mercredi 9 novembre 2011

mémoire du général de Gaulle - la constellation de Gaulle



La constellation de Gaulle

. . . quelques étoiles


Maurice Couve de Murville + 1999

Michel Jobert + 2002
Raymond Barre + 2007
Pierre Messmer + 2007
Jacques Chaban-Delmas + 2000
Jean-Marcel Jeanneneney + 2010


Sont ici rassemblés des éléments de la mémoire personnelle que je conserve de quelques hommes attachés au général de Gaulle, même si tous ne firent pas directement partie de ses gouvernements. Je les ai mis au net à l’annonce de leur mort, tandis que les têtes-à-tête nombreux ou uniques mais intimes, qu’ils m’avaient accordés, devenaient alors intensément présents. Un manque – Michel Debré – que je compte rédiger mais bien après coup et je ne le fis pour une autre figure que bien après sa mort. D’autres proches m’ont décisivement éclairé sur le fondateur de la Cinquième République française par leur témoignage : Etienne Burin des Roziers, François Goguel, Bernard Tricot. Ce sont des étoiles de magnitude différente mais pas secondaire de cette constellation de Gaulle. – Encore à mettre au net, l’ensemble des notes prises pendant quarante ans en les écoutant-interrogeant, eux et beaucoup d’autres, pourra effectivement, comme s’il s’agissait d’un journal d’observations, évoquer ce qu’est ce groupe d’hommes et de femmes, aux références manifestement communes. Constellation de Gaulle, décisive pour notre pays et très lumineuse dans la seconde moitié du XXème siècle. BFF



pour la mémoire de Maurice Couve de Murville
24 Janvier 1907 + 24 Décembre 1999


UN SECRET FRANÇAIS



Sans de Gaulle, il n’eut été que directeur du Trésor ou Gouverneur de la Banque deFrance (et probablement jamais diplomate), mais sans lui le Général n’aurait eu ni la pratique de sa stratégie, ni le discernement d’autant de données, ni un relais et un discours d’apparence et de tonalité si différentes de son propre instinct et de son verbe souvent génial, donc si adéquats pour le faire entendre, le répéter, l’illustrer, le tenir. A leur époque, les « couvismes » firent presque autant pour la diplomatie française que les communiqués du Conseil des Ministres ou les conférences de presse. Ils étaient le fruit d’une passion commune, notre pays, et d’intuition à l’identique du possible et du souhaitable à chaque moment, et cette communion se vérifiait et s’approfondissait dans un tête-à-tête hebdomadaire qui dura onze ans ce qui en politique et entre politiques n’a pas de précédents ni d’équivalents à l’époque moderne. Ce rôle et ce visage de Maurice Couve de Murville est connu. Sobriété et litote sont indice de passion, certes réfléchie, mais que rien, aucune situation contraignante ou enthousiasmante ne change.

Celui que le Général au sortir de Mai-Juin 1968, faute de l’avoir pu faire dès Mars 1967, nomma Premier Ministre, est beaucoup plus discuté : hésitant pour ce qui était son domaine d’origine et d’élection, la monnaie, alors qu’il s’agissait en Novembre 1968 de trancher et avec éclat ; pâle et peu entraînant pour la campagne du dernier referendum de l’homme du 18 Juin. Ces reproches font bon marché de cette année où Georges Pompidou ne fut pas au pouvoir et où pourtant en psychologie collective, en rééquilibrage global de l’économie, le pays se remit de la secousse de 1968 ; sans cette étape, la dévaluation d’Août 1969 ou les « glorieuses » qui suivirent n’auraient pas été possibles. Mais surtout, c’est ne pas comprendre que le Général, se sachant discuté depuis bien avant le printemps de 1968 et sans doute dès le ballotage à l’élection présidentielle de Décembre 1965, avait besoin pour conclure d’un dialogue avec le peuple, qui soit sans intermédiaire, donc d’un Premier Ministre qui soit, pour la politique, transparent. Et sans ambition personnelle… Ce dernier trait plaçant naturellement Maurice Couve de Murville quoi qu’il s’en soit toujours défendu, pour une succession à de Gaulle dont autrement, en en prenant si ouvertement les devants, Georges Pompidou n’aurait pas montré de crainte qu’elle lui échappât. Chef de gouvernement sans sortie en ville, commençant la semaine avec le ministre de l’Intérieur, et se donnant le samedi matin avec André Malraux, son voisin, rue du Bac, sans qu’ils se connussent alors quand celui-ci écrivit La condition humaine. Candidat souvent malheureux aux législatives parce qu’ayant le privilège d’une telle analogie avec de Gaulle qu’il fit contre son élection et au profit de Frédéric-Dupont dans le VIIème, puis de Michel Rocard dans les Yvelines, la même coalition des gauches et des droites.

Reste l’inconnu ou l’oublié. A deux points de vue essentiels parce qu’ils caractérisent ce qui fit la force en ce siècle d’une génération n’étant que française et imprégnée au possible d’une technicité accomplie au service d’un Etat indiscuté et au sein d’administrations pauvres pas seulement au regard de celles de notre époque gavées de connectique et d’informatique, mais à raison des circonstances les plus graves : Maurice Couve de Murville, directeur des Finances extérieures et des changes, et négociant deux ans durant à la commission d’armistice face à une Allemagne victorieuse et totalitaire, puis commissaire aux Finances à Alger dès que de Gaulle y atterrit. Le sens de la négociation n’est pas l’art de plier, mais l’art de tenir, le ministre des Affaires Etrangères proche d’égaler la longévité de Vergennes, l’apprit là, et de la manière la plus concrète ; mettre l’or à l’abri, ne pas céder d’actifs ou de participations, le moins possible, c’était déjà beaucoup ; il fut surtout celui qui le premier mit en garde explicitement l’occupant contre la réannexion de l’Alsace-Lorraine, et qui contesta, en marquant très souvent des points, et le montant des frais d’occupation et la parité mark-franc d’alors. Talent si manifeste que Darlan, promis à toutes les destinées pour s’être trouvé par hasard en Afrique du nord quand y débarquent les anglo-saxons télégraphie en clair à notre Ambassade à Madrid pour transmission de confiance à Vichy, que Couve de Murville vienne au plus tôt le rejoindre. L’Amiral y associe d’ailleurs Paul Leroy-Beaulieu, mort cet automne, à peine avant son camarade d’études et d’inspection des Finances, et qui directeur du Commerce extérieur, s’évertuait à préparer notre reprise en ce domaine décisif dès la fin des hostilités. Technicité et ténacité des deux amis, connues du Général à Londres qui en télégraphie à Catroux et qui reçoit leur allégeance dès leur passage en Espagne.

L’autre point de vue est tout simplement l’éclectisme et la fidélité en considération d’un homme qui eut toujours le jugement lapidaire et selon qui le génie était rare. D’où l’immédiate et si mutuelle rencontre avec de Gaulle, mais aussi l’estime pour Mendès France depuis le moment où celui-ci fut sous-secrétaire d’Etat au Trésor en 1937, puis son successeur au commissariat des Finances à Alger (lequel le lui rendait puisqu’en 1954 il le rappela de son exil du Caire où la détestation de Bidault l’avait fait aller, après quatre ans des plus importantes négociations de l’après-guerre, et le nomma à Washington). Relations et correspondance maintenues avec Paul Reynaud, avec Pierre Marcilhacy, avec René Mayer dans les premières années de la Cinquième République, avec Jean Monnet souvent reçu au Quai d’Orsay puis à Matignon, malgré leurs désaccords en presque tout, avec Yves Bouthillier son aîné et, au temps de Vichy, son ministre aux Finances. Enfin, Jean Jardin presque mensuellement et André Meyer. Pierre Lazareff, en déjeunant plusieurs fois le mois. Avec ceux-ci, Maurice Couve de Murville voyait le monde et avec le Général, était décidé comment s’y prendre et s’y comporter. Paradoxalement, jusqu’aux derniers jours de sa vie, celui qui semble devoir rester comme d’abord l’orfèvre de notre diplomatie, était surtout imprégné de son métier d’origine et, jugement qu’il avait en commun avec le Général et qui corroborait tout, il tint Jacques Rueff pour notre seul ministre de l’Economie et du Budget vraiment compétent, tandis qu’Antoine Pinay, Wilfrid Baumgartner et Valéry Giscard d’Estaing, pour – eux - l’avoir été en titre, ne s’étaient pas montrés au niveau. En quoi, le dernier Premier Ministre du Général fut précurseur d’un cours que finalement nous n’avons pas su choisir : celui d’une politique économique et financière libérale, dérèglementante, pratiquant ponctuellement et sereinement le « Marché Commun » mais dont l’Etat resterait garant et inspirateur. Ni le laxisme, ni le dirigisme, ni la privatisation : l’équilibre (la vie) ; Olivier Wormser, qu’il eût voulu pour ministre des Finances, diplomate dont il fit, à défaut, en Avril 1969, ce gouverneur de la Banque de France tenant tête cinq ans à Valéry Giscard d’Estaing et à Georges Pompidou, fut presque son alter ego et testamenta pour lui dans ce domaine auquel, en Juin 1958, il avait cru que de Gaulle allait le rendre.

Survivent encore quelques ministres, grands fonctionnaires, et deux des trois secrétaires généraux de l’Elysée pour cette époque. Ce qui les fait se ressembler, tant les uns aux autres, n’est pas seulement leur commune admiration pour l’exceptionnalité intellectuelle et humaine du Général, pas seulement ces liens d’amitié noués au plus rougeoyant des circonstances qui les dispensèrent d’étiquettes politiques, d’attaches partisanes, de courses à l’écurie du prochain gagneur de la course au pouvoir, c’est autre chose : natif ou acquis ? mais qu’on ne retrouve plus aujourd’hui ou si peu dans les allées du pouvoir. L’aigu et la simplicité du jugement et du diagnostic sur les sujets, les situations et les gens. La courtoisie seigneuriale et attentive qui caractérise des intelligences sans frustration de carrière personnelle et sans doute intime sur l’avenir de notre identité nationale.

Ce fut un secret français, celui de notre réussite. D’un faire et d’un parler direct, d’un art de placer toute discussion d’Etat en logique et en intelligence, ce qui nivelait, du fait même, les différences parfois considérables de poids politique ou économique spécifiques. Ainsi, attendait-on aux Nations Unies, à partir de 1963, l’intervention du chef de « la diplomatie gaulliste », parce qu’elle n’était ni atlantique ni soviétique, ainsi invitait-on tous les ans pour deux ou trois jours d’entretiens à Washington, au Département d’Etat, en tête-à-tête sans interprête des deux ministres, celui qui avait mis systématiquement en contradiction avec eux-mêmes les Allemands de Wiesbaden et de Paris de l’automne de 1940 au printemps de 1943. Ayant conquis l'amitié d'Adenauer pendant sa courte Ambassade à Bonn, Maurice Couve de Murville, enfin, est celui qui fit se rencontrer de Gaulle et l’Allemand, en les assurant mutuellement l’un de l’autre. Cet homme, qui ne dictait pas, qui ne racontait rien à ses collaborateurs au retour de l’Elysée, écrivait de sa main et les raturait jusqu’au moment de les dire ses discours ; convaincu de la nécessaire indépendance de l’Algérie dès avant 1958, le traité franco-allemand de 1963, les instructions à Edgar Faure, prélude de nos relations avec la Chine populaire, ou le « fameux » compromis de Luxembourg, sont de lui, écrits au crayon en premier jet comme sa génération en était encore coutumière. Protestant, sans hérédité notoire, timide autant que sûr de soi, il était secrètement fait pour une unique passion, sans autre prédilection, attachement, hobby ou passe-temps (même le golf), et c’est de Gaulle qui lui permit de l’assouvir. Sa correspondance avec celui-ci est d’une affectivité que très peu de « compagnons » plus caractérisés ont jamais eue, et ses compte-rendus de voyages avec le Général, surtout quand ceux-ci furent populaires et triomphaux : l’Allemagne de 1962, la Russie de 1966, le Québec et la Pologne de 1967, sont d’une émotion rarement dite ou notée par d’autres, celle d’un technicien à l’expérience et aux références éprouvées qui entre par contagion dans la ferveur et dans la communion d’une population, étrangère de nationalité mais se reconnaissant, avec une évidence torrentielle, dans cette incarnation de la France libre, réalisée de 1958 à 1969, en gestation décisive en 1943.


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Je reprends ma veillée funèbre de la nuit de Noël. L’homme m’a attaché ces six-huit mois de nos conversations et de ma documentation, sur lui, encore vivant, par ce dont auparavant je ne faisais pas encore la synthèse. Le physique et la courtoisie, le calme d’un vrai seigneur, le dépouillement jusqu’à la banalité dans la phrase toujours bien dite, un peu réfléchie, l’allure unique d’une très grande carrière, la sobriété en tout, je les ai pratiquées dès notre première rencontre dont rétrospectivement il apparaît qu’elle n’aurait pu se faire plus tôt dans ma vie, sauf à entrer dans mes vingt ans dans l’agenda d’un des ministres les plus importants du Général. Je n’ai pas tenté d’être reçu par celui-ci ; je ne pouvais supposer qu’il ait besoin de moi, et quant à moi, j’étais trop convaincu de la bienveillance des mécanismes de la société, que je ne songeais à rien en termes de carrière. J’ai abordé Couve de Murville en même temps que je cherchais une compréhension fondée et documentée sur la chute de de Gaulle et sur la politique que celui-ci avait voulu mener ; c’est pour cette leçon et cette explication que j’ai rencontré son ancien Premier Ministre, qui m’a reçu parmi les premiers de ceux qui avaient compté autour du Général, à peine un trimestre après Louis Vallon et quinze jours après René Capitant. Encore, cela se fit-il dans l’ordre de ma sollicitation. Ce n’est que ces soirs-ci que j’ai ma réponse et précisément l’explication, l’exposé sont humains. Couve de Murville correspond le mieux au type d’homme que nécessitent la politique, la France et la Cinquième République, son régime actuel ; il est le plus ressemblant à de Gaulle au plan moral et mental ; par ce type très dépouillé, décapé parce qu’aucun autre attachement, aucune manie, aucune passion, aucune origine trop typée ne brouille ou ne surcharge l’essentiel, on est dans une généralité qu’ont présenté la plupart des grands ministres et collaborateurs du Général, au moins dans la période de leur vie où ils servirent aux côtés de celui-ci. Je ressens ces analogies chaque fois qu’un nouveau témoin se prête à mes questions et donc à mon analyse, pas seulement de ce qui m’est dit à propos de mon sujet, mais de ce qu’implicitement mon hôte me livre de ce qui structura la vie publique française des années 1930 à 1970. Si de Gaulle apprécia tant MCM et ne s’en lassa jamais, c’est bien qu’il y voyait bien plus son égal, son alter ego que son complément ou son exécutant. Il le voyait d’autant plus aisément, il y était d’autant plus enclin qu’entre eux, il n’y eût jamais de la part du ministre, du collaborateur la brigue possible (à la Pompidou) ou des prémisses trop souvent différents et à quoi il n’était pas vraiment renoncé (Debré et peut-être Soustelle, si tant est que ce dernier ait été vraiment dans la confiance du Général, même à la bonne période).

Quelle est cette ressemblance fondamentale ? Elle tient à beaucoup de traits. Le premier est une disponibilité fondamentale pour ce qui embrasse totalement une destinée humaine, et cela seulement, la passion, la grande passion. Beaucoup de ceux qui servirent de Gaulle avaient en sus d’autres attachements, d’autres passions, des liens et des goûts qui ont importé, qui ne restreignaient pas la place d’un amour et d’une idée exigeante pour la France, mais la construction avait des références diverses. Chez MCM, la disponibilité a une autre histoire et un autre débouché que chez de Gaulle, quoiqu’ils aient en commun, tous les deux, une certaine expérience du chef et une déception à cet endroit. Le Général a connu Pétain, avant 1914 puis dans la gloire et au moment d’un déclin que peu percevaient : il en a été déçu, il a cherché des chefs autant que des porte-paroles pour des idées qui lui paraissaient de nécessité publique, il ne les a pas trouvés. Paul Reynaud… dont de Gaulle inspire quelques discours, mais guère de décisions puisque le Président du Conseil ne saura pas en prendre, et dont Couve de Murville a gardé quelque estime en tant que son ministre. MCM, certes, n’a pas travaillé avec le Maréchal, mais au moins par Bouthillier il en connaît certains des forts côtés (le bon sens, le mutisme) et il a assez de données, vu les circonstances et vu les dossiers qu’il a lui-même à traiter pour Vichy de 1940 à 1943, pour en voir les insuffisances graves. De Gaulle appelant MCM à ses côtés répond à une quête de celui-ci, quête d’un véritable emploi pour une véritable cause qui n’a plus sa matière et qui n’a jamais eu sa vraie organisation ni son orientation décidées convenablement et ne varietur avant Mai 1943 et l’hommage du jeune Inspecteur des Finances lui plaît (comme lui plairont ceux de René Mayer, également fait commissaire en Mai-Juin 1943, et de Michel Debré) parce que ce sont des hommages de connaisseurs, de - jeunes, ambitieux et déjà grands - fonctionnaires qui intuitivement savent reconnaître qui leur est supérieur et qui est capable de prendre en compte l’ensemble d’une direction nationale avec assez de jugement, assez de culture, assez d’autorité naturelle, assez d’exceptionnalité en fait pour que leur en a imposer à eux, signifie qu’avec lui, on en imposera au reste du monde et aux circonstances. Parce que de Gaulle a une idée mythique et ardente de la France (celle de la « revanche » d’avant 1914, celle de chacun de nos redressements selon les manuels d’histoire dans le primaire, je me souviens encore des miens, édités des années 1940 pour ne pas trop distinguer entre l’inimitié anglaise et l’inimitié allemande), il a eu le goût, la révérence et l’ambition de l’armée. Celle-ci l’a déçu. La revanche du désastre de 1940, la survie passent par le combat et par l’Etat. Il s’attache bien davantage aux attributs de l’Etat à partir du 18 Juin qu’à ceux de la force militaire, car d’une certaine manière c’est ce qui est le plus à portée d’un homme seul, mais qui pense avec rigueur et qui propose par là la structure la plus ouverte qui soit à la diversité des adhésions et des compagnonnages. Jusqu’à Alger, jusqu’à Joxe, Mayer, Couve de MURVILLE, de Gaulle a des juristes comme René Cassin, des combattants magnifiques, mais il n’a pas l’Etat vraiment, même s’il a un début de territorialité en Afrique équatoriale. L’Algérie est assez française à l’époque pour permettre cette cristallisation de l’Etat et du concours aussitôt acquis d’un début de haute fonction publique. C’est le contexte de la rencontre, il est providentiel, parce que les deux hommes se voient l’un l’autre au moment de se saisir de cet instrument qui a toujours fait la France. Pour MCM, il n’y a plus d’Etat en France et ce qu’il y en avait dans toute son expérience administrative l’avait plus édifié a contrario que positivement depuis 1932, et pour le Général, il faut davantage que la France combattante, que la France libre, il faut le Gouvernement provisoire. Peu importe que MCM n’en ait pas fait partie puisque la lettre de cette institution est plus tardive d’un an. En revanche, cette manière d’être entrée en relation l’un avec l’autre, en appréciation et en jugement l’un de l’autre, dispense le Général de toute hésitation dans le choix de son ministre des Affaires Etrangères en 1958 (aucun autre « possible » ni parmi les gens de la carrière, ni a fortiori dans la gent politique n’approchait, même de très loin, le nombre des titres qui distinguaient absolument Couve de Murville) et donne à ce dernier l’assurance, aussitôt pris dans l’équipe du démarrage, qu’il y restera pour très longtemps. Couve de Murville savait d’expérience de jeunesse, de technicité et aussi selon la rude école des négociations d’armistice et des palinodies à Vichy, la nécessité pour un pays comme le nôtre qu’il y ait une grande force et une grande indépendance de caractère à la tête des affaires. Il a reconnu celles-ci d’instinct, et le Général a senti cette reconnaissance, en a été conforté. La confiance mutuelle est – entre eux deux - presqu’une confiance qu’ils se font d’abord à eux-mêmes, celle de ne pas s’être trompé sur l’autre, son adéquation, sa qualité, ses qualités de fond. Bien entendu, cela ne se traduit par aucune effusion, aucune liberté de ton, aucune relation ostentatoirement exclusive. Couve n’est pas un favori, et il ne cherche pas à accaparer le maître. Ils sont liés, en fait, bien davantage par l’objectif, les buts communs, la passion qu’ils ont pour notre pays et ses affaires, passion intellectuelle, mentale, charnelle et en même temps très raisonnée, posée, lucide ce qui permet la pudeur, la sobriété et l’intelligence de la contradiction quand il s’en présente quelqu’une. Ce qui emporte des conséquences considérables pour la souplesse et l’intimité de leur relation de travail. Il n’est question ni pour l’un ni pour l’autre de s’approprier en quoi que ce soit l’œuvre commune et la manière dont elle se conjecture, se décide, se déploie. Le Général ne décrira pas, dans ses Mémoires une quelconque manière de travailler qui soit particulière à l’un ou l’autre de ses ministres ou Premiers Ministres. Il donnera seulement l’indication de leur équation propre, mais à Couve de Murville seulement il accordera le prix d’excellence pour le domaine qui lui avait été confié. C’est la parabole des talents. Une forme de constat. Et le bénéficiaire de cette confiance en saura les raisons, ses propres qualités de jugement et plus encore sa transparence, son absence d’ambition personnelle. Il n’aura donc aucun entraînement à révéler ce secret d’une telle affinité de personnes, d’intelligences et de comportements ; elle ne s’écrit, ne se décrit, ne peut s’imiter, alors à quoi bon la dire. Ce qui compte, ce sont les points de départ et d’arrivée, le jugement, la capacité d’analyser et de synthétiser des situations, et d’en décider. Le jugement et l’analyse, lui et le Général, l’ont et se rencontrant le plus souvent parce qu’ils ont les mêmes spontanéités d’instinct, la même indépendance mentale, ils s’assurent absolument l’un l’autre. Et de Gaulle a ce don de savoir décider, et toujours sur la crête, au moment de la bascule. Une fois pour toutes, Couve de Murville a senti en 1943 cette supériorité, cette unicité de l’homme du 18 Juin, en même temps que battait à l’unisson de tant d’autres gens de valeur et de courage, cette passion française. Est-ce à dire que l’amour que Couve a pour de Gaulle est de l’ordre affectif, instinctif ? attachement qui caractérise davantage Michel Debré, lequel est si souvent enclin à considérer ce qui, dans une certaine mesure, dans un certain registre, manque au Général et que lui-même, Debré peut lui apporter ? attachement aussi de Georges Pompidou ? et l’un et l’autre sont amenés à douter de l’homme qu’ils servent, quitte à ce que le premier se reprenne et se fasse violence pour s’en tenir à une fidélité parfois masochiste, et à ce que l’autre finisse par se voir supérieur, selon des critères de savoir-faire qui n’ont rien de « gaulliens ».

Couve est tout le contraire d’un humble et c’est en quoi son hommage au Général offert une fois pour toutes, est précieux aux yeux de ce dernier. C’est d’égal à égal, en tête-à-tête mental, que la relation se vit. L’homme est ambitieux, et il sait, dans le milieu où il est entré par l’Inspection des Finances, distinguer et juger les patrons, les ministres, les compétences et les sujets. Le critère est pour lui le courage intellectuel, faire sortir les choses, m’a-t-il dit souvent. C’est l’homme, non tellement du bon sens, ou du truisme, ce que la simplicité de ses phrases et de son vocabulaire pourraient faire croire, mais de l’explicite. On ne peut rien cacher et il ne sert à rien de cacher une ambition (Pompidou), un argument (la docilité aux Américains). Il juge à partir de ce qu’il sait personnellement et il ne délègue pas son opinion.

Entre de Gaulle et Couve, l’affinité et la connivence morales et intellectuelles ont leur circonstance historique, mais je crois qu’elles auraient pu en être indépendantes. Ni l’un ni l’autre n’est défini par son seul métier d’origine ; certes, ils en ont chacun pris une discipline, ce que Normale-Sup. pour Pompidou ou le Conseil d’Etat pour Debré ne pouvaient donner. La rigueur, le déficit de trésorerie, l’alimentation d’un front. C’est en même temps, bien autre chose que le talent d’exposer, la dimension la plus générale en même temps que la plus pratique du problème qui se pose et qu’il convient de traiter. La stratégie quand une bataille doit se livrer, l’équilibre des finances publiques et partant d’une économie nationale, rendent les deux hommes attentifs à la même essence des choses quand celles-ci sont de gouvernement : la solidarité des éléments, la cohérence, la simplicité qui ne se trouve qu’en allant au fond des choses, à leur racine. Ils ont en commun un profond respect de la réalité en même temps qu’ils ont expérimenté l’un et l’autre déjà quand ils se rencontrent en Mai 1943, et ensuite par à-coups significatifs sous la Cinquième République (leur commune intuition de l’inéluctabilité de l’indépendance algérienne, leur commune perplexité devant l’excès de laxisme des Finances sous Giscard d’Estaing et de rigorisme sous Debré), que les décisions humaines peuvent avoir prise, doivent avoir prise sur le cours des choses gouvernementales. Donc un respect de l’Etat et de l’outil que celui-ci représente, davantage le souci de son obéissance et du bon emploi à en faire que de sa réforme, un peu vibrillonnante (Debré). L’horreur du verbiage, des faux-semblants, et le premier d’entre ceux-ci serait de laisser pénétrer dans la délibération gouvernementale la donnée personnelle d’une élection, d’une carrière, d’une sécurité. C’est ce qui fait aboutir la passion au détachement. Pour bien servir ce qui va de soi, mais n’apparaît plus, à certaines époques, ou dans certaines situations, l’abstraction est faite complètement de soi, et comme cette passion est omni-présente, on ne distingue plus chez celui qu’elle a saisie tellement qu’on n’en voit plus le moment originel, si elle est la compensation d’un vide autrement irrémédiable, si c’est le lieu d’une sorte de religion, si c’est une ascèse justifiant solitude de la pensée et de l’écriture, nudité des agendas et incomparable concentration dans la négociation, dans la conversation, dans la prise de parole ? Cette instrumentalisation voulue par soi, et jouant presque contre soi, puisque Couve de Murville ne fait état d’aucune lecture, d’aucun jeu de délassement, qu’il ne cultive apparemment ni le souvenir ni la famille ni l’art conjugal ou d’être grand-père, a produit une personnalité échappant à toute prise, et à une forme d’originalité faite du contraste entre la réserve et la spontanéité. Celles-ci sont, chez lui, égales. Il dit ce qu’il pense, il ne dit même que ce qu’il pense, mais déroute parce qu’il ne le dit ni en fonction de lui-même ni en vue de quoi que ce soit qui ressemblerait à une manière de prendre des gages ou de s’insinuer dans une voie profitable. Il n’est pas intéressé, et pourtant il se sent supérieur à beaucoup du point de vue des réflexes, du jugement, de l’examen. Il se sait peu perméable aux modes, aux pressions ; il ne les fuit pas, mais il leur étranger autant qu’elles le lui sont. Il ne cherche pas à plaire, s’étonne de l’intolérance et aussi de ceux qui cherchent à la contourner en la désarmant par leur propre souplesse. Son orgueil est conscience de soi, et la conscience qu’il a de lui-même, c’est celle de ses structures morales et intellectuelles ; il croit à la vérité, il croit à la continuité des gens, il apprécie l’indépendance de la réflexion, du comportement ; les outrances ne sont pas productives, la dissimulation non plus. Il répond plus qu’il ne questionne, il se laisse aller à traiter un sujet, toujours brièvement, quand on l’y entraîne par une bonne raison, celle consistant à montrer qu’une part de la réalité nécessite son explication. Il ne cherche ni à plaire ni à faire plaisir, il n’est pas, ce qu’on appelle, cultivé ; il n’a pas de lecture mais de l’expérience ; rien à concéder ni à exagérer. Il ne se vante d’aucune qualité propre qu’il se reconnaîtrait, telle une facilité de parole, de la mémoire des noms ou des chiffres. Ses allégeances vont à des comportements et à des compétences ; ainsi, ne se départit-il jamais de son admiration pour Jacques Rueff et a-t-il, avec autant d’instinct que le Général, choisi Edgar Faure pour l’Education nationale après Mai 1968. Dans la réciprocité d’attraits qui caractérise sa relation d’amitié avec Jean Jardin ou André Meyer, il y a quelque chose de très enfoui dans nos plus fortes traditions de gouvernement, le conseil aulique, l’homme d’influence et d’information, mais il y a aussi de la confiance. Jugement et confiance sont les deux mots que j’ai entendus le plus souvent, de lui, dans les six derniers mois de sa vie et qui ont étayé le plus fréquemment ses propres prédilections ou ce pour quoi, à son sens, de Gaulle le nomma, lui et pas un autre, aux fonctions où il le plaça quand il l’y plaça.

