux, soit au Christ leur Seigneur qui
est le "premier-né parmi un grand nombre de frères". (26) Ils sauront
enfin que tous les biens de la nature, tous les trésors de la grâce
appartiennent en commun et indistinctement à tout le genre humain, et qu'il n'y
a que les indignes qui soient déshérités des biens célestes. "Si
vous êtes fils, vous êtes aussi héritiers : héritiers de Dieu, cohéritiers
de Jésus-Christ" (27).
Tel
est l'ensemble des droits et des devoirs qu'enseigne la philosophie chrétienne.
Ne verrait-on pas l'apaisement se faire à bref délai, si ces enseignements
pouvaient prévaloir dans les sociétés ?
Cependant,
l'Eglise ne se contente pas d'indiquer où se trouve le remède, elle l'applique
au mal de sa propre main. Elle est tout occupée à instruire et à élever les
hommes d'après ses principes et sa doctrine. Elle a soin d'en répandre les eaux
vivifiantes aussi loin et aussi largement qu'il lui est possible, par le
ministère des évêques et du clergé. Puis, elle s'efforce de pénétrer dans les
âmes et d'obtenir des volontés qu'elles se laissent conduire et gouverner par
la règle des préceptes divins. Sur ce point capital et de très grande
importance, parce qu'il renferme comme le résumé de tous les intérêts en cause,
l'action de l'Eglise est souveraine. Les instruments dont elle dispose pour
toucher les âmes lui ont été donnés à cette fin par Jésus-Christ et ils portent
en eux une efficacité divine. Ils sont les seuls aptes à pénétrer jusque dans
les profondeurs du coeur humain, les seuls capables d'amener l'homme à obéir
aux injonctions du devoir, à maîtriser ses passions, à aimer Dieu et son
prochain d'une charité sans mesure, à briser courageusement tous les obstacles
qui entravent sa marche dans la voie de la vertu.
Il
suffit de passer rapidement en revue par la pensée les exemples de l'antiquité.
Les choses et les faits que Nous allons rappeler sont hors de toute
controverse. Ainsi, il n'est pas douteux que la société civile des hommes ait
été foncièrement renouvelée par les institutions chrétiennes ; que cette rénovation
a eu pour effet de relever le niveau du genre humain ou, pour mieux dire, de le
rappeler de la mort à la vie et de le porter à un si haut degré de perfection
qu'on n'en vît de supérieur ni avant ni après, et qu'on n'en verra jamais dans
tout le cours des siècles; qu'enfin c'est Jésus-Christ qui a été le principe de
ces bienfaits et qui en doit être la fin ; car de même que tout est parti
de lui, ainsi tout doit lui être rapporté. Quand donc l'Evangile eut rayonné
dans le monde, quand les peuples eurent appris le grand mystère de
l'Incarnation du Verbe et de la Rédemption des hommes, la vie de Jésus-Christ,
Dieu et homme, envahit les sociétés et les imprégna tout entières de sa foi, de
ses maximes et de ses lois. C'est pourquoi, si la société humaine doit être
guérie, elle ne le sera que par le retour à la vie et aux institutions du
christianisme.
A
qui veut régénérer une société quelconque en décadence, on prescrit avec raison
de la ramener à ses origines. La perfection de toute société consiste, en
effet, à poursuivre et à atteindre la fin en vue de laquelle elle a été fondée,
en sorte que tous les mouvements et tous les actes de la vie sociale naissent
du même principe d'où est née la société. Aussi, s'écarter de la fin, c'est
aller à la mort ; y revenir, c'est reprendre vie.
Ce
que Nous disons du corps social tout entier s'applique également à cette classe
de citoyens qui vivent de leur travail et qui forment la très grande majorité.
Qu'on
ne pense pas que l'Eglise se laisse tellement absorber par le soin des âmes
qu'elle néglige ce qui se rapporte à la vie terrestre et mortelle. Pour ce qui
est en particulier de la classe des travailleurs, elle veut les arracher à la
misère et leur procurer un sort meilleur, et elle fait tous ses efforts pour obtenir
ce résultat.
Et
certes, elle apporte à cette oeuvre un très utile concours, par le seul fait de
travailler en paroles et en actes à ramener les hommes à la vertu. Dès que les
moeurs chrétiennes sont en honneur, elles exercent naturellement sur la prospérité
temporelle leur part de bienfaisante influence. En effet, elles attirent la
faveur de Dieu, principe et source de tout bien; elles compriment le désir
excessif des richesses et la soif des voluptés, ces deux fléaux qui trop
souvent jettent l'amertume et le dégoût dans le sein même de l'opulence;(28)
elles se contentent enfin d'une vie et d'une nourriture frugales, et suppléent
par l'économie à la modicité du revenu, écartant ces vices qui consument non
seulement les petites, mais les plus grandes fortunes, et dissipent les plus
gros patrimoines.
L'Eglise
en outre pourvoit encore directement au bonheur des classes déshéritées par la
fondation et le soutien d'institutions qu'elle estime propres à soulager leur
misère. En ce genre de bienfaits, elle a même tellement excellé que ses propres
ennemis ont fait son éloge.
Ainsi,
chez les premiers chrétiens, telle était la force de la charité mutuelle, qu'il
n'était point rare de voir les plus riches se dépouiller de leur patrimoine en
faveur des pauvres. Aussi "l'indigence n'était-elle point connue
parmi eux" (29).
Les
Apôtres avaient confié la distribution quotidienne des aumônes aux diacres dont
l'ordre avait été spécialement institué à cette fin. Saint Paul lui-même,
quoique absorbé par une sollicitude qui embrassait toutes les Eglises,
n'hésitait pas à entreprendre de pénibles voyages pour aller en personne porter
des secours aux chrétiens indigents. Des secours du même genre étaient
spontanément offerts par les fidèles dans chacune de leurs assemblées. Tertullien
les appelle les dépôts de la piété, parce qu'on les employait
" à entretenir et à inhumer les personnes indigentes, les orphelins
pauvres des deux sexes, les domestiques âgés, les victimes du
naufrage. " (30)
Voilà
comment peu à peu s'est formé ce patrimoine que l'Eglise a toujours gardé avec
un soin religieux comme le bien propre de la famille des pauvres. Elle est
allée jusqu'à assurer des secours aux malheureux, en leur épargnant
l'humiliation de tendre la main. Cette commune Mère des riches et des pauvres,
profitant des merveilleux élans de charité qu'elle avait partout provoqués,
fonda des sociétés religieuses et une foule d'autres institutions utiles qui ne
devaient laisser sans soulagement à peu près aucun genre de misère. Il est sans
doute un certain nombre d'hommes aujourd'hui qui, fidèles échos des païens
d'autrefois, en viennent jusqu'à se faire même, d'une charité aussi
merveilleuse, une arme pour attaquer l'Eglise. On a vu une bienfaisance établie
par les lois civiles se substituer à la charité chrétienne. Mais cette charité
chrétienne, qui se voue tout entière et sans arrière-pensée à l'utilité du
prochain, ne peut être suppléée par aucune organisation humaine. L'Église seule
possède cette vertu, parce qu'on ne la puise que dans le Coeur sacré de
Jésus-Christ, et que c'est errer loin de Jésus-Christ que d'être éloigné de son
Eglise.
