mercredi 25 mai 2022

Une opinion sur les institutions de la Vème République . Michel Jobert - Le partage du pouvoir exécutif


Pouvoirs n° 4 . 1978


Les Français sont souvent comme le Poète : les pieds à peine sur terre et la tête dans les étoiles. Spécialement dès qu’ils évoquent la Constitution, dont ils ont si souvent changé : ils rêvent toujours de la prochaine, tout en se référant à la défunte qu’ils ont fini par comprendre, tandis qu’ils vivent présentement avec un autre texte. N doit les excuser puisqu’ils n’ont pas, comme le citoyen américain, la même et seule Constitution depuis 1787, ou comme le citoyen britannique, la tradition d’une monarchie constitutionnelle.


Le commentaire des analystes politiques contribue à les égarer : on l’a bien vu pour les institutions de la V° République qui n’ont cessé d’être appréciées inconsciemment, pièce à pièce, par rapport aux procédures, aux habitudes ou aux altérations de la IV° République. Ainsi en est-il de la loi électorale, qui n’appartient pas aux Institutions, mais qui est un incomparable instrument pour leur utilisation – leur interprétation, pourrait-on dire. Chacun connaît les effets du scrutin uninominal à deux tours sur une longue période. Comme au théâtre, il « force les effets » : le puissant est plus puissant, et le faible écrasé. Certains veulent donc changer de loi électorale et évoquent plusieurs formules de scrutin à la proportionnelle. On en a mesuré les effets néfastes sous la IV° République. Aussi s’en souvient-on en oubliant que, depuis la France a changé de République, que la légitimité populaire s’inscrit d’abord dans l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, avant de se diversifier au gré des élections législatives. Les inconvénients de la proportionnelle – multiplicité des tendances, majorités d’occasion faisant échec au monolithisme des partis, encouragement à l’instabilité – deviennent mineurs s’ils sont rapportés à la primauté du Président de la République sur toutes les autres Institutions, si la légitimité proprement populaire de son mandat n’est ni contestée, ni entamée par des dispositions obliques mettant son élection sous le contrôle du Parlement, ainsi qu’on en décèle trop aujourd’hui la tendance.


Ces quelques remarques sur des débats de circonstances nous amènent à affirmer d’abord la force du pouvoir exécutif avant de discerner les éléments de son partage. Ce n’est pas par hasard que la Constitution du 4 octobre 1958 traite d’abord « de la souveraineté » et immédiatement après du « Président de la République ». On dit que le général de Gaulle y veilla spécialement, et la loi du 6 novembre 1962, qui substitua l’élection du Président par le suffrage universel direct à sa désignation par le collège électoral savamment dosé du texte de 1958, éclaire singulièrement les intentions initiales. Traiter du partage du pouvoir exécutif sans accepter ou admettre d’abord que le pouvoir exécutif est un en la personne du Président de la République, dont l’élection pour sept ans au suffrage universel direct transcende toutes les autres, condamne à de vains débats sur le « devoir être » par rapport à l’ « être » et à des interprétations erronées sur l’attitude des hommes politiques les uns vis-à-vis des autres, quand ils ont eu précisément ce pouvoir en partage.


L’insurrection de J. Chirac

contre le pouvoir présidentiel


Partons d’un incident récent, qui est encore très présent dans les mémoires. Depuis plusieurs mois, le torchon brûlait entre M. Giscard d’Estaing et son Premier ministre, M. Jacques Chirac, qui avait tout fait pourtant pour assurer son élection en se dressant contre l’attitude de son propre groupe, l’UDR, dès avant le premier tour de l’élection présidentielle. On a parlé de « trahison », d’ « opportunisme personnel ». Mais peu importe. Unis pour gagner l’élection, puis pour gouverner, le couple du pouvoir exécutif – Président et Premier ministre – allait se dissoudre de la façon la plus insolite. Constitué le 10 juin 1974 et remanié deux fois, a dernière étant le 12 janvier 1976, le « Gouvernement » Chirac prenait fin en août 1976. On vit, à la télévision, son chef, les mâchoires serrées, dire d’un ton sifflant un texte véhément, affirmant qu’il partait faute d’avoir reçu les moyens de mener sa tâche à bien. Cette déclaration était une sorte d’insurrection contre le pouvoir présidentiel et le début d’une contestation, non seulement de la politique, mais de la présence même du Président dans ses fonctions, contestation qui ne s’est pas démentie depuis, quant au fond. Ne tenons pas compte des « déclarations en tout genre » qui meublent la vie publique quotidienne.