Ce n’est pas un homme de bilan, il n’a pas voulu l’être pour des mémoires, préférant toujours l’appréciation sur le présent encore en gestation, ou le discernement de ce dont l’avenir est gros. Il ne se juge pas, pas plus qu’il ne juge le régime du Général ou la politique étrangère qu’ils conduisent et déterminent, font ensemble. Il constate leur cohérence, prédit leur longévité et en explique la raison, par l’adéquation dans lesquelles elles sont avec les réalités françaises et universelles du moment. Chaque fois que je tente de caractériser son type d’intelligence, son type d’élocution, sa manière de poser des arguments ou le rapport qu’il a lui-même avec sa fonction, son passé ou son avenir, soit que j’ai à le reconstituer à un moment de sa carrière et selon ses discours ou les événements pouvant inspirer sa pensée intime, soit que je l’ai interrogé directement ou analysé en moi-même pendant nos tête-à-tête, je dois renoncer. Rien n’est plus simple que cet homme, mais une telle cohérence, une telle absence de vouloir propre et en même temps une telle personnalité défient toute prise extérieure, toute tentative de le prévoir. C’est parce qu’on est plus compliqué, plus divisé soi-même, plus influencé par ses propres sentiments ou par des objectifs dont on se fait prendre prisonnier, qu’on a du mal à concevoir une âme dont l’intelligence et les joies sont si concrètes, le mal-être et la tristesse, quand arrivent les déboires ou les mauvais dénouements, presque enfantins. Ce n’est pas un être seul ni solitaire ; s’il paraît secret à la quasi-totalité de ses collaborateurs, s’il semble n’avoir jamais rien délibéré à l’avance avec les siens, avec sa femme, pour ce qui a compté dans sa vie et dans sa carrière, il donne, si l’on prend son point de vue à lui, la sensation inverse. Toute relation de travail, même sans affinité vraie d’intelligence, même s’il a par devers une estime restreinte pour ce vis-à-vis, est d’amitié. Il inspire un respect intellectuel à des subordonnés mais éprouve pour eux de l’amitié, sans parvenir ni sans doute et surtout vouloir le faire sentir. La reconnaissance et l’amitié ne vont pas de pair, l’amitié ne suppose pas une particulière valeur chez celui à qui il l’accorde. En fait, le terme souligne plus une relation avec autrui, et presque toutes, sinon toutes ses relations sont d’une manière ou d’une autre de travail (qu’il s’agisse des trois directeurs successifs de son cabinet de 1958 à 1969, ou de Pierre Lazareff, ou d’Olivier Wormser ou des trois secrétaires généraux de l’Elysée pendant la même période, ou de Michel Debré, de Jean-Marcel Jeanneney). Ainsi, l’exercice de sa responsabilité est ce qui, pour lui, produit, et cela seul, des relationnements, et il n’y en a que d’amicaux. Sinon, il n’y a rien, ainsi avec Pompidou. Pourquoi la relation de travail est-elle nécessairement amicale ? Parce qu’elle a un objectif qui la fait naître et que celle-ci doit servir : c’est évidemment ce travail pour la France, son prestige, sa cohésion, ses intérêts pratiques. Le partenaire est-il de qualité ? c’est bien parce qu’il est mû comme lui par cette passion, et que le truchement en est bien entendu le Général de Gaulle. Cela ne requiert rien de plus, ni esthétique, ni éthique, au contraire, moins on dit de ce qui sous-tend le rapport, l’intimité, l’intensité de la confiance, plus on est dans le vif du service auquel ensemble on est attelé. S’il y a secret, c’est qu’une telle extraversion et une telle foi dans le bien-fondé et la fécondité des efforts ainsi consentis ne peuvent aisément s’envisager comme la nourriture quotidienne d’une affectivité, d’une ambition, d’une vie habituelle.
Couve de Murville n’est pas une intelligence supposant par avance l’éventualité de l’échec et se donnant donc des alternatives, prévoyant des précautions. En quoi il n’est pas manœuvrier, joue plutôt la longue à sans atout ; il indique d’entrée les choses et s’y tient. Il ne conçoit pas l’imprévu mais se saisit de l’occasion ; il a conscience de l’opinion publique qu’il assimilerait au bon sens populaire, mais il en a peu l’habitude sauf en déploiement enthousiaste lors des voyages auxquels il accompagne, par principe, le Général ; en revanche, il sait dégager par avance les conséquences d’une attitude ou les impasses vers quoi mènent des atermoiements. Il est logique, c’est-à-dire qu’il sait embrasser d’un seul tenant, dans une seule proposition ce qui à entendre d’autres, serait des stances ou des assimilations. Négociateur, il est toujours celui qui avertit à l’avance du point où il rompra si on l’atteint. Chef du Gouvernement, il s’attelle à montrer au contraire qu’on n’atteindra jamais le point de chute si chacun reste réaliste et donc confiant. Rien ne lui paraît catastrophique, on peut remédier à tout et éviter beaucoup, mais on ne peut pas éluder la réalité. C’est donc l’homme de la réalité, de ce à quoi on n’échappe pas. Il n’a donc d’éloquence que sa sobriété, point d’images ni de comparaisons, presque jamais de rappels historiques, pas non plus de mise en cause publique d’un partenaire. La première réalité étant de se savoir soi-même contingent et très secondaire par rapport aux enjeux. Ce n’est pas une mystique du service, fut-il public, mais du réalisme. Ce qui tient a le mieux placé ses racines. Vérité, connaissance, réalisme : une attente dans sa propre vie, et laquelle ? Le nombre de questions que j’aurais voulu mettre devant lui.

Un appel de notre Ambassade à Pékin, le service de presse. Un très bref article hier dans Le Quotidien du Peuple « retraçant la carrière de M. Couve de Murville, le qualifiant d’exécutant fidèle de la politique extérieure du Général de Gaulle, sa propre visite en Chine en Septembre 1970. De Gaulle très connu en Chine pour sa politique d’indépendance ». C’est aimable mais on reste dans le cliché.

Je reprends mon dialogue intérieur avec Couve de Murville, tant que j’ai, en moi, bien distincts et disponibles à l’état brut, la fraîcheur de nos entretiens et ce qu’ils me suggéraient à mesure. Ceux-ci sont une source de connaissance pour son caractère et sa manière d’être en tête-à-tête, et sans doute, ce que je n’ai pas perçu de son vivant, une analogie avec les conversations qu’il avait le vendredi en fin de matinée avec de Gaulle.Ce n’est pas un homme du superflu et de la fioriture, pas d’introduction, préalable, pas d’association d’idées faisant dévier. Le talent du jugement, du diagnostic, de la simplification est sans doute celui de toute une génération française (que les circonstances historiques des années 1930 à la décolonisation mirent à nu de repères et d’acquis, tout s’étant effondré ou tout étant sujet à révision « déchirante ») ; c’est celui d’un détachement par rapport à son ego, de celui qui parle et expose. Il s’agit d’aller à la réalité, de la comprendre, et sans être loin de l’hypothèse lacanienne, le parler juste et sans détour donne accès à cette réalité, et même permet de la maîtriser. La diplomatie « gaullienne » dont on voit dans les compte-rendus d’entretiens à l’Elysée ou au Quai d’Orsay, les deux manières qu’elle a de se faire, s’ dont on voit dans les compte-rendus d’entretiens à l’Elysée ou au Quai d’Orsay, les deux manières qu’elle a de se faire, s’exposer et se conduire, est une diplomatie de la parole, de la qualification verbale, orale des situations les plus complexes. On va aux évidences en refusant les qualifications suggérées ou imposées par autrui. On appelle un chat un chat, et l’on prédit l’échec aux autres, surtout quand ils sont puissants, tant qu’ils n’auront pas accepté cette réalité. L’écrit n’est que le support et la préparation de la parole. Entre eux, le Général et le ministre, n’échangent que des instruments de travail, retour de projets annotés, soumission de projets demandés, reprise très libre par chacun. Je n’ai pas souvenir que malgré sa surdité, mon ami ait répugné à être interrompu et pas davantage et ce n’était pas le fait de surdité, qu’il ait été enclin à n’avoir que sa manière de dire sans jamais emprunter la mienne, n’eût été que pour la valider. Très vite en Avril dernier, j’ai préparé un schéma des questions et de la conversation que je voulais que nous ayions. Il n’avait pas spontanément un ordre du jour ni un sujet dont il voulait traiter devant moi ou pour moi, c’est-à-dire pour sa propre mémoire. Non seulement, il n’avait pas souci du jugement qu’on a de lui, ni de quoi que ce soit à laisser ou à apporter à la postérité, non seulement il avait perdu la mémoire de ce qu’il avait fait et vécu, mais surtout il considérait que valait seul et incontestablement c qu’il avait fait. Il ne se défendait de rien, n’avait rien à justifier, qu’éventuellement à préciser et toujours pour en assurer le peu d’importance. Il semble bien que chacun des événements ou chacune des grandes étapes qu’il vécut lui-même ou auxquels il contribua, lui paraissait devoir beaucoup à ce qu’il avait fait lui-même, mais que cette contribution était en elle-même très peu de chose, qu’une présence, qu’une mise au jour. Relativisation et orgueilleuse modestie qui sont en fait une conception de l’existence humaine où rien ne compte en définitive. Ce sens des proportions des activités humaines par rapport à l’absolu, au mystère, à la mort, à Dieu, toutes « choses » qu’il n’évoquait pas, sauf à mentionner « le ciel » d’un ton assez enfantin quand je vins le visiter impromptu au Val de Grâce et exprimais tant mon soulagement de le voir en bien meilleure forme que je ne l’avais craint, ce sens-là il le partage avec de Gaulle. Ce n’est pas cette sorte d’écrasement sous la responsabilité d’avoir à sceller l’Histoire que sembla subir dès son investiture Pompidou passant le détachement de la Garde en revue le 20 Juin 1969, et assurément pas cette gloriole emphatique et narcissique de VGE ou cette quête philosophique et sentencieuse de FM. C’est une réelle tranquillité de conscience et d’âme.

Deux traits ont toujours frappé ceux qui le voyaient, et avaient à vivre quelques instants avec lui, es fonctions. La courtoisie et la sobre élégance. Rarement un homme a été autant assorti de costume au discours, de carrière aux convictions. C’est le naturel porté au suprême, l’absence de feinte, de comédie. Si je ne peux pas ne pas garder de lui, l’effort presqu’haineux envers lui-même et envers moi qu’il déployait et qu’il avait de plus en plus souvent à déployer pour comprendre ce que je lui disais et ce sur quoi je l’interrogeais, les deux images fortes qui vont me demeurer de lui, c’est sa silhouette haute et fine, malgré l’âge, le costume bleu sombre, encadrée par le battant ouvert de sa porte rue Jean Goujon, le sourire lui changeant totalement le visage et donnant celui-ci, une lumière partant des yeux qu’il plisse alors comme le front, la bouche. L’expression manifeste du plaisir qu’il a ressenti à recevoir la visite et à partager le moment dont maintenant on prend congé. La sensation qu’il me donna toujours et qu’il a donné à tous, ainsi Haberer cette fin de matinée du mardi 28 Mai 1968, ou bien Masquart emmené tranquillement en bateau pour ne recevoir l’essentiel qu’au dernier instant, rue de Rivoli, est bien d’une disponibilité totale, pas seulement au visiteur, ou à l’affaire à traiter, et auprès de combien – à Matignon – il se prodigua en écoute et en réunions qui devaient l’assommer suprêmement ! mais aussi une disponibilité à soi-même et à la vie. Ne faisant rien de celle-ci que le métier qu’il lui était donné d’exercer, il eût pu, en d’autres circonstances, passer pour indifférent ou paresseux, ne s’intéressant à rien. Ce n’était pas un homme dispersé, et encore moins un homme dispersant. Le don de clarté qu’il avait tenait à cette concentration mais aussi à cette liberté d’esprit et d’emploi du temps. Le charmant et l’émouvant de ces semainiers, c’est de voir l’histoire écrite au crayon, avec des fautes d’orthographe pour les noms propres, et les événements passés du projet arrêté à l’engagement reporté sans qu’on en note davantage. Ne faire qu’avec la réalité, sans prétendre la changer par soi-même, et pourtant faire ce que l’on a à faire. Il y a du machinal dans ce qui était pourtant si contingent et hasardeux avant que ce soit accompli. La courtoisie de gestes, de ton, d’une patience réelle sauf le refus d’être acculé à quoi que ce soit par l’interlocuteur ou par les circonstances et l’ élégance de vêtement et de comportement sont le même trait de sa personnalité. C’est un instinct de dignité de soi-même et d’égard pour autrui. Ne voulant donner aucune prise sur soi à l’autre on ne prétend pas non plus l’accaparer. On ne le juge que selon ce qu’il est dans l’exercice des fonctions qu’il a. C’est sans doute pourquoi il ne prend soin des nominations qui dépendent de lui qu’en fonction des gens et non de la responsabilité-même à exercer. A Alphand, il fait plaisir et lui donne le maximum qu’il peut donner, car il n’est pas convaincu de sa capacité ni de son génie, contrairement à l’aura dont celui-ci fut entouré. L’exception est Olivier Wormser envoyé à Moscou, au bon moment, et qui Gouverneur de la Banque de France à partir d’Avril 1969, aurait été avec lui-même Premier Ministre, le vrai faiseur de notre politique économique pour la fin du règne et le verrouillage des suites. Ce qu’il n’aimait pas chez autrui le décrit bien lui-même ; chez Alphand, l’agitation et le souci d’aller au-devant des désirs du partenaire, de lui en supposer même, n’a pas diminué leur camaraderie (terme qu’il n’emploie jamais et auquel il préfère celui d’amitié) mais a empêché l’estime intellectuelle ; chez Jean Monnet, le talent, l’entregent, la ténacité, le réel pouvoir d’influence (« l’inspirateur » ) firent la considération, mais ni l’amitié ni la confiance. La confiance est sans doute, chez lui, le point suprême d’une relation humaine puisqu’elle implique autant une qualité réelle de l’autre ou que l’on a soi-même aux yeux de l’autre, qu’un comportement de loyauté. Fiabilité et transparence. Compétence et désintéressement. C’est encore dire, quoique d’une autre manière, une forme d’intelligence qui ne se nourrissait que des faits et les autres, dans l’exercice de leur métier ou dans la situation qui les faisait être ce qu’ils apparaissaient, sont aussi des faits. En somme, Couve de Murville ne cherchait ni à convaincre ni à s’expliquer, mais seulement à exposer pour qu’il n’y ait aucune équivoque, n’être pris que pour ce que l’on est.

Ainsi nu l’instrument intellectuel fonctionne avec une régularité si remarquable que c’est un véritable rythme qui se trouve imposé aux circonstances ainsi décrites, soumises à examen et ré-exposées. Un point commun de plus avec de Gaulle, créer de l’intelligibilité dans des situations compliquées, déceler par où peut se faire une évolution, et ce vers quoi – le tréfonds de la nature humaine – cette évolution se fera immanquablement, c’est ordonner quotidiennement l’histoire en train de se faire. Si rétrospectivement les époques où agirent de Gaulle et son ministre paraissent si simples, si propices à leur action et à leur analyse, ce n’es pas qu’elles le furent nativement, mais c’est qu’ils les comprirent ainsi, et que leur compréhension devint la clé des comportements et des solutions de tous les protagonistes contemporains et donc aussi celle de tout compte-rendu ultérieur. Sans avoir, le plus souvent, la capacité de changer le cours des choses, la France put ainsi profiter de tout ce que recélait l’époque parce qu’elle fut celle qui en faisait le mieux comprendre, et donc partager, le sens et les enjeux. Pour moi, trois moments sont très illustratifs de cette manière d’entrer dans la réalité des choses qu’avait très analogues l’un à l’autre, de Gaulle et Couve de Murville. Tout a été dit sur le coup d’œil du Général dès Janvier 1940 pour ce que seraient notre avenir militaire et politique au début de la guerre mondiale, mais tout est à montrer sur celui de Couve arrivant pour la première fois à Wiesbaden (5 Octobre 1940), faisant l’état des lieux et s’occupant bien plus de juger la position allemande que la nôtre ! Le second moment est du même genre ; c’est la première prise de parole en conférence à Quatre pour mettre Gromyko en contradiction avec lui-même, alors qu’Herter et Lloyd bafouillent, tant ils veulent refiler à l’autre la responsabilité de l’inéluctable rupture. Dans les deux cas, comme dans tous, c’est l’extrême attention au degré de cohérence que présentent l’argumentation et la position de l’ « adversaire », donc la possibilité d’entrer au cœur du dispositif ennemi, et la relative invulnérabilité dans laquelle il se situe lui-même en en appelant d’abord au jugement universel si la transparence était faite sur ce qui est en train de se dire, et en assurant aussi les partenaires que la rupture n’est pas pour le gêner. Ainsi, l’autre est-il fait, d’entrée de jeu, son propre juge et se condamnera-t-il lui-même. Mais cette dialectique dont il a l’art consommé, probablement bien davantage que le Général lui-même, ne lui inspire aucune supériorité de comportement, celle-ci serait contre-productive. Après avoir détruit l’assurance intime de l’adversaire et l’avoir laissé à choisir le moment et les termes de sa reddition, c’est-à-dire de sa reconnaissance du bien-fondé de la position française, il cajole et entoure le visiteur ; jamais autant que l’été de 1965, nos cinq partenaires du Marché Commun n’ont été aussi aimablement et fréquemment reçu. D’ailleurs, il reçoit plus qu’il ne se déplace. De Gaulle a l’art du complémentaire, il fait longuement parler son visiteur et ne répond que selon ses questions. C’est l’art de n’être jamais demandeur. Le troisième moment a peut-être deux effectivités, mais c’est le moment où naissent dans l’esprit du Général les axes d’une politique qui durera dix ans et au-delà. C’est l’annotation d’une correspondance de l’Ambassadeur de Pologne à Paris qui décide de la formulation de notre reconnaissance, officielle six mois plus tard seulement, de la ligne Oder-Neisse, et c’est la remarque brusque à Eisenhower, en réunion restreinte à l’Elysée, qu’il est absolument exclu que le vote à émettre par les Etats-Unis aux Nations Unies quand viendra à l’ordre du jour l’affaire algérienne se monnaye par avance selon quelques assurances que de Gaulle lui donnerait quant à la politique qu’il va développer (on est à huit jours, ou peu s’en faut, du discours fameux sur l’ « autodétermination » et le Général n’en dévoile aucun des éléments). L’art de la réserve, la liberté intérieure de réagir selon soi, et non selon des modèles et des contraintes. Ne pas être demandeur, même pour quelque intermédiation que ce soit, n’être jamais dans la vulgarité d’une certaine démagogie : ainsi avons-nous décliné toute posture de bons offices entre le Viet-Nam et les Etats-Unis quoique nous ayons sans cesse parlé aux uns aux autres selon ce que nous savions des uns et des autres et ce que nous pensions être leur intérêt réciproque, les papiers que j’ai étudiés le montrent avec netteté et en contraste bien éloquent avec nos empressements de maintenant ou d’hier à jouer un rôle ; ainsi aussi est éludée la proposition de Tito de figurer, et c’eût été avec quel éclat, dans quelque conférence des « non-alignés » convoquée tout exprès dans le mouvement diplomatique que créa « la guerre des Six jours ».

L’absence de prise offerte à autrui ou à l’adversité, qui évoque la rigueur des anciens Romains chez de Gaulle ou l’origine familiale protestante chez Couve de Murville, appelle la pudeur des sentiments, mais leur aveu, quand il a lieu, est très libre. Les correspondances entre lui et le Général, la dédicace ces derniers mois de certaines de ses photos. Il n se met pas à la place d’autrui, il ne prend pas part à ceci ou à cela, il dit et sait dire ce qu’il ressent lui, et pas un autre. La banalité littérale sonne vrai, parce qu’elle reste au seuil, elle ne dévoile que ce qu’il y a lieu de donner, elle n’est pas impudique ni complaisante, elle non plus n’offre pas prise. On jouit d’une collaboration de onze ans, on en espère la suite et la poursuite, mais on prend aussitôt son parti qu’elle soit révolu à jamais, on n’a jamais l’explication tortueuse du complot ou de la trahison, ni pour ce qu’il se passa à Alger, ni pour les aléas de carrière de 1943 à 1957, ni pour les circonstances à établir encore dans l’ensemble des interprétations auxquelles elles ont tant donné lieu, de sa nomination à Matignon puis de la succession à de Gaulle par Pompidou. Couve de Murville en trente ans n’a jamais eu que les explications les plus simples : choisi par ce que jugé capable, et les partenaires il les dessine d’un seul trait, plus que sobre. Ce que de Gaulle voulait après Mai, ce que de Gaulle savait de ses ministres et de Pompidou, et qui était celui-ci. Ce n’est dit qu’en quelques mots et ce n’est qu’affaire de caractère et de personnalité. A quoi, à qui s’attachait Couve de Murville, l’homme sans passions ? à son devoir d’état, comme l’écolier timide, doué sans être exceptionnel, remarqué par beaucoup, craint assez vite parce que ne facilitant aucune explication de lui-même, silencieux parce que convaincu que l’essentiel ne se donne pas, ne s’acquiert pas mais se trouve (d’autant plus qu’on ne l’aura pas cherché mais qu’on se sera posté naturellement devant). Cela donne beaucoup d’innocence, aucun étonnement d’avoir aussi bien réussi jusqu’en 1968, aucune culpabilité ou recherche des causes et raisons pour n’avoir pas à Matignon ou ensuite dominé le sort ou entamé une énième carrière vers une autre ascension. Il aura tout pris avec naturel, détachement, méthodique sans le vouloir ni s’en donner l’allure, organisé nativement, répugnant à l’encombrement et à l’abstrait, et pourtant si peu attaché aux choses. Des traits cependant donnant par exception la sensation du contraire ; la mort de sa fidèle secrétaire Fontaine l’affecta, l’évocation de Xénophon lui fait dire une phrase de réciprocité, d’égal à égal entre cet animal et lui, enfin le soin avec lequel il recueillit le moindre bout de papier du Général.

J’ai la fierté d’avoir été son dernier travail, ses derniers rendez-vous. Il s’y préparait, il tenait à être à la hauteur, pas tellement pour lui-même et l’image de lui à donner, mais vraiment par égard pour celui qui le visitait. La peine qu’il se donna ce dernier mardi après-midi 30 Novembre 1999 pour faire le tour du salon et en allumer chacune des lampes ; celle qui ne lui obéissait pas, je m’agenouillais au sol pour ficher la prise. Nous n’eûmes pas la prescience qu’il avait ainsi organisé les lumières pour le dernier moment. Quelle marque de confiance, il m’avait auparavant donné en me conviant à le visiter désormais chez lui ; quelle candeur avait son aveu au milieu de l’été, Août était très chaud, à me dire qu’il ne projetait aucun voyage. Cet été-là, il l’avait vu arriver depuis nos entretiens du printemps, sans plaisir ; la propriété dans l’Oise, il n’y aurait rien à y faire, comme toujours, et il y lirait. Quoi ? il ne le disait pas, l’activité de lire plus que le contenu de ce qu’il lisait. Il y avait quelque chose de lui du voyageur sans bagage, mais aussi de soudains entêtements, ainsi cette anecdote rapportée par les Leroy-Beaulieu cet été, il avait voulu quelques années auparavant qu’on jouât à la pétanque, c’était dans la propriété de ceux-ci dans le midi, et il tint à aller acheter lui-même le jeu qui manquait. Vous ne me dérangez pas, vous savez : je n’ai rien à faire, téléphonez quand vous voulez. Je ne suis pas sûr qu’il réalisait à nos dernières entrevues que j’étais à écrire sur lui, c’était mieux, je faisais partie de sa vie, comme son métier, son travail avec de Gaulle, ses méditations sur nos finances au temps de Rueff puis de Bouthillier, des ministres inconsistants puis des Allemands trop consistants, puis le parcours année après année de son semainier de ministre des Affaires Etrangères avaient été sa joie, sa vie, son existence tout simplement. On cherchera ou l’on murmurera sur ce qui fut sa vie affective, familiale, privée : ce n’était pas du même ordre. Il m’a dit, à propos du travail qu’avait entamé un autre et qu’il désavoua par écrit : ce n’est pas un sujet ! Il avait peu de choses à lui, cela notamment, et le secret de ce qui lui et de Gaulle les lia, et dont peut-être les sentiments que lui vouait le nain jaune attestent un peu, par analogie.