Toutefois,
pour obtenir le résultat voulu, il faut sans aucun doute recourir de plus aux
moyens humains. Tous ceux que la question regarde doivent donc viser au même
but et travailler de concert, chacun dans sa sphère. Il y a là comme une image
de la Providence gouvernant le monde ; car nous voyons d'ordinaire que les
faits et les événements qui dépendent de causes diverses sont la résultante de
leur action commune.
Or,
que sommes-nous en droit d'attendre de l'Etat pour remédier à la
situation ? Disons d'abord que, par Etat, Nous entendons ici, non point
tel gouvernement établi chez tel peuple en particulier, mais tout gouvernement
qui répond aux préceptes de la raison naturelle et des enseignements divins,
enseignements que Nous avons exposés Nous-même, spécialement dans Notre lettre
encyclique sur la constitution chrétienne des sociétés (31).
Les
chefs d'État doivent d'abord apporter un concours d'ordre général par tout
l'ensemble des lois et des institutions. Nous voulons dire qu'ils doivent agir
en sorte que la constitution et l'administration de la société fassent fleurir
naturellement la prospérité, tant publique que privée.
Tel
est, en effet, l'office de la prudence civile et le devoir propre de tous ceux
qui gouvernera. Or, ce qui fait une nation prospère, c'est la probité des
moeurs, l'ordre et la moralité comme bases de la famille, la pratique de la
religion et le respect de la justice, c'est un taux modéré et une répartition
équitable des impôts, le progrès de l'industrie et du commerce, une agriculture
florissante et autres éléments du même genre, s'il en est que l'on ne peut
développer sans augmenter d'autant le bien-être et le bonheur des citoyens.
De même
donc que, par tous ces moyens, l'Etat peut se rendre utile aux autres classes,
de même il peut grandement améliorer le sort de la classe ouvrière. Il le fera
dans toute la rigueur de son droit et sans avoir à redouter le reproche
d'ingérence; car en vertu même de son office, l'Etat doit servir l'intérêt
commun. Il est évident que plus se multiplieront les avantages résultant de
cette action d'ordre général, et moins on aura besoin de recourir à d'autres
expédients pour remédier à la condition des travailleurs.
Mais
voici une autre considération qui atteint plus profondément encore Notre sujet.
La raison d'être de toute société est une et commune à tous ses membres, grands
et petits. Les pauvres au même titre que les riches sont, de par le droit
naturel, des citoyens, c'est-à-dire du nombre des parties vivantes dont se
compose, par l'intermédiaire des familles, le corps entier de la nation. A
parler exactement, en toutes les cités, ils sont le grand nombre. Comme il
serait déraisonnable de pourvoir à une classe de citoyens et de négliger
l'autre, il est donc évident que l'autorité publique doit aussi prendre les
mesures voulues pour sauvegarder la vie et les intérêts de la classe ouvrière.
Si elle y manque, elle viole la stricte justice qui veut qu'on rende à chacun
son dû. A ce sujet, saint Thomas dit fort sagement : " De même
que la partie et le tout sont, en quelque manière, une même chose, ainsi ce qui
appartient au tout est en quelque sorte à chaque partie. " (32)
C'est
pourquoi, parmi les graves et nombreux devoirs des gouvernants qui veulent
pourvoir comme il convient au bien public, celui qui domine tous les autres
consiste à avoir soin également de toutes les classes de citoyens, en observant
rigoureusement les lois de la justice dite distributive.
Tous
les citoyens sans exception doivent apporter leur part à la masse des biens
communs qui, du reste, par un retour naturel, se répartissent de nouveau entre
les individus. Néanmoins, les apports respectifs ne peuvent être ni les mêmes,
ni d'égale mesure. Quelles que soient les vicissitudes par lesquelles les
formes de gouvernement sont appelées à passer, il y aura toujours entre les
citoyens ces inégalités de conditions sans lesquelles une société ne peut ni
exister, ni être conçue. A tout prix, il faut des hommes qui gouvernent, qui
fassent des lois, qui rendent la justice, qui enfin de conseil ou d'autorité
administrent les affaires de la paix et les choses de la guerre. A n'en pas
douter, ces hommes doivent avoir la prééminence dans toute société et y tenir
le premier rang, puisqu'ils travaillent directement au bien commun et d'une
manière si excellente. Ceux au contraire qui s'appliquent aux choses de
l'industrie ne peuvent concourir à ce bien commun, ni dans la même mesure, ni
par les mêmes voies.
Eux
aussi cependant, quoique d'une manière moins directe, servent grandement les
intérêts de la société. Sans nul doute, le bien commun dont. l'acquisition doit
avoir pour effet de perfectionner les hommes est principalement un bien moral.
Mais, dans une société bien constituée, il doit se trouver encore une certaine
abondance de biens extérieurs " dont l'usage est requis à l'exercice
de la vertu " (33).
Or, tous ces biens, c'est le travail de l'ouvrier, travail des champs ou de l'usine, qui en est surtout la source féconde et nécessaire. Bien plus, dans cet ordre de choses, le travail a une telle fécondité et une telle efficacité, que l'on peut affamer sans crainte de se tromper que, seul, il donne aux nations la prospérité. L'équité demande donc que l'Etat se préoccupe des travailleurs. Il doit faire en sorte qu'ils reçoivent une part convenable des biens qu'ils procurent à la société, comme l'habitation et le vêtement, et qu'ils puissent vivre au prix de moins de peines et de privations. Ainsi, l'Etat doit favoriser tout ce qui, de près ou de loin, paraît de nature à améliorer leur sort. Cette sollicitude, bien loin de préjudicier à personne, tournera au contraire au profit de tous, car il importe souverainement à la nation que des hommes, qui sont pour elle le principe de biens aussi indispensables, ne se trouvent point de tous côtés aux prises avec la misère.
Or, tous ces biens, c'est le travail de l'ouvrier, travail des champs ou de l'usine, qui en est surtout la source féconde et nécessaire. Bien plus, dans cet ordre de choses, le travail a une telle fécondité et une telle efficacité, que l'on peut affamer sans crainte de se tromper que, seul, il donne aux nations la prospérité. L'équité demande donc que l'Etat se préoccupe des travailleurs. Il doit faire en sorte qu'ils reçoivent une part convenable des biens qu'ils procurent à la société, comme l'habitation et le vêtement, et qu'ils puissent vivre au prix de moins de peines et de privations. Ainsi, l'Etat doit favoriser tout ce qui, de près ou de loin, paraît de nature à améliorer leur sort. Cette sollicitude, bien loin de préjudicier à personne, tournera au contraire au profit de tous, car il importe souverainement à la nation que des hommes, qui sont pour elle le principe de biens aussi indispensables, ne se trouvent point de tous côtés aux prises avec la misère.
