+ Vendredi 25 Avril 1969
Minuit
Quinze jours que je n’ai pris aucune note .
Et je suis passé à un nouveau cahier . sans achever le
précédent . et en changeant la couleur …
L’essentiel et la raison de tout cela : petites choses de détail
en vérité –
et mes fiançailles avec Sylvie . le mardi 8 avril .
Depuis . à Valescure . temps de détente et de paix .
de certitude et de confiance .
et pas le temps d’écrire .
Et depuis mon retour à Paris .
pas le temps non plus . entre Sylvie . mes T P . et l’E N A .
Et puis surtout toute une crise . qui – je crois – s’achève .
qui m’a fait douter profondément de ma décision
et que j’ai préféré vivre .
sans m’envoûter moi-même à longueur de pages .
j’en ferai le point à tête reposée .
Ce que je peux déjà écrire .
car je l’expérimente profondément . c’est
– le mariage est un immense changement
de vie . d’échelle d’affection et de confiance . d’horizon .
de liberté . Extraordinaire pari sur l’autre et sur soi .
– l’amour est sûrement à la racine
une intense confiance en l’autre . en sa capacité de
vous comprendre et de vous rendre heureux
– tout cela se vit seul
ma décision . ma conviction . ma joie ou mon angoisse
personne n’y peut rien .
Mais – confiance en l’autre
– confiance en Dieu .
*
* *
Ce qui me remplit aussi beaucoup l’esprit . tous ces temps-ci
c’est bien sûr le referendum du 27 Avril .
Mon opinion politique fondamentale est formée depuis l’automne 1962 [1]
et depuis que je vote – présidentielle de 1965 –
je vote suivant la stricte obédience dès le premier tour et
sans hésitation .
Cette fois-ci . il n’y a pas de problème . et peut-être moins que
jamais s’il y en eut
– le projet est un progrès considérable et très ouvert sur l’avenir
– le referendum est un excellent procédé . dans la mesure où il
est éducatif . et fait participer concrètement à la décision .
Ceci posé . à l’échelon national . le problème a pris une toute
autre gravité .
. le combat s’est placé sur le terrain politique et du régime .
Ce que voulait ou a – au moins – nettement accepté le
Général de Gaulle
. on a glissé – dans le calme . et c’est profondément étonnant –
vers l’hypothèse du succès du ‘non’ . et du départ du Général
Cela s’est fait progressivement . et sans panique .
C’est devenu une éventualité pour la majorité dès samedi dernier
Puis officiellement . annonce par Defferre à la TV mercredi
se fondant sur un sondage opublié par le Figaro jeudi : 53% pour le non
Et aujourd’hui . France Soir : 51% pour le non .
. l’enjeu du débat a été modifié par la remarquable intervention
de Defferre (toujours très opposition dynastique depuis son discours
du 12 Janvier 1964) : occasion extraordinaire . de départ
du Général dans le calme et la paix .
et ce soir . allocution du Général . donnant l’alternative : maintenant ou
dans 3 ans .
Autour de ces faits .
comment s’ordonnent les positions
. leaders centristes n’ont pas pris position au départ .
n’ont fait que suivre ce qu’ils ont cru être le courant dominant .
au moins à terme : Duhamel et Giscard .
. Pompidou a été relativement ambigu
et n’a vraiment coupé court aux insinuations qu’aujourd’hui à Lyon .
a fait campagne pour la fidélité
. électorat indécis pour un tiers jusqu’à ces derniers jours
crédibilité du départ du Général : 65% . qui y croient
. argument du départ joue moins fort
car – Pompidou est là
– de toutes façons . même si on le voulait . de Gaulle
n’est pas éternel : et dans 3 ans . ou maintenant .
quelle différence .
Ce soir . rediffusé deux fois . discours du Général
clôturant la campagne .
– le départ est absolument certain si le non l’emporte
– appel à l’émotion populaire . en découvrant le futur départ –
celui qu’il demande – à la fin du mandat
– soutien très net à ceux qui de toutes façons représentent l’avenir de
la patrie .
Mon impression ce soir est la suivante
– la prise de conscience de l’électeur va vraiment s’opérer
et il va y avoir effectivement un vote de fidélité
– le oui l’emportera dimanche .
pas de beaucoup . mais nettement tout de même .
Ce que j’espère . c’est que le Général retrouve
sa majorité présidentielle de 55%
ce qui étant donné la tournure actuelle des événements –
serait un beau succès .
Sur le plan de l’échiquier politique . la situation ne semble
pas avoir été assez analysée
– le referendum . du seul fait qu’il existe et de sa date
(et c’était sûrement un des calculs du Chef de l’Etat)
exorcisait le rendez-vous de Mars . et l’anniversaire de Mai
C’est beaucoup
– de Gaulle est seul sur le podium .
et victoire ou défaite . ce sera la sienne
– Pompidou maintient ses chances . et Couve a manqué
son baptême du feu .