Si ce que je viens d’écrire pour retarder le moment où je vais devoir réaliser et accepter qu’il n’y aura plus jamais d’autre conversation, que plus jamais je ne viendrai à m’asseoir à touche-touche devant lui pour que nous parlions, a quelque forme de portrait, il faudrait y poser à coté deux documents et trois textes – et je ne veux pas citer là sa correspondance avec de Gaulle, dont le peu de volume le pose encore plus explicitement au plus haut niveau de l’estime qu’eût jamais celui-ci pour un équipier. Les documents ont le poids d’une autre estime, bien plus politique et partielle, mais d’autant de relief : le télégramme en clair de Darlan le mandant à Alger en Décembre 1942 et l’accusé de réception que lui fait Pompidou Président de la République en Octobre 1971 ; le premier ne peut mieux faire reconnaître qu’à l’époque Couve de Murville est l’orfèvre unique et irremplaçable d’une des données de l’avenir français ; le second montre un tel égotisme et une telle double haine pour le Général et pour son ministre, de la part du successeur que le procès en usurpation qu’eût à subir le second Président de la Cinquième République retrouve tout le fondement qu’une mort qui n’avait pas été petite, aurait pu faire à la longue et rétrospectivement négliger. Les textes sont le souvenir de lycée Carnot de François Seydoux, la page de Pascal Jardin décrivant la jubilation de son père à l’évocation de l’ancien Premier Ministre et leur rituel achat d’un cachemire à Genève chaque été (toujours le même modèle, ainsi que le Général faisant faire plusieurs costumes du même tissu), et enfin l’impression ressentie si fortement par Froment-Meurice, peu suspect sur le moment et rétrospectivement d’idolâtrie pour le Général et sa diplomatie, quand il accompagna l’été de 1967 (juste avant le « Québec libr »e) le Premier Ministre et le ministre des Affaires Etrangères, visitant officiellement l’Union Soviétique, un an après que de Gaulle y fût venu.

Il me reste maintenant à écrire un livre dont il aurait dit, simplement, qu’il le trouvait convenable. Lui disparu, m’inspirera bien plus fortement que si j’avais eu à écrire, comme jusqu’à présent j’ai travaillé, dans la frustration qu’il n’ait plus la présence d’esprit de saisir ce qui fut, dans l’exercice de ses responsabilités, son honneur et à son éloge, et surtout une chance française.

Il avait conscience de son âge, souffrait physiquement et quoique très affaibli il endurait encore la progression de son affaiblissement, il ne se plaignait pas, prenant la vieillesse pour un fait, et pour une maladie, il gardait l’exacte notion de ses propres écrits, se jugeant ennuyeux à la relecture que je lui avais procuré de sa thèse sur les problèmes de transfert, et supputant que ses livres avaient eu peu de succès puisque l’éditeur ne les avait pas réimprimés, il ne souffrait de rien ce qui peut attacher d’ordinaire la vanité. Il était sans fausse pudeur, me recevant les premières fois où il était sans sa femme, encore hospitalisée, en pyjama et robe de chambre les plus familières. Il disait sans détour la réponse qu’il avait aux questions que je lui posais, n’allait au-devant d’aucune. Il eût sans doute répondu à celles-ci que je comptais lui poser : ses passe-temps et « hobbies », pas seulement la raison de son goût pour le golf, mais d’autres ? Qu’avait-il lu dans son enfance, à son adolescence ? quels furent ses auteurs romanesques ? car je crois qu’il avait la mémoire fidèle en m’assurant qu’hors les mémoires, il ne pensait pas que de Gaulle eût écrit. Je lui ai cherché vainement une jolie édition du Fil de l’épée qu’il n’avait pas lu. Joua-t-il aux échecs ? aimait-il les cartes ? Allait-il au cinéma, qu’y prisa-t-il ? (Ouvert maintenant, j’en ai son aveu par la dernière édition du Who’s who ? à donner sa rubrique : distractions : bridge, cinéma). Le dernier directeur de son cabinet ne sachant à quoi attribuer l’engouement de son chef pour certains de ses visiteurs, tout à fait organigramme, il le supposait à jouer aux cartes avec l’un ou l’autre, à l’abri du fameux bureau, pour un peu assis sur le tapis, en pantalons de golf comme Tintin, ou comme il est photographié à son envol pour Washington en Janvier 1955, étonné, environné à l’époque de la fumée de sa cigarette. Aurai-je ainsi et par là quelques indications sur ses orientations sentimentales (les héros par évocation écrite) et sur la manière dont il se serait lui-même classé en type d’intelligence. Il ne faisait pas d’introspection, il fallait donc lui fournir la matière de paraboles sur lui-même. Quant à son type de femme ? de collaborateur ? aucun indice qu’une commune discrétion de celle-ci, de ceux-là. Puisque précisément personne n’a encore écrit sur lui, rien à dire, rien à savoir, rien à chercher, rien à trouver, rien à comprendre… un homme qui ne serait qu’un fait (accompli), et que les journalistes, ses contemporains, ne s’avisaient de lui, qu’en l’apercevant soudain à la première place et sans cesser, quant à eux, de gloser davantage sur les raisons d’un remplacement et sur la physionomie de l’autre. L’autre, Pompidou, certes, mais l’autre, le Général, plus encore, comme si n’avait pas existé l’homme, par lui-même : Maurice (Jacques Maurice) Couve de Murville, né le 24 Janvier 1907 à Reims, grand-père paternel négociant en pierres précieuses (comme l’avait été le père de Lazareff) bien plus que père magistrat (puisque celle-ci se retraita tôt pour seconder l’aïeul). Ce fut flagrant en Juillet 1968, cela persiste ces jours-ci de sa mort. Il n’en eût été ni chagriné ni étonné. Il ne se reconnaissait ni juge ni commentateur et de Gaulle lui eût-il demandé de montrer telle qualité ou une capacité particulières, qu’il s’en fût certainement demandé la raison. Il se voyait tel qu’il était, sans plus et pas moins. Exécutant fidèle, c’est ce dont on s’est contenté et l’on se contentera à son propos, ce qui renvoie à de Gaulle, efface l’homme, la contingence et périme en fait toute l’exemplarité de qualités exceptionnelles mais dont l’application a fait le prix. Il était exécutant parce qu’il était transparent et ne briguait pas la place d’un autre, il était fidèle parce que le dessein qu’il servait, le Général ne lui inculquait pas, séance après séance, mais tout simplement l’avait reconnu dans celui qu’il prit pour inamovible ministre, et voulut comme dernier Premier Ministre, reconnu à l’identique de celui qu’en lui-même il portait depuis sa propre enfance. Ils ont été deux, à dire : toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Et, par procuration de tout un peuple, de toute une génération, de tout un tempérament collectif, deux ensemble à lui donner vie et vérité.

Ni rue Jean Goujon, ni – autant que j’ai pu voir – rue du Bac, il n’y avait de portrait dédicacé du Général. Ni d’ailleurs rien qui attesta d’une quelconque carrière ou d’une position naguère de l’usager, plutôt que de l’habitant, des lieux. Maurice Couve de Murville ne fut jamais ni de nostalgie, ni d’imagination. Avec si peu d’ostentation, qu’on put le plus souvent l’estimer facultatif ou superfétatoire, parfois même à contre-emploi, il ne fut que du présent. Il n’était pas pour la montre, ce qui confirme souverainement le cas qu’il a toujours fait du jugement général. Le respect de l’opinion, et non sa cajolerie. Il ne se savait supérieur que par défaut. Sa chance fut bien plus que les circonstances, elle fut notre pays et celui qui sut en être le chef à des moments voulus, sembla-t-il par la Providence. Il y fut alors adéquat. Providence, chef et adéquation qui restent , par leur ensemble, un des secrets français pour notre temps. Peu matinal, pas non plus de l’extrême soir, ce fut un homme du jour, aussi naturel et égal que peut l’être chaque jour sous un tropique : celui de la constellation de Gaulle./.


nuit du vendredi 24 au samedi 25 Décembre
& lundi soir 27 et mardi 28 Décembre 1999


pour la mémoire de Michel Jobert
11 Septembre 1921 + 25 Mai 2002

Une énergie française







. . . et la lassitude, vous savez ce que c’est ?


L’énergie-même, Henry Kissinger avait en ouverture de ses mémoires rapporté le mot du Général de Gaulle à Richard Nixon venu à Paris en Février 1969 : que d’énergie dans ce petit corps. Proche d’être défait de la confiance des Français au referendum d’Avril, de Gaulle sut-il que Michel Jobert serait, quelques mois durant, le seul politique, après lui, à renouer avec ce culot, qui est français au possible ? En quoi, l’enfant de Meknès et de Volubilis incarnait d’intelligence et de propos incompris par l’ « occidental » moyen, tout ce que la nation arabe cherche à faire ressentir aux Européens. Il avait eu – ce qui sauva tout et remit la France dans la ligne gaullienne de 1967, et même plus chaleureusement encore – le mot indiscutable : est-ce commettre une agression que de vouloir rentrer chez soi. Ce que dit en Octobre 1973 le ministre français des Affaires Etrangères, refusant ensuite que les Européens, et à leur défaut, nous seuls, avalisent la stratégie américaine dans la nouvelle donne pétrolière, vaut plus encore aujourd’hui.

Une fois mort, tout le monde en est d’accord chez les « spécialistes », mais surtout chez les gens… et il y a tous nos compatriotes ou cohabitants d’outre-Méditerranée ; la France perd un de ses géants. Mais en quoi Michel Jobert était-il remarquable ? Pas vraiment diplomate au sens reçu du terme, quoiqu’il ait marqué notoirement la considération qu’il avait pour nos Ambassadeurs en en recevant, tête-à-tête, le plus grand nombre pendant les treize mois de sa « gouvernance » au Quai d’Orsay. Ce qui ne se fait évidemment plus, puisque les carrières ne se font qu’aux ordres et que la précarité règne. Justement, Michel Jobert professait que l’Etat n’a pas de solidité par lui-même mais selon le comportement de ceux qui l’animent, l’incarnent. Si, en Mai 1968, Matignon et partant l’Etat, furent maintenus, alors que le Général était débordé, que Georges Pompidou, à la merci d’une censure sans Président de la République pour dissoudre, s’organisait pour la succession, ce fut grâce au directeur du cabinet du Premier Ministre. Comme à Fort-Alamo, il resta, de sang-froid, capable de maintenir l’illusion que tous les créneaux étaient garnis. Ce fut une grandeur dont il avait déjà fait la démonstration à Dakar quand disparaissaient tous les repères de la colonisation et que n’apparaissait pas encore l’auto-détermination de 1958-1962.

Michel Jobert avait la pudeur des solitaires, la puissance des lucides et exigeant intensément de lui-même, il fascinait parce qu’il mettait son visiteur, son interlocuteur, le journaliste, l’ami, tout le monde d’un instant à l’autre ou à longueur de vie et d’attente, de plain-pied. Il faisait entrer son vis-à-vis dans la vérité de l’existence humaine : n’être ni pusillanime, ni racorni, ni naïf ni cynique. Il imposait d’être cohérent et efficace, il exigeait qu’on soit responsable de ce qu’on était censé être, de ce que l’on avait promis, de ce que l’on ambitionnait. En tête-à-tête, il sut le faire comprendre à Georges Pompidou, notamment dans la courte traversée du désert que dut vivre, sans certitude alors, l’ancien Premier Ministre, attaqué sous prétexte de l’assassinat de Markovitch.

Le Mouvement des Démocrates ne cherchait pas le succès électoral en soi. Pas davantage intéressée ni personnelle, la candidature présidentielle que le ministre des Affaires Etrangères au faîte des sondages au printemps de 1974 médita dès lors, quitte à refuser – précisément pour l’intégrité du parcours à venir – la présidence du « parti gaulliste », moribond puisque le pouvoir lui avait échappé, d’ici à ce que Jacques Chirac lui promette de le récupérer. Mouvement et candidature putative prétendaient seulement que les Français, en eux-mêmes et d’eux-mêmes, se réapprennent.

Qu’est-ce qui faisait à Michel Jobert parcourir la France et dédicacer les Mémoires d’avenir ? puis L’autre regard, sinon, très précisément, une exigence intime, acharnée, pleine d’humour car l’être humain est toujours loin de ce qu’il devrait être, et cette exigence était qu’on soit grand – tous grands – par soi-même, par hauteur morale, par indépendance d’esprit, par vivacité de comportement.

Quoique sans illusion, le plus structuré des hommes, le plus convaincu, même si apparemment la foi ne lui était pas religieuse, peut-être parce que les clergés l’agaçaient, le plus averti des lenteurs du temps et des méfiances françaises gouvernant toutes nos politiques, Michel Jobert s’étonnait pourtant que ce soit, continûment, la médiocrité qui gagne. Alors, parfois, alors ces semaines-ci, oui… la lassitude.


In mémoriam + mardi 28 Mai 2002


Une énergie française




Paris, mercredi 29 Mai 2002 – extrait de journal intime


. . . hôpital européen Georges Pompidou, chambre mortuaire, midi presque. + J’écris paisisblement en présence de celui qui m’a honoré pendant vingt-neuf ans de sa confiance, de son amitié et de son estime. Mon ami est là, lui et moi nous sommes en présence de Dieu et en attente de la réunion et de l’union de tous, qui est déjà effective, assurée mais que nous ne savons pas encore vivre ni ressentir, ni même pressentir. Joie et tristesse de notre finitude, communion de tous dans la finitude humaine, contagion possible de l’espérance.- Lundi matin, le drap ras de cou, l’œil, l’arcade sourcillère tuméfiée, écarlate ; je l’ai photographié de portrait seulement du profil droit. Aujourd’hui, le buste est dégagé, sa petite veste noire sans doute de laine, sa cravate épaisse de tricot noir. Il est malheureusement mal peigné, ce qui n’était pas son habitude. Je suis tranquille avec lui, seul ; il m’aurait certainement laissé, lui dans ses instances, à cet écritoire pour que j’expédie quelque chose dont nous aurions convenu. Il sut et accepta chacune de mes attitudes ou chacun de mes conseils. C’était un des hommes – rarissimes – avec lesquels le silence ne pesait car il continuait et chargeait le dialogue. Seule exception, notre dernière fois, en Décembre où près d’une heure je fis les questions et les réponses jusqu’à ce qu’à l’évocation de Georges BORIS, il s’anima et s’engagea. Il n’interrompait pas, il écoûtait, il avait une voix chaude, ne montant presque jamais à l’aigu même quand il y avait réponse à l’emporte-pièce, observation acérée, morigénation d’un vis-à-vis, d’une collaboratrice. Chacun – autour de lui - était bénévole, déférent, plus que respectueux et admiratif, qu’il soit au pouvoir – ce fut toujours bref, précaire, attristé mais ingénieux et en pleine conscience d’une responsabilité à exercer vraiment – ou qu’il n’y soit plus, ce qui dura longtemps, très longtemps sans que sa curiosité pour les hommes, et les femmes, pour les anecdotes ou propos qui les peignent, diminue jamais. Il était vif et sec avec la plupart sinon tous, mais jamais avec mépris, commisération ; d’une certaine manière, il jugeait à quel point l’on pouvait s’être laissé aller aux mauvaises ou paresseuses pentes de la nature humaine, ou au contraire comment avec ténacité, intelligence, lucidité sur soi et le monde, on y avait résisté. Je ne pourrais dire qu’il ait eu un thème ou un mot à la bouche, ressassé et pouvant servir d’épitaphe. S’il doit y en avoir une, et ce sera le titre du livre que j’ai envie et amour d’écrire en sa compagnie mentale, et sous son inspiration spirituelle – en tenant également compte de ses conseils répétés, permanents d’avoir à écrire simple, à corriger, raturer, sujet-verbe-complément – je dirai : l’énergie. C’est pourquoi la mort lui va si mal, et en même temps est tellement acceptable à son propos et pour lui. Il dépassait la nature humaine, la vainquait sans être dupe de sa force et de sa résistance en nous, il la vainquait pas du tout par une volonté de vivre, de se surpasser, de dominer qui ou quoi que ce soit, mais par devoir d’homme. Il n’avait pas la foi habituelle à ceux qui pratiquent une religion, il n’était pas non plus inquiet des fins dernières ou d’un sens que seuls une pratique religieuse, une relation à Dieu, un principe métaphysique apporteraient ; il prenait beaucoup, sinon tout, comme la réalité avec laquelle il faut faire, sans rien abdiquer, mais le premier pas dans le mérite que nous devons acquérir à nos propres yeux plus encore qu’aux yeux d’autrui, et a fortiori de la renommée, était sans doute d’être digne, droit, pas dupe, pas cynqiue, jamais blasé mais toujours averti. L’expérience le confirmait mais ne l’attristait pas. L’humour habillait son visage à partir des lèvres et du menton, la lumière entourait la bouche, arrondissait des commissaires faisant cercles concentriques comme sur un miroir d’eau. Il avait aimé les Eaux et Forêts, dont l’Office est généralement le complément d’émoluments pour le secrétaire général de l’Elysée. Il avait parfois une silhouette française, sans âge, marquée d’aucune génération, quand il se trouvait debout à converser avec beaucoup, une silhouette d’homme de sympathie et d’attention. Dans le tête-à-tête auquel il se prêtait, il avait la phrase parfois acérée. Il me vient de rapporter son mode de jugement sur les gens, et surtout les personnalités, à ce mot caractéristique de saint Benoît et d’une vie en société : hoc sit quod dicitur ! qu’il soit qui il dit être, ce qu’il dit être. Je l’ai souvent dit et écrit, il renvoyait à nous-smêms, il nous adjurait d’être digne de nous et d’être homme, femme, debout, vivant.

En somme, c’était une personne bien avant d’être un personnage quoique physiquement, intellectuellement, moralement, politiquement il prêta tout à un portrait et à des récits hors normes. Un homme d’esprit, un homme d’humanité, un homme par lui-même imposant le respect comme base de la relation mutuelle, mettant les choses à leur place vraie, le raapport de soi avec soi et le rapport de soi avec la réalité, tout le reste devait s’en déduire. Il n’était donc étonné de rien, ni des événements, ni des trahisons, ni des dévouements, il n’en oubliat cependant aucun, manifestait très peu ou pas du tout, faisait tout ressentir, parlait et s’exprimait autant par son silence que par son dire. On parlait – je parlais avec lui, sans introduction ni conclusion, le matériel, la finance étaient de l’ordre du pratique qu’il fallait assurer avec soin, toute délégation imposait suivi, contrôle, une responsabiloté donné ou acceptée devait être assumée, et surtout devait donner lieu à des soins et à un comportement dans tout le champ, dans l’exhaustivité du champ qu’elle embrassait, et même dans ce qui en dérivait ou la caractérisait.

Il est – gisant ici – peu ressemblant. D’abord parce que jamais je ne l’ai vu paupières fermées, parce que toujours il y avait son regard. Il était regard bien plus que dire. C’était un regard chaleureux, velouté, attentif, apte à se poser sans peser ; un regard qui ne gênait pas, qui ne fixait pas, qui ne fuyait pas, qui n’allait pas au-delà du moment ou de l’interlocuteur, pas non plus à s’arrêter à d’autres objets que celui du moment. Ce regard était brun exactement du ton de ses cheveux, mais bienplus doux. Dans la vie, il avait une chevelure sobre, peignée en sorte de couvrir le dénuement du front et du haut du crâne, mais ce n’était pas camouflage. Tel qu’il était, il était bien ; il avait un physique qui lui allait bien et qui signifiait, fortement et évidemment, on existe, on vit, on avance avec ce que l’on est, tel que l’on est, voilà, me voici, vous voilà. Venez disait-il pendant le temps – presque jusqu’à ces années-ci – où il avait la disposition entière de ses bureaux. On arrivait aussitôt de plain pied dans la salle ouvrant entière sur la Seine et son « front », trois tables étaient parallèles aux baies et au balcon, il était généralement à l’une d’elles, à considérer le courrier plus qu’à l’étudier, les livres et dossiers faisaient parfois piles nombreuses, sinon désordre. Il était assis comme ceux de l’équipe qui étaient là, Denise le plus souvent et en quasi-permanence, Marthe M. aux débuts et parfois ensuite que j’ai vue blanchir de chevelure totalement, bonne et au regard amusé et tendre. Denise était et était voulue très professionnelle, dans ce rôle qui l’encastrait, l’épuisait, elle ne perdait jamais une patience que son bénévolat, à sa retraite et que l’alacrité du ministre, puis de l’ancien ministre ont rendu de tous temps très méritoire. J’aimais ces deux présences, mais ne pouvais ni vraiment les saluer ni m’attarder auprès d’elles, d’un bref et calme : venez ! il nous entrainait dans sa petite pièce qu’un couloir arrivait en parallèle au mouvement de la salle à l’entrée, desservait depuis le dos de Denise, on passait cependant directement aussi, on s’asseyait vis-à-vis, on racontait soi pour commencer et le vif du sujet était le présent, sans projets et avec peu de mémoire. Mais le moment présent appelait tout et était riche davantage d’évocation ou de convocation de personnes vivantes ou mortes, que d’anecdote ou de considérations. Il était le contraire d’un abstrait, mais ce n’était pas non plus un entomologue, ni un dessinateur ; il disait ce dont il était sûr, même quand cela pouvait paraître à qui l’écoûtait ou lui parlait, injuste ou peu fondée.

Ce qui fut toujours juste chez lui en paroles autant qu’en actes, c’était la réaction. Pour spontanée qu’elle fut, sa réaction venait des entrailles et du cœur et cela formait une immédiate réponse, une totale réponse à une situation, à un fait. Cette réaction était donné d’un geste, d’une phrase, avec – donc – une complète parcimonie de moyens. Sans du tout cultiver l’attitude, le théâtre ou la manie des œuvres complètes ou du mot qui sera retenu par quelque grand nombre, il était alors d’une telle cohérence, d’un tel bon sens, d’une telle simplicité, que cette authenticité-là gravait tout. Elle fit merveille quand il eût la charge des Affaires Etrangères, du moins cela se voyait-il, et curieusement cela s’était pressenti. Je ne fus sans doute ni le tout premier ni le seul à comprendre qu’en quelques jours une personnalité décisive émergeait, était portée par une nomination importante mais pas exceptionnelle en politique, et allait illustrer d’une manière aussi surprenante qu’exacte et adéquate tout ce qu’il fallait que nous fussions à l’époque et dans les circonstances qui apparemment nous dominaient. J’écris : nous, parce que comme nous, il considérait la France comme un bien propre et proche, ne valant que par ce que nous vaudrions, saurions valoir et lui apporterions. Nous, les Français, ses contemporains, nous, ceux qui l’admirions et le suivions, le soutenions sous des formes et selon des rôles et des étiquettes divers, mais avions en commun la France et lui, et c’était fort libre d’adhésion, de convictions plus analogues que communes. Il commença de nous plaire parce qu’imprévisiblement c’était lui, ce fut lui qui réincarna la France et une grande politique, donc une politique étrangère, à un moment où déjà – seulement quatre ans après le départ du Général – on pouvait désespérer, nous désespérions qu’il se trouva plus jamais quelqu’un qui assuma, comprit ce rôle et le redonne, le fasse vivre sans annoncer que ce serait ceci ou cela, pour qu’on le sut à l’avance. Il ne se para d’aucun habit, ne donna aucune référence et fut d’un coup manifeste ; on reconnut ce qu’il faisait et il en devint en quelques semaines grand, décisif, et d’une certaine manière définitif. Encore aujourd’hui sur son lit d’emprunt, plus un brancart qu’autre chose. Pourquoi ? parce qu’il démontra qu’exister n’est pas affaire de moyen, pas non plus d’affichage d’une prétention ou d’une volonté, mais consiste entièrement à ne se laisser ni dédaigner, ni contourner, ni exclure, ni manœuvrer, quitte à être un temps isolé. Parce qu’il disait ainsi que n’importe qui d’un peu conséquent et réfléchi ferait aussi bien sinon mieux que le Général en son temps, pourvu que ce fut sans aucune arrière-pensée et uniquement en proférant des vérités, la vérité. Cela suppose du coup d’œil et de la patte, mais la portance autant du peuple, puis des peuples que des événements presque toujours vite dociles à l’appel de qui a su les analyser et les enfourcher, au lieu de s’en laisser abandonner, est telle qu’énergie, imagination arrivent vite, et submergent ce qui au début était encore un peu flou, imparfait et méritait quelques redites ou retouches. La leçon qui fut historique, il continua ensuite de la donner en particulier à ceux qui lui demandaient un conseil qu’il refusait, pour en retour leur administrer que tout est possible pourvu qu’on y fasse attention, vraiment, sincèrement, pratiquement.

Ecrivant ainsi, je n’écris pas ici, je vis nos dialogues qui se répétèrent d’Avril 1974 à Décembre 2001.Mais nous sommes – maintenant – ici. J’ai souvent pensé qu’une biographie de lui serait impossible à rédiger, en tout cas qu’elle serait superfétatoire, tant il a lui-même écrit son interprétation des événements parmi lesquels il vécut ou qu’il avait marqués. Il ne disait jamais ni son rôle ni ce qu’il avait voulu que fût ce rôle ni, non plus ce qu’il s’était passé. Il ne faisait pas preuve ni d’auto-biographe ni d’historien, il ne prétendait pas non plus écrire une œuvrer. Fut-il le premier surpris ? du succès considérable de son premier livre ? Mémoires d’avenir, surpris de savoir aussi bien composer et écrire, et que ce fût si immédiatement salué par les lecteurs, par l’opinion, par la critique. Cela surprit qu’il sût… aussi écrire et publier. Je m’en réjouis aussitôt et dès le second ouvrage, je sus que j’allais avoir une forme de compagnonnage de plus avec cet homme que je considérai désormais comme une vraie chance pour mon pays et dans ma vie. Qu’il entendît s’engager en politique, y faire recette, tout l’y avait poussé dès que les premières semaines au Quai le montrèrent hors du commun, passionnant et pas seulement insolite, prévisible pour l’extraordinaire qu’était ce retour à des sources et à une pratique abandonnées depuis un temps qui alors paraissait très long. Surtout qu’il le faisait tellement à sa manière et qu’il était donc inimitable.Donc, il ferait de la politique, ou pluôt il existerait politiquement et dans un but précis, maintenir, continuer, entreprendre, durer, être contagieux. Par quels moyens ? Je lui proposais et délibérai avec lui plus des thèmes qu’une tactique, une stratégie, des alliances ; je pensais et, maintenant que je suis peu éloigné des années où un homme peut se souvenir mais plus tellement se remuer et remuer, je continue de openser que les thèmes apportent les opportunités et appellent les moyens, et bien plus : les concours. Se tromper sur les moyens et les voies, personne et pas l’Histoire n’en tiennent rigueur – d’ailleurs, là-dessus aussi, il se trompa peu – mais c’est sur les thèmes, c’est-à-dire sur le fond, qu’il ne faut pas broncher ni se montrer défaillant. Sa cause était bonne, excellente, urgente et manquait de champion, tant les politiques de l’époque étaient précautionneux et les clivages droite-gauche revenus défendaient d’imaginer. Il y a deux formes de routine, celle par facilité, celle par volonté. Aucune des deux n’est féconde, elles animent la vie d’un peuple par distraction et laissent toute la suite aux surprises, ainsi celle du 21 Avril dernier, quand la vérité, sortant soudain toute nue du puits où on l’avait jetée depuis si longtemps et sur laquelle on rajoutait encore tous les déblais du rappel assidu et net des circonstances recommandant, précisément, la vérité. Très différemment du Général et de son grand ministre, et d’abord parce qu’il était seul et que son chef était mourant et que ce chef, d’ailleurs, il en connaissait autant les petitesses que des grandeurs alors censément vertus de courage et de prudence, Michel JOBERT sut tout dire et tout être, de la cause de notre indépendance à celle de l’Europe pour faire retour chez nous et en nous, et appeler, donc, à la démocratie, celle du ras des paquerettes, bien avant presque tous.

