— 2 janvier 2017 à 20:27
Local Vietnamese fishing fleet on Ly Son island.
Dans les îles Paracels, revendiquées par Pékin,
les pêcheurs vietnamiens sont en première ligne face aux velléités
chinoises : bateaux coulés, filets arrachés, hommes violentés voire tués. Hanoi
préfère minimiser, de peur des représailles.
Du visage tanné par le soleil et le sel émergent deux yeux
vifs et inquiets qui fixent la crête des vagues au-devant de la proue. Vi est
assis sur ses talons sur le pont de son bateau en bois bleu et blanc. La
trentaine sèche et nerveuse, ce pêcheur vietnamien devrait être en mer, mais
pas de pêche ce matin. Le 1er novembre, les Chinois ont fait main basse
sur les filets, les poissons, la cargaison de fioul et les affaires
personnelles des 18 membres d’équipage. «Ils ont tout pris, coupé
les câbles électriques et l’antenne, arraché le drapeau vietnamien et l’ont
jeté à la mer, nous laissant juste de quoi rentrer ici», raconte Vi
d’une voix éteinte (1). Puis, sans qu’on lui demande, il s’agenouille sur
le pont avant, met les mains derrière la nuque et, tête baissée, décrit
l’humiliation des coups, des insultes et des menaces qui ont suivi.
Il était 7 heures du matin quand un gros navire blanc battant pavillon chinois est apparu dans le sillage du 96679, le petit vingt-mètres tout en bois sur lequel Vi est pêcheur. Le bateau pêchait à six milles nautiques de Woody Island (Phu Lam en vietnamien et Yongxing en chinois). Annexée en 1956 par Pékin, cette île boisée est la plus importante de l’archipel des Paracels que les Chinois ont pris par la force en 1974, en s’asseyant sur les revendications, fondées, des Vietnamiens et des Taïwanais.
«Deux petits canots rapides sont arrivés dans notre sillage, se souvient le capitaine Bui Ngoc Thanh. Sept à huit hommes sont montés à bord avec des bâtons en bois et des matraques électriques. Ils ont rassemblé mon équipage sur le pont avant de cogner mes hommes durement. Ça a duré jusqu’à midi. Le lendemain, ils sont revenus et s’en sont pris à un autre bateau vietnamien qui a subi le même sort que nous.» Pour ne pas rentrer bredouille, Bui Ngoc Thanh a emprunté un filet. Puis il est revenu au port à Ly Son, seule grande île toujours contrôlée par les Vietnamiens au large de Quang Ngai.
Flottilles et gros bras
En trente ans de pêche, ce patron trapu au visage carré n’en est pas à ses premiers déboires avec les Chinois. Les pêcheurs ont appris à composer avec ce qui est presque devenu une habitude. «Ça m’est difficile de vous donner un chiffre précis, mais j’ai l’impression qu’il y a de plus en plus d’agression et d’attaques depuis trois ou quatre ans, poursuit Vi. La grosse différence maintenant, c’est qu’ils sont partout et en force, et je peux vous dire que tous ne sont pas là pour pêcher.»
Ces dernières années, au moment où ils commençaient à poldériser et à bétonner à tout-va des atolls et des récifs coralliens dans les archipels des Paracels et des Spratleys, les Chinois ont lancé flottilles et gros bras sur la mer de Chine méridionale qu’ils entendent contrôler, et avec elle ses ressources halieutiques et énergétiques.
Sur le quai de Ly Son, on croise Nguyen Quoc Chinh, le patron de l’association des pêcheurs du district. Devant son café serré couleur d’encre, il fait les comptes. «Depuis 2014, au moins 18 bateaux ont été coulés dans les Paracels par les Chinois. Tous les navires que vous voyez dans ce port ont eu affaire avec eux : tamponnés, volés ou attaqués au moins une fois, avec plus ou moins de gravité.» Le petit homme calme se pose en pacificateur parmi les 3 100 pêcheurs de Ly Son : «Vous n’avez pas idée de la haine antichinoise ici.»
Cette île est en quelque sorte la base arrière vers les Paracels. Nguyen Quoc Chinh a documenté les «tactiques et les attaques» : «Quand on arrive dans les Paracels, ce sont d’abord des avions de reconnaissance aérienne qui nous survolent. Deux heures après, on voit débarquer les navires. Ce sont des faux pêcheurs qui nous attaquent avec des coques en acier et des bâtiments bien équipés, des milices paramilitaires. Ils nous rentrent dedans, coupent nos filets, nous prennent en étau et détruisent tout quand ils montent à bord. Dernièrement, des pêcheurs ont été mis en joue par trois ou quatre marins équipés de mitraillettes qui ne voulaient pas être filmés.» Les assaillants obligent les pêcheurs à signer des aveux de violation, selon elles, des eaux territoriales chinoises. Puis elles prennent leurs empreintes digitales.