Il
est dans l'ordre, avons-Nous dit, que ni l'individu, ni la famille ne soient
absorbés par l'Etat. Il est juste que l'un et l'autre aient la faculté d'agir
avec liberté, aussi longtemps que cela n'atteint pas le bien général et ne fait
tort à personne. Cependant, aux gouvernants il appartient de prendre soin de la
communauté et de ses parties; la communauté, parce que la nature en a confié la
conservation au pouvoir souverain, de telle sorte que le salut public n'est pas
seulement ici la loi suprême, mais la cause même et la raison d'être du pouvoir
civil; les parties, parce que, de droit naturel, le gouvernement ne doit pas
viser l'intérêt de ceux qui ont le pouvoir entre les mains, mais le bien de
ceux qui leur sont soumis.
Tel
est l'enseignement de la philosophie et de la foi chrétienne. D'ailleurs, toute
autorité vient de Dieu et est une participation de son autorité suprême. Dès
lors, ceux qui en sont les dépositaires doivent l'exercer à l'exemple de Dieu
dont la paternelle sollicitude ne s'étend pas moins à chacune des créatures en
particulier qu'à tout leur ensemble. Si donc les intérêts généraux ou l'intérêt
d'une classe en particulier se trouvent lésés ou simplement menacés, et s'il
est impossible d'y remédier ou d'y obvier autrement, il faut de toute nécessité
recourir à l'autorité publique.
Or,
il importe au salut public et privé que l'ordre et la paix règnent
partout ; que toute l'économie de la vie familiale soit réglée d'après les
commandements de Dieu et les principes de la loi naturelle; que la religion
soit honorée et observée; que l'on voie fleurir les moeurs privées et
publiques; que la justice soit religieusement gardée et que jamais une classe
ne puisse opprimer l'autre impunément; qu'il croisse de robustes générations
capables d'être le soutien et, s'il le faut, le rempart de la patrie. C'est
pourquoi, s'il arrive que les ouvriers, abandonnant le travail ou le suspendant
par les grèves, menacent la tranquillité publique; que les liens naturels de la
famille se relâchent parmi les travailleurs ; qu'on foule aux pieds la
religion des ouvriers en ne leur facilitant point l'accomplissement de leurs
devoirs envers Dieu; que la promiscuité des sexes ou d'autres excitations au
vice constituent, dans les usines, un péril pour la moralité; que les patrons
écrasent les travailleurs sous le poids de fardeaux iniques ou déshonorent en
eux la personne humaine par des conditions indignes et dégradantes; qu'ils
attentent à leur santé par un travail excessif et hors de proportion avec leur
âge et leur sexe; dans tous les cas, il faut absolument appliquer dans de
certaines limites la force et l'autorité des lois. La raison qui motive
l'intervention des lois en détermine les limites: c'est-à-dire que celles-ci ne
doivent pas s'avancer ni rien entreprendre au delà de ce qui est nécessaire
pour remédier aux maux et écarter les dangers.
Les
droits doivent partout être religieusement respectés. L'Etat doit les protéger
chez tous les citoyens en prévenant ou en vengeant leur violation. Toutefois,
dans la protection des droits privés, il doit se préoccuper d'une manière
spéciale des faibles et des indigents. La classe riche se fait comme un rempart
de ses richesses et a moins besoin de la tutelle publique. La classe indigente,
au contraire, sans richesses pour la mettre à couvert des injustices, compte
surtout sur la protection de l'Etat. L'État doit donc entourer de soin et d'une
sollicitude toute particulière les travailleurs qui appartiennent à la classe
pauvre en général.
Mais
il est bon de traiter à part certains points de la plus grande importance. En
premier lieu, il faut que les lois publiques soient pour les propriétés privées
une protection et une sauvegarde. Ce qui importe par-dessus tout, au milieu de
tant de cupidités en effervescence, c'est de contenir les masses dans le
devoir. Il est permis de tendre vers de meilleures destinées dans les limites
de la justice. Mais enlever de force le bien d'autrui, envahir les propriétés
étrangères sous prétexte d'une absurde égalité, sont choses que la justice
condamne et que l'intérêt commun lui-même répudie. Assurément, les ouvriers qui
veulent améliorer leur sort par un travail honnête et en dehors de toute injustice
forment la très grande majorité. Mais on en compte beaucoup qui, imbus de
fausses doctrines et ambitieux de nouveautés, mettent tout en oeuvre pour
exciter des tumultes et entraîner les autres à la violence. L'autorité publique
doit alors intervenir. Mettant un frein aux excitations des meneurs, elle
protégera les moeurs des ouvriers contre les artifices de la corruption et les
légitimes propriétés contre le péril de la rapine.
Il
n'est pas rare qu'un travail trop prolongé ou trop pénible, et un salaire jugé
trop faible, donnent lieu à ces chômages voulus et concertés qu'on appelle des
grèves. A cette maladie si commune et en même temps si dangereuse, il
appartient au pouvoir public de porter un remède. Ces chômages en effet, non
seulement tournent au détriment des patrons et des ouvriers eux-mêmes, mais ils
entravent le commerce et nuisent aux intérêts généraux de la société. Comme ils
dégénèrent facilement en violences et en tumultes, la tranquillité publique
s'en trouve souvent compromise.
Mais
ici il est plus efficace et plus salutaire que l'autorité des lois prévienne le
mal et l'empêche de se produire, en écartant avec sagesse les causes qui
paraissent de nature à exciter des conflits entre ouvriers et patrons.
Chez
l'ouvrier pareillement, il est des intérêts nombreux qui réclament la
protection de l'Etat. Vient en première ligne ce qui regarde le bien de son
âme.
La
vie du corps en effet, quelque précieuse et désirable qu'elle soit, n'est pas
le but dernier de notre existence. Elle est une voie et un moyen pour arriver,
par la connaissance du vrai et l'amour du bien, à la perfection de la vie de
l'âme.
C'est
l'âme qui porte gravée en elle-même l'image et la ressemblance de Dieu. C'est
en elle que réside cette souveraineté dont l'homme fut investi quand il reçut
l'ordre de s'assujettir la nature inférieure et de mettre à son service les
terres et les mers. "Remplissez la terre et l'assujettissez ; dominez
sur les poissons de la mer et sur les oiseaux du ciel et sur les animaux qui se
meuvent sur la terre" (34).
A ce
point de vue, tous les hommes sont égaux ; point de différences entre
riches et pauvres, maîtres et serviteurs, princes et sujets : Ils n'ont
tous qu'un même Seigneur (35). Il n'est permis à personne de violer impunément
cette dignité de l'homme que Dieu lui-même traite avec un grand respect,
ni d'entraver la marche de l'homme vers cette perfection qui correspond à la
vie éternelle et céleste. Bien plus, il n'est même pas loisible à l'homme, sous
ce rapport, de déroger spontanément à la dignité de sa nature, ou de vouloir
l'asservissement de son âme. Il ne s'agit pas en effet de droit dont il ait la
libre disposition, mais de devoirs envers Dieu qu'il doit religieusement
remplir.