De quoi mourait-il ces derniers temps ? de lassitude, a-t-il répondu à Pierre PLANCHER. La lassitude, vous savez ce que c’est ? Elle est, je crois, un mélange de satisfaction de la tâche accomplie, de conscience de ne pouvoir faire ni être davantage, et d’une intense fatigue de rencontrer alors le vide. Je ne crois pas du tout qu’il mourait de frustration, de déception et d’une carrière qui n’avait été que fugitive, s’était éloignée de lui ; il n’eût pas voulu la refaire, encore moins autrement, pour un empire. Si je me suis reconnu en lui, c’est bien parce qu’il ne réfléchissait et ne se comportait jamais en homme qui veut obtenir quelque chose, mais toujours en homme qui voudrait que ce soit beau, grand, digne, pas imbécile, pas insuffisant. Qu’était ce « ce » sinon tout : les relations humaines, la vie de notre pays, l’organisation du monde, la littérature, autrui, les autres, soi. Sa lassitude était en fait une forme de bonheur d’avoir à rendre les armes, à accrocher les gants au vestiaire, sa lasssitude d’avoir avec une telle continuité, une telle cohérence, une telle persévérance vécu constamment la même chose, sous le même drapeau, dans un même univers, celui de la France et du monde contemporains, celui de Paris dont l’Afrique et le Maghreb jamais n’étaient loin. Lassitude de ne pouvoir tout dire et d’avoir tout dit, tout dit et écrit de ce qui peut s’écrire dans l’impossibilité et l’indignité de se plaindre, de se dire soi-même. Farouchement indépendant, conscient de soi au-delà de tout orgueil, de toute vanité, très au-dessus de tout sentiment d’estime ou de mésestime de soi, naturel et simple, se proclamant simple, non complexe, pas du tout tortueux et étant en effet l’accessibilité-même à qui s’en donnait un tant soit peu la peine, Michel JOBERT n’avait ni référence, ni modèle. Il avait des amis, il n’imitait personne, il ne faisait pas de disciple, il exigeait qu’on soit limpide, précis, net, pas pesant, pas dépendant, pas triste pour ce qui ne vaut ni larme ni réflexion. Il ne se plaignait pas, sinon de n’être obéi, servi dans les choses minuscules de la bureautique, aussitôt qu’il en avait la nécessité ; il souhaitait qu’en retour on ne se plaignît pas non plus. L’exaltation était son contraire, sa joie, ses joies, la venue du succès, je n’en fus pas le témoin. Je suppose qu’il restait d’apparence sceptique et amère, parce qu’il savait, vivait et enseignait la précarité de presque tout, sauf de la valeur d’un acte humain. 13 heures 40 +




pour la mémoire de Raymond Barre
12 Avril 1924 + 25 Août 2007

La vérité rend libre


J’écris avec quelques jours de retard ce que j’ai aussitôt ressenti à l’annonce de sa mort, selon l’AFP de samedi matin à sept heures. Annonce que j’ai lue quasiment en ligne. Soucieux depuis trois semaines de la santé d’un autre ancien Premier ministre, dont j’ai été presque intime, ces dernières années, je ne pensais plus à lui mais venais de demander par courriel à sa fidèle assistante (Yvette Nicolas) s’il y avait du neuf, sinon du meilleur. Depuis des mois, c’était ainsi. Je ne savais pas, jusqu’à ce que son homologue que je viens d’évoquer me l’apprenne qu’il se faisait dyaliser. Je l’avais aperçu quelques fois, dans le grand hall du rez-de-chaussée, au Val de Grâce, avançant tranquillement avec cette majesté bonhomme et familière qui lui était propre, en compagnie d’un praticien en blouse blanche le reconduisant. Apprenant qu’il travaillait à un nouveau livre, j’avais d’abord cru à une biographie et l’auteur choisi, Jean Bothorel ne m’inspirant pas, je lui avais écrit une mise en garde fondée sur ce qu’avaient vêcu père et fils Brouillet, à l’enlèvement de Claire, et sur son passage trop aisé du Matin au Figaro. Il s’est agi en fait d’un dialogue enregistré, publié en même temps que la réédition d’un dialogue de même importance, enregistré par le même journaliste il y plus de trente ans, avec Pierre Mendès France. Bon précédent me faisant retirer toutes mes observations.

J’écris sans avoir lu la page spéciale du Monde, sans doute rédigée de longue date. France-Infos. m’a donné sans que je l’ai cherché, les premiers commentaires : Christian de Boissieu, glosant sur le keynésianisme et la liberté doctrinale de l’économiste – Jean-Jack Queyranne saluant celui qui, présidant a communauté urbaine de Lyon, l’avait voulu, quoique opposant socialiste, comme vice-président et donc imposé à ses amis politiques locaux – le cardinal Barbarin, célébrant sans publicité préalable, la messe dominicale à sa mémoire, un grand serviteur de l’Etat (ce qui avait été, dès l’aube, la phrase de Valéry Gscard d’Estaing), c’est-à-dire des personnes, un homme du rayonnement international de Lyon, un homme de l’Europe ; le thème de la liberté a été récurrent et le demeure. Interrogé à propos de son dernier livre, il se disait non-professionnel de la politique, et y voyait la cause de son échec en 1988.

S’il s’agit de politique, je puis dire vite ce que je pense de son parcours et de son apport à notre pays.

Familier que je suis de Jean-Marcel Jeanneney depuis trente-cinq ans, ce qui est un honneur exceptionnel dont je suis reconnaissant autant à l’ancien ministre de de Gaulle qu’à la Providence, j’ai su de longue date l’estime exceptionnelle que l’un et l’autre avaient pour Raymond Barre. Pour le Général, c’était en 1959 – d’emblée – le meilleur des directreurs de cabinet dans l’équipe gouvernementale inaugurant (établissant) la Cinquième République. Pour son ministre qui l’eût voulu premier à l’agrégation de sciences économiques – il fit partie de son jury et ses collègues lui rappelèrent que recevoir l’impétrant au premier concours était déjà énorme – c’était une personnalité, une capacité surtout, exceptionnelle. Dans mon enquête sur les circonstances de la chute du Général, que je menais dès 1969-1972, Raymond Barre m’apparut décisif dans la tactique et la stratégie française à Bruxelles depuis qu’il y avait été nommé (de Gaulle le faisant déranger en pleine session d’examens oraux pour avoir son acceptation) et tout autant dans la non-dévaluation du franc (25 Novembre 1968). Je l’avais eu comme professeur à Sciences-Po., il montait à l’immense estrade avec une sorte d’empressement, corpulence aidant et faisant ressortir une réelle aisance physique à se présenter devant un auditoire, le cheveu rare, noir et plaqué, presque gras, le verbe tranquille, l’élocution et l’exposé très clairs, jamais ennuyeux, jamais vraiment érudit ou minutieux, avec des interjections à notre auditoire, ainsi sur l’arrivée du printemps à nos premiers rangs où deux étudiants amoureux plutôt qu’appliqués se donnaient des baisers. L’évidence, quand il fut nommé Premier ministre – et je l’écrivis, puisque j’étais alors publié – était qu’il représentait dès l’été de 1976 la dernière chance de celui qui le choisissait : Valéry Giscard d’Estaing, mais surtout qu’il était le seul véritable gaulliste de la constellation au pouvoir. La haine avec laquelle l’accueillit – sans discernement et sans autre raison que son accession au pouvoir – le parti qu’avait créé Jacques Chirac à des fins qu’on ne pouvait croire encore aussi personnelles, me parut d’emblée inadmissible. A Matignon, l’homme que je cherchais à revoir et avec lequel j’avais été – un peu – en relations (je le dis plus bas, disant ici l’appréciation et le regard politiques que j’ai eus de lui), parut souvent provocateur. La daube des « fonctonnaires nantis », qui est devenu un des éléments constants du discours de la droite, date de lui. Le changement du mode de scrutin pour le Parlement européen – que je réprouvais à l’époque mais que rétrospectivement, je salue comme l’ouverture d’une des seules voies praticables pour un sursaut européen – il en prit la responsabilité, comme Simone Veil avait pris celle de la légalisation de l’interruption de grossesse : sujets polémiques, mortifères dans les circonstances de l’époque et du fait que Valéry Giscard d’Estaing était président de la République, et jugé par les « gaullistes » comme un traître à de Gaulle et un inconsistant face au Programme commun de la gauche. Dans ce climat de haine, organisé par le RPR et qui motiva une part des électeurs, dits modérés, en 1981, Raymond Barre tranchait par son calme et par une certaine remise en perspective des outrances.

Il était certainement seul capable de battre le président sortant – François Mitterrand – en 1988. Un des rares à condamner la « cohabitation », mais aussi à ne pas mésestimer personnellement le chef de l’Etat continuant de régner, il était l’antithèse de ce contre quoi votèrent les Français, l’agitation et le sectarisme d’un Jacques Chirac qui ne fut courtois (et admiratif) envers François Mitterrand que dans son for intérieur. Raymond Barre exprima ses sentiments davantage envers le président de 1988 qu’envers le Premier ministre. Encore au début de cette année, il jugeait Jacques Chirac comme le professionnel de la poliitque que lui-même n’était pas et n’a jamais voulu être,un professionnel n’ayant comme occupation que l’exercice du pouvoir, et plus encore sa brigue. Du mépris ? ou un jugement réaliste ? l’homme d’un métier que – lui – n’avait pas choisi. Il le voyait cherchant encore à se représenter.

Etait-il devenu une autorité morale ? Il était une référence, et paradoxalement plus en politique, au sens d’une pratique de la politique, que de l’économie dont il était spécialiste et pour le soin de laquelle il avait, manifestement, été choisi comme Premier ministre (aveu, s’il en est, de l’ancien ministre de l’Economie et des Finances devenu président de la République). Car, en économie, les circonstances furent telles de 1976 à 1981, et l’état des lieux quand il reçut ses fonctions si catastrophique qu’il ne pouvait donner sa mesure. L’inflation était à deux chiffres et le chômage à un taux inconnu jusques là. Y remédia-t-il ? Les Français n’en eurent pas la sensation, pourtant à peine le pouvoir l’avait-il quitté, qu’il fut communément appelé « Monsieur Barre », comme on dit encore « Monsieur Thiers », titre plus grand que les titres… Valéry Giscard d’Estaing donne un tableau de l’économie française en 1981,dans le tome III de ses mémoires, qui à l’époque ne « passa » pas et qui avait été commandé au Premier ministre : le bilan est plus qu’honorable, considéré à présent. Mais Raymond Barre marqua par sa tentative de 1976 à 1978 de rallier de fond le R.P.R. Dès les premiers mois, il doit régler la concurrence pour la mairie de Paris et n’y parvient pas. Pour la campagne législative de 1978, le champion est Jacques Chirac, le président en retrait ne s’engage pas et prépare la cohabitation expressis verbis. La suite – le mandat de député facilement acquis à Lyon dans une ambiance de débâcle pour la majorité sortante, la mairie de Lyon ensuite – marquent plus que sa candidature en 1988 qu’il m’a semblé ne jamais développer à fond. Il prêche à la majorité chiraquienne la reconnaissance loyale de sa défaite, je ne me souviens pas qu’il ait opiné pour une seconde cohabitation en 1988 laquelle aurait été une réponse à l’ouverture tentée par Michel Rocard plus encore que par François Mitterrand. A-t-il parlé dans la campagne de 1995 puis lors du mouvement de Novembre-Décembre 1995 ? Alain Juppé, stigmatisant le « microcosme », donne à pense qu’il s’inspire de son impavidité mais ne le cite pas.

Il est l’homme d’un parcours – dont se déduit facilement une politique intérieure, une politique économique, une politique extérieure, un engagement européen équilibré, lucide et efficace
[1] – plutôt que d’un discours ou d’une thèse. Pas un idéologue, pas un doctrinaire. Il est, me semble-t-il, l’archétype du gaulliste en politique, dans la ligne des Michel Debré et Couve de Murville, un corps de conviction qui ne peut s’analyser en termes de droite et de gauche, qui ne s’exprime pas en langage des partis, qui partant apparemment du bon sens et donc de prémisses acceptables par presque tous, aboutit à des positions rigoureuses, vraies. Certes, dans les échanges qui ne s’appliqueraient plus à la direction du pays, mais à des jugements de choses et de gens, il peut être choquant et ne fait pas l’unanimité. L’indépendance de la Corse, si les Corses la veulent, mais a-t-il la connaissance de l’opinion corse réelle ? Sa sortie ultime sur les influences et circuits juifs chez nous, ses propos sur Maurice Papon et Bruno Gollnisch, je n’en ai pas le verbatim, chacun est explicable sinon fondé. Il y a tant de tabous et de clichés en France, de sujets intouchables et de comportements à ne pas dénoncer – l’Abbé Pierre en sut quelque chose pour être ensuite salué, comme lui maintenant, dans l’unanimité des protestations d’estime ou d’admiration. Maurice Papon avait été son ministre et dans sa partie, le budget. Sur Bruno Gollnisch, il réagit en universitaire et en lyonnais. Sa critique des socialistes, à un moment tournant de la campagne présidentielle, n’aboutit pas à son soutien de François Bayrou, mais à une analyse du Parti socialiste peu à jour et guère prophétique : la lutte des classes a changé de nom mais tous les ingéredients demeurent et les observations anciennes qui en fonda la proposition et la stratégie me paraissent bien plus fondées qu’il y a trente ans. En revanche, ses livres depuis 1987-1988 respirent cette liberté de penser, de dire, de vivre que retient manifestement l’opinion, structurée – à juste titre – par les commentaires de nécrologie.

Dans la période active de sa vie, à son retour de Bruxelles, à Matignon et ensuite, Raymond Barre avait pu faire l’objet de différentes rumeurs, grandes ou petites. Les grandes sur son appartenance à la « trilatérale », objet pour moi non identifié mais susceptible d’être une des ententes à quelques-uns pour diriger le monde, et plutôt dans une optique américaine : je ne vois toujours pas celui qui vient de disparaître se mettre à l’unisson d’un complot ou d’un colloque permanent ou intermittent. Sa propriété, sur la Côte d’Azur, sitôt achetée sur la Côte d’Azur, aurait été protégée par un décret délimitant opportunément une zone non aedificandi : si c’avait été avéré, les recours en Conseil d’Etat, surtout à considérer les relationnements des voisins ou des candidats à la construction bien située. Enfin, en voyage de travail aux Etats-Unis, étant Premier ministre, une de ses conférences aurait été rétribué ; peut-être en précurseur de Tony Blair, coutumier de ces rétributions à l’étranger, dans l’exercice de ses fonctions. Je n’ai jamais rien entendu d’autre. Sans doute, beaucoup de conseils d’administration mais aucun appétit de puissance exercée par influence.

Mon expérience personnelle de lui est peu nourrie directement – je n’ai jamais fait partie de son équipe aulique ou avouée – mais, si partielle qu’elle soit, j’en ai quand même une. Elle me met en relation avec un homme accessible mais ferme. Accessible de correspondance, moins d’accueil – je ne l’ai rencontré tête à tête qu’une seule fois, à propos de Maurice Couve de Murville pour qui je voulais son témoignage. Il me le donna excellemment, confirmé par Jean Sauvagnargues et Jean François-Poncet, ministres des Affaires étrangères de l’époque, le second seulement dans son gouvernement. Deux petites heures dans les bureaux de la communauté urbaine de Lyon à Paris, rue de Villersexel. Il me raconta en fait bien davantage, les samedi parisiens tandis qu’il vice-présidait la Commission européenne ; il y voyait le ministre du général de Gaulle très régulièrement et à intervalles rapprochés. De Gaulle aussi, description de la structure et de la tonalité de leurs entretiens. D’ailleurs, toute mon enquête sur Couve de Murville a toujours ramené à de Gaulle et à sa manière de gouverner, de répondre du pays et d’écouter autant les signes du temps que les visiteurs, à partir de convictions irréfragables. Ainsi, Raymond Barre n’est pas – pour moi – un centriste ou un atypique, dans les classements propres à la politique : il est un des gaullistes les plus acomplis, et sans doute le dernier à avoir exercé le pouvoir. Que le R.P.R., ses adhérents et son chef, Jacques Chirac, ne l’aient pas réalisé, ou lui aient refusé cette qualification parce que la logique, alors, les aurait conduit au soutien et donc à cesser leur propre brigue du pouvoir, me convainquit dès cette époque qu’ils n’étaient pas gaullistes, au sens littéral de l’adjectif. Jacques Chirac, soutenant Valéry Giscard d’Estaing contre Jacques Chaban-Delmas ne l’était apparemment pas, étant son Premier ministre l’était encore moins que le nouveau président (sa formule sur les « transferts » de souveraineté – dite à Copenhague l’été de 1974 – n’a jamais été celle de Valéry Giscard d’Estaing), harcelant Raymond Barre ne l’était absolument pas.

Futur Premier ministre, ce qui ne se savait pas, il vint à l’Intercontinental, écouter Michel Jobert dont j’étais très proche (je le suis demeuré de 1973 à sa mort en 2002), il venait de rendre un rapport sur le logement, commandé par le président de la République (et non le Premier ministre, Jacques Chirac). Je fus sensible à sa simplicité et aussi à ses quelques mots pour qualifier nos situations économique et politique, et même avancer de la critique envers Valéry Giscard d’Estaing. Un an plus tard, je commettais un livre-charge
[2] contre celui-ci, qui plaçait hors jeu le nouveau Premier ministre. Raymond Barre accusa réception – d’une carte manuscrite au crayon à bille – un premier-janvier : manifestement, il m’avait lu [3] ( puisque ce qui le concerne est surtout dit à partir de la page 93. Avec émotion, je ne remarque qu’aujourd’hui qu’il s’était trompé d’année, datant de 1974 ce qu’il m’écrivait le premier jour de 1977...). Je lui demandais audience ensuite, la fin du mandat avait approché, il annota ma lettre avec netteté : non ! je compris par son cabinet qu’il souhaitait ne pas indisposer l’Elysée, où pourtant Jean Sérisé me recevait. Le ton était d’un conseil amical, d’un universitaire – libéral fondamentalement, capable d’apprécier tout écrit pourvu qu’il ait quelque éclat, mais prisant la modération et le tranquille examen de ce dont on a l’intention de parler. C’est ce qu’il me répondit [4] – sans date, comme si la chronologie lui répugne décidément – quand je sollicitais du ministre du Commerce extérieur qu’il était depuis Janvier 1976, son appui pour que notre ambassadeur à Lisbonne auprès duquel j’étais, en emploi très secondaire, affecté ne se mit pas en travers d’une collaboration avec Le Monde que je voulais maintenir et croyant pouvoir limiter mon obligation de réserve aux affaires dont j’avais professionnellement connaissance et au pays qui m’accueillait es qualité diplomatique (quitte à faire publier mon opinion sur le Portugal sous une signature inattaquable et surtout d’un efficace renom, celle de Michel Jobert). A cette époque, sans précaution, il m’honorait du « cher ami ». Quand il me lut, chargeant le président de la République qui l’avait nommé Premier ministre, il me répondit alors que j’étais dans les mêmes fonctions toujours au Portugal. Il s’ensuivit deux actions de sa part : une grande vigilance, selon ce que je lui transmettais régulièrement, sur ce qui à l’époque (le chancelier Schmidt peu clair lors qu’il fut interrogé sur une éventuelle coopération nucléaire avec la Libye en échange d’essais balistiques allemands au Sahara oriental) paraissait une certaine orientation de la République fédérale (les gisements d’uranium qu’elle approchait dans mon pays d’affectation) ; un décret qui a fait date sur les prérogatives des ambassadeurs et leur pouvoir hiérarchique vis-à-vis des agents originaires d’autres ministères que celui des Affaires étrangères. J’avais été utile, le court temps qu’il passa quai Branly (où je connus deux autres ministres dont j’étais proche, Jean-François Deniau, puis Michel Jobert), il ne manquait pas de recevoir personnellement celles des illustrations portugaises que je lui recommandais. Travailler ainsi n’était évidemment pas donné à tous ceux qui, dans mon métier, étaient alors sur le même barreau de l’échelle.
C’est l’homme souriant, solide, affable, dont l’enthousiasme rétrospectif s’exprimait d’une manière si sobre mais précise, quant aux faits ou aux impressions d’époque, que je pleure et avec lequel la mort me donne cette certaine intimité qu’on ne peut avoir avec de grands vivants, et que j’aurais été heureux d’entretenir avec lui.

Les mardi 28 Août et dimanche 1er Septembre 2007, à Reniac



pour la mémoire de Pierre Messmer
20 Mars 1916 + 29 Août 2007

Honneur et patrie




Je pense titrer : droiture et franchise, ce qui me paraît le caractériser, le regard si clair mais pas seulement de couleur ou d’éclat. Et l’emblématique me revient, l’évidence donc : honneur et patrie. L’homme du 18 juin était ainsi annoncé à la radio de Londres.

Pierre Messmer, la messe de dix-huit heures trente à Saint-Gildas de Rhuys, sa sœur l’y emmène chaque samedi, c’est la dernière fois que je le vois, il est déjà loin, tandis que je range au seuil de son bureau qu’il a quitté avant moi, mes quelques affaires, le magnétophone, je n’ai pas mon appareil de photo. Tout est tranquille, imprévisible. Demain, au seuil de la cuisine, devant la gouvernante, il tombe, dit avoir mal, col du fémur, urgences, œdème pulmonaire, un mois, on le fait dormir, c’est le Val de Grâce, après Percy, l’armée toujours, les médecins dont il a l’habitude, il y est pressé de revenir chez lui.

La messe, sa sœur vient le chercher rituellement, l’y emmène, ce n’est pas lui qui conduit. Devant la portière qu’il a ouverte, je le regarde qui va s’éloigner. Il est aussi droit qu’antan, costumé de gris à rayure, la tête presque en arrière, crâne comme les acteurs beaux gosses du cinéma populiste en noir et blanc des années 30, les années de sa fin d’adolescence, du concours de Colo. et bientôt de la mobilisation, puis de son engagement, la Légion. Gilberte – « messmeralda » pour Le Canard (un célèbre : on pèle de froid à Matignon, au temps du premier choc pétrolier, qu’il eût à « gérer » pour le grand public) – m’avait dit que dans la Légion, on donne les grades au féminin, ma capitaine. Le samedi 29 juillet, à sa table, tournant le dos à la mer – vue totale choisie par son père avant la Grande Guerre et bien avant, donc, la loi littorale – le dos aussi à une part de sa bibliothèque, à une photo. de l’homme du 18-juin, cheveux noirs et collés, sans dédicace – son extrême pudeur, il se la procura et ne la présenta jamais ? – c’était notre dernier entretien, deux petites heures hebdomadaires, devenant rituelles, je montais l’escalier et entrais sans frapper, la porte sur le jardin restée ouverte. Les années précédentes, il m’attendait au haut de cet escalier. S’il m’avait invité à déjeuner, avant mon mariage, ou nous avait invités, depuis que je suis marié – magnifique photo. de lui avec notre fille à dix-huit mois, de profil, heureux et étonnant d’une certaine dissemblance avec son portrait d’habitude, il aimait les enfants, blessure cicatrisée ? – nous passions dans son bureau, à la manière des hommes, des générations d’antan quittant les dames pour le fumoir après le repas, les épouses restant ensemble, en bas, notre petite fille aussi. L’escalier intérieur, une grande photo. à mi-étage, lui en civil dans une sorte de revue succincte, des militaires, des bédouins, l’Afrique saharienne, par laquelle il avait commencé, venu d’Indochine et des cabinets ministériels
[5]. Puis un lit sous un rampant du toit, monacal, militaire, portrait de Gilberte, tranquillité d’une fidélité sans mot. Et aussitôt face à face, que je sois arrivé selon le scenario de nos ultimes conversations, ou que nous soyons ainsi montés, c’étaient – presque le visage goguenard – des entrées en matière chaque fois différentes. Une de nos dernières fois, je l’avais surpris à lire, en m’attendant, l’évangile, je l’avais questionné, il m’avait montré d’autres étagères de sa bibliothèque, une série d’études bibliques, une foi hérité de famille mais continuant d’être pratiquée : ni cela, intime, ni la messe dominicale, je ne les avais sus sinon ces temps-ci. Quelques instants sur la foi, non en contenu, mais en fidélité tranquille, après que du coup j’ai pu lui poser une question qui m’avait souvent effleurée : franc-maçon, lui ? au contraire, puisqu’il abhorrait tout ce qui était occulte, en compagnonnage comme en intelligence des choses. Une hostilité d’ailleurs qui l’avait singularisé dans l’administration coloniale et même une partie de l’armée de la défaite. Une autre de ces fois, c’est – avec une mimique étudiée et pourtant disant la vérité de son sentiment – un papier qu’il me tend, un chercheur dont il me tait le nom, aurait débusqué en flagrante position de complaisance envers l’occupant allemand et son antisémitisme, la personnalité sur laquelle je l’ai souvent interrogée et compte publier.

Ces derniers temps, il annotait mes divers papiers, généralement de discussion politique, et me les retournait, opinant ainsi nettement sur presque toute l’actualité et se disposant d’y revenir dans nos conversations. Nous commencions donc par pousser l’un vers l’autre des liasses, comme peut-être naguère le ministre des Armées avait travaillé avec de Gaulle : il me rendait celle que je lui avais adressée par la poste (la dernière est restée sur la table, sans doute pour la lecture dialoguée par écrit, le dimanche 30 Juillet après-midi, qui n’a jamais eu lieu…). Une formulation revenait, après qu’il ait affrmé telle chose : et je vais vous dire pourquoi. Une raison, pour lui, et elle était souvent forte, valait démonstration. Il n’était pas discursif, il montrait ce qui lui paraissait vrai et déjà vérifié. Il était attentif, ne coupait pas la phrase commencée, ne résumait pas non plus. Il posait à la suite de ce qu’il venait d’entendre, son propre argument.

Nos conversations étaient de substance. Peu l’actualité, mais dans la durée, il n’y a pas d’événement national ni de personnage qu’il n’ait consenti à commenter, sans fioriture et le plus souvent avec certitude, sans discussion – notre première rencontre date de 1975, dans un bureau minuscule de parlementaire banal de l’immeuble alors nouveau que l’Assemblée nationale s’est construite au début des années 1970. La délibération se faisait par apport de faits, pas par conjectures. Il avait évidemment plus à apporter que moi, malgré les années qui passaient et mes modestes montées en grade. La simplicité, la robustesse de son témoignage faisaient que le rôle qu’il avait joué, si souvent de premier plan, et toujours très exposé, militairement ou politiquement, était vérité d’évangile. Jamais de forfanterie. Qu’il ait tenu tête à de Gaulle à plusieurs reprises (par exemple, la dissolution de la Légion qu’il refuse, l’intervention des parachutistes sur le boul’Mich pour dégager les barricades de 1968), qu’il ait activé un véritable conflit de tactiques sur les transits de nos armes nucléaires par-dessus le continent américain, qu’il ait tiré lui-même pour entrer à Damas, défendu par d’autres Français, ceux « fidèles » à Vichy, c’était du même ordre, factuel, il racontait plus qu’il ne se racontait.