Sans discuter de leurs mobiles ou de leurs raisons, l’ancien Premier ministre et son parti, tout en se réclamant du père-fondateur de la V° République, le général de Gaulle, n’hésitaient pas à se dresser obliquement ou directement, contre l’autorité présidentielle et à remettre en cause à la fois le suffrage universel, valable pour sept ans, et la hiérarchie des valeurs sur laquelle se fondent les institutions de la V° République. Quelques mois plus tard, quand la surprise eut émoussé ses effets mais alors que le dessein initial continuait de cheminer, j’écrivais dans Le Monde un article intitulé « Désirs irréalistes » pour souligner combien une telle attitude était proprement romantique, donc irréaliste : chuchoter de plus en plus fort « M. Giscard d’Estaing, partez ! » relevait du psychodrame et non de l’analyse politique. La Constitution offre au Président de multiples ressources pour se tirer d’une mauvaise passe, redistribuer les cartes ou brouiller les jeux. A cela s’ajoute, en mineur, l’art particulier du manœuvrier politique. Ces désirs sont donc bien « irréalistes ». Mais ils sont, de surcroît, désordonnés : il ne fallait pas élire M. Giscard d’Estaing, puis gouverner avec lui, pour réclamer ensuite et préparer son départ ! Désirs parricides enfin : ceux qui se disent « gaullistes » ont, moins que d’autres, la licence de se dresser contre les institutions de la V° République, dans la personne de celui qui les incarne au plus haut point, quel qu’il soit.


Si j’insiste sur cet incident de taille, et qui perdure, c’ests que dans la vie encore courte de la V° République (pas même vingt ans) jamais pareil dérapage des esprits ne s’était jusqu’ici produit. Que Michel Debré ait été heureux, en 1962, de céder le poste de Premier ministre à Georges Pompidou, on ne peut l’affirmer. Que Georges Pompidou ait vu arriver sans joie à sa place Maurice Couve de Murville en juillet 1968, à un moment où il souhaitait se reprendre après la secousse de mai 1968, mais où il s’était persuadé que le général de Gaulle ne se résignait pas à son départ, on peut en être sûr. Que Maurice Couve de Murville soit parti le 16 juin 1969 soulagé et meurtri, pourquoi pas ! Que Jacques Chaban-Delmas, nommé Premier ministre du nouveau Président de la République Georges Pompidou, le 20 juin 1969, ait dû quitter son poste le 7 juillet 1972 après avoir vérifié, in vivo, les véritables impératifs du partage du pouvoir exécutif, chacun a mesuré les étapes de ce périple constitutionnel. Mais tous ces hommes ont su se séfaire de leurs fonctions en acceptant pleinement la règle du jeu, qui d’ailleurs est non écrite. Ils ont remis leur démission au Président de la République, en le remerciant accessoirement d’avoir eu l’honneur de pouvoir travailler près de lui.

Or rien, sinon l’esprit de la Constitution, ne les obligeait à agir ainsi. En effet, l’article 8 de ce texte dispose que «  le Président de la République nomme le Premier ministre. Il met fin à ses fonctions sur la présentation par celui-ci de la démission du Gouvernement ». Tous les cas de figure ne sont pas réglés par la Constitution. Certains le déplorent bruyamment. Je préfèrerais dire : «  Tant mieux !.... ». Tant mieux si l’ingéniosité, l’improvisation, le compromis ont leur place. C’est ainsi que vit une démocratie, et pas seulement à l’abri d’un juridisme pointilleux. En l’occurrence, on s’est débrouillé : le texte de l’article 8 montre bien que le Premier ministre n’a aucune obligation de remettre sa démission, sinon le respect qu’il porte à la fonction présidentielle. Je tenais de Georges Pompidou que le général de Gaulle s’était prémuni contre une telle surprise en demandant à ses premiers ministres une lettre de démission non datée 1. J’aurais mal compris… Du moins, jamais jusqu’ici le Premier ministre n’a refusé la démission que la situation ou ses rapports avec le Président rendaient nécessaire. Seul, Jacques Chaban-Delmas a cru, en juin 1972, que le vote massif de confiance qu’il avait obtenu de l’Assemblée – contre l’avis de Georges Pompidou prononcé, il est vrai, de façon feutrée – lui éviterait d’être « remplacé », par le Président de la République, auquel il remit, de bonne grâce et avec une parfaite dignité, sa démission.