C'est
de là que découle la nécessité du repos et de la cessation du travail aux jours
du Seigneur. Le repos d'ailleurs ne doit pas être entendu comme une plus large
part faite à une stérile oisiveté, ou encore moins, suivant le désir d'un grand
nombre, comme un chômage fauteur des vices et dissipateur des salaires, mais
bien comme un repos sanctifié par la religion. Ainsi allié avec la religion, le
repos retire l'homme des labeurs et des soucis de la vie quotidienne. Il
l'élève aux grandes pensées du ciel et l'invite à rendre à son Dieu le tribut
d'adoration qu'il lui doit. Tel est surtout le caractère et la raison de ce
repos du septième jour dont Dieu avait fait même déjà dans l'Ancien Testament
un des principaux articles de la loi : "Souviens-toi de sanctifier le
jour du sabbat" (36), et dont il avait lui-même donné l'exemple par ce
mystérieux repos pris aussitôt après qu'il eût créé l'homme: "Il se
reposa le septième jour de tout le travail qu'il avait fait" (37).
Pour ce qui est des intérêts physiques et corporels, l'autorité publique doit tout d'abord les sauvegarder en arrachant les malheureux ouvriers des mains de ces spéculateurs qui, ne faisant point de différence entre un homme et une machine, abusent sans mesure de leurs personnes pour satisfaire d'insatiables cupidités. Exiger une somme de travail qui, en émoussant toutes les facultés de l'âme, écrase le corps et en consume les forces jusqu'à épuisement, c'est une conduite que ne peuvent tolérer ni la justice ni l'humanité. L'activité de l'homme, bornée comme sa nature, a des limites qu'elle ne peut franchir. Elle s'accroît sans doute par l'exercice et l'habitude, mais à condition qu'on lui donne des relâches et des intervalles de repos. Ainsi, le nombre d'heures d'une journée de travail ne doit pas excéder la mesure des forces des travailleurs, et les intervalles de repos doivent être proportionnés à la nature du travail et à la santé de l'ouvrier, et réglés d'après les circonstances des temps et des lieux. L'ouvrier qui arrache à la terre ce qu'elle a de plus caché, la pierre, le fer et l'airain, a un labeur dont la brièveté devra compenser la fatigue, ainsi que le dommage qu'il cause à la santé. Il est juste, en outre, qu'on considère les époques de l'année. Tel travail sera souvent aisé dans une saison, et deviendra intolérable ou très pénible dans une autre.
Pour ce qui est des intérêts physiques et corporels, l'autorité publique doit tout d'abord les sauvegarder en arrachant les malheureux ouvriers des mains de ces spéculateurs qui, ne faisant point de différence entre un homme et une machine, abusent sans mesure de leurs personnes pour satisfaire d'insatiables cupidités. Exiger une somme de travail qui, en émoussant toutes les facultés de l'âme, écrase le corps et en consume les forces jusqu'à épuisement, c'est une conduite que ne peuvent tolérer ni la justice ni l'humanité. L'activité de l'homme, bornée comme sa nature, a des limites qu'elle ne peut franchir. Elle s'accroît sans doute par l'exercice et l'habitude, mais à condition qu'on lui donne des relâches et des intervalles de repos. Ainsi, le nombre d'heures d'une journée de travail ne doit pas excéder la mesure des forces des travailleurs, et les intervalles de repos doivent être proportionnés à la nature du travail et à la santé de l'ouvrier, et réglés d'après les circonstances des temps et des lieux. L'ouvrier qui arrache à la terre ce qu'elle a de plus caché, la pierre, le fer et l'airain, a un labeur dont la brièveté devra compenser la fatigue, ainsi que le dommage qu'il cause à la santé. Il est juste, en outre, qu'on considère les époques de l'année. Tel travail sera souvent aisé dans une saison, et deviendra intolérable ou très pénible dans une autre.
Enfin,
ce que peut réaliser un homme valide et dans la force de l'âge ne peut être
équitablement demandé à une femme ou à un enfant. L'enfant en particulier - et
ceci demande à être observé strictement - ne doit entrer à l'usine qu'après que
l'âge aura suffisamment développé en lui les forces physiques, intellectuelles
et morales. Sinon, comme une herbe encore tendre, il se verra flétri par un
travail trop précoce et c'en sera fait de son éducation. De même, il est des
travaux moins adaptés à la femme que la nature destine plutôt aux ouvrages
domestiques; ouvrages d'ailleurs qui sauvegardent admirablement l'honneur de
son sexe et répondent mieux, par nature, à ce que demandent la bonne éducation
des enfants et la prospérité de la famille.
En
général, la durée du repos doit se mesurer d'après la dépense des forces qu'il
doit restaurer. Le droit au repos de chaque jour ainsi que la cessation du
travail le jour du Seigneur doivent être la condition expresse ou tacite de
tout contrat passé entre patrons et ouvriers. Là où cette condition n'entrerait
pas, le contrat ne serait pas honnête, car nul ne peut exiger ou permettre la
violation des devoirs de l'homme envers Dieu et envers lui-même.
Nous
passons à présent à un autre point de la question, d'une très grande
importance, qui, pour éviter toute exagération, demande à être défini avec
justesse. Nous voulons parler de la fixation du salaire.
On
prétend que le salaire, une fois librement consenti de part et d'autre, le
patron en le payant remplit tous ses engagements et n'est plus tenu à rien. La
justice se trouverait seulement lésée, si le patron refusait de tout solder, ou
si l'ouvrier refusait d'achever tout son travail et de satisfaire à ses
engagements. Dans ces cas, à l'exclusion de tout autre, le pouvoir public
aurait à intervenir pour protéger le droit de chacun.
Pareil
raisonnement ne trouvera pas de juge équitable qui consente à y adhérer sans
réserve. Il n'envisage pas tous les côtés de la question et il en omet un, fort
sérieux. Travailler, c'est exercer son activité dans le but de se procurer ce
qui est requis pour les divers besoins de la vie, mais surtout pour l'entretien
de la vie elle-même. "Tu mangeras ton pain à la sueur de ton
front" (38). C'est pourquoi le travail a reçu de la nature comme une double
empreinte. Il est personnel parce que la force active est inhérente à la
personne et qu'elle est la propriété de celui qui l'exerce et qui l'a reçue
pour son utilité. Il est nécessaire parce que l'homme a besoin du fruit
de son travail pour conserver son existence, et qu'il doit la conserver pour
obéir aux ordres irréfragables de la nature. Or, si l'on ne regarde le travail
que par le côté où il est personnel, nul doute qu'il ne soit au pouvoir de
l'ouvrier de restreindre à son gré le taux du salaire. La même volonté qui
donne le travail peut se contenter d'une faible rémunération ou même n'en
exiger aucune. Mais il en va tout autrement si, au caractère de personnalité,
on joint celui de nécessité dont la pensée peut bien faire abstraction, mais
qui n'en est pas séparable en réalité. En effet, conserver l'existence est un
devoir imposé à tous les hommes et auquel ils ne peuvent se soustraire sans
crime. De ce devoir découle nécessairement le droit de se procurer les choses
nécessaires à la subsistance que le pauvre ne se procure que moyennant le
salaire de son travail.