Comme Maurice Couve de Murville, comme Michel Debré, comme Raymond Barre, il a personnifié la race d’hommes et le genre d’intelligence plus encore que de caractère – car combien y en avait-il et de si divers dans ces entiurages qui fondèrent tout, attirés autant par de Gaulle que par l’urgence française, nationale, patriotique, le point d’honneur qui fait tout imaginer et donc oser – la race nécessaire au fonctionnement de la Cinquième République, plus encore qu’à l’aboutissement de la France combattante. Une certaine manière de sentir l’opinion publique et les circonstances de l’action politique, sans référence ni aux sondages ni à l’élection, mais selon une conception du bien public et de la nécessité du moment. Répondre des choses, répondre aux gens, le sens de l’histoire et le sens du réel. En permanence. A l’instar du Général. Les médias ? certainement pas ou si rarement. Ni le mot ni les mœurs qui vont avec et ont fait entrer le pouvoir politique en dépendance du porte-voix, n’existaient alors, rien ne les appelait.

Première qualité, le bon sens, Seconde qui va avec, le jugement. Donc, certainement, une liberté de ton avec le Général, pourvu que ce soit en tête-à-tête dans l’intimité. Clé du débat et de la démocratie qui ne sont pas à priser pour eux-mêmes, mais qui sont naturels entre hommes libres. Pierre Messmer l’était, à l’instar du champion contemporain. Appliqué à l’emploi de Premier ministre, ce tempérament a pu paraître terne. Ceux que je viens de nommer ne faisaient pas davantage de racolage ou assaut de brio. La fonction était assumée dans son austérité, avec une rigueur monastique, des horaires très réglés, une manière de présider et de raisonner qui n’avait pas d’hésitations ni de retours. On assumait. Chacun aurait été encore plus à sa place comme président de la République, tout simplement parce que la conviction française était en eux aussi intégrale et structurante que le simple bon sens. Il n’y avait pas d’interrogation. D’autres, par leur simplisme et leur ambition, ont pu faire qu’ils seraient du même bois et gouverneraient, présideraient d’une manière restaurant tout. Etre tout d’une pièce et gouailleur, direct, ne signifie pas forcément cette armature intérieure. Elle n’a plus été revue au pouvoir après 1974 ce qui n’enlève rien au talent et parfois à la fécondité de ces successeurs du général de Gaulle. Ou à leurs successeurs à l’hôtel de Matignon.

Tellement à l’aise dans ses états de vie successifs qu’on aurait cru chacun exclusif et de l’ordre de la vocation, Pierre Messmer a fait corps, âme avec des professions, des existences très différentes, sans jamais – me semble-t-il – exprimer de nostalgie pour ce qu’il ne vivait pas ou ne vivait plus. Il ne rompait pas, il était entier, il ne changeait pas, la proposition de l’existence était autre. Même en amour conjugal. C’était sans doute physique, et la fonction gouvernementale, le commandement au désert, la guerre au grade où entraînant les autres on risque la mort à chaque endroit lui donnaient la même chose à développer et entretenir : la présence mentale, attentive, l’efficacité sans recherche d’effets flatteurs et visuels, la sobriété comme règle de parole et de vie. Sa forme de raisonnement le mettait ainsi à l’aise, que sa position soit de terrain (le plus difficile et dangereux, son évasion par les rizières du Vietminh après un parachutage équivalant à un assassinat prémédité), de tribune, de solitude ou de colloque. Qu’il traite – mais à ma seule intention – un président régnant de lâche et de démagogue, était suprême, dans sa bouche, mimé de tout son visage. Qu’il évalue toute concession faite à un négociateur hors du commun par le vainqueur comme un leurre à l’avantage de celui-ci, l’amenait à conclure, la voix devenue tonitruante : on ne négocie pas, on se bat, avait-il commencé par dire : quand on est vaincu, on se bat ? Ainsi libre de toute précaution et de toute peur – l’angoisse dans ce qu’elle a d’anticipation d’une situation qui n’a pas encore produit ses effets déprimants, était encore moins son fait – il raisonnait avec tranquillité et en très peu d’étapes. Il aimait le style démonstratif, donnait son opinion puis la montrait inattaquable dans ses fondements et son information. Jamais d’ésotérisme, il ne croyait pas aux « services » – ainsi que de Gaulle qui en retira la tutelle à Georges Pompidou, Premier ministre, pour la lui donner, à la suite de l’enlèvement de Mehdi Ben Barka. Le raisonnement limpide, l’information ouverte, l’attention aux faits, le jugement sur les personnes d’abord en fonction de leur courage (et pour lui… de leur tenue au feu, de leur engagement face à l’occupant, à l’ennemi). Quoique François Mitterrand l’ait souhaité, il refusa de faire partie du gouvernement de la première cohabitation et jugea, sans doute définitivement, le caractère vrai de Jacques Chirac quand celui-ci, dès l’été de 1986, à propos des ordonnances dont le président refusait la signature, n’osa pas aller aux élections anticipées.

Comme il avait – d’expérience vêcue – beaucoup de terrains d’élection, on pouvait croire qu’il n’en avait aucun plus qu’un autre, l’unité était dans le ton, le regard, la manière de saisir le sujet et de contribuer à résoudre les questions. En politique intérieure, je l’ai déjà dit, l’intérêt national – longtemps incarné par de Gaulle, mais pas desservi ensuite par Georges Pompidou – primait les perspectives électorales. Mais il était habile – je le lui fis remarquer à notre dernier entretien : presque raide, d’une évidente pureté personnelle au sens de l’intégrité comme de l’intelligence, il aurait pu passer pour un naïf, décalé dans la grenouillère politique ou dans ces milieux aux honneurs convoités et souvent obtenus par cooptation. Bien au contraire, il sut à presque tous les moments de sa carrière, être l’homme adéquat, sinon de la situation. Damas et Bir-Hakeim avec ses hommes, la mission à tous risques derrière les lignes du Vietminh commençant de s’organiser à la suite des Japonais, l’expertise indochinoise au cabinet du ministre, comme huit ans après l’expertise de l’Afrique subsaharienne pour diriger le cabinet de Gaston Defferre et faire voter la « loi-cadre », un précurseur de la mûe (contrainte ou souhaitable ?) de notre colonialisme le mettant, comme Couve de Murville, et donc assez isolé en conseil des ministres, de plain-pied avec la stratégie difficile de de Gaulle nous émancipant de l’outre-mer. L’homme de la situation encore pour opérer le changement dans nos armées – après que Pierre Guillaumat ait été l’homme de l’arme nucléaire – ou pour permettre à Georges Pompidou de reprendre la main en réaction – c’était les deux choses – au succès mitigé du referendum européen de 1972 et au brio un peu inconséquent de Jacques Chaban-Delmas ; pourtant, je crois que sa fondation avec Hubert Germain de l’amicale parlementaire « Présence et action du gaullisme » était gratuite. Placé évidemment le mercredi 29 Mai 1968 pour savoir où était un de Gaulle qu’avait mésestimé le Premier ministre en place : Georges Pompidou tellement obsédé par la situation selon son propre point de vue, n’eut pas le réflexe d’appeler le ministre des Armées, détenteur de la logistique et de la communication. Placé naturellement pour l’élection présidentielle que la mort de Georges Pompidou avait précipité, il n’eut aucun jeu personnel. Ne pas donner les spectacle d’une joute entre les deux Premiers ministres du défunt, fut son seul critère de comportement ; les autres jouèrent à sa place, les candidats de longue date et ceux qui le poussaient à « y aller », dont je fus, faute que le véritable « héritier » à mon sens du Général (Maurice Couve de Murville) fut en situation d’être présenté. Enfin, pour présider le groupe parlementaire pendant la première « cohabitation » (ce dont il fut remercié par ses collègues par le cadeau d’une magnifique maquette d’un de nos grands vaisseaux de guerre du XVIIIème, seul « hobby » de collectionneur que je lui connaisse, il en avait « conquis » une, encore plus belle, à Munich, dans les derniers combats de la guere). Décisivement, il énonça, peu après, Valéry Giscard d’Estaing juste élu, qu’un parti – il en admettait donc paisiblement la problématique et le système – n’existerait plus désormais sans candidat crédible à la prochaine élection présidentielle, ce qui était, tranquillement, installer la compétition dans la majorité même, une majorité qui n’avait pas été élu, en 1973, pour soutenir Valéry Giscard d’Estaing encore loin de l’Elysée. Ce qui le situe comme l’un des fondateurs du jeu des partis sous la Cinquième République, quand la succession à de Gaulle et le Programme commun de gouvernement, par leur quasi-coincidence changèrent le régime de consensuel qu’il avait ambitionné d’être en celui de l’alternance des équipes au pouvoir. Placé aussi – dans son dernier âge – pour les responsabilités gratifiantes et honorifiques, mais supposant une équation personnelle certaine (et rare) : la chancellerie de l’Institut, puis celle de l’ordre de la Libération. A un mois de son hospitalisation définitive, à ceux de sa mort, il est l’hôte qui au Mont-Valérien reçoit le premier président de la République, sous la Cinquième, à n’avoir pas été, plus ou moins, collaborateur du général de Gaulle. Quand s’inaugure – Pariserplatz – , notre ambassade refaite à Berlin, il est dans l’avion de Jacques Chirac et de Dominique de Villepin et fait cours sur l’inanité des accords de Marcoussis. A Michèle Alliot-Marie, dévoilant avec lui, une plaque, place du préfet Lépine, dans l’île de la Cité, il démontre que le système de la régie pour nos constructions navales est ruineux pour l’Etat et tentant pour les corrupteurs comme pour ceux qu’ils corrompent, que les ententes sur les prix sont certaines, prophéties et indications que la ministre doit reconnaître pour vérifiés, quelques jours plus tard. Il n’est ni une caution, ni une autorité morale – au parler national que l’on médiatise – il est dans la discrétion d’aparte sobre, l’homme de la mise au point, amenant souvent les responsables contemporains à reconnaître l’inanité des conseils qu’ils reçoivent et ne savent guère discriminer. Commandant de cercle aux confins algéro-marocains en Mauritanie, responsable des armées quand sévit et tue l’O.A.S. soi-disant pour la fidélité, l’honneur et la patrie, le coup d’œil et le tri de l’information sur les gens et sur les choses décide tout. Pierre Messmer était décidé.

L’Afrique subsaharienne, où il sert une grande dizaine d’années (commandant de cercle en Adrar, gouverneur de la Côte d’Ivoire, haut-commissaire général en Afrique équatoriale française, puis en Afrique occidentale française), ne le quitte plus. Il en traitera toujours avec nos gouvernants, convaincu de ses connaissances et de ses analyses, convaincu aussi de la permanence française dans les esprits là-bas autant que d’une certaine impossibilité de nous maintenir physiquement. L’Indochine a dû le lui apprendre, la Mauritanie où il sent, qu’en fait, nous n’avons pas colonisé, alors que nos administrateurs ont été mauritanisés (subjugués), le lui confirme. Il sait donc n’être dupe ni des politiques d’arrière-garde décidées à Paris, ni des libertés d’allure de certains de nos interlocuteurs sur place. Il sait parler aux bureaux et à ceux qui bientôt ne seront plus nos sujets. Il réussit à rester l’appui efficace de certains des gouvernements indépendants parce qu’il a commandé chez eux, ce fut patent pour la Mauritanie de Moktar Ould Daddah, des tracés de route en Assaba à l’indemnisation rubis sur ongle des actionnaires des mines de fer, quitte à improviser discutablement en figurant près de Jacques Chirac quand celui-ci pactise avec une dictature avérée, à la veille d’élections prévisiblement truquées. Mais ces accompagnements sont pour lui la part du feu, même si on ne lui en est pas reconnaissant. Une ultime mise en garde – écrite à Jacques Chirac – sur la Côte d’Ivoire ne reçut pas de réponse.

Homme de gestion et de décision, gestion pratique, décision pratique, il analysait au début de l’été les chances de prise du nouveau président sur le cours des événements et sur l’opinion publique, en fonction unique d’une conjoncture de croissance économique ou pas. Pas versé dans la macro-économie ou dans la manipulation des taux, il voyait les choses en marge de manœuvre. Ni l’Allemagne ni donc la Banque centrale européenne n’acceptant ce qui serait pour elle la persistance de nos laxismes, les possibilités du nouveau règne lui paraissaient étroites. La médiatisation et l’activisme ne l’inquiétaient pas, elles lui paraissaient désirées par les Français, mais l’encadrement de toute décision gouvernementale par Bruxelles lui fit me rappeler qu’il n’avait pas seulement fait – très ostensiblement – campagne pour le non au referendum sur le projet constitutionnel européen, mais surtout dès celui destiné à ratifier le traité de Maastricht. Cohérence… rien en politique n’était pour lui isolé du caractère des dirigeants ni de la successivité des décisions ou des consentements aventureux. L’économie, la politique, la gestion coloniale, la représentation n’étaient pas, pour lui, des genres différents ou exigeant de la spécialité. En assumer – un temps – la conduite supposait de la santé, morale et physique, et du bon sens. Souvent aussi de la mémoire.

D’autres – pas nombreux mais qui me sont chers, quoique je n’ai pas été leur proche, véritablement – ont favorisé mon peu de carrière. Lui, pas. Quoiqu’il s’y soit constamment intéressé. Il me poussa au début de 1980 à tenter la succession d’Edgar Faure à Pontarlier, puisque celui-ci en perte de vitesse devant le suffrage universel, allait au Sénat, où il entra par le consentement, très organisé, des communistes. C’était alors un interlocuteur public de Jean-Pierre Chevènement, de beaucoup son cadet et qui, un jour, serait l’un de ses lointains successeurs à ce qui, après lui et de Gaulle, ne fut plus le ministère des Armées, mais (pour dédommager Michel Debré) celui de la Défense nationale (jusqu’à ce que Valéry Giscard d’Estaing ait raison de l’adjectif pour cela et pour l’Education, se faisant quelques ennemis de plus, gratuitement). N’étant finalement appuyé ni par les gauches, ni par les gaullistes qui s’improvisèrent un candidat local ignorant tout de l’homme du 18-Juin, je fus battu malgré ma persévérance, mais les trois batailles que je livrais pour la députation puis pour la mairie me passionnèrent. Beaucoup ne voient, dans les campagnes électorales, que les poignées de mains sur les marchés et les propos très pauvres de ceux qui ne cnsentent à l’exercice que parce qu’ils le savent gagnants, cooptés et parrainés de presque partout. J’y vêcus la connaissance d’un pays, de gens dans leur situation propre qui est toujours globale et fort peu politique, et je la dois à l’ancien Premier ministre avec qui je la commentais, autant que – pendant trente ans – nous avons dialogué sur la Mauritanie, territoire et souvenirs qui nous lièrent et qui nous étaient communs quoique nous y ayons agi et duré dans des positions et à des époques, selon des attaches et affectations, très différentes.

Dans l’avion qui lui fit passer trois heures aller et trois heures retour pour l’inauguration de notre ambassade à Berlin, il ne fit pas état de ma déshérence et de ce qu’il serait indiqué de la part de ceux qui décident les nominations d’ambassadeur, de me remettre à l’ouvrage dont j’avais été chassé. Il ne s’en expliqua pas directement, mais il avait raison : je n’ai rien pour plaire, selon les qualités qu’il me reconnaissait mais ne me faisait pas savoir ; il me le donna à penser plusieurs fois, selon lui, ai-je pu sentir, je ne suis pas fait pour m’entendre avec ces gens de pouvoir dans leur version de maintenant. Je n’ai jamais su son jugement sur moi, ni pourquoi il m’accueillait avec une fidélité de plus en plus marquée et d’une manière me mettant de plain-pied avec lui. Certainement pas le goût d’un homme vieillissant qui a trouvé un passant avec qui évoquer un passé de moins en moins sensible, familier à ses contemporains et plus encore à un entourage intime qui avait changé. Nos entretiens sont restés de la même tonalité et du même genre d’objet de 1974 – pourquoi ne vous êtes-vous pas décidément présenté pour l’Elysée, quitte à ce que tout craque, François Mitterrand et la gauche, sous votre septennat n’auraient jamais pu déboucher comme ils le purent tant les Français s’étaient exaspérés de Valéry Giscard d’Estaing – à 2007 : je vous dirai ce que je pense de Jacques Chirac, en bien comme en très mal, m’avait-il écrit pour préluder aux retrouvailles de l’été en Bretagne. Ni sénescence, jamais, ni frustration de quoi que ce soit, l’extrême simplicité pour me dire son souci de Gilberte, son attachement à Christiane, sens des responsabilités, pudeur infinie des sentiments sans aveu parce qu’il était d’une éducation et d’un caractère où rien ne se vit qui soit double ou réticent. On ne le forçait pas et je n’ai jamais su qui le séduisait, en quelque domaine que ce soit. Michel Debré et Maurice Couve de Murville ont eu un rapport intense, total, presque psychotique avec de Gaulle. Pierre Messmer l’eut tranquillement d’homme à homme, au travail. Avec parfois, la communion dans des execices difficiles, presque littéraires (ce qui peut sembler inattendu chez l’ancien légionnaire, pourtant élu à l’Académie française, il est vrai pour qu’il continuât d’assumer la chancellerie de l’Institut) : comment faire l’éloge funèbre de l’amiral d’Argenlieu, favori du chef de la France libre, mais dont la politique indochinoise avait été abhorrée par celui qui, ministre des Armées, parlerait de lui devant de Gaulle, président de la République ? Il y parvint si nettement que le général, le prenant dans sa voiture au retour de la cérémonie, fit sa propre critique d’une politique qu’il n’avait pas conduite, faute d’être resté aux affaires, mais qu’il n’avait jamais désavouée.
La conversation avec lui n’était pas banale. Au fond, comme elle allait bien plus loin que la politique, l’actualité ou la psychologie des grands personnages ou des mauvais rôles – ainsi ses appréciations des partenaires de « Cleartstream » -, j’aurais pu la définir comme historique. Pourtant Pierre Messmer n’était pas ce qu’il est convenu d’appeler un homme cultivé. Il écrivait net, lisiblement – de graphisme comme d’expression – une écriture appliquée au sens propre de la plume (un stylo. à encre) sur le papier. Parlant ou exposant, il ne brillait pas, ne citait pas, tranquille et sans référence que les données de l’expérience (ainsi, un exposé donné devant un public surtout médical, poour définir le terrorisme et excellemment le distinguer de celui qu’il avait connu pendant les guerres de décolonisation et qui avait donc une issue), mais à l’occasion il savait évoquer un précédent historique. Il enseignait implicitement plus à raisonner, à mobiliser ce que l’on sait qu’à phraser et élucubrer. Son appréciation d’André Malraux était mitigée – pour notre mariage, il nous offrit l’exemplaire des Antimémoires qui lui avait été dédicacé, parce qu’il y tenait. Mais il savait goûter un auteur, avait ses prédilections, ainsi Ségalen dont il me parla à notre avant-dernière rencontre. La mode il la connaissait pour ne la suivre que par coincidence avec son propre jugement. Ceci vaut aussi pour le mouvement de la société ou des idées, surtout en matière de gestion publique. Ainsi, à un âge où beaucoup ne sont plus à jour depuis une ou deux décennies, lui l’était – donc de plain pied avec les responsables des domaines où il avait naguère gouverné, quelle que soit leur génération, et leur étiquette partisane ou politique éventuelle ; il était consulté et continua de faire autorité jusqu’au mois dernier.

Au contraire de Michel Debré mais à l’instar de Maurice Couve de Murville, que le pouvoir l’ait quitté lui était indifférent. Même la défaite électorale – consommée par un habile mais pâle compétiteur pour la première place en Lorraine – qui l’amena à se retirer complètement de la politique, ne m’a pas semblé l’entamer. Il admettait ses erreurs ou une insuffisance d’examen des situations quand les choses n’avaient pas bien tourné, ainsi à Lorient en 1967. Il savait toujours s’occuper, lisait, recevait sans secret mais sans ostentation. Je ne l’avais jamais vu attristé, désoeuvré mentalement. Ce n’était pas non plus un jouisseur, un hédoniste que l’existence quotidienne aurait consolé de ce qui lui aurait fait défaut. Il n’avait aucune addiction. Sobre : heureux de l’être. Il disait ce qui l’affligeait d’un ton égal à ce qui le réjouissait. Il s’amusait de ce qu’il pensait ingénieux et – en politique – le fut parfois, ainsi le relais qu’il prit secrètement de Jacques Chaban-Delmas, qui avait déjàa arrangé la chose pour les législatives de 1973 : une entente, côté jardin, avec les réformateurs de Jean Lecanuet (Jean-Jacques Servan-Schreiber restant discret opportunément quoique par exception) et des désistements de règle simple. Ce fut un gaulliste, d’ailleurs, peu contestable mais passé aux réformateurs, Jean-Marcel Jeanneney, qui fut l’un des rares à ne pas accepter ce pacte, mais la triangulaire n’était que pour l’honneur.

Maurice Druon, qu’il fit ministre de la Culture et qui parle ces heures-ci si clairement de lui, fut un de ses derniers convives rue de Chaillot. Jamais d’amertume, jamais d’empressement, une docilité au réel, pas le moindre fatalisme, une vraie santé au moral et au physique. Même s’il m’est dit qu’il était devenu fragile, rien ne le faisait paraître. Comme de Gaulle, il avait – en silhouette – quelque chose du menhir, que les gens du nord et de l’est, en France, ont bien plus que les descendants plus directs des Celtes. Un autre des plus valeureux ministres du Général m’a fait observer qu’en dialogue avec Adenauer, le germanique n’était pas celui qu’on eût cru. Pierre Messmer avait le physique de Curd Jurgens, mais jamais le regard, car il a toujours su et pratiqué que la vie n’est pas du cinéma. Différence avec tant de politiques qui ne s’en aperçoivent qu’une fois tombés. Le compagnon de la Libération n’était pas de ceux qui tombent ou qu’on tombe : il ne donnait pas prise et s’il allait au danger (et il y alla), c’était en connaissance de cause. Et pour des raisons précises. Il ne se croyait pas exceptionnel.

A l’ordre du jour de la rencontre suivante – convenue le 28 Juillet pour le 4 Août : André Boulloche et Alain Savary. Je lui avais en effet demandé de me parler de ceux qu’il avait considérés comme exceptionnel ; il avait cité son chef de corps dans la France combattante, puis ceux-ci, l’heure sonnant pour la messe, sa sœur arrivée, nous nous étions ajournés. Il y avait eu aussi la Mauritanie comme si souvent ; je voulais de lui, par avance, une forme de questionnement faisant préface ou préalable à l’écriture que je projette de faire à main levée d’une histoire réconciliée de ce pays, de notre arrivée là-bas à ce qui semble maintenant les retrouvailles avec la démocratie. Son propos d’emblée paradoxal que je réserve aux Mauritaniens qu’il a estimés, toujours. Et qui le lui ont rendu. Au XVème anniversaire de ce pays, en 1975, invité par le président Moktar Ould Daddah pour lequel il écrirait en 2003 une nécrologie belle et très sentie, il semblait tout présider, dans un bou-bou vert amande foncé, tant on venait à lui, nationaux et étrangers. Le port si droit, les cheveux blancs si tôt dans sa vie, et au désert Gilberte, authentique et vraie (elle tint le standard quelques heures dans l’unique grand hôtel de la capitale surgie des dûnes côtières et égaya même les plus compassés : on ne peut plus imaginer maintenant une telle épouse d’un grand politique tant la « pipolisation » maquille et retouche.

Simplicité de vie, simplicité de départ, simplicité qui n’affecta jamais rien, simplicité de vues et finalement pas d’ambition que de répondre avec honneur aux circonstances. Beaucoup, dans sa vie, furent très grandes. Gratifiantes aussi. Rencontre !


Le jeudi 30 Août 2007, non loin du Portas à Saint-Gildas de Rhuys,



pour la mémoire de Jacques Chaban-Delmas
7 Mars 1915 + 10 Novembre 2000



La sincérité est possible en politique







Un colloque, commémorant le quarantième anniversaire du discours sur la « Nouvelle société », et un travail sur le départ du général de Gaulle, me font revivre ces années 1969-1974 et revoir ceux qui, déjà morts, m’habitèrent alors. Jacques Chaban-Delmas est l’un de ceux-ci.

Je commence par l’appréciation que j’eus de lui, tandis que j’entrais dans l’administration, à la suite de deux concours de sortie de l’E.N.A., pas réussi selon mes souhaits. Ce qui d’ailleurs, à regarder les titres de beaucoup – dont ceux de JCD, inspecteur des Finances – qui portent les plus prestigieux dans les carrières publiques, me maintient dans l’interrogation que j’ai vêcue aussi douloureusement de 1966 à 1969 que mes successifs déboires amoureux : comment faire, ou qu’être pour être bien classé ? Remarque adjacente, cette inspection des finances, qui en France mène à tout, mais certainement pas à l’expertise-comptable ni aux prouesses économétriques, est surtout si elle est cumulée avec l’appartenance au cabinet du Premier ministre ou du ministre de l’Economie et des Finances, l’entrée dans tout, et surtout dans le cercle si rstreint de l’exercice vrai du pouvoir. Titre et corps d’inspection et de contrôle qui donnent en fait – ressource suprême dans une France qui continue, semblable à elle-même en cela, nonobstant les logorrhées de rupture et de démocratie – la connaissance des rouages et l’appartenance à un réseau, parce qu’on a été initié au privilège de cette connaissance. Les tenants élus du pouvoir se succèdent, les tenants réels de l’administration régalienne et de la relation entre l’Etat et les entreprises privées ou publiques demeurent, prospèrent et décident – par ambiance ? ou par réelle réflexion collective ? – des structures de la France. Résurrection à partir de 1945, colbertisme et réindustrialisation dans les années 1960 et 1970, déréglementation de l’économie, et partant de toute la société françaises, et désengagement de l’Etat à partir de 1986 et encore aujourd’hui, malgré le vœu populaire et l’impératif des circonstances, sans la moindre inflexion.

A ces réseaux et à ce qui est devenu une rigidité nationale – sinon un secret de fabrication – Jacques Chaban-Delmas n’a jamais appartenu, son tempérament ne l’y menait pas et s’il s‘était essayé, le lui aurait interdit. Il n’en était pas. Ce titre d’inspecteur des Finances lui ressemble si peu qu’il doit le rappeler, pour preuve de sa capacité, pendant la campagne présidentielle de 1974, concours de gestion et non exposé de faits de guerre ou de projet politique, face à Valéry Giscard d’Estaing qui semble jongler avec les faits, les chiffres, les affirmations, les analyses et les recettes très professionnelles, très adultes, très compétentes donc… (a contrario, l’affaire de la fiche vierge que rapporte François Mitterrand évoquant le face-à-face télévisé pour le second tour… VGE affirme tel chiffre et consulte une note pour assurer le public de sa source, or la fiche qu’aperçoit Mitterrand est… vierge… Edgard Pisani m’a raconté un fait analogue en conseil interministériel, le ministre des Finances prétendant lire une note de ses services, alors qu’en réalité il la raturait et en donnait une lecture strictement inverse…). Un homme dont l’image et la vérité n’étaient donc pas dans les études, les titres, les concours : il les passa pendant la guerre, en même qu’il s’employait si décisivement dans la Résistance. Déjà, une amitié protectrice : Maurice Bourgès-Maunoury– mais il n’eut pas longtemps besoin de parrains, et au contraire parraina beaucoup. François Bayrou et Alain Juppé viennent d’en témoigner, par des récits donnant à penser que ce fut une manière constante d’être, au moins localement. Son entourage ne fut pas justiciable de ce genre de soins, tout simplement parce que le Premier ministre donna à penser et à vivre qu’il s’entourait d’égaux… et de compléments. Faiseur de synergie, et non mise en piste. Ce qui vaut autant pour les hommes que pour les projets. Rien qui lui appartienne initialement, mais le don d’unir et donc de créer une cohérence. En ce sens, Jacques Chaban-Delmas avait une analogie avec le Général.