(Il est vrai que Pompidou n’a eu le sien finalement . qu’au bout de 6 ans)
– la gauche existe moins que jamais
le parti socialiste est plus petit que feu la Fédération . puisqu’il ne
comprend pas le parti radical . Mitterrand est hors jeu
– si succès du non .
candidature Poher serait typiquement celle d’un PR style
IV° République : Coty en moins honnête .
et ce serait bel et bien la catastrophe pour les institutions .
qqn se ferait élire pour émasculer les pouvoirs présidentiels .
De Gaulle est à Colombey depuis cet après-midi
Au fond . actuellement le parti de l’ordre victorieux en Juin 1968
relève son masque . ce que voulait de Gaulle :
une bonne part reflue vers le non .
C’est bien la clarification des électeurs que voulait de Gaulle
– veut-on de Gaulle ?
– veut-on les réformes ?
Et si le oui l’emporte . ce sera un % nettement plus substantiel
qu’aux élections : d’au moins 9 à 10 points .
J’espère .
_
SYLVIE
Mon Dieu . fortifie-moi . lave-moi . secours-moi
Bénis-nous . tous les deux .
Fais-nous correspondre l’un à l’autre . nous deviner l’un l’autre
et nous regarder jusqu’au fond de l’âme .
en toute liberté d’expression . en toute paix et apaisement .
sans pressentiments . sans anxiété
avec confiance et joie .
_
0 h 40
+ Dimanche 27 Avril 1969
23 h 30
Le referendum est négatif .
De Gaulle a perdu
sur 24 . Mons . 19 Mons de votants
52 % non . 46,9 % oui
Pourquoi a-t-il mis son mandat en jeu ?
Et fait-il appel des élections du 30 Juin ?
Et mis en cause toute son œuvre ?
_
Et moi . ce soir . j’ai peut-être perdu Sylvie
Elle a vraiment compris que je ne l’aimais pas vraiment
et elle souffre depuis huit jours . horriblement .
Et moi . quel échec . Et quelle saloperie
que ma vie entière et sur tous les plans ?
Peut-elle me revenir ?
Peut-elle me garder confiance et estime ?
_
Dégoût profond . de moi-même .
+ Lundi 28 Avril 1969
23 h 45
Geste extraordinaire de Sylvie aujourd’hui .
qui malgré tout ce que « je lui ai fait voir »
depuis quinze jours . et sa crainte que cela ne
recommence périodiquement
fait front . et accepte de reprendre pleinement la route .
Fermée et en larmes hier dans l’auto .
Ce matin . en la conduisant au cours : dubitative et
disant avoir réfléchi
Et puis à midi : « Mon amour . je t’aime »
Moi-même . ai-je vraiment pris ma décision
Je veux l’avoir prise .
Je veux l’aimer .
Mais je ne sais toujours pas si je l’aime .
Et en tout cas . ni détente . ni bonheur .
Et elle a presque toutes les qualité du monde .
Et elle m’aime passionnément et je crois – de plus en plus
lucidement
_
Immense tristesse : de Gaulle n’est plus là .
Cela me touche profondément .
Il n’y a pas de successeur possible .
C’est lui ou rien .
A moins . qu’il ne soit clairement convenu qu’il continue de
gouverner par personne interposée .
je vais m’abstenir aux prochaines élections présidentielles .
Et s’il était candidat ?
Le fait qu’il ne soit plus à la tête des affaires .
me paraît une monstrueuse anomalie .
_
Maison . et Maman chamboulées .
par mes embardées de cœur . et mes hésitations .
Je fais souffrir tout le monde
Et pourtant . pour voir clair . et « retomber amoureux »
– ou au moins en expérimenter la certitude – il me faut être calme
et détendu . et ne penser à rien .
Qu’est-ce qu’aimer ?
Un sentiment . une « évidence » ?
Se donner complètement . consentir et s’abandonner .
_
Copie lettre manuscrite adressée à La Boisserie Mardi 29 Avril 1969
Mon Général,
je suis bouleversé par votre départ
et me sens profondément triste et vide
jusqu’à l’âme .
croient vraiment en elle . et partagent
du fond de leur esprit et de leur cœur
l’idée si noble et exaltante que
vous avez d’elle . se sentent seuls
et ramenés à de minuscules dimensions
et à de bien pauvres possibilités
et visions d’avenir .