Que
le patron et l'ouvrier fassent donc tant et de telles conventions qu'il leur
plaira, qu'ils tombent d'accord notamment sur le chiffre du salaire. Au-dessus
de leur libre volonté, il est une loi de justice naturelle plus élevée et plus
ancienne, à savoir que le salaire ne doit pas être insuffisant à faire
subsister l'ouvrier sobre et honnête. Si, contraint par la nécessité ou poussé
par la crainte d'un mal plus grand, l'ouvrier accepte des conditions dures, que
d'ailleurs il ne peut refuser parce qu'elles lui sont imposées par le patron ou
par celui qui fait l'offre du travail, il subit une violence contre laquelle la
justice proteste.
Mais
dans ces cas et autres analogues, comme en ce qui concerne la journée de
travail et les soins de la santé des ouvriers dans les usines, les pouvoirs
publics pourraient intervenir inopportunément, vu surtout la variété des
circonstances des temps et des lieux. Il sera donc préférable d'en réserver en principe
la solution aux corporations ou syndicats dont Nous parlerons plus loin, ou de
recourir à quelque autre moyen de sauvegarder les intérêts des ouvriers et d'en
appeler même, en cas de besoin, à la protection et à l'appui de l'Etat.
L'ouvrier
qui percevra un salaire assez fort pour parer aisément à ses besoins et à ceux
de sa famille s'appliquera, s'il est sage, à être économe. Suivant le conseil
que semble lui donner la nature elle-même, il visera par de prudentes épargnes
à se ménager un petit superflu qui lui permette de parvenir un jour à
l'acquisition d'un modeste patrimoine. Nous avons vu, en effet, que la question
présente ne pouvait recevoir de solution vraiment efficace si l'on ne
commençait par poser comme principe fondamental l'inviolabilité de la propriété
privée. Il importe donc que les lois favorisent l'esprit de propriété, le
réveillent et le développent autant qu'il est possible dans les masses
populaires.
Ce
résultat une fois obtenu serait la source des plus précieux avantages. Et
d'abord, la répartition des biens serait certainement plus équitable. La
violence des bouleversements sociaux a divisé le corps social en deux classes
et a creusé entre elles un immense abîme. D'une part, une faction
toute-puissante par sa richesse. Maîtresse absolue de l'industrie et du
commerce, elle détourne le cours des richesses et en fait affluer vers elle
toutes les sources. Elle tient d'ailleurs en sa main plus d'un ressort de
l'administration publique. De l'autre, une multitude indigente et faible, l'âme
ulcérée, toujours prête au désordre. Eh bien, si l'on stimule l'industrieuse
activité du peuple par la perspective d'une participation à la propriété du
sol, l'on verra se combler peu à peu l'abîme qui sépare l'opulence de la misère
et s'opérer le rapprochement des deux classes.
En
outre, la terre produira toute chose en plus grande abondance. Car l'homme est
ainsi fait que la pensée de travailler sur un fonds qui est à lui redouble son
ardeur et son application. Il en vient même jusqu'à mettre tout son coeur dans
une terre qu'il a cultivée lui-même, qui lui promet, à lui et aux siens, non
seulement le strict nécessaire, mais encore une certaine aisance. Tous voient
sans peine les heureux effets de ce redoublement d'activité sur la fécondité de
la terre et sur la richesse des nations.
Un
troisième avantage sera l'arrêt dans le mouvement d'émigration. Personne, en
effet, ne consentirait à échanger contre une région étrangère sa patrie et sa
terre natale, s'il y trouvait les moyens de mener une vie plus tolérable.
Mais
il y a une condition indispensable pour que tous ces avantages deviennent des
réalités. Il ne faut pas que la propriété privée soit épuisée par un excès de
charges et d'impôts. Ce n'est pas des lois humaines, mais de la nature qu'émane
le droit de propriété individuelle. L'autorité publique ne peut donc l'abolir.
Elle peut seulement en tempérer l'usage et le concilier avec le bien commun.
Elle agit donc contre la justice et l'humanité quand, sous le nom d'impôts,
elle grève outre mesure les biens des particuliers.
En
dernier lieu, les patrons et les ouvriers eux-mêmes peuvent singulièrement
aider à la solution de la question par toutes les oeuvres propres à soulager
efficacement l'indigence et à opérer un rapprochement entre les deux classes.
De
ce nombre sont les sociétés de secours mutuels ; les institutions diverses
dues à l'initiative privée qui ont pour but de secourir les ouvriers, ainsi que
leurs veuves et leurs orphelins, en cas de mort, d'accidents ou
d'infirmités ; les patronages qui exercent une protection bienfaisante sur
les enfants des deux sexes, sur les adolescents et sur les hommes faits.
Mais
la première place appartient aux corporations ouvrières qui, en soi, embrassent
à peu près toutes les oeuvres. Nos ancêtres éprouvèrent longtemps la
bienfaisante influence de ces corporations. Elles ont d'abord assuré aux
ouvriers des avantages manifestes. De plus, ainsi qu'une foule de monuments le
proclament, elles ont été une source de gloire et de progrès pour les arts
eux-mêmes. Aujourd'hui, les générations sont plus cultivées, les moeurs plus
policées, les exigences de la vie quotidienne plus nombreuses. Il n'est donc
pas douteux qu'il faille adapter les corporations à ces conditions nouvelles.
Aussi, Nous voyons avec plaisir se former partout des sociétés de ce genre,
soit composées des seuls ouvriers, soit mixtes, réunissant à la fois des
ouvriers et des patrons. Il est à désirer qu'elles accroissent leur nombre et
l'efficacité de leur action.
Bien
que Nous Nous en soyons occupé plus d'une fois, Nous voulons exposer ici leur
opportunité et leur droit à l'existence, et indiquer comment elles doivent
s'organiser et quel doit être leur programme d'action.
L'expérience
que fait l'homme de l'exiguïté de ses forces l'engage et le pousse à s'adjoindre
une coopération étrangère. C'est dans les Saintes Ecritures qu'on lit cette
maxime : "Mieux vaut vivre à deux que solitaire; il y a pour les deux
un bon salaire dans leur travail; car s'ils tombent, l'un peut relever son
compagnon. Malheur à celui qui est seul et qui tombe sans avoir un second pour
le relever !" (39) Et cet autre : "Le frère qui est aidé
par son frère est comme une ville forte" (40) De cette tendance naturelle,
comme d'un même germe, naissent la société civile d'abord, puis au sein même de
celle-ci, d'autres sociétés qui, pour être restreintes et imparfaites, n'en
sont pas moins des sociétés véritables.