C’est le Premier ministre que j’ai commencé par apercevoir, mais sans détail. Il n’incarnait pas – pour l’orphelin du Général, que j’étais alors – le gaullisme ou la fidélité. C’était bien davantage Michel Debré au gouvernement mais avec beaucoup de reproches à faire à celui-ci, dont le fait qu’il ait voulu y demeurer : « sauver les meubles », alibi ou prétention de tant de ceux qui s’accomodaient du départ de l’homme du 18 Juin et du referendum sur la participation, et donc servaient son successeur. C’est d’ailleurs auprès de Louis Vallon, spectaculairement entré en dissidence avec L’anti de Gaulle, que je cherchais les premières explications sur la défaite du Général et sur l’attitude de ses infidèles. Puis René Capitant, Jean-Marcel Jeanneney, Maurice Couve de Murville et Christian Fouchet m’accueillirent et je les visitais jusqu’à leur mort respective. Seul survit l’exceptionnel Jean-Marcel Jeanneney, auquel la providence m’a fait donner un compagnon de témoignage et de magistère, depuis peu, Edgard Pisani.
Jacques Chaban-Delmas me paraissait donc co-auteur avec Georges Pompidou, de la tentative de suppléer – plutôt que de survivre politiquement – à de Gaulle. Ce me semblait un système à double commande où Georges Pompidou faisait la « trahison » : la dévaluation et le sommet de La Haye, en harmonie avec Valéry Giscard d’Estaing (il avait traité publiquement et en cinq points avec le parti de celui-ci dès le surlendemain du départ de de Gaulle, et la dévaluation comme l’accueil de la candidature britannique étaient de ces points) et où le Premier ministre faisait… autre chose. Surtout, il était différent et paraissait, pour le non-initié que j’étais, nouveau. Il a d’ailleurs toujours paru nouveau – sauf pendant la campagne de 1974, paradoxalement. Il ne me semblait pas particulièrement doué pour le discours et je n’ai pas « entendu » celui sur la Nouvelle Société tandis que j’ai scruté les premières conférences de presse du successeur, les écoutant et regardant en direct. Je n’ai commencé à écouter et même à enregistrer Chaban-Delmas qu’à partir de la bataille de sa fin, c’est-à-dire en Mai-Juin 1972 : il est vrai que beaucoup avait changé dans ma propre situation puisque Le Monde avait commencé d’accueillir mes papiers et qu’en quelques articles, j’étais devenu l’expression de ceux qui contestaient à Pompidou sa fidélité au général de Gaulle. C’est alors que, par opposition au président régnant, le Premier ministre me parut le rechange. Je ne le lui manifestai pourtant pas, mais mes interventions de presse disaient que je le choisissais pour mieux réduire mon adversaire personnel qu’était devenu, surtout après le referendum sur l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, Georges Pompidou : Le prix de l’habileté (les abstentions)… Une seule tête (la sienne …) … Qui doit partir ? (ce dernier et non Chaban)… et ainsi de suite. Mais le « pousser les feux » vers l’Europe qui avait été l’un des dires majeurs d’un JCD, devenu subitement le passé et un des ex-Premiers ministres et pas du général de Gaulle, m’avait déplu. Je n’ai donc voté pour lui au premier tour de l’élection présidentielle de 1974 que contre Valéry Giscard d’Estaing, et seule la compassion et une certaine tendresse – un partage de tristesse devant cette nouvelle chute du gaullisme, dans une ambiance aussi délètère le printemps de 1974 qu’avait été celle du printemps de 1969, j’entrais pour longtemps, sinon toujours, dans le camp des perdants - me retinrent de voter directement François Mitterrand. J’étais dès 1969 convaincu qu’il fallait l’alternance à gauche et que les épigones ne donneraient rien de bon à la France, en tout cas pas plus qu’avait pu produire – excellemment à tous égards – le Général. Mais en 1969, à l’instar de René Capitant que je ne rencontrai cependant qu’en Janvier 1970, je fus retenu pour le premier tour de disperser mon vote, il était, au moment de la décision, impensable qu’Alain Poher fut la conclusion de la geste gaullienne.

Par la suite, Jacques Chaban-Delmas qui aurait certainement été élu président de la République contre Valéry Giscard d’Estaing et à plus forte raison contre François Mitterrand si le mode d’élection avait été celui des Troisième et Quatrième Républiques : le Congrès… me parut l’homme par qui de bonnes choses pouvaient arriver et même les plus aventurées se rattraper. Je compris en 1978 qu’il était l’homme – paradoxalement – de Valéry Giscard d’Estaing pour la présidence de l’Assemblée nationale (Edgar Faure, comme en 1973 vis-à-vis de Pompidou, était le candidat des oppositions internes dans la majorité présidentielle), et en 1986 qu’il devait être l’homme de la situation pour la gauche et pour François Mitterrand. Je le lui écrivis et le soutins par plusieurs lettres au président de la République d’alors. Puis, nous ne correspondîmes plus et je ne compris pas pourquoi il mit en selle Alain Juppé, le « poulain » de son ennemi et assasin Jacques Chirac.

Voilà pour la courbe d’une relation politique, qui eut sa chair dans une succession – assez espacée – de conversations avec l’ancien Premier ministre, une première boulevard Saint-Germain entre le départ de Matignon et la mort de Pompidou, une seconde, la plus marquante, à Ascain, l’été de 1974, familière, chaleureuse, plus que prenante, une troisième, aussi amicale et d’une grande proximité, rue du Docteur-Blanche, puis de plus banales et lointaines à l’hôtel de Lassay, la dernière semi-manquée en 1987.

J’en viens à l’essentiel.

Les deux premières rencontres avaient été en scène. Une soirée au Louvre ouvrant ses portes en nocturne à quelques privilégiés, dont j’étais par raccroc, ce devait être dès 1969. Chaban-Delmas apparut, pas grand, un peu engoncé dans une silhouette qui n’était pas la sienne et surtout émergeant difficilement du groupe des collaborateurs-suiveurs-courtisans et thuriféraires. Il me parut alors poudré, prisonnier, nullement l’homme escaladant les marches des palais officiels – sa légende et une image qu’il contrôla toute sa vie jusqu’au paradoxe de la petite chaise roulante quand la fin devait le saisir. Il y avait aussi René Pleven, faisant figure d’aïeul mais de haute taille, bonasse et rappelant donc que de Gaulle était parti puisqu’on avait voté non, et qu’il en était un des grands responsables. Cette première vue me déplut autant que me décevait l’administration et la vie administrative – sans de Gaulle – dans lesquelles j’entrais tout juste. La seconde entrevue fut tout le contraire. Nous étions un groupe de « lauréats » de la Fondation Elf-Air France, tout juste installée et disposant manifestement de forts financements et parrainages, pour concourir à cette « Nouvelle Société » et enquêter par quelques tours du monde (nous allions à quelques énarques, polytechniciens, « gadzards » et autres ingénieurs de grandes écoles, inaugurer le premier en « faisant » la Suède, la Roumanie, l’Iran, le Japon et l’Indonésie) sur les politiques de grands pays transformant la « société bloquée ». Nous attendîmes dans un petit salon à Matignon. Soudain, il fut là… presque déboulant, nous pressant par la rapidité et le rythme de son propre agenda, puis l’image ainsi rappelée ou remise en place – nous étions en Septembre 1970 – il devint autre, et alors je commençais de le voir et de l’aimer. Il parla du temps, du vrai, pas celui des pendules, des collaborateurs et des journées d’apparat et de rendez-vous de quart d’heure en quart d’heure. Le temps de la mort, le temps de ce qui se casse, se perd, de tout ce qui – dans la vie justement – est imprévisible mais déterminant. Sa femme avait été tuée dans un accident d’auto. la veille ou l’avant-veille. La rumeur, comme dans un an ou deux celle sur ses impôts, était que cette mort il l’avait souhaitée sinon organisée (je n’ai su qu’en marge du colloque du 16 Septembre, que dans la voiture en réchappant miraculeusement il y avait aussi son fils Jean-Jacques, que celui-ci avait oublié quelque chose, qu ’il avait fait fallu faire demi-tour et que, une fois comme toujours, l’on était pressé). Il parla, en fait il pleura avec nous, et nous fûmes avec lui. J’étais saisi par la sincérité, la chair et la vérité humaines de cet homme que – jusques là – je prenais surtout pour une personnalité suprêmement habile et ayant fait de son charme physique et personnel – certain, sinon exceptionnel – un instrument pour arriver. Ce qui s’était vérifié, mais ce qui ne lui permit pas, après Matignon de se maintenir dans la très grande course, en sorte qu’au total sa carrière, magnifique, n’aura été que de second rang, dans une France où seule compte le pouvoir suprême, même s’il n’est exercé que quelques mois (cf. Pierre Mendès France). Mais ce soir-là, il s’épanchait avec pudeur et virilité et nous dit ce qui compte dans une existence humaine. Qu’il souffrait et que cette souffrance était authentique, qu’en conséquence ses amours successifs, son prochain remariage cédaient le pas au vrai mouvement de son chagrin – j’en fus témoin, j’étais en lui, alors.

Chaban, la sincérité. La totalité des sentiments et les sentiments durables, vêcus, le bouleversant, l’animant, le structurant. Son engagement dans la Résistance, dans l’amour (les amours, du moins ce pluriel jusqu’en 1970 et que de belles légendes sur la conquête de Bordeaux par les femmes mariées, moins difficiles à assumer que les disponibles d’état-civil), dans la politique… je vêcus cette application quand il me reçut, tout un après-midi et jusqu’à la nuit tombée, chez lui, à Ascain. Désormais, comme plus tard, rue du Docteur-Blanche, Micheline, expugnable de sourire, de jeunesse et de présence, aussi chaleureuse que lui, était là. Je l’ai revue, sans encore l’aborder, avec bonheur, le 16 Septembre dernier, car elle était intacte et que les cheveux blancs aussi abondants que l’avaient été ceux, bien noirs et souples, d’une adolescence si durable : la photo. qui me fut dédicacée, selon mon choix parmi une cinquantaine d’images étalées sur le tapis quand je le visitais rue du Docteyr-Blanche précisément, comme si je l’avais surpris dans un tri de souvenirs récents avec sa femme, était lui, heureux et rayonnant entre des bancs de stade, à l’issue d’un match quelconque, et derrière lui, tellement d’une époque de jeunesse et de gratuité, elle reboutonnant un duffle-coat comme on en portait dans ma propre enfance. Ascain donc, non loin de la Rûne, des Pyrénées, de l’Espagne, de la mer, loin de Paris et des défaites. Canapés profonds, grandes baies, pas de téléphone, de l’aisance, de quoi boire, une communication. A évoquer ce moment, me revient l’image de ses mains fortes, noueuses, d’un bois vivant et antique, aux veines paraissant des muscles, presque carrées de dos et de doigts. Les mains d’un artisan, d’un travailleur, d’un sportif sans doute, des mains faites pour empoigner. Le temps dura, il n’en sortit aucun plan, mais mon hôte était d’une disponibilité totale, pas d’heure ni de téléphone qui sonnât. Jacques Chirac était à Matignon, Giscard d’Estaing à l’Elysée, le parti gaulliste aux têtes multiples était sans doute à prendre, je ne me souviens pas qu’il l’envisageait. Il était entré dans une autre vie, l’ambition, les opportunités continueraient par la vitesse acquise, par une sorte d’accoutumance à ces choses qui lui étaient venues de la Résistance et de la Libération – ce me parut très secondaire pour lui et la vraie suite de sa vie, j’en suis convaincu, fut autre. Elle était désormais sans précaution et toute d’affectivité. Les témoignages, au colloque, sur le concours qu’il apporta à tant de débutants en politique, gratuitement, sans annexion, mais surtout l’amour de sa ville pour lui, sont éloquents. Le temps des habiletés et d’une brillante carrière si diversifiée avec les épisodes de 1954 aux côtés de P.M.F. dans l’affaire difficile de la C.E.D. ou aux côtés de … ce qui se fit en 1958, quand un hasard providentiel l’avait placé à la Défense nationale où alors tout se joua pour de Gaulle, puis finalement pour, malgré de Gaulle, avoir la place réservée à Paul Reynaud, la présidence de l’Assemblée nationale. Une présidence qu’il exerça pour le grand bien du régime nouveau, pour la sérénité de la plupart des députés, pris individuellement, car à lire les débats parlementaires comme je l’ai fait en allant aux grands moments et en compilant les interventions de Couve de Murville, de Messmer, de Pisani, de Jeanneney, de Debré, il crève les yeux que jacques Cahabn-Delmas au « perchoir » n’était pas l’homme d’un parti mais l’homme des élus, des hommes et des femmes composant l’Assemblée. Attentif et arrangeant, démocrate au fond. Mais précis quand il fallait l’être.

Je devais quand même partir, donc le quitter, il me retint encore à son seuil, de Gaulle était entre nous, il me dit regarder le ciel, l’étoile polaire choisie me fut donnée en parabole. Le Général serait pour toujours notre repère, notre aimant. Il le disait fort bien, à mi-voix, sa conviction était totale, testamentaire. Contredisant formellement tous ceux qui jugeraient ou jugeaient que ses fidélités avaient été plurielles et successives. Non…

Au colloque, la vérité historique – à peu près dite par la convergence des historiens, des anciens collaborateurs, et des successeurs à Matignon, et même des deux grands adversaires que furent pour lui Valéry Giscard d’Estaing et Marie-France Garaud – ne le dépouilla pas. Elle l’a précisé.

Sans doute, n’écrivait-il pas lui-même ses discours, il n’était pas le premier à s’exprimer ainsi, et ne serait pas le dernier, mais ceux dont il s’entourait étaient animés et structurés par son personnage, son genre, sa façon d’être et de vivre. On écrivait donc à plusieurs, on travaillait aussi pour lui correspondre, pour lui être adéquat : quel hommage implicite ! Valéry Giscard d’Estaing – dont j’ai remarqué l’an dernier dans Métro la remarque susbtantielle sur la conscience professionnelle du Général s’appuyant même ce qui l’ennuyait – ne met pas en cause ni son goût au travail ou sa capacité intellectuelle pour le sujets de sa propre partie. Chaban, comme Couve, pouvait passer pour dilettante : c’est le propre de ceux qui ne veulent s’imposer que pour le fond, pas pour la forme, et donc ne se donnent pas la figure d’un insomniaque rongé par les heures vêcues à travailler des dossiers. Homme d’intuition. Du moins, c’est comme cela que je m’explique ce personnage doué et serein, apaisant et coinvaincu qui – tel que j’en ai le souvenir sur la scène politique du début de l’après de Gaulle – semblait ne rien accaparer, ne rien demander, presque ne rien faire et du coup détendre les ambiances et faire couler le temps autrement. Alors qu’au contraire, Georges Pompidou accumula – malgré lui ? malgré sans doute l’image qu’il voulait se donner de la ressemblance au Général, une fois élu par la différence – des traits déplaisants jusqu’à ce que la maladie le redresse, parce qu’elle l’avait libérée.

Chaban-Delmas n’avait de compte à rendre à personne. Il n’avait été élu que pour lui-même, à Bordeaux, puis à la présidence de l’Assemblée nationale. Paradoxalement, chaque fois que je l’ai rencontré, en groupe – je l’ai dit plus haut, le Louvre, Matignon – ou en tête-à-tête chez lui ou à l’hôtel de Lassay ou à son bureau du boulevard Saint-Germain, il m’a donné l’impression d’être un homme seul. A beaucoup de sens de ce terme, surtout au sens d’être libre, indépendant, sans chaîne ni astreinte, sans limitation. Pas un homme de réseau, de parti, d’appartenance subie. Ce qui donnait à sa conversation, une chaleur dont le souvenir demeurait. D’autres politiques m’ont laissé la mémoire d’une parole, d’une boutade, d’un comportement – ceux que j’ai visités ou que je continue de visiter me donnent une autre sensation, celle de compter pour eux, il se trouve aussi que ce sont des mémoires et des expériences prodogieuses, toutes d’ailleurs de ce type sobre, clair et si simple qu’on dût avoir autour de de Gaulle, pendant la guerre et à l’Elysée – tandis que Chaban-Delmas ne me fit jamais l’impression – qui peut gêner – d’une supériorité intellectuelle ou d’un parcours valant lettres de noblesse incomparables. Il était accessible, pas seulement d’audiencier, mais d’esprit et de cœur. N’étant pas familier de Jacques Chaban-Delmas, n’ayant pas non plus cherché à le devenir, et l’aurai-je cherché, le serais-je devenu ? son attention à moi et à nos échanges était gratuite, d’homme à homme. Sans doute m’a-t-il dédicacé L’ardeur « à un co-équipier étincelant ». Or, je n’ai jamais travaillé avec lui ni pour lui, quoique mon administration d’origine m’avait proposé pour une responsabilité à Matignon de l’exportation du livre, souci pratique et précis de notre expansion culturelle. La réalité est que cet homme n’annexait pas, l’équipe qu’il assembla, magnétisa autour de lui au point qu’elle se crut – je le crois, avec le recul – en charge de se substituer collectivement à de Gaulle et à dix ans des efforts, propositions et réalisations de celui-ci. Jacques Chaban-Delmas n’aurait pas été, quel qu’ait été son titre, un successeur de fidélité dans le contenu – car les références textuelles ou thématiques n’étaient pas son registre quoiqu’il ait été, en 1959, le premier à définir « le domaine réservé », formulation devenue quasi-constitutionnelle – mais, fidèle, il l’aurait été par le ressort et dans l’immensité de l’ambition pour le bien commun des Français. Ce n’était pas un charnel vis-à-vis de la France vêcue comme une entité, à la manière du Général et même de Georges Pompidou, il laissait – avec humilité, je crois – cette approche à ceux qu’il avait accompagnés. Il était d’abord attentif aux gens, aux hommes, aux femmes, pas un homme d’idées, quoiqu’il en eut et beaucoup, de ponctuelles et précises, ni même vraiment – quoiqu’ait pu en faire penser son discours du 16 Septembre 1969 – un homme de programme, peut-être pas même un homme de politique. Alors que presque toute son existence se passa dans les limites de ce domaine. Mais il s’était approprié la politique, la faisait concourir à son bonheur, et à celui des autres – du moins le voulait-il. C’était un homme de vie, et il réintroduisit la vie – littéralement – dans l’histoire politique du pays. En quoi il a différé de beaucoup avant lui et de presque tous après lui. Il était autre et, humainement, bien plus que sa carrière telle qu’on la voyait se continuer, se développer ou péricliter. Pas question d’appétit, de boulimie, il n’était pas exagéré, il ne détruisait pas : naturellement il construisait, il était plus biologique que politique. Un instinct qui n’était que superficiellement optimiste. Ce fut un homme bien plus grave qu’on ne le crut généralement.

Beaucoup en politique de ces dernières décennies – avec la tolérance ou la complicité de médias guère imaginatifs ni même artistes – se confectionnent une image. La caricature – hors de la société poliique – est le personnage que se donna Henri Salvador, enroué en permanence à force de mimer le rire plusieurs fois par phrase, que démentaient son regard, ses mains. Cela commença avec Georges Pompidou : gaullien… quel acteur ! nota jacques Fauvet, connaisseur s’il en fut. Ce devint de l’affichage, de la confection, du grimage avec le premier président de la République qui ne s’appela pas de Gaulle, puis de successeur en successeur avec tous les épigones, tous les différents candidats et rôles d’un monde qui est de moins en moins divers : on affiche la sérénité, on change et l’on interroge l’opinion tous les trimestres, voire plus, sur la perception que les gogos ont de ce changement, de cet endossement de l’habit présidentiel. Interchangeable, car sérénité, détente, gravité sont obligatoires pour la pose. Cela produit deux extrêmes – cocasses, mais disant combien la France manque aujourd’hui de maturité politique et humaine dans sa classe dirigeante – le premier cas est celui de Jacques Chirac, maître pendant quarante ans sans faiblir, malgré que ce soit devenu mensonger… contredit par tant de circonstances et de faits, d’une image de chaleur, de proximité, de générosité, d’énergie et de volontarisme, de jeunesse. Un arrêt sur image pendant quarante ans, une image pas tout à fait vraie mais pas tout à fait fausse de ce qu’il fut du côté de Matignon sous V.G.E. et qu’avait préparée le passage au ministère de l’Agriculture. Et le second cas, c’est l’erreur que commet Laurent Fabius en tentant, artificiellement, dans un tête à tête qui décida irréversiblement du scrutin de Mars 1986, de montrer au téléspectateur que Chirac est l’agité et lui-même l’homme d’Etat. Or, ce soir-là, l’ancien Premier ministre n’était pas agité et le nouveau avait présumé de sa forme après des heures d’avion de nuit.

Jacques Chaban-Delmas entretenait peut-être – comme une coquetterie – l’image des escaliers en fringant cavalier (adolescent attardé ?) et celle d’homme de tennis ou de ballon de sport, plus joueur que gagneur ; qui a vêcu toutes les places dans le stade, des gradins à la terre battue ou à la pelouse. Parabole de ses étapes en politique. Mais l’image de fraîcheur et de sincérité n’était pas composée, elle a été unique dans notre histoire, elle demeure, je l’ai trouvée très vite belle. Aujourd’hui, elle me semble dire que la pureté est possible en politique. Il y a des carrières réussies, la sienne avorta finalement. Mais les vies réussies, sont bien plus rares. La sienne l’a été. Aujourd’hui, tant de masques sur la scène et pour « exercer » le pouvoir, et tant de vies desséchées si ostensiblement qu’elles n’ont pas l’exemplarité et l’attractivité pour en imposer aux contemporains et aux entourages. Nous y perdons.

Vulnérable mais pas fragile, fort parce qu’indépendant et de conviction. Sensible, plus réfléchi que l’aurait fait attendre son image. Moralement rigoureux : son motif pour céder devant ce que Georges Pompidou finissait par vivre comme une incompatibilité ? ou reconnaissait comme une manière de se protéger lui-même ? fut de n’être pas « un triste sire ». Autrement dit, l’estime qu’un homme a de soi. Il donna la démission de son gouvernement. La droiture et la conséquence dans une vie politique. Finalement, une personnalité plus qu’une œuvre ou même une carrière.

Sincérité telle ! qu’elle fut – à un moment décisif – pas croyable pour les esprits mesquins, sinon faux (le venin, à nouveau, des adversaires de sa candidature à l’Elysée la première semaine d’Avril 1974). La hâte avec laquelle il fut dit et répété qu’il posait cette candidature, a voilé la vérité : elle éclatait pourtant, à le regarder seul, presque recroquevillé entre les statues hiératiques de nos prohètes aux portails de Notre-Dame de Paris, recroquevillé par le chagrin, car de Georges Pompidou il avait été si longtemps proche, parce qu’en somme son égal, lui à Lassay et l’autre à Matignon. Qui le comprit très bien, car lui aussi avait le cœur gros quoiqu’il ait eu à dire sur l’homme (ce qu’il écrivit d’ailleurs avec acuité, ensuite), ce fut Michel Jobert, tenant par la main le futur roi du Maroc, en babouche et chèche, pas dix ans. La France pouvait alors se mettre en images définitives, non composées, vraies. Aujourd’hui, le toc des arrivistes. Jacques Chaban-Delmas a incarné avec naturel – ce qui était évident pour ma génération, à la sortie de l’E.N.A. si l’on n’avait pas été vieilli par une ambition déjà putativement assouvie grâce au « rang de sortie – cette série d’aînés si divers que la défaite, la Résistance et la Libération avaient amenés imprévisiblement à répondre de l’Etat. Dès l’instant que l’Etat fut restauré, ils donnèrent à plein et il faut le génie de la casse, l’amnésie de l’inculture et de l’égotisme pour que soit de plus en plus risqué ce legs. Parce qu’ont disparu et que subsistent encore fort peu de ces personnes qui nous firent. Jacques Chaban-Delmas, paradoxalement – du moins à mon sens – ne marqua pas comme Premier ministre : le débat ne me paraissait pas d’inventer l’avenir, mais de profiter collectivement de ce qui avait commencé d’être acquis et amassé sous de Gaulle, par de Gaulle, avec de Gaulle. Il m’a, au contraire, retenu parce que j’avais senti en lui, si riche, si enthousiaste, si jeune par certains côtés, capable pourtant de tristesse et de chagrin, honnête au suprême degré, loyal certainement, une référence, la référence. Dès cette époque, combien la faisaient encore ? Vraiment… peut-être, fut-ce là son point commun avec Georges Pompidou, si sensible au procès en infidélité. C’est là – au niveau où je suis resté – notre point commun.



Reniac, matin puis soir du jeudi 8 Octobre 2009
… je n'apprends que maintenant...
Votre père est l'homme qui dans la durée (depuis Janvier 1970) m'a le plus formé intellectuellement et à la réflexion politique. La confiance et l'affection dont il m'a très vite honoré me bouleversait de plus en plus. Chacune de nos conversations et sa permanente alacrité, son merveilleux sourire, son optimisme malgré sa lucidité très structurante avaient, à chacun de nos revoirs, le don dont je profitais avidement, de presque tout renouveler mais dans les termes les plus simples et sobres quel que soit le sujet ou le souvenir que nous abordions.
J'essaierai de mieux vous écrire - non ce que je ressens - mais ce que j'ai reçu. Votre père, une lumière, la générosité d'idées, de propositions d'analyses et aussi d'accueil, d'attention à autrui : chance insigne que j'ai eue en le connaissant, en l'approfondissant et en m'étant laissé approfondir par lui. Il était exigeant et voulait le meilleur de ce dont il sentait que son interlocuteur était capable. Ai-je entendu plus pénétrant que lui ? sur ce que fut de Gaulle, l'homme - l'intelligence - les défauts, lacunes et lassitudes de de Gaulle. Non, à la fois par la durée de sa propre relation au Général, par le redoublement de cette relation via votre grand-père et par une très grande liberté de regard et d'évaluation que donnent la lucidité et la fidélité.

Chaude affection et communion, avec aussi ceux qu'il rejoint et évoquait : votre frère Claude et votre chère Maman.
Tristesse, ferveur, dette de reconnaissance. 23 heures 31

Je commence de réaliser... beaucoup de chagrin, un appui immense et constant, une référence, oui la bonne et chaude lumière d'un regard de suprême intelligence et de bonté. Une joie surnaturelle émanait de lui autant qu'une exhortation à la rigueur. Et il était chaleureusement affectueux. Capable autant de se scandaliser que d'excuser.
Avec lui, avec vous. Avec les vôtres, les siens. 23 heures 45
soir du vendredi 17 Septembre 2010





pour la mémoire de Jean-Marcel Jeanneney
13 Novembre 1910 + 16 Septembre 2010





L’intelligence et la générosité
de la fidélité




La mort rend disponible, elle permet un bilan, l’évaluation d’une vie, elle donne aussi une communion et un dialogue en propre, intime, d’âme à âme avec celui qui est parti. Déjà et avant nous.