Les autorités font profil bas
Parfois, ça dégénère. Le 28 novembre, un Vietnamien a été fauché en mer par une rafale de kalachnikov. Du bout des lèvres, le ministère des Affaires étrangères à Hanoi reconnaît une «demi-douzaine de pêcheurs tués et des dizaines de blessés depuis 2014» et le début des grands travaux de Pékin en mer de Chine méridionale. A Hanoi, la capitale, les autorités font profil bas, soucieuses de ne pas soulever le couvercle du mécontentement et ne plus être en mesure de le refermer. «Elles ont pourtant de quoi justifier la souveraineté vietnamienne sur les Paracels et se sont même préparées à attaquer la Chine en justice, assure Tran Duc Anh Son, historien et directeur de l’Institut pour le développement socio-économique à Da Nang. Mais elles conservent une relation encore forte sur le plan idéologique et elles ont trop peur de la réaction excessive de Pékin, des rétorsions économiques. Le Vietnam est trop dépendant de la Chine.»
La prudence, sinon le renoncement, est de mise dans ce qui ressemble parfois à une guerre des mers secrète et silencieuse qui pousse l’exaspération à son comble du côté des pêcheurs. Rien qu’à la lecture de la presse, André Menras, un militant français qui a aussi la nationalité vietnamienne, avance le chiffre «d’au moins 2 000 victimes de toutes sortes depuis 2002. Cela ne reflète qu’une partie des attaques commises par la Chine».«Ils sont nombreux à être à bout de nerfs, certains ont été rançonnés», poursuit le sexagénaire qui partage son temps entre Béziers et Ly Son, où il vient en aide aux pêcheurs. «Un jour, l’un d’eux jettera une grenade sur les Chinois.»
Huynh Van Khanh n’envisage pas une telle vengeance. Mais après de premières explications paisibles, il s’agite, lève les bras et fulmine. «J’ai la haine, j’ai la haine. On se fait attaquer, on peut tout perdre, je me sens abandonné», s’agace ce capitaine de 35 ans qui reçoit ce matin dans la maison familiale du hameau de Binh Chau, dans la province de Quang Ngai, au centre du pays. Il a peur d’être reconnu et d’avoir des problèmes avec les Chinois, mais la colère et le besoin de témoigner sont plus forts que la crainte des représailles.
Le 9 juillet, il était dans les Paracels avec un autre bateau quand les navires chinois leur ont foncé dessus et se sont livrés à une minibataille navale et une chasse aux Vietnamiens pendant une dizaine d’heures. Dans la cohue, son collègue a heurté un fond rocheux et le bateau a coulé. «Les Chinois nous ont interdit de les secourir. On a dû attendre la tombée de la nuit et le départ des attaquants pour aller sauver l’équipage qui était dans l’eau», se souvient Huynh Van Khanh. Le capitaine du navire coulé acquiesce. Paradoxalement, Vo Van Luu est plus calme que son ami. Las et fataliste, il raconte avoir été battu, avoir perdu ses poissons et son matériel à plusieurs reprises, avoir failli couler quatre fois en trente ans de carrière. «Mais vous savez, nous vivons de la pêche. Nous devons aller de plus en plus en loin pour rapporter du poisson. Nous n’avons pas vraiment le choix. Et en plus le gouvernement nous encourage à aller pêcher dans les Paracels pour défendre le territoire national», dit Vo Van Luu.
Sentiment d’abandon
Les autorités tentent bien d’indemniser les victimes. Mais les sommes semblent dérisoires. Vo Van Luu explique avoir reçu une somme équivalant à 11 300 euros et des dons, mais c’est peu pour racheter un bateau, du matériel et se relancer dans une campagne de pêche d’un mois qui à elle seule, nécessite environ 9 000 euros pour les salaires, le fioul et la nourriture d’un équipage de 12 hommes. Le sentiment d’abandon vient en grande partie de là. «Nous n’avons pas de moyens, reprend le pêcheur en colère Huynh Van Khanh. Quand je vois le nombre de bateaux et les équipements des Chinois, je vois bien que l’on ne peut pas faire grand-chose.»
Au quartier général de la deuxième région militaire des garde-côtes, à Ky Ha, dans la province de Quang Ngai, le colonel Tran Van Dung assure «faire le maximum pour que les pêcheurs aient les meilleures conditions de sécurité». Il fait visiter les installations portuaires perdues entre des pinèdes et des dunes, à trois heures des premiers récifs des Paracels. Il ne cache pas les «défis posés par les bateaux étrangers qui violent les lois internationales et viennent dans nos eaux». Jamais, il ne dit «Chinois», toujours «étrangers». Il voit les «pêcheurs comme des soldats de la mer chargés de revendiquer la souveraineté du pays et de transmettre des informations». En vietnamien, on dit «coller à la mer».
Mais il suffit de jeter un coup d’œil sur une carte et de regarder les forces en présence pour comprendre la situation. Les garde-côtes doivent veiller sur l’ensemble des Paracels et le nord des Spratleys. Une énorme zone couverte par 20 navires seulement. «Pour bien assurer notre mission, nous devrions avoir au moins 60 bateaux, note Ngo Cong Quy, le capitaine du 4037, un bâtiment de sauvetage flambant neuf. Les pêcheurs ont raison de nous reprocher notre manque de moyens. Quand il y a un problème en mer, on arrive à deux bâtiments et on se retrouve face à 35 embarcations.» Avec son armada, Pékin a plus d’une longueur d’avance dans une bataille navale sans merci pour le Vietnam.
(1) Rencontre réalisée lors d’un voyage de presse du ministère des Affaires étrangères vietnamien.
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