Entre
ces petites sociétés et la grande, il y a de profondes différences qui
résultent de leur fin prochaine. La fin de la société civile embrasse
universellement tous les citoyens. Elle réside dans le bien commun,
c'est-à-dire dans un bien auquel tous et chacun ont le droit de participer dans
une mesure proportionnelle. C'est pourquoi on l'appelle publique, parce qu'elle
réunit les hommes pour en former une nation. (41) Au contraire, les sociétés
qui se constituent dans son sein sont tenues pour privées. Elles le sont, en
effet, car leur raison d'être immédiate est l'utilité particulière exclusive de
leurs membres.
La
société privée est celle qui se forme dans un but privé, comme lorsque deux ou
trois s'associent pour exercer ensemble le négoce. (42)
Les
sociétés privées n'ont d'existence qu'au sein de la société civile dont elles
sont comme autant de parties. Il ne s'ensuit pas cependant, à ne parler qu'en
général et à ne considérer que leur nature, qu'il soit au pouvoir de l'Etat de
leur dénier l'existence. Le droit à l'existence leur a été octroyé par la
nature elle-même, et la société civile a été instituée pour protéger le droit
naturel, non pour l'anéantir. C'est pourquoi une société civile qui interdirait
les sociétés privées s'attaquerait elle-même, puisque toutes les sociétés,
publiques et privées, firent leur origine d'un même principe: la naturelle
sociabilité de l'homme.
Assurément,
il y a des cas qui autorisent les lois à s'opposer à la formation de sociétés
de ce genre. Si une société, en vertu même de ses statuts, poursuivait une fin
en opposition flagrante avec la probité, avec la justice, avec la sécurité de
l'Etat, les pouvoirs publics auraient le droit d'en empêcher la formation et,
si elle était formée, de la dissoudre. Mais encore faut-il qu'en tout cela ils
n'agissent qu'avec une très grande circonspection.
Il
faut éviter d'empiéter sur les droits des citoyens et de prendre, sous couleur
d'utilité publique, une décision qui serait désavouée par la raison. Car une
loi ne mérite obéissance qu'autant qu'elle est conforme à la droite raison et,
ainsi, à la loi éternelle de Dieu (43).
Ici
se présentent à Notre esprit les confréries, les congrégations et les ordres
religieux de tout genre, auxquels l'autorité de l'Eglise et la piété des
fidèles avaient donné naissance. L'histoire jusqu'à notre époque nous dit assez
quels en furent les fruits de salut pour le genre humain. Considérées
simplement par la raison, ces sociétés apparaissent comme fondées dans un but
honnête et, conséquemment, comme établies sur le droit naturel. Du côté où
elles touchent à la religion, elles ne relèvent que de l'Eglise. Les pouvoirs
publics ne peuvent donc légitimement prétendre à aucun droit sur elles, ni s'en
attribuer l'administration. Leur devoir est plutôt de les respecter, de les
protéger et, s'il en est besoin, de les défendre.
Or,
c'est justement tout l'opposé que Nous avons vu, surtout en ces derniers temps.
Dans beaucoup de pays, l'Etat a porté la main sur ces sociétés et a accumulé à
leur égard les injustices: assujettissement aux lois civiles, privation du
droit légitime de personnalité morale, spoliation des biens. Sur ces biens,
l'Eglise avait pourtant ses droits ; chacun des membres avait les siens;
les donateurs qui leur avaient fixé une destination, ceux enfin qui en
retiraient des secours et du soulagement avaient les leurs. Aussi ne
pouvons-Nous Nous empêcher de déplorer amèrement des spoliations si iniques et
si funestes; d'autant plus qu'on frappe de proscription les sociétés
catholiques dans le temps même où l'on affirme la légalité des sociétés
privées, et que ce que l'on refuse à des hommes paisibles et préoccupés
seulement de l'intérêt public, on l'accorde, et certes très largement, à des
hommes qui agitent dans leur esprit des desseins funestes tout à la fois à la
religion et à l'Etat.
Jamais
assurément à aucune époque, on ne vit une si grande multiplicité d'associations
de tout genre, surtout d'associations ouvrières. Ce n'est pas le lieu de
chercher ici d'où viennent beaucoup d'entre elles, quel est leur but et comment
elles y tendent. Mais c'est une opinion confirmée par de nombreux indices
qu'elles sont ordinairement gouvernées par des chefs occultes et qu'elles
obéissent à un mot d'ordre également hostile au nom chrétien et à la sécurité
des nations; qu'après avoir accaparé toutes les entreprises, s'il se trouve des
ouvriers qui se refusent à entrer dans leur sein, elles leur font expier ce
refus par la misère. Dans cet état de choses, les ouvriers chrétiens n'ont plus
qu'à choisir entre ces deux partis' ou de donner leur nom à des sociétés dont
la religion a tout à craindre, ou de s'organiser eux-mêmes et de joindre leurs
forces pour pouvoir secouer hardiment un joug si injuste et à intolérable. Y
a-t-il des hommes ayant vraiment à coeur d'arracher le souverain bien de
l'humanité à un péril imminent qui puissent douter qu'il faille opter pour ce
dernier parti ?
Aussi,
il faut louer hautement le zèle d'un grand nombre des nôtres qui, se rendant
parfaitement compte des besoins de l'heure présente, sondent soigneusement le
terrain pour y découvrir une voie honnête qui conduise au relèvement de la
classe ouvrière. S'étant constitués les protecteurs des personnes vouées au
travail, ils s'étudient à accroître leur prospérité, tant familiale
qu'individuelle, à régler avec équité les relations réciproques des patrons et
des ouvriers, à. entretenir et à affermir dans les uns et les autres le
souvenir de leurs devoirs et l'observation des préceptes évangéliques;
préceptes qui, en ramenant l'homme à la modération et condamnant tous les
excès, maintiennent dans les nations et parmi les éléments si divers de
personnes et de choses la concorde et l'harmonie la plus parfaite. Sous
l'inspiration des mêmes pensées, des hommes de grand mérite se réunissent
fréquemment en congrès pour se communiquer leurs vues, unir leurs forces,
arrêter des programmes d'action.
D'autres
s'occupent de fonder des corporations assorties aux divers métiers et d'y faire
entrer les ouvriers; ils aident ces derniers de leurs conseils et de leur
fortune et pourvoient à ce qu'ils ne manquent jamais d'un travail honnête et
fructueux.
Les
évêques, de leur côté, encouragent ces efforts et les mettent sous leur haut
patronage. Par leur autorité et sous leurs auspices, des membres du clergé tant
séculier que régulier se dévouent en grand nombre aux intérêts spirituels des
associés.
Enfin,
il ne manque pas de catholiques qui, pourvus d'abondantes richesses, mais
devenus en quelque sorte compagnons volontaires des travailleurs, ne regardent
à aucune dépense pour fonder et étendre au loin des sociétés où ceux-ci peuvent
trouver, avec une certaine aisance pour le présent, le gage d'un repos
honorable pour l'avenir.