De Gaulle considérait

que le gouvernement c’était d’abord lui


Nous voici donc au cœur de ce qu’on appelle le partage du pouvoir exécutif, car il s’agit plus de l’esprit des Institutions que de la lettre des textes. Quand j’étais, dans les années 1967 et 1968, directeur du cabnet de Georges Pompidou, à Matignon, Etienne Burin des Roziers, le secrétaire général de l’Elysée, m’appelait souvent pour me faire remarquer que le général de Gaulle, dans une appréciation extensive des dispositions constitutionnelles, considérait que « le Gouvernement », c’était d’abord ou aussi, lui, le Président de la République, et que la politique de ce Gouvernement ne pouvait avoir deux inspirations, deux démarches, ou même une seule qui aurait été la moitié de ce qu’elle devait être.


Qu’on ne prenne pas argument de cette confidence pour alimenter une démonstration qui m’a toujours paru fausse : le général aurait été, affirme-t-on, toujours avide de grignoter le pouvoir exécutif, de « domaine réservé » en « domaine réservé ». Alors qu’il m’est apparu, puisque j’avais des responsabilités non négligeables de gestion, cmme l’homme le plus respectueux des pouvoirs du Premier ministre, dès lors qu’ils étaient délimités, même empiriquement ou d’un commun accord entre eux. Grand génie immobile et visionnaire, le général ne nourrissait as une médiocre volonté de puissance sur al vie quotidienne. Il excellait à créer l’événement et ne se souciait guère de l’administrer. C’était la tâche du Premier ministre, dont il rectifiait parfois la route, d’un coup de pouce sur la barre qu’il tenait de façon naturelle.


Ses successeurs, Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing, se sont montrés plus laborieux dans l’inspiration d’une politique et moins assurés d’eux-mêmes, c’est-à-dire plus présents dans la vie quotidienne de l’administration et du Gouvernement, quoi qu’ils en aient dit ou quoi qu’on en ait dit. Selon le langage d’aujourd’hui, « la lecture » de la Constitution par le général de Gaulle était libérale, d’abord parce que le chef de l’Etat l’était et aussi parce qu’il avait le sens de la majesté de l’Etat, du rôle des intermédiaires politiques, de l’utilité de l’Administration. Il lui suffisait que sa vision atteigne et anime la vie quotidienne. Il ne lui importait guère de la surveiller et d’y peser.


Matignon : le siège du pouvoir immédiat


On comprend par conséquent que ses Premiers ministres – Michel Debré et Georges Pompidou – aient pleinement joué leur rôle, depuis Matignon, là où habituellement la France officielle et administrative situe à juste titre le siège du pouvoir immédiat. Ayant été successivement directeur du cabinet du Premier ministre et secrétaire général de l’Elysée, je puis témoigner de la grande différence entre ces fonctions, qui illustrait bien, à mon échelon, le partage du pouvoir exécutif. Ici, venaient battre les préoccupations quotidiennes ; l’incident s’inscrivait immédiatement ; les mesures pratiques étaient prises ; les impulsions pour l’exécution de la politique étaient conçues et diffusées. Cette activité concrète me convenait d’ailleurs. Là-bas, à l’Elysée, il fallait être attentifs mais trop souvent spectateurs, attendant l’heure, le niveau, l’occasion d’intervenir. Il fallait discerner l’erreur, le piétinement, l’emballement dans le processus complexe où se brassent les affaires ministérielles et où souvent elle se perdent. A la fois responsables et pourtant prêtes à se laver les mains des responsabilités quand elles ne paraissent pas essentielles, distants mais aux aguets, toujours disposés à reprendre en main une situation pouvant déraper au détriment du Président de la République, les gens de l’Elysée sont l’autorité sans troupe. Ceux de Matignon, l’efficacité sans le secours de la majesté.


Michel Debré et Georges Pompidou ont, de façon absolument différente, exercé pleinement la fonction de Premier ministre : précis, multiples, tenaces, l’un croyant aux dogmes, l’autre à l’empirisme, s’appuyant sur la conviction ou le bon sens, ils avaient la même conception de leur rôle par rapport au Président de la République : ne rien faire – quoi qu’il leur en coûtât peut-être – qui pût porter atteinte à la liberté du Président de la République et qui mit en péril ce môle fondamental des institutions, les voltigeurs étant destinés à périr pour que la citadelle demeure.


