mardi 16 mars 2021

Eva Thomas, la femme qui brisa l’omerta de l’inceste

 

En 1986, elle créait un choc salutaire en révélant le viol dont elle fut victime par son père. Aujourd’hui, elle se réjouit pour tous ceux qui, comme Camille Kouchner, osent enfin parler.

Par Dominique Perrin

Publié le 15 janvier 2021 à 17h25 - Mis à jour le 16 janvier 2021 à 12h54



Elle s’est précipitée sur le livre de Camille Kouchner. Grâce à un ami libraire, Eva Thomas l’a obtenu le mercredi 6 janvier, la veille de sa sortie, et lu d’une traite. Elle ne pouvait attendre davantage. Eva Thomas est la première femme à avoir parlé d’inceste à visage découvert à la télévision française, en 1986. La Familia grande (Seuil), livre dans lequel Camille Kouchner accuse son beau-père, le constitutionnaliste Olivier Duhamel, d’inceste sur son frère jumeau, a déjà embué quelques yeux de lecteurs. Il a enchanté la Grenobloise.

« J’ai ressenti de la joie, comme avec Le Consentement, le livre de Vanessa Springora, raconte-t-elle. Je me suis dit : “Ça y est, elle est sauvée.” Je sais ce que ça coûte de parler de l’inceste, le travail que ça demande. Parler permet de retrouver son identité, d’arrêter la danse permanente avec la mort. Je suis tellement contente. 2021 commence bien, c’est un petit pas de plus dans la prise de conscience de la société. »

Un basculement historique

Eva Thomas nous reçoit à Grenoble le 8 janvier, jour de soleil sur les Alpes enneigées. Petit gabarit et grande énergie, humeur joyeuse, regard vert et vif, elle a 78 ans mais en paraît bien moins. Assise au bout de la grande table de sa cuisine, elle ôte son masque et s’excuse : « Le fait de ne pas avoir pu parler pendant longtemps était pour moi comme un bâillon, donc porter le masque m’est difficile. » Elle avait 44 ans quand, lors d’une soirée des « Dossiers de l’écran », elle a raconté avoir été violée par son père, une nuit, à l’âge de 15 ans.

« L’inceste dérange tellement… C’est une sorte de déni collectif. On brise le silence, puis la société