Cette généralité ne vaut pas avec Jean-Marcel Jeanneney. Il fut disponible de son vivant, de tout son vivant et l’évidence, dès la première rencontre, me frappa : l’homme était exceptionnellement communicatif non par le bavardage mais par la puissance structurante d’un type d’intelligence rehaussée par une expérience, toutes deux exceptionnelles. Le don principal était celui d’une lucidité constante sur quelque sujet qu’on abordât, fut-il même intime et de l’ordre soit de la confidence affective soit du conseil en comportement et en orientation de vie. Cette lucidité exprimait avec sobriété, simplicité, avec une très grande compréhensibilité, un propos qui étonnait parce qu’il eût mérité un immense et attentif auditoire, et je n’étais que seul à apprendre de lui, en tête-à-tête, sans dispersion mais sans contrainte non plus, l’essentiel… l’essentiel de quoi ou de qui ? Sans doute de notre histoire contemporaine et de ce qu’est le ressort d’un gouvernement ambitieux et digne de son appellation. Je cherchais l’explication du 27 Avril 1969, pas tant la genèse d’un texte ou son poids éventuel dans le vote négatif au referendum qui prononça le départ du général de Gaulle : analyse simpliste de bien de ceux qui se disaient ou se disent encore gaullistes et attribuent à Jean-Marcel Jeanneney, plus encore qu’au Premier ministre de l’époque, Maurice Couve de Murville, une forme de fiasco. Non, je cherchais résolument et selon un besoin vital la réponse à une énigme. Comment les Français avaient-ils pu à ce point se méconnaître et se priver pas seulement du grand homme – celui-ci approchant les quatre-vingt ans, partirait à bref délai et de toutes façons – mais de son legs. Car l’histoire de France a dévié ce dimanche-là puisquer la suite s’est forcément construite selon un certain respect, timoré ou lucide, du verdict populaire. On ne pourrait continuer, on ne pouvait continuer ni l’indépendance ni la participation. Les conséquences sont encore là. Ma recherche était celle-là d’abord : comprendre, puis savoir comment renouer ? au besoin par transposition et actualisation ? et avec qui ? Après Louis Vallon et René Capitant, Maurice Couve de Murville, Christian Fouchet me reçurent, Michel Debré aussi, auquels j’avais adressé le manuscrit d’un essai politique sur la démission du Général. De l’automne de 1969 au referendum de Georges Pompidou au printemps de 1972. Je ne rencontrai Jean-Marcel Jeanneney que le 1er Mai 1972. Je lui avais envoyé un article de science politique sur les ministres d’Etat – il avait été l’un d’eux et il avait, de par son rôle décisif pour les textes référendaires testamentant de Gaulle, constitué à lui seul une catégorie de ces prééminences dans le gouvernement – et j’y avais joint les articles que commençait de publier le journal Le Monde.

Je viens de vérifier cela dans mon journal de l’époque, car je ne me rappelais pas ainsi les choses et croyais que notre première rencontre avait fait partie d’une série d’autres, et dès la mort du Général (que j’appris à Téhéran pour immédiatement aller à Colombey). Je m’aperçois aussi que – ne prenant pas jusques là autant de notes qu’aujourd’hui à la suite d’un entretien « politique » – j’en ai rédigé, mais seulement le lendemain, de très étendues. L’ancien ministre de la confiance du Général m’avait gardé chez lui plus de trois heures. Comment le jeune original, à l’instant si notoire du fait de Jacques Fauvet et de la sensibilité de Georges Pompidou à tout procès en fidélité ? si différent à tant d’égards du grand aîné qui le recevait, intéressa-t-il celui-ci ? Je me pose la question pour l’ensemble de nos conversations depuis cette première-là, car je n’ai pas changé ni de ton ni de manière de m’opposer à un cours ou à des ambiances politiques faussement unanimitaires. Celui qui me reçut ne changea pas non plus, mais se découvrit, à longueur du temps, quoiqu’avec une pudeur totale. Enfant unique mais gratifié d’un grand nombre d’enfants et petits-enfants, il devint pour moi, d’un mot ou d’un geste, parfois très affectueux et, quoique critique avec précision de mes dispersions en tant de projets plus que de travaux, il me fit sentir son estime. Recevant ma femme, seule, il le lui marqua nettement. Il était de l’éducation et de la génération – archétype incarné aussi par quelques autres grands ministres du Général, sur lequel je reviendrai parce que c’est lui qui me l’a le plus et le mieux appris – pour laquelle beaucoup de choses vont sans dire et la communication est seconde, publiquement, par rapport aux délibérations, consultations et décisions. Génération de personnalités qui ne se vantaient mais – au moins pour moi – acceptaient de témoigner, me donnant surtout à comprendre que la simplicité de propos, de raisonnement et d’existence personnelle ne faisait pas de différence entre le maintien public ou la vie en retrait. Je n’entendais donc ni vantardise narcissique ni louange de convenance. Nous fûmes toujours factuels et sobres : Jean-Marcel Jeanneney m’apprit que cela vaut tout pour comprendre et se comprendre.

Avançant cela, je dis donc l’exceptionnalité de la relation qui commença dans une époque où le gaullisme n’était ni simpliste ni monolithique, où son contenu à tous égards et sa marque sur le pays se discutaient : une discussion à laquelle prenait part activement quand il ne l’alimentait pas en propos ou en décisions, le président régnant Georges Pompidou. Seulement, ces années dernières, Jean-Marcel Jeanneney – écrivant d’ailleurs à la seule intention des siens, le détail de sa mémoire familiale puis de son propre parcours politique pour ce qu’il n’avait pas confié à Jean Lacouture en Mémoire républicaine – me fit entrer dans beaucoup des relations humaines et des évaluations de personnes que lui avait fait faire sa carrière. Mais, dans la durée, près de quarante ans, ce qui l’emporte dans nos conversations, c’est réellement ce que Maurice Couve de Murville, à propos de ses entretiens du vendredi avec le général de Gaulle, appelait des discussions. C’est-à-dire que nous traitions des sujets, le plus souvent d’actualité mais toujours éclairés par l’expérience de mon grand hôte et aussi par la culture historique – politique et économie – qui contribuait beaucoup à sa lucidité sur le présent.

Nous eûmes ainsi – je crois – trois périodes dans l’intimité de propos et d’échanges qu’il m’accorda. La première correspondit à celle où j’étais encore en France, affecté à la direction des relations économiques extérieures du ministère des Finances, au Quai Branly, bâtiments de l’époque Léo Lagrange, plutôt miteux et que l’on mit beaucoup de temps à abattre pour trouver à ce magnifique espace une destination qui lui va très bien aujourd’hui. Publié régulièrement par Le Monde, je délibérais avec l’ancien ministre du Général ce que je voulais montre, ou bien l’idée d’un article venait de notre revue de l’actualité, ou encore me suggérait-il de traiter quelque chose. Professeur d’économie politique, il était davantage juriste, et la manière d’exposer et de raisonner, positivement, était celle d’un agrégé de droit public. D’écrire aussi en phrases courtes, simples, affirmatives, style et brièveté qu’il voulait m’inculquer – une idée par paragraphe, me suppliait-il –, mais il me lisait, ligne à ligne malgré mes défauts de plume évidents et agaçants. En droit constitutionnel, j’étais également épaulé par François Goguel, qui ne devint que très tard son voisin : la rue Jacques Bara donne dans la rue d’Assas. Une part essentielle de l’influence de mes articles d’alors – en sus de leur support, de soi, prestigieux – a tenu à ma solidité ; celle-ci n’était pas mienne, je la devais à deux maîtres, à deux orfèvres qu’effectivement je n’avais pas à citer, mais quel bonheur intellectuel et quelle joie d’âme de constituer avec mon éminent ami, élément par élément, argument par argument, des énoncés ou des répliques sur le sujet qui, notamment, opposait l’ancienne majorité du général de Gaulle et la gauche qui semblait s’unifier, sans doute pour des avancées sociales, mais aussi, comme depuis 1962 et 1965, les oppositions au fondateur, pour renverser le régime par ses institutions. Accessoirement, la contestation politique – séparée de la défense de notre Constitution – qui visait surtout Georges Pompidou, s’étendait à l’économie et attaquait Valéry Giscard d’Estaing, mon propre ministre. Je rapportais à Jean-Marcel Jeanneney les rumeurs de l’administration et il détaillait son raisonnement que je faisais mien, assimilais. Plus tard, et notamment ces dernières années, je le questionnais et le faisais réfléchir sur la crise économique et financière, avec quelques éléments fournis par ma femme, rompue aux gestions de portefeuilles et habituée de la salle des marchés d’une de nos premières banques. Mon ami n’avait pas beaucoup plus de soixante ans au début de nos rencontres, il a approché le centenaire à nos dernières ; je ne l’ai jamais senti faiblir ni de pensée, ni d’enchaînement des idées, ni même d’élocution. Parfois, mais je suis plus proche des soixante-dix ans que des trente ans du début de notre relation, nous cherchons et retrouvons ensemble un nom, j’ai davantage la mémoire des dates et lui celle des faits, surtout du précédent et plus encore des interprétations qui avaient pu se donner des précédents : il était étudiant en 1929… et ses appréciations sur Keynes, dont il m’apprit les successivités intellectuelles, n’étaient pas de seconde main ou de lectures rétrospectives.

Cette première période était également celle d’engagements vifs. Le mien était de plume, malgré l’obligation de réserve sur la définition de laquelle je jouais autant que j’étais toléré par mes supérieurs les plus directs (et peu « giscardiens »). Le sien fut de s’engager poltiiquement et électoralement aux côtés d’ennemis traditionnels du gaullisme et du Général : Jean Lecanuet et Jean-Jacques Servan-Schreiber, les Réformateurs, qui passèrent à Valéry Giscard d’Estaing dès l’anticipation de l’élection présidentielle – du fait de la mort de Georges Pompidoudou. Je lui en demandai raison, il me répondit à la plume (comme toujours à l’époque) avant que nous en parlions de vive voix. A l’instar de Maurice Couve de Murville et d’Edgard Pisani, il n’était pas homme de parti, mais plus que ceux-ci il se battit devant les électeurs, et alla même au feu – Grenoble où il avait enseigné et voulut en découdre avec Pierre Mendès France à raison des « événements de Mai ». Il avait surtout un véritable ancrage : Rioz et la Haute-Saône, apanage reçu de son père, laboratoire aussi de démocratie. Je ne le savais pas autant qu’aujourd’hui, pas plus qu’il n’évoquait la relation intellectuelle et filiale exceptionnelle avec celui qui fut lancé en politique par Waldeck-Rousseau, puis devint le principal collaborateur au gouvernement de Georges Clemenceau, avant de présider le Sénat et donc l’assemblée constitutionnelle, dans le moment le plus délicat de l’époque contemporaine : la fondation de Vichy, et enfin cautionna et conseilla l’homme du 18 Juin pour la restauration de la République.

Je ne voyais que l’ancien homme politique même si j’avais eu quelques mois d’une approche familiale douze ans auparavant, puisque sa fille Laurence faisait partie à Sciences-Po. d’une conférence de méthode dont je fus un trimestre « l’assistant ». Penchant dont je n’ai jamais su s’il était réciproque et si d’autres circonstances auraient pu l’épanouir : je raccompagnais la jeune fille rue de Grenelle jusqu’à l’hôtel du ministre de l’Industrie, c’était le tout début des années 1960. Cette première période avait donc une jeunesse et une alacrité particulières. Les choses et les thèmes se structurèrent quand mes visites se firent – lors de mes passages à Paris, depuis que je vivais à Lisbonne, puis à Munich, puis à Athènes ou encore à Brasilia – à l’Office français des conjonctures économiques que Raymond Barre lui avait donné de fonder et de présider. Je ne sus qu’alors à la fois qu’il avait été le découvreur du grand Premier ministre, en le prenant pour diriger son cabinet à l’Industrie, et bien plus tard qu’il avait fait partie du jury d’agrégation de celui-ci, voulant le faire recevoir premier dès le premier concours, et qu’il visitait François Mitterrand comme le firent aussi Michel Jobert ou Jean Charbonnel (et moi). La relation intellectuelle était donc d’autant plus aisée qu’aucune divergence d’appréciation sur l’actualité, sur les hommes, sur les partis ne nous distinguait l’un de l’autre. J’étais d’ailleurs – par cela – confirmé dans mon intuition depuis l’automne de 1968 et la poussée conservatrice qui eut raison du réformisme et de l’indépendantisme gaullien, qu’il existe en France une famille d’esprit numériquement considérable et très cohérente mentalement, cohérente dans l’analyse du présent et dans la lecture de notre histoire contemporaine, voire millénaire (lors de sa dernière conférence de presse, celle de Septembre 1968, de Gaulle l’évoqua clairement). Mais cette famille n’est politiquement au pouvoir ou représentée que dans les temps les plus difficiles : la France libre et combattante, et la communauté de réflexes de ceux qui y adhérent.

Notre troisième période commença avec le trravail que je me donnais d’écrire la biographie de Maurice Couve de Murville. Etant par ailleurs pré-retraité, ce sur quoi je m’étendais peu avec lui mais qu’il savait au point de suivre la doctrine qui commenta l’arrêt du Conseil d’Etat me donnant raison contre le ministre des Affaires étrangères, je pouvais le visiter plus fréquemment et plus facilement. Il avait gardé un bureau et une logistique à l’O.F.C.E., il avait su découvrir le successeur souhaitable, mais nos conversations ne furent que peu à ce numéro-là du Quai d’Orsay. Comme dans les années 1970, il me recevait rue d’Assas. Appartement de deuxième étage, avec un bonheur-du-jour répliquant celui hérité que j’ai hérité de mes grands-parents, un grand Copenhague dans le vestibule, les serres du jardin du Luxembourg, depuis la fenêtre, à trois pans, des fauteuils également analogues à ceux de mes parents. Venir en façon de fils tout en restant un interlocuteur dont nous ne savions plus si j’étais un mémorialiste, un enquêteur ou un étudiant attardé ou quelque thésard soumettant par écrit et par à-coups des travaux à revoir ou à encourager. Je recevais les livres que régulièrement et tranquillement, rédigeait et faisait paraître l’ancien ministre. Ils étaient souvent parlés entre nous à leur naissance mentale puis en cours de gestation. L’ordinateur, l’imprimante, sur des tables placés à la perpendiculaire de la bibliothèque aux belles reliures, pour la plupart œuvre de Marie-Laure Jeanneney, n’apparut que tard, mais avant la canne. Les pieds ne traînèrent (et encore…) que les deux dernières années, l’audition était parfaite, la vue avec les lunettes qu’il avait toujours portées, aussi. Nous avions nos heures, j’arrivais le plus souvent du Val-de-Grâce vers cinq heures et demeurais jusqu’au dîner, soit vers dix-neuf heures, dix-neuf heures quinze. On sonnait pour monter Le Monde. La dernière des enveloppes que j’avais déposées chez sa concierge ou à son seuil, mais sans le déranger, figurait sur des piles de livres reçus et à quoi il répondait, serrant les corespondances dans un classeur, les livres de Jean-Noël dès qu’en paraissait un, le dernier des siens qu’il avait préparé de m’offrir. Nous avions chacun un fauteuil habituel, mais les derniers temps nous allions aussi de part et d’autres de son bureau. Madame Jeanneney venait assister à la fin de nos conversations, dans les années 1990-2000, puis, atteinte et immobile dans un fauteuil nous tournant le dos, elle semblait me reconnaître quand je venais, en quittant son mari, la saluer. C’est alors, et aussi pendant ces moments de part et d’autre du bureau, ou debout à lire ensemble un papier) que Jean-Marcel Jeanneney se livra, cette dernière année, le plus, dans ses chagrins : le petit Claude ou l’atitude jalouse puis hostile de Michel Debré finissant, qui avait pourtant été son camarade d’études très cher et avec lequel leur mariage à chacun avait encouragé de l’intimité.

Je découvrais d’ailleurs ce dont j’avais reçu les éléments par Maurice Couve de Murville et par Edgard Pisani, que la génération qui nous redressa en 1958 comptait, pour quelques-uns des plus importants au gouvernement, des amis d’adolescence, des camarades de vacances voire des premières rencontres féminines. Rien n’aurait été mimé si l’époque avait été à la montre publique, comme depuis depuis une quinzaine d’années, et rien n’était alors dit. Les ménages – façon de dire alors comme chez mes parents – Jeanneney ou Couve de Murville étaient exactement ceux de la génération, juste précédente, du général et de Madame de Gaulle. La stabilité de moeurs, d’habitation et donc une grande cohésion sociale : de la dignité tout simplement. En commun aussi, les deux hommes d’Etat ont eu une insensibilité aux honneurs, une fois leur carrière interrompue ou terminée. Sans doute, l’ancien ministre des Affaires Etrangères fut-il souvent traité, ès qualité ou comme ancien Premier ministre, par François Mitterrand recevant un homologue étranger, et sans doute aussi l’ancien rédacteur des grands textes sociaux et référendaires du second mandat du Général a-t-il été en vue dans quelques de commémorations de la Cinquième République. L’universitaire avait encore ses conseils d’administration, notamment à la Fondation des Sciences politiques, et le fils de Jules Jeanneney dans les enceintes maintenant la mémoire de Clemenceau. C’est peu à côté des positions d’autres anciens personnages – par exemple de Pierre Messmer à la Fondation Charles de Gaulle, puis à la chancellerie de l’Institut, à l’Académie française et enfin à la grande chancellerie de l’Ordre de la Libération. L’un et l’autre ont été pour moi des mentors et m’ont passionné par leur capacité de réfléchir et d’exposer, par leur sobriété personnelle contrastant avec la grandeur de leur carrière mais Jean-Marcel Jeanneney eut la grâce d’une exceptionnelle longévité, doublée – si je puis écrire – d’une mémoire exceptionnellement conservée et mobilisable.

Le parcours, les expériences si multiples – de l’Université au comité des experts de 1958, au gouvernement, à notre ambassade d’Alger qu’il ouvrit, au rapport sur la coopération qui porte son nom, à sa seconde expérience gouvernementale, celle préludant Mai 1968, puis à sa troisième aux multiples champs puisque la rédaction des textes référendaires n’a pas été le tout de son travail, il y eut la défense du franc et l’affaire Markovic (relation de confiance avec Raymond Barre, alors à la Commission européenne, et intérim place Vendôme – ne furent que tardivement des moments de nos conversations. Celles-ci, de la première à la dernière, étaient principalement un échange sur l’actualité nourri par des réminiscences ou par l’imagination précise de politiques ou de conduites alternatives. D’emblée, et à mon étonnement, je fus traité en égal, en partenaire dont valent le peu d’expérience et l’enthousiasme des projections. Les derniers temps s’enrichirent de notations plus personnelles, de vie et d’affection privée. Peu sur ses enfants et petits-enfants dont il me disait surtout les réussites en diplômes, en positions universitaires ou hospitalières. Il en était extrêmement fier, sans que je sache si la barre était placée pour chacun d’eux, très haut, avant les concours, ou s’il s’avérait « seulement » que presque tous sortaient premier de leur épreuve respective. Le disant posément comme si ces résultats étaient naturels, je ne pouvais y voir la moindre vanité par procuration ni même quelque orgueil de père ou de patriarche, tout était si simple. Comme chez Michel Debré, il y avait ce sens de la famille, mais Jean-Marcel Jeanneney m’a laissé l’impression forte de n’avoir jamais pesé sur les choix d’orientation, y compris de vie privée, de chacun de ses enfants, ni non plus d’avoir « pistonné » aucun d’entre eux. Au contraire, ses propres décisions étaient soumises, non à l’arbitrage des siens, mais à leur consultation. Le chantre, par écrit et par discours, de la participation l’a pratiquée dans son village de Rioz dont écrire l’histoire politique et principalement celle des débats municipaux, fut son avant-dernière grande occupation, et tout autant dans sa vie de famille. A la de Gaulle, mais sans le montrer ni en faire étalage, il partageait beaucoup sinon tout de ses choix de carrière et d’intelligence avec Madame Jeanneney. Mariage d’amour et de bonheur s’il en fut : soixante-dix ans de bonheur, dit-il à ma femme. Il m’a donné le sentiment d’aimer chacun de ses enfants et petits-enfants vraiment à titre personnel et pour un cachet, un trait particulier. Lecture assidûe des productions de tous, considération pour la talent de peintre d’un gendre : il parlait aussi chaleureusement et en détail du travail des siens, que de ce qu’il produisait lui-même. Bien sûr, un intérêt marqué pour la politique, locale ou nationale, à chaque génération, lui a fait plaisir quand il l’a discerné chez l’un, chez l’une, puis chez l’autre : enfants, petits-enfants. Dynastie républicaine ? je ne le crois pas tant il a été, sur le plan des convictions intimes voire sur ce qui approche la religion, libertaire, anarchiste même. Je reviendrai plus loin sur ce dernier point. Agnostique, il appréciait ceux ou celles des siens qui sont pieux. Exemplaire de vie conjugale, il a parfaitement admis que certains de ses enfants cherchent et trouvent le bonheur par du changement. Il était tolérant – au beau sens du terme : l’acceptation de la liberté et de la personnalité d’autrui –, sans avoir à se contraindre ou à se raisonner, parce qu’il était intérieurement tranquille et surtout parce qu’il donnait envie d’être rigoureux comme lui, une rigueur naturelle, contraire à de la contrainte intime ou subie. Peut-être extapolè-je en écrivant cela, mais je l’ai toujours senti et vu calme, jamais angoissé, capable cependant d’un certain emportement devant l’idiotie d’une action ou d’un dire politiques, financiers, l’irresponsabilité – ce fut son mot – quand j’ai essayé d’obtenir, non de lui, mais de notre petite fille alors de quatre ans une photographie-portrait ensemble de mon éminent ami, du grand témoin avec celle qui aurait à prendre le relais et m’interroge aujourd’hui sur des rayons entiers de bibliothèque : c’est le général de Gaulle. Elle est d’ailleurs née le même jour que lui, et à la même heure moins une dizaine de minutes… et ma femme et moi nous sommes mariés un 18 Juin. Exquisement, sachant femme et enfant à m’attendre dans la voiture comme je déposais chez lui un pli, en traversant Paris sans trop m’arrêter entre l’Alsace et la Bretagne, il tint à descendre pour les saluer, les voir – elles-mêmes et sans doute aussi parce qu’elles me sont si chères.

Nos conversations ont donc porté aussi sur les personnes, sur moi qu’il connaissait bien pour les aspects de production, de raisonnement, de culture – il me l’écrivit parfois… Les personnes de la politique et de l’histoire. L’actualité n’est pas qu’événements ou choc des thèses et des idées. Il aimait la doctrine, considérait que je l’aimais aussi – ce qui fut très vrai longtemps, l’est moins maintenant, surtout après que mes combats contre le révisionnisme constitutionnel aient fait fiasco en 2000 et en 2007-2008 alors qu’ils avaient été victorieux (mais grâce au Monde et sans doute aux données de l’époque) en 1973. L’actualité est également faite d’hommes et de femmes. Les portraits, les jugements que Jean-Marcel Jeanneney me donna de plus en plus sur les tenants successifs du pouvoir sont précis, précieux, peu anecdotiques, très explicatifs, synthétiques. Il mettait de la logique dans des comportements et de la cohérence dans des psychologies que je critique, ainsi du président régnant. Il considérait détachables d’une personnalité ses décisions et ses capacités gouvernementales. Suivant avec attention l’actualité – Le Monde, des revues précises comme celles de son O.F.C.E., la télévision – il n’avait pas le jugement de la rumeur ni de l’intimité : il évaluait et alors sans mémoire, posant que l’actualité, pour celui qui doit la faire, doit se traiter en termes d’actualité. Il a donc donné des points à Nicolas Sarkozy qu’il n’avait jamais donné à Georges Pompidou ou à Valéry Giscard d’Estaing. Il avait eu Jacques Chirac comme secrétaire d’Etat et François Mitterrand comme président de la République à mettre au courant d’un sommet économique, au pied levé, ou du jeu des cartes possibles pour le prix du gaz algérien : il les avait donc pratiqués tête-à-tête, en fonctionnement, sans pose. Les plus affinés de ces portraits – les plus libres, d’une étonnante proximité, parfois même physique – ont été ceux du Général. Jean-Marcel Jeanneney, quand je l’écoutais, faisant taire en moi toutes questions qui l’auraient interrompu, avait le talent – inconscient ? – de l’histoire parallèle ou putative. Il a eu le don, sans doute en position de gouvernement, mais aussi de commentateur a posteriori ou de prévisionniste, de discerner les alternatives possibles. Autrement dit, gouverner n’était pas la conciliation de priorités contradictoires ou l’imposition de solutions univoques. Il voyait les choix à faire, plus en procédures d’ailleurs, qu’en fond puisque la France est coûtumière de problèmes qui ne sont saisis que tard en sorte qu’il faut débrider en urgentiste plutôt que soigner par prévention. Et que le fond a presque toujours pour lui, été évident.

Sans pesanteur, ni complaisance, il racontait très bien, factuellement, ce qui, de la part d’autres, aurait été des débats, ainsi ses dialogues avec André Boulloche sur l’enseignement libre, ses réactions pendant des moments de Mai 1968, y compris le discours de censure d’Edgard Pisani, à l’Assemblée nationale, murmurant : c’est lui qu’il faut nommer Premier ministre, mais aussi, très révélateurs, les divergences d’appréciation d‘un groupe d’économistes français, dont il était, invités en Union soviétique pendant Mai 1958 (seul avec Raymond Barre, il défendit la conviction et le tempérament de démocrate du Général…) ou des aparte avec Ben Bella et Boumedienne dans les débuts de la République algérienne. Il était vigilant.

Avec Maurice Couve de Murville, il est le seul – de ceux que j’ai rencontrés – à avoir, rétrospectivement, avec de Gaulle une relation non révérentielle, et fondée seulement sur des qualités intellectuelles et humaines reconnues, objectivement, à l’homme du 18 Juin, au président de la République. Ce qui lui permet de dire aussi, tranquillement, des lacunes ou des traits de caractère nuançant – très avantageusement à mon sens – une divinisation ou une infaillibilité qu’ont trop décernées à de Gaulle ses thuriféraires, en cela de bien peu efficaces soutiens. Surtout pour la suite et après le départ. Jean-Marcel Jeanneney était politiquement un adulte, ce qui est rarissime aujourd’hui et me parut aussitôt rare. Le caractère ne se jugeait pas, pour lui, en termes d’autorité ou d’impavidité.