Leurs successeurs ont eu moins d'éclat et aussi moins d’unité dans la démarche : Maurice Couve de Murville, pris entre les séquelles de mai 1968 et la sombre volonté du général de mettre le peuple français au pied du mur et de trouver une sortie à la mesure de son personnage. Pierre Messmer, qui fut choisi par Georges Pompidou comme l’antidote de Jacques Chaban-Delmas et qui ne chercha jamais à se déplacer hors de l’ombre présidentielle, ne serait-ce que pour mieux la faire apparaître. Jacques Chirac, qui ne fut jamais un vrai Premier ministre, trop occupé à vanter la politique de M. Giscard d’Estaing avec autant d’outrance qu’il mit ensuite à la récuser et à l’entraver, mis en tutelle par le ministre des Finances, Fourcade, et le ministre de l’Intérieur, Ponatiowski, familiers du Président et peu enclins par conséquent à tenir compte de l’agitation du Premier ministre. Il fallut attendre Raymond Barre pour retrouver une pratique et une attitude qui pussent ressembler aux harmonies qui existaient, dans le partage du pouvoir exécutif, entre le général et ses deux Premiers ministres.


Reste Jacques Chaban-Delmas. Avec lui, dès le départ, maldonne dans le partage du pouvoir exécutif avec le Président de la République. Nommé, en juin 1969, par Georges Pompidou – qui professait qu’à une époque donnée il n’y avait qu’une bonne solution ou pas - le président de l’Assemblée nationale, rompu à tous les sports, habile à trouver les conciliations dans le monde parlementaire qui n’accepte jamais bien l’intransigeance, transporta la majesté de sa fonction, de l’hôtel de Lassay à l’hôtel Matignon, comme si celle-ci devait se renforcer naturellement du pouvoir exécutif. C’était oublier, d’entrée de jeu, la présence, le rôle, la transcendance institutionnelle du Président de la République. Je ne ferai pas à Jacques Chaban-Delmas l’injure de penser qu’il a agi par inconscience ou par calcul. Mais cet homme, jusque-là heureux, respirait à pleins poumons un temps nouveau où il s’épanouissait encore davantage. Il débouchait dans l’actualité comme on sort d’une mêlée de rugby : concentré et manœuvrier. Le service de presse de Matignon remplit superbement son rôle : c’est-à-dire trop bien. Les Français avaient élu Georges Pompidou Président de la République pour sept ans. Mais Jacques Chaban-Delmas allait les gouverner d’une façon neuve, amicale et juvénile, et leur plaire sinon les étonner. Georges Pompidou ne fit d’ailleurs pas tout de suite obstacle à cette attitude, dont il était parfaitement conscient, qui l’amusait aussi, quand, de surcroît, elle pouvait le servir : un Premier ministre actif, extraverti, doué de multiples amitiés, pouvait en effet aider à un bon démarrage du septennat. L’Elysée laissa donc le champ libre au parcours du Premier ministre durant les premiers mois, au point qu’on aurait pu croire que Matignon était redevenu le siège d’un président du Conseil façon III° République. Intervenant de loin en loin, après la dévaluation d’août 1969, Georges Pompidou perçut cependant vite le danger : le Premier ministre faussait la règle du jeu, faisait porter ses discours essentiels à son Président quand il n’était que temps de les prononcer. Bref, entraîné par la dynamique de l’action, il paraissait oublier la règle d’or de la V° République : le pouvoir exécutif procède du Président, qui doit en avoir la responsabilité et accessoirement la gloire.


Pour avoir été témoin des précautions prises par Georges Pompidou, à Matignon de 1962 à 1968, pour ne pas contrevenir à cette règle et ne pas heurter le général, il m’apparaissait que les deux cheminements allaient vite devenir incompatibles, au-delà des sympathies et de l’intérêt qui rapprochaient Georges Pompidou de son Premier ministre. Un artage fluctuant du pouvoir exécutif s’établit entre l’Elysée et Matignon, qui était moins le fruit des circonstances – ce qui est absolument normal, sauf pour des esprits trop cartésiens – que du désir du Président de limiter l’initiative de son collaborateur et de la volonté de celui-ci de ne pas se laisser endiguer. Sur ces bases, l’attelage ne pouvait durer. Il se rompit au bout de trois ans, en 1972, pour avoir été, dès le début, soumis à des torsions trop éprouvantes.