Des
efforts, si variés et si empressés ont déjà réalisé parmi les peuples un bien
très considérable et trop connu pour qu'il soit nécessaire d'en parler en
détail. Il est à Nos yeux d'un heureux augure pour l'avenir. Nous Nous
promettons de ces corporations les plus heureux fruits, pourvu qu'elles
continuent à se développer et que la prudence préside toujours à leur
organisation. Que l'Etat protège ces sociétés fondées selon le droit ; que
toutefois il ne s'immisce point dans leur gouvernement intérieur et ne touche
point aux ressorts intimes qui leur donnent la vie; car le mouvement vital
procède essentiellement d'un principe intérieur et s'éteint très facilement
sous l'action d'une cause externe.
A
ces corporations, il faut évidemment, pour qu'il y ait unité d'action et accord
des volontés, une organisation et une discipline sage et prudente. Si donc,
comme il est certain, les citoyens sont libres de s'associer, ils doivent
l'être également de se donner les statuts et règlements qui leur paraissent les
plus appropriés au but qu'ils poursuivent. Nous ne croyons pas qu'on puisse
donner de règles certaines et précises pour déterminer le détail de ces statuts
et règlements. Tout dépend du génie de chaque nation, des essais tentés et de
l'expérience acquise, du genre de travail, de l'extension du commerce, et
d'autres circonstances de choses et de temps qu'il faut peser avec maturité.
Tout
ce qu'on peut dire en général, c'est qu'on doit prendre pour règle universelle
et constante d'organiser et de gouverner les corporations, de façon qu'elles
fournissent à chacun de leurs membres les moyens propres à lui faire atteindre,
par la voie la plus commode et la plus courte, le but qu'il se propose. Ce but
consiste dans l'accroissement le plus grand possible, pour chacun, des biens du
corps, de l'esprit et de la fortune.
Mais
il est évident qu'il faut viser avant tout à l'objet principal qui est le
perfectionnement moral et religieux. C'est surtout cette fin qui doit régler
l'économie sociale. Autrement, ces sociétés dégénéreraient bien vite et
tomberaient, ou peu s'en faut, au rang des sociétés où la religion ne tient
aucune place. Aussi bien, que servirait à l'ouvrier d'avoir trouvé au sein de
la corporation l'abondance matérielle, si la disette d'aliments spirituels
mettait en péril le salut de son âme ? "Que sert à l'homme de gagner
l'univers entier, s'il vient à perdre son âme ?" (44) Voici le
caractère auquel Notre Seigneur Jésus-Christ veut qu'on distingue le chrétien
d'avec le païen. "Les païens recherchent toutes ces choses... cherchez
d'abord le royaume de Dieu, et toutes ces choses vous seront ajoutées par
surcroît". (45)
Ainsi
donc, après avoir pris Dieu comme point de départ, qu'on donne une large place
à l'instruction religieuse, afin que tous connaissent leurs devoirs envers lui.
Ce qu'il faut croire, ce qu'il faut espérer, ce qu'il faut faire en vue du
salut éternel, tout cela doit leur être soigneusement inculqué. Qu'on les
prémunisse avec une sollicitude particulière contre les opinions erronées et
toutes les variétés du vice. Qu'on porte l'ouvrier au culte de Dieu, qu'on
excite en lui l'esprit de piété, qu'on le rende surtout fidèle à l'observation
des dimanches et des jours de fête. Qu'il apprenne à respecter et à aimer
l'Eglise, la commune Mère de tous les chrétiens; à obéir à ses préceptes, à
fréquenter ses sacrements qui sont des sources divines où l'âme se purifie de
ses taches et puise la sainteté.
La
religion ainsi constituée comme fondement de toutes les lois sociales, il n'est
pas difficile de déterminer les relations mutuelles à établir entre les membres
pour obtenir la paix et la prospérité de la société.
Les
diverses fonctions doivent être réparties de la manière la plus favorable aux
intérêts communs et de telle sorte que l'inégalité ne nuise point à la
concorde. Il importe grandement que les charges soient distribuées avec
intelligence et clairement définies, afin que personne n'ait à souffrir
d'injustice. Que la masse commune soit administrée avec intégrité et qu'on détermine
d'avance, par le degré d'indigence de chacun des membres, la mesure de secours
à lui accorder.
Que
les droits et les devoirs des patrons soient parfaitement conciliés avec les
droits et les devoirs des ouvriers.
Pour
le cas où l'une ou l'autre classe se croirait lésée en quelque façon, il serait
très désirable que les statuts mêmes chargeassent des hommes prudents et
intègres, tirés de son sein, de régler le litige en qualité d'arbitres.
Il
faut encore pourvoir d'une manière toute spéciale à ce qu'en aucun temps
l'ouvrier ne manque de travail, et qu'il y ait un fonds de réserve destiné à
faire face, non seulement aux accidents soudains et fortuits inséparables du
travail industriel, mais encore à la maladie, à la vieillesse et aux coups de
la mauvaise fortune.
Ces
lois, pourvu qu'elles soient acceptées de bon coeur, suffisent pour assurer aux
faibles la subsistance et un certain bien-être. Mais les corporations des
catholiques sont appelées encore à apporter leur bonne part à la prospérité
générale. Par le passé, nous pouvons juger sans témérité de l'avenir. Un âge
fait place à un autre, mais le cours des choses présente de merveilleuses
similitudes ménagées par cette Providence qui règle et dirige tout vers la fin
que Dieu s'est proposée en créant l'humanité.
Nous
savons que, dans les premiers âges de l'Eglise, on lui faisait un crime de
l'indigence de ses membres condamnés à vivre d'aumônes ou de travail. Mais
dénués comme ils étaient de richesses et de puissance, ils surent se concilier
la faveur des riches et la protection des puissants. On pouvait les voir,
diligents, laborieux, pacifiques, modèles de justice et surtout de charité. Au
spectacle d'une vie si parfaite et de moeurs si pures, tous les préjugés se
dissipèrent, le sarcasme malveillant se tut, et les fictions d'une superstition
invétérée s'évanouirent peu à peu devant la vérité chrétienne.
La
question qui s'agite aujourd'hui est le sort de la classe ouvrière: elle sera
résolue par la raison ou sans elle. La solution prise est de la plus grande
importance pour les nations. Or, les ouvriers chrétiens la résoudront
facilement par la raison si, unis en sociétés et conduits par une direction
prudente, ils entrent dans la voie où leurs pères et leurs ancêtres trouvèrent
leur salut et celui des peuples. Quelle que soit, dans les hommes, la force des
préjugés et des passions, si une volonté perverse n'a pas entièrement étouffé
le sentiment du juste et de l'honnête, il faudra que tôt ou tard la
bienveillance publique se tourne vers ces ouvriers qu'on aura vus actifs et
modestes, mettant l'équité avant le gain et préférant à tout la religion du
devoir.