Admirations ? son père assurément, le Général, Clemenceau et quelques grands fonctionnaires des années 1930 à 1990 tels que François Bloch-Laîné, Paul Delouvrier ou Raymond Barre. Au vrai, il ne les disait pas, je les devinais, les déduisais. Goetze aussi. Pour lui, Pierre Mendès France s’était trop souvent trompé ou n’avait pas fourni ses preuve pendant son court passage au pouvoir, pour donner des leçons et être un véritable augure. Il ne rangeait pas le patriotisme ou le sens de l’Etat parmi les qualités nécessaires d’un gouvernant ou d’un politique parce que les posséder et en être imprégné, constitué va de soi. En revanche, les vulnérabilités de mœurs ou d’argent lui paraissaient inconséquentes, il les relevait cependant peu, sauf au début de nos rencontres où les « affaires » n’étaient plus d’Etat comme celles dites Ben Barka ou Markovic, mais d’indélicatesse, de corruption ou au moins d’imprudence : la Garantie foncière de Rives-Henrys, les permis de construire zélés par Aranda au cabinet de Chalandon. Il n’en était pas curieux. Conservant le dossier de première étape de l’affaire Markovic, qu’intérimaire du ministère de la Justice, il avait reçu du parquet de Versailles, la curiosité de le lire ne l’avait pas atteint. Au contraire, il avait été – quoique n’aimant pas beaucoup le personnage – le premier au gouvernement à visiter Georges Pompidou au bureau de ce dernier, boulevard Latour-Maubourg. Curiosité, admiration ? ses jugements n’étaient pas sentimentaux, ils étaient intellectuels et d’expérience personnelle.

Exposés d’un moment politique tournant – ainsi la question, pour les ministres en place, de se présenter ou pas aux législatives de Mars 1967 – ou appréciation d’un collègue au gouvernement, raisonnements ensemble sur l’actualité, lecture critique de ce que je lui avais adressé : il était toujours affable, il ne se dispersait pas, il n’allait pas par association d’idées, il était concentré pas seulement mentalement mais dialectiquement. Ainsi, sa défense d’un certain protectionnisme n’a pas varié d’énoncé mais a renouvelé fréquemment ses arguments et ses prémisses des années 1970 à aujourd’hui. Il était plus politique qu’économiste, plus juriste que manœuvrier, plus observateur ou praticien que théoricien. Plus ce qu’il convenait de faire selon une situation bien caractérisée, que réfléchir sur l’application d’une thèse ou d’un précédent. Esprit pratique mais sachant la théorie, l’histoire des théories, sachant surtout que les théories naissent de l’expérience : en droit constitutionnel comme en économie politique. Jamais pédant, lisant volontiers les articles et ouvrages d’autrui, aimant les collaborations de revue, apte à des discussions parlementaires inédites, comme le compte-rendu à chaud des négociations de Grenelle devant une Assemblée que désertaient aussi bien l’opposition que le Premier ministre, ou des échanges de vues et d’amendements pour la confection du texte référendaire, à peine esquissé de rédaction. Débattre sans texte de ce à quoi de Gaulle attacherait son sort, rendre compte à la place du seul responsable et à des députés censément soutiens du gouvernement mais apeurés et à la débandade.

J’ai été effleuré par l’imagination – dans les derniers temps – et maintenant j’y songe, que le fils contracta l’amour du dialogue sur les choses du moment avec leurs implications de toutes sortes, par les récits ou comptes-rendus que son père lui faisait dès avant son adolescence. Je ne sais si lui-même l’a poursuivi avec ses propres enfants ou si en tient lieu son écriture de la mémoire familiale et de sa propre mémoire résiduelle, après tant d’ouvrages dont beaucoup l’explique intellectuellement et parfois événémentiellement. Mais ses évocations de déjeuner à une table de famille où Clemenceau s’asseeoit aussi, pour soudainement courir à la porte d’entrée et y débusquer l’agent qui espionne le retraité qu’est désormais le père la Victoire, ou des raisons faisant refuser par Jules Jeanneney toute candidature à la présidence de la République alors que le congrès voudrait probablement un choix autre que la reconduction d’Albert Lebrun – évocations qu’il me donne – me paraissent proches de ce que lui-même entendait avenue Elisée Reclus.

samedi 19 Septembre 2010

Ceux qui passent à côté de la vie, à côté de leur vie. Jean-Marcel Jeanneney, exemplairement et semble-t-il sans effort, a, au contraire, pleinement occupé la place d’une personnalité, sans doute forte, mais ne se caractérisant pas ainsi. Et en plus ou d’abord il a vêcu – calmement et sérieusement – sa vie, une vie de famille, la vie d’un fils aimant ses parents, d’un époux heureux et fier de son couple et de ses enfants, la vie d’un universitaire méthodique, fondateur de certitudes fortes sur les structures françaises et sur les évolutions des grandes économie, la vie d’un homme d’Etat tranchant sur beaucoup de collègues au gouvernement par une grande capacité relationnelle autant avec ceux-ci qu’avec ses propres collaborateurs, manifestement admis dans l’intimité du général de Gaulle sans en faire étalage ou le système d’une prévalence, la vie d’un homme de synthèse attentif à ses propres aînés comme aux générations arrivant. Un homme d’équilibre et peut-être – par cela – de convictions fortes et morales.

Surtout, une présence, surtout un calme, surtout le posé du ton pour tout dire, expliquer et aller au vrai. Il n’avait ni le zèle du propagandiste ou du missionnaire, ni la passion (à la Michel Debré de convaincre ou de combattre : il n’y avait pas pour lui d’ennemis ni d’hérétiques). Il n’était pas non plus désabusé : simplement, presque placidement (mais l’image ne convient pas car ce n’était pas un homme provoquant l’indifférence ou donnant une impression d’inaccessibilité, au contraire), il savait considérer les choses, les gens, les circonstances et mesurer sa propre contribution, sans jamais l’imposer sauf rares exceptions – dont il m’a dit quelques-unes, mais il dût y en avoir d’autres. Se présenter à Grenoble contre Mendès France en Juin 1968, s’engager aux côtés des Réformateurs c’est-à-dire contre Pompidou, contre une U.D.R. émolliente et inadéquate, visiter et soutenir, servir enfin François Mitterrand. Il n’avait pas de maître, pas de références non plus, pas de Dieu, il avait des structures – fortes et tranquilles, apparemment très héritées et qu’il a transmises sans tension à ses enfants et petits-enfants aux orientations pourtant différentes des siennes, quoique dans le nombre il y ait quelques fortes analogies : deux de ses enfants, grands universitaires dont même une économiste, et assez à sa manière, c’est-à-dire théoriser l’actualité, servir aux solutions pour l’actualité. Ces structures étaient en fait des matrices ce qui explique l’épanouissement d’enfants et de petits-enfants sur lesquels il n’a pas pesé ni volontairement ni même par le seul rayonnement d’une autorité morale, publiquement évidente, et revenant vers les siens. Ceux-ci plutôt obligés par eux-mêmes d’être dignes de la continuité dynastique. Je ne peux m’aventurer plus dans ce cheminement, je crois que les aïeux de mon éminent ami valurent dans sa vie - comme une sorte de tutorat aimé et exigeant – autant que son père. Il avait le sens de la généalogie, donc le sens de la famille, de la tradition : ce qui est également universitaire, il a eu, sinon ses mentors, du moins ses aînés plus pendant ses études que pendant les débuts de sa carrière universitaire. Clemenceau est le souvenir de son père, sans peser cependant sur l’image que Jean-Marcel Jeanneney a gardé de ses parents, de la vie quotidienne, affectueuse, pudique et intellectuelle d’un enfant unique des années de guerre et des années d’entre-deux-guerres. De Gaulle est son propre souvenir, mais sans que cela dirige ses raisonnements politiques et même son regard sur notre actualité, sur le devenir du pays et sur l’entreprise européenne. De celle-ci, il m’a peu parlé et je ne l’ai guère fait parler. Avec lui, les faits et le raisonnement sur les faits étaient l’essentiel d’un échange dialogué où chacun avait le goût et le bonheur d’apprendre de l’autre. Du moins, Jean-Marcel Jeanneney me donna-t-il, dès notre première rencontre, cette sensation que l’écoûte et l’accueil seraient mutuels et que je pouvais donc lui apporter quelque chose. Naturellement, ce n’était que délicatesse de sa part, puisque son aînesse et la qualité d’une intelligence si calme et fonctionnant si bien en élaboration et en exposition. Intelligence qui structurait et raisonnait, posait les étapes, vérifiait : tout le contraire d’un processus interrogatif qui peut mener le politique ou le sentimental à l’angoisse.

Si à nos premières rencontres, il me parut pessimiste, c’est qu’il était lucide et exigeant, ne prenait pas les propagandes qui avaient commencé leur tournis pour argent comptant. Il analysait de première main quoique sans source d’informations privilégiées. D’ailleurs, et manifestement, aussi bien dans sa méthode d’enseignement (je n’ai cependant jamais assisté à un de ses cours, je n’en avais pas l’âge, et à y réfléchir, je ne crois pas non plus avoir assisté à une conférence ou à un exposé discursif qu’il aurait donné en politique ou en université) que dans ses réactions à l’actualité, il allait sans références ni lectures des précédents, il était d’abord dans le fait. Non étiqueté, admis comme tel. Il a beaucoup insisté, dans sa réflexion rétrospective sur sa manière de gouverner un ministère, sur l’importance décisive de n’avoir pas d’intermédiaire entre le personnel chargé du dossier ou opérant sur le terrain, et lui. Autrement dit, sa conviction n’était pas seconde, mais fondée sur une appréciation aussi directe que possible.

La question de Dieu – si on peut intituler ainsi le thème du spirituel ou celui de la foi ou encore l’interrigation sur l’ « au-delà » – m’a paru d’énoncé assez naïf, au mieux déiste ou anthropomorphique avec immanquablement un argument selon lequel un tel Dieu ne pourrait suffire à veiller dans de destinées et tant d’enchaînements d’événements et de circonstances. Le propos banal vint quand je tentais de rejoindre ce qui m’avait semblé lors d’une conversation précédente comme un appel à mon propre témoignage puisqu’il me savait ou me considérait comme un croyant, sans que je m’en sois jamais beaucoup dit. Mais il le savait, comme je savais son agnosticisme et l’explication par hérédité, l’hostilité de son ascendance maternelle au Second Empire, à l’influence des « curés » dans les vies locales, celle de Rioz avec peut-être des cas d’école, mais dont il n’a pas fait état dans son livre si documenté qui relate le débat municipal de sa commune pendant deux siècles. Agnosticisme non militant, hérité et que rien n’a troublé, pas la mort des siens, de son fils, de sa femme. On ne sait pas, me répondit-il, il y a plusieurs années, à ma question sur ses conceptions de l’au-delà de la mort. Celle qu’il semblait me poser et appelait, non mes réponses, mais mon simple témoignage de vie, ne fut dite qu’une fois, et d’une manière qui ne demandait pas d’enchaîner aussitôt mais réservait l’avenir, faisait ouverture. Je ne sus pas revenir à cela et quand je le tentais, il n’y a pas un an, tout fut – je viens de l’écrire – assez plat et au fond, peu digne d’une telle intelligence, d’un tel parcours et aussi d’une proximité chronologique forcément immédiate avec la fin de vie et le passage à autre chose ou à ailleurs. Je ne crois pas qu’il pensait que ce fut le néant. Il n’avait donc pas du tout, au contraire de Michel Debré ou de Maurice Couve de Murville, le catholique et le protestant, une appartenance religieuse affichée, et pas non plus de lectures bibliques comme Pierre Messmer. Il n’était pas davantage attiré par l’ésotérisme voire la franc-maçonnerie. Tout ce que j’explore, à cet instant, par écrit, ne lui correspond absolument pas. La dimension de foi religieuse était totalement absente de sa conversation et sans doute de sa vie personnelle, mais cela ne produisait – en le rencontrant puis en le fréquentant comme j’eus le bonheur et l’honneur de pouvoir le faire – aucune lacune. Il n’avait pas d’univers personnel, et au fond pas d’égocentrisme ; je fus surpris de l’entendre avant l’autre été évoquer des gestions de ses finances personnelles, ou des relations avec son agence bancaire ou des rédactions à faire pour son testament en tant qu’il concernerait la disposition de ses biens, pour l’essentiel des biens hérités. S’il y eut égotisme, c’était uniquement la mention des réussites de chacun des siens, réussites personnelles et pas tellement par mariage ou selon quelque appartenance à un groupe ou à une équipe. En ce sens, les siens ont assez bien continué, avec naturel, ce qu’avait été sa propre manière d’avancer en carrière et professionnellement. Sans doute pour Jean-Marcel Jeanneney, la position de son père – dans l’esprit du général de Gaulle – a-t-elle décisivement joué : le Général qui n’avait pas besoin de caution pour ses compatriotes, puisqu’il y avait eu d’emblée l’initiative faisant événement (le 18-Juin, une date pour dire un fait sans définir ce dernier puisque le fait est un effet et non un acte) en avait besoin à ses propres yeux. Jules Jeanneney et sans doute le Comte de Paris ont été de ces personnalités révérées – la première pour elle-même, la seconde pour sa situation dans l’histoire de France – dont l’opinion et le soutien ont importé. La nomination de Jean-Marcel pour la rédaction référendaire de 1968-1969 tient sans doute autant à cet écho de mémoire qu’au souhait du Général que le ministre des Affaires sociales, de surcroît tombeur de Mendès France, reste dans le gouvernement mais sans qu’un portefeuille soit spécifié. Le referendum positif, il est probable que le ministre d’Etat aurait eu un avenir politique encore plus grand que son passé. En revanche, la direction du cabinet de son père – ministre d’Etat ayant ses bureaux à l’hôtel de Matignon, puisque de Gaulle s’était établi à la Libération rue Saint-Dominique – aurait pu, pour tout autre, être un tremplin ou le commencement d’un arrivisme par réseaux et alliances contractées dans une époque exceptionnelle. Tout autre que lui aurait ainsi agi. Je ne l’ai pas questionné sur ce moment et sur une éventuelle hésitation du destin. Gaulliste pendant la Quatrième République, certes, mais universitaire gravissant, avec des anecdotes de corporation, les échelons de son corps. Sans doute, agnosticisme, indifférence aux opportunités et identité marquée par l’hérédité ont déterminé cette sorte d’inappétence au système des carrières politiques selon les partis. La circonscription, il l’avait de naissance, la notoriété et le nom aussi, l’indépendance financière minimum enfin grâce à l’agrégation et à l’enseignement de sciences économiques. Idéologie ou disciplines de pensée, solidarités de groupe ? nullement, sauf si, à la réflexion, il fallait se joindre à ceux soutenant une entreprise : ainsi, est-il avec Germain Tillion et François Mauriac sur le podium de la porte de Versailles pour la réélection du général de Gaulle, alors qu’aucun des politiques classiques n’y a été appelé par le candidat. Ainsi, est-il à Grenoble au moment du R.P.F. ou à la reprise de Juin 1968. Ainsi, est-il avec Michel Jobert et Marceau Long mais tant d’autres moins notoires, à assurer la continuité de l’Etat et des grandes options – au fond gaulliennes – quand la gauche arrive au pouvoir par l’élection de François Mitterrand.

matin du lundi 20 Septembre 2010


Que me reste-t-il ? de lui ? sinon lui. Avec aucun autre personnage politique de mon temps, je n’ai cumulé une telle durée avec autant de matériaux notés ou enregistrés (enregistrés à sa vue ces dernières années, et sans que nous en débattions ou qu’il recherchât le procédé, il en était content mais ne me posait ni ne se posait la question de ce que j’en ferai – ce lui fut utile à plusieurs reprises pour garder la précision écrite d’un développement que j’avais provoqué. Il n’était pas obsédé d’archivages, mais il était ordonné et conservait). Ce n’est cependant pas cela – même si c’est exceptionnel – qui va demeurer, mais la qualité d’accueil et la présence d’un homme que je me réjouissais de revoir et d’écoûter. Pourquoi ce désir et cette joie ? Il me semble le comprendre bien, à présent. D’autres personnalités de son rang au moins m’ont vivement intéressé et touché par la biographie orale qu’ils me donnaient d’eux-mêmes et par le témoignage d’une façon de voir notre histoire contemporaine et d’événements qu’ils avaient eux-mêmes vêcus en acteurs secondaires ou principaux. Jean-Marcel Jeanneney me donnait – et il a été en cela unique – de penser avec lui, de comprendre et de poursuivre par lui, puis de durer dans une ligne de conviction et de compréhension à travers plusieurs décennies et sans doute grâce à ces décennies. Mainteneur mental d’une vue gaulliste de nos chances, de nos erreurs et gaspillages, de notre avenir. Il parlait peu France ou même de Gaulle qu’il situait parmi nous, d’une façon tranquillement humaine et démocratique. Le vivant était le raisonnement wur observation. Maurice Couve de Murville me confia manifestement la mémoire et la cohérence de son parcours, en fait de son attachement à de Gaulle : au soir de sa vie, il s’éveilla au besoin d’un biographe. Cela m’oblige. Jean-Marcel Jeanneney a écrit sa pensée, d’époque en époque, il l’a également enseignée mais je n’ai pas encore la connaissance de ses notes de cours que je lui demandais notamment pour l’avant-guerre et les régimes de dictature en politique économique. Il a également écrit sa biographie erga omnes et pour les siens. Je n’ai aucun rôle à tenir, aucun devoir envers sa mémoire. Et voilà toute la fraîcheur et la beauté de ce qu’il me donnait et que sa mort n’ empêche pas, au contraire. Une amitié non dite, un échange qui aurait dû être déséquilibré et tout en sa faveur, le bâti d’une compréhension de la politique, de notre histoire, puis progressivement de la vie et de ce que dans une vie, la pensée, la politique, le raisonnement, la délibération scientifique apportent à autrui et à soi-même.

Jean-Marcel Jeanneney a été un homme de partage et d’accueil, c’est pourquoi il a su gouverner, il savait accueillir et sourire quels que soient les grades, les prestiges, les liens de sang ou l’absence de tout ce qui prédispose à une relation privilégié : j’ai été de ces sans-étiquette ni hauts faits, uniquement dans la durée, dans la chance de regarder tant de fois ce sourire, sourire à l’ouverture de la porte, sourire à la fermeture d’une phrase concluant une analyse, sourire à l’évocation en fresque de tout ce que nous embrassions, sourire quand il parut que Marie-Laure Jeanneney suivait quelques instants notre dialogue allant se terminer devant elle.

Ce sera sans doute encore à vivre après-demain à quatorze heures. Après, je serai dans la richesse qu’il m’a donnée. Richesse souriante mais qui, toute intellectuelle qu’elle paraisse, ne peut se transmettre sans son visage, sa voix, sa démarche. Jean-Marcel Jeanneney croyait à la vie et à la parole qu’elle nous donne. Il a eu la grâce de rencontres de plain-pied avec des géants, la grâce insigne d’une longévité intacte et il a maintenant la délicatesse exceptionnelle de redire que ce fut tout simple, qu’il suffisait d’être attentif. Attentif, il le fût et en cela il a révélé et confirmé à longueur d’existence, une générosité qui tenait à autant de respect que d’exigence envers autrui. Il a cru à la liberté de pensée et de comportement, bien plus qu’à tout œuvre, rôle ou mémoire. Qu’il est, qu’il demeure aimable ! et que sa proposition d’intelligence est belle et contagieuse. Pure. Tenir les deux rôles d’acteur et de commentateur, et le vivre puis l’exposer comme s’il n’y avait que le présent et la lucidité sur l’immédiat qui comptent. Des facultés disponibles, un passé ouvert, un au-delà et un avenir sans crainte ni a priori. La souplesse de la liberté et du désintéressement.

soir du lundi 20 Septembre 2010

Véritablement un homme debout, tranquille, sans forfanterie. Rendant intelligent par l’écoûte qui, à l’entendre, devenait tellement naturelle que l’on devenait capable de dialoguer avec lui, et à son tour il écoutait. Nous ne nous interrompions pas et n’allons pas commencer maintenant.

matin du mardi 21 Septembre 2010


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Rioz – mercredi 22 Septembre 2010


16 heures 30 + Tandis qu’on pellete le gravier pour en recouvrir les deux dalles de parpaing qu’on n’a pas cimenté, j’ai lu, sur la tranche de la pierre tombale : Jean- 1910 et déplaçant un peu une autre plante : Monod 2008.

Et je suis revenu, heureux d’être seul, bruit de la pelle, dégoulinade du gravier qu’on répand et étale, soleil très brillant.

Le sourire, son sourire, un tel sourire ne peut être celui d’un homme qui ne… la vie, lui-même, l’amour pour sa femme, l’ayant précédé de moins de trois ans : fini ? aboli ? disparu ? A-t-il pu le réfléchir et le penser ainsi ? Je l’entends même s’il ne l’a jamais dit (peut-être), ne me l’a jamais dit en tout cas. On ne sourit pas au présent, on sourit à l’autre.

Il croyait donc, mais quoi ? (il s’agit ici de maintenant, de la mort, de sa mort, de notre mort, de la vie donc, de toute vie, de …). Il croyait… certainement non à des idées, ni à un enseignement, lui-même avait tellement dépassé ses maître et il transmettait des méthodes, des vertus, sa propre mémoire, mais le résultat, le bout du chemin, et au fond l’objectif, il ne les disait pas, ne les imposait pas. Il aurait su qu’il ne les aurait pas prêchés. Libre, il laissait libre. Humblement – j’en suis sûr – il n’excluait rien, l’expérience vaudraut tout, il ne s’en inquiétait pas.

Cette tranquillité d’âme donne une leçon aux croyants, pas seulement parce qu’ils ne témoignent que peu ou pas du tout – lacunes ou parole si banale, si peu surnaturelle – alors que lui en avait à revendre et le donnait gratuitement.

Tranquillité d’âme qui me paraît l’absolu de la foi parce qu’il ne l’élucidait pas, ne la définissait pas, ne pouvait l’imaginer l’avoir, aucun prétention, mais un tel optimisme, un tel calme, un tel dépouillement du regard sur l’autre, sur lui-même, un tel amour pour sa femme.

Il avait aimé, transmis, vêcu, servi sans servilité, affirmé sans forfanterie. Quelle tranquillité reçue de lui qu’avoir été à l’écouter ! j’y ai été admis, probablement un des rares à n’avoir aucun titre de sang, de collaboration, de mission, de notoriété, j’ai été tout fait du rang mais traité comme si je devais bébéficier d’une préférence. Délicatesse extrême d’un tel accueil, le témoignage d’âme est là, l’originalité extrême d’une intelligence à l’expression si simple et à l’universalité si évidente est là. Intelligence maintenant d’une foi non spéculative, non démonstrative, non dogmatique, non désespérée ou désespérante (celle de tant de chrétiens ou de professionnels de la foi).

La mort si simple, la vie si grande. Jeudi dernier et presque cent ans, l’addition s’impose, est-il bon de se la dire ? Sa marche d’esprit était certaine, s’arrêtant une fois, il m’avait dit, ce qui est une attitude vraie et avouée et au fond celle de tout vivant : on ne sait pas. Marche, attitude, dire : je crois – assis ici devant sa tombe, celle des siens – que c’est la foi.

Sur la tranche de la pierre tombale :
Marie-Laure née Monod Jean-Marcel
1913-2008 1910-2010
et la tombe voisine, à la perpendiculaire de la sienne, est la seule du cimetière ainsi orientée, surmontée d’une croix de fer façon 1860-1880. Elle semble pour deux, fait-elle seulement fond et décor, plus loin la colline doit descendre et de l’autre côté, après le creux de la grand-rue, sans doute celle nommée Charles de Gaulle, le clocher comtois et les vallonnements et collinnements qui sont une forêt – point commun avec le Général – paysages verts, moutonnants, cachant qu’il peut y avoir des limites, l’horizon qu’on ne voit pas quand il n’est que forêts. Ernest Prosjean + Mars 1865 …. Marguerite veuve Prosjean + Octobre 1878.

La tombe est couverte de fleurs, on distingue le bronze d’une palme : la guerre, sur son à-plat. Le gravier est impeccable. Aujourd’hui a passé, est là, ici. Puis…




pour la mémoire de Michel Debré
15 Janvier 1912 + 2 Août 1996



Le tourment de la foi




à rédiger – rencontres tête à tête de 1970 à 1980













[1] - de lui, l’observation fondamentale que ceux qui bâtissaient le Marché commun et firent la Communauté économique européenne ne pensaient pas du tout que celle-ci était ou serait le tout de l’Europe – ce qui induit que l’avenir européen pouvait se faire (et peut-être ne se fera que) par entraînement de quelques-uns, étroitement soudés et vivant à l’unisson, tandis que les autres se détermineront sans procédures institutionnelles d’ensemble pour s’identifier à leur tour aux politiques ainsi trouvées et pratiquées, par les plus à même de le faire
[2] - Dernière prière à M. Valéry Giscard d’Estaing, encore président de la République (Editions Hallier . Décembre 1976 . 161 pages) prétendant répondre à Démocratie française, « le livre » du président de la République

[3] - Raymond Barre 1-1-1974 Cher Monsieur, je vous remercie de m’avoir adressé votre livre. J’ai constaté que je trouve encore un peu de grâce à vos yeux ! Tant mieux ! Votre « dernière prière » est pleine de talent, mais souvent injuste. Je vous expliquerai un jour que je suis, comme Premier ministre, aux prises avec les conséquences d’une politique qui a dominé les affaires de la France de 1968 à 1974 et dont 1972-1973 marque le point culminant. Il y aurait, à ce sujet, non pas un pamphlet, mais un livre d’analyse historique – saisissant à écrire. Ne faites pas de procès d’intention et n’accablez pas systématiquement ceux qui ont la lourde tâche de gérer les affaires de la France : telle est ma « prière » ! Je vous prie d’agréer, cher Monsieur, l’assurance de mes sentiments les meilleurs.

[4] - Le Ministre du Commerce Extérieur Paris, le (printemps de 1976)
Cher Ami,
J’ai bien reçu vos lettres de janvier et de mars ayant trait l’une à votre situation personnelle l’autre à l’appréciation que vous portezz sur la situation du Portugal ainsi que sur les relations entre la France et votre pays de résidence.
Pour ce qui concerne les soucis que vous connaissez à Lisbonne du fait de votre activité de journaliste je ne puis que vous encourager à la prudence. Sans doute mon appartenance à l’Université m’incline-t-elle à un certain libéralisme en la matière mais je pense que dans votre cas particulier les fonctioons que vous exercez dans une Ambassade vous imposent de vous conformer au devoir de réserve des fonctionnaires plus étroitement encore que si vous étiez affecté à un poste en France. Dans une telle situation tout excès d’initiative vous conduirait à des écarts que le Général de Gaulle n’eût pas toléré de la part d’un agent de la Fonction Publique représentant la France dans un pays étranger.
J’ai pris connaissance avec un vif intérêt de vos commentaires sur le Portugal. Soyez assuré que les informations que vous m’avez transmises me seront utiles pour contribuer à orienter notre politique dans un sens favorable au développement de nos échanges.
Je vous prie d’agréer, Cher Ami, l’expression de mes sentiments les meilleurs.
(signé) Raymond Barre
[5] - en fait, lui en civil et le général de Gaulle en uniforme, tous deux version Cinquième République, entourés de quelques gradés, aviateurs ou marins

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