Nous voilà profondément divisés
et démunis . Car vous seul
pouviez et vouliez rendre aux Français
confiance dans leur pays et dans son avenir
et élever le débat . pour en faire
une ambition et une vie nationales .
qui font que l’on se sent fier d’être
Français . Fierté que j’ai vêcu de
tout mon être depuis que vous êtes
à la tête de l’Etat .
Au sortir de l’Ecole Nationale d’Administration .
je suis à la veille d’entrer dans le service public .
et je me sens – avec votre départ –
sans raison de servir et de me dévouer .
sinon l’espérance que votre œuvre va être
continuée sur tous les plans . et strictement
et que nous ne nous abandonnerons pas à
nouveau .
Je pense à vous . à votre exemple .
à votre action . et à tout ce que
vous nous avez dit et montré sur
notre pays . sur la façon de le voir .
de l’aimer . de le faire rayonner
au maximum .
Mais votre action est-elle vraiment
terminée ? je refuse de penser
à vous . au passé . mais ne peux
dominer ma tristesse . devant l’issue présente .
Veuillez agréer . mon Général .
l’expression de ma profonde et très
respectueuse affection et l’hommage
de mon fidèle et total dévouement .
Je souhaiterai pouvoir vous exprimer
tout cela . de vive voix . si cela était
possible . et surtout recueillir
directement votre pensée et votre
espérance .
A ces fins . je sollicite l’immense
honneur d’être reçu par vous .
quand vous le voudrez
Bertrand Fessard de Foucault
2 av. Hoche 75 . Paris 8°
+ Mardi 29 Avril 1969
22 h 45
De Gaulle :
– tout ce qui était en cours est tranché net .
toutes les actions diplomatiques . les rendez-vous . les anniversaires
ce qui est cruel . et aussi toute la vision d’une œuvre
institutionnelle
– sur tout cela . il ne sera pas remplacé
déjà . on loue la « simplicité » de Poher . que j’exècre
et plus d’un est tenté par le retour au Président bonhomme et potiche
Quant à Pompidou . il se servira du nom de de Gaulle .
et encore … « Il est candidat d’ouverture et de continuité »
du meilleur style III° .
– comme le règne aura été court !
Il semble que de Gaulle n’a fait que passer .
_
une page – journal des sentiments
+ Mercredi 30 Avril 1969
16 h
deux pages = journal des sentiments
Candidature de Pompidou .
« continuité et ouverture » le meilleur langage de « politicien
radical » .
Il y a chez lui un sens aigu de l’opinion . et le souci
probable de la suivre .
Faire du gaullisme . sans le dire . mais en le réalisant .
Ou bien . compromettre à l’infini . et ne pas poursuivre
ce qui a été engagé .
De toutes façons . en période électorale . l’ambiguité est de règle
Egalement . maintenir à tout prix les institutions .
et le rôle du Président de la République :
ce que Pompidou et probablement Defferre feraient .
Mais sûrement pas Poher . ou une candidature Guy Mollet .
_
une page = journal des sentiments
A voir la facilité avec laquelle l’opinion publique
Et la « classe » politique acceptent le départ du
Général de Gaulle .
On a l’impression que la chose est parfaitement naturelle
et va presque de soi .
(C’est peut-être pour cela qu’il a choisi de partir :
il n’y avait plus de « nécessité » à ce qu’il soit là)
On peut se demander si finalement il y a des habitudes
prises ?avec lui
Et pourtant . cette élection présidentielle en est bien une
que de Gaulle nous lègue . et elle est finalement
la clé de voûte de sa pensée et de son œuvre :
un Chef de l’Etat . élu et dépendant du peuple . et
du coup pouvant agir sur lui . avec lui .
et gouvernant .
L’œuvre est-elle terminée ?
Le terme est impropre . Pour le Général . c’est plutôt d’action
qu’il faut parler . Et une action n’est jamais terminée .
Aucune œuvre . historique . n’est achevée .
Il n’y a pas pour un peuple et un Etat .
un état de perfection et d’aboutissement mot illisible . où il n’y aurait
plus à faire . ni à défendre .
Ce n’est qu’une tranche de vie .
Mais ce qui manque déjà .
c’est l’allure . le style . le verbe . la hauteur de vues .
quel que soit le gagnant des présidentielles .
c’est le retour de Monsieur tout le monde .
avec le bon sens . le veston . et les mots usuels
et sans éclat . qui reviennent .
Pressentiment que ce qu’en politique extérieure
on va changer très vite . et peut-être de Gaulle y songeait-il
déjà . mais ne pouvait abandonner son idée et son rêve :
c’est vis-à-vis de l’Allemagne .
Les guerres et positions d’influence se gagnent maintenant
diplomatiquement et économiquement . et nous sommes en guerre
avec l’Allemagne .
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