Il
résultera de là cet autre avantage, que l'espoir et la possibilité d'une vie
saine et normale seront abondamment offerts aux ouvriers qui vivent dans le
mépris de la foi chrétienne ou dans les habitudes qu'elle réprouve. Ils
comprennent d'ordinaire qu'ils ont été le jouet d'espérances trompeuses et
d'apparences mensongères. Ils sentent, par les traitements inhumains qu'ils
reçoivent de leurs maîtres, qu'ils ne sont guère estimés qu'au poids de l'or
produit par leur travail. Quant aux sociétés qui les ont circonvenus, ils
voient bien qu'à la place de la charité et de l'amour, ils n'y trouvent que les
discordes intestines, ces compagnes inséparables de la pauvreté insolente et
incrédule. L'âme brisée, le corps exténué, combien qui voudraient secouer un
joug si humiliant ! Mais soit respect humain, soit crainte de l'indigence,
ils ne l'osent pas. Eh bien, à tous ces ouvriers, les corporations des catholiques
peuvent être d'une merveilleuse utilité, si, hésitants, elles les invitent à
venir chercher dans leur sein un remède à tous leurs maux, si, repentants,
elles les accueillent avec empressement et leur assurent sauvegarde et
protection.
Vous
voyez, Vénérables Frères, par qui et par quels moyens cette question si
difficile demande à être traitée et résolue. Que chacun se mette sans délai à
la part qui lui incombe, de peur qu'en différant le remède, on ne rende
incurable un mal déjà si grave. Que les gouvernants utilisent l'autorité
protectrice des lois et des institutions; que les riches et les patrons se
rappellent leurs devoirs; que les ouvriers dont le sort est en jeu poursuivent
leurs intérêts par des voies légitimes. Puisque la religion seule, comme Nous
l'avons dit dès le début, est capable de détruire le mal dans sa racine, que
tous se rappellent que la première condition à réaliser, c'est la restauration
des moeurs chrétiennes. Sans elles, même les moyens suggérés par la prudence
humaine comme les plus efficaces seront peu propres à produire de salutaires
résultats.
Quant
à l'Eglise, son action ne fera jamais défaut en aucune manière et sera d'autant
plus féconde qu'elle aura pu se développer avec plus de liberté. Nous désirons
que ceci soit compris surtout par ceux dont la mission est de veiller au bien
public. Que les ministres sacrés déploient toutes les forces de leur âme et
toutes les industries de leur zèle, et que, sous l'autorité de vos paroles et
de vos exemples, Vénérables Frères, ils ne cessent d'inculquer aux hommes de
toutes les classes les règles évangéliques de la vie chrétienne; qu'ils
travaillent de tout leur pouvoir au salut des peuples, et par-dessus tout
qu'ils s'appliquent à nourrir en eux-mêmes et à faire naître dans les autres, depuis
les plus élevés jusqu'aux plus humbles, la charité reine et maîtresse de toutes
les vertus.
C'est
en effet d'une abondante effusion de charité qu'il faut principalement attendre
le salut. Nous parlons de la charité chrétienne qui résume tout l'Evangile et
qui, toujours prête à se dévouer au soulagement du prochain, est un remède très
assuré contre l'arrogance du siècle et l'amour immodéré de soi-même. C'est la
vertu dont l'apôtre saint Paul a décrit la fonction et le caractère divin dans
ces paroles : "La charité est patiente; elle est bonne; elle ne
cherche pas ses propres intérêts; elle souffre tout; elle supporte tout"
(46).
Comme
gage des faveurs divines et en témoignage de Notre bienveillance, Nous vous
accordons de tout coeur, à chacun de vous, Vénérables Frères, à votre clergé et
à vos fidèles, la bénédiction apostolique dans le Seigneur.
Donné
à Rome, près Saint-Pierre, le 15 mai 1891, l'an XIV de Notre Pontificat.
LÉON XIII
NOTES
1. A.S.S. XXIII (1890-1891), pp. 641-670. Trad. française dans Actes
de Léon XIII, B.P., t. III, pp. 18-71.
2. Léon XIII, Lettre encyclique Diuturnum illud, 29 juin
1881, AAS XIV (1881-1882), pp. 3-14, CH pp. 448-463.
3. Léon XIII Lettre encyclique Libertas praestantissimum, 20
juin 1888, AAS XX (1888), pp. 593-613, CH pp. 37-65.
4. Léon XIII, Lettre encyclique lmmortale Dei, 1er novembre
1885, AAS XVIII (1885), pp. 161-180, CH pp. 465-489.
5. Deutéronome,
v. 21.
6. Genèse 1, 28
7. Saint Thomas, Sum.
Theol. II-II q. 10 a. 12.
8. Genèse 3, 17.
9. Saint Jacques, v. 4.
10. Saint Paul, 2 Tim. 2, 12.
11. Saint Paul, 2 Cor 4, 17.
12. Cf. saint
Matthieu, 19, 25-24.
13. Cf. saint
Luc, 6,24-25.
14. Saint Thomas, Sum.
theol., II-II, q.66 a.2
15. Saint Paul, 1 Tim 6,18.
16. Saint Thomas, Sum.
theol., II-II, q.65 a.2.
17. Saint Thomas, Sum.
theol., II-II, q.32 a.6.
18. saint Luc, 11,41.
19. Actes, 20,35.
20. Saint Matthieu, 25,40.
21. Saint
Grégoire le Grand, In Evang., lib. I, hom. 9, n.7, PL LXXVI 1109.
22. Saint Paul, 2 Cor 8,9.
23. Saint Marc
6,3.
24. Cf. saint
Matthieu 5,5.
25. Cf. saint
Matthieu 11,28.
26. Saint Paul, Rom.
8,29.
27. Saint Paul, Rom.
8,17.
28. Cf. saint Paul, 1 Tim 6,10.
29. Actes 4,34.
30. Tertullien, Apologeticum, II, 39, PL I 467.
31. Léon XIII, Lettre encyclique Immortale Dei, 1er
novembre 1885, AAS XVIII (1885), pp. 161-180, CH pp. 465- 489.
32. Saint Thomas, Sum.
theol., II-II q.61 a.1 ad 2.
33. Saint Thomas, De regimine principum I,15.
34. Genèse 1,28.
35. Saint Paul, Rom. 10,12.
36. Exode 20,8.
37. Genèse 2,2.
38. Genèse 3,19.
39. Ecclésiaste 4, 9-12.
40. Proverbes 18,19.
41. Saint Thomas, Contra impugnantes Dei cultum et religionem, 2.
41. Saint Thomas, Contra impugnantes Dei cultum et religionem, 2.
42. Saint Thomas, ibidem.
43. Cf. saint Thomas, Sum.
theol. I-II q. 13 a.3.
44. Saint
Matthieu 16, 26.
45. Saint Matthieu 6, 32-33.
46. Saint Paul, 1 Cor. 13, 4-7.
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