Je le répète, il n’est pas anormal que le Président prenne du champ par rapport à l’activité quotidienne, administrée et négociée par le Premier ministre. Il est naturel, il est sain qu’il puisse, à tout instant et aussi longtemps qu’il le juge utile, reprendre les rênes, affirmer sa présence et montrer qu’il est la source du pouvoir. Encore faut-il que cette utile souplesse ne se transforme pas en une démarche saccadée ou, pire, en luttes d’influence reprises à divers échelons.


Le Président est la fin

Le Premier ministre un moyen


Que les rôles ne soient pas exactement distribués par la Constitution, c’est peut-être vrai si l’on s’en tient à la lettre. Mais si on se réfère à l’esprit dans lequel ce texte a été élaboré, on ne peut avoir de doute sur l’unicité d’une politique et d’une responsabilité. De surcroît, après vingt ans d’expériences diverses, la preuve est faite, sur le terrain, qu’il ne peut y avoir plusieurs lectures de la Constitution. Le Président de la République est la fin du pouvoir exécutif. Le Premier ministre en est un moyen. S’il y a partage, c’est à partir de cette notion qu’il doit être apprécié.


On a parlé de « dyarchie » et on y a vu la possibilité de confusion et de conflits. Il n’y a pas dyarchie, mais organisation en profondeur du pouvoir exécutif. Que le Premier ministre « dirige l’action du Gouvernement » (art. 21). Que le Gouvernement soit « responsable devant le Parlement » (art. 20) ne veut pas dire autre chose que le Premier ministre est l’avancée, le truchement du Président de la République vers le Parlement, puisqu’il domine de si loin et par tant de dispositions précises la fonction même d’un Premier ministre, qu’il a d’ailleurs seul le pouvoir de nommer.


On a mille fois dénoncé l’ambigüité du texte constitutionnel. Ou, au contraire, on en a fait une exégèse farouche pour délimiter les prés-carrés du Président de la République et du Premier ministre (ou de son Premier ministre ?) et obtenir d’un document imprécis une règle irréfragable. Je crois que, dans ce dernier cas, on commet une erreur, et je préfère que l’on dise que la Constitution est floue.


Je me félicite qu’elle le soit. Trop précise, elle deviendrait insupportable si elle prétendait répondre à toutes les situations, sans faire la part de l’improvisation, de l’arrangement, de la mobilité nécessaire en politique. Si la légitimité du Président de la République ne procédait pas, comme c’est le cas, de l’élection au suffrage universel direct, si elle n’était pas aussi démocratiquement légitime, alors je comprendrais qu’on se demande si les rapports du Président avec le Premier ministre sont judicieusement réglés par la Constitution. Imaginons, en effet, un Président élu, de près ou de loin, par une procédure parlementaire et un suffrage indirect, et un Premier ministre chargé d’être le visage de l’Exécutif auprès du Parlement, il faudrait alors que leurs fonctions soient exactement délimitées, puisque la nature de l’un serait si peu différente de l’activité de l’autre ! Mais aujourd’hui, et j’espère pour longtemps, le Président de la République est d’une essence populaire qu’un Premier ministre en exercice ne peut atteindre. Il peut toujours espérer !


Mais que cela ne se voit pas trop ! Les Premiers ministres sont destinés à périr pour que vive l’abeille-reine installée au centre de la ruche. Peut-être l’un d’entre eux est-il élu pour renaître, plus tard. Mais un seul, et peut-être ! La mission du Premier ministre est donc d’abord une mission de sacrifice, exaltante peut-être, mais qui ne peut qu’échouer si elle n’est pas comprise ainsi. L’ambition, qui agace les dents, transparaît sur les visages : le Président de la République est attentif à ce signe sur les traits du Premier ministre plus que tout autre. Il en est même expert, ou le devient, tant il est vrai qu’avec M. Chirac, M. Giscard d’Estaing, au contraire de ses prédécesseurs, parut longtemps aveugle !


Rappelons que le principe de la République, inscrit au titre premier de la Constitution, est : « Gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple. » Comme toutes le formules trop pleines, on peut prendre celle-ci comme une clause de style. Je m’en garderai et c’est pourquoi je pense qu’il y a « partage du pouvoir exécutif », tant que l'élection du Président est faite par le peuple, directement. Mais comme il faut que la République fonctionne, non comme un robot juridique, mais comme une institution vivante, il lui faut des paliers, des coins et des recoins, où le temps s’émiette et où la conversation se noue. Bref, il faut un Premier ministre, homme toujours d’ombre, même si le Président braque un instant la lumière sur lui et fait croire qu’il partage.




1 - Voir Mémoires d’avenir, 1974, p. 174.

 

Aucun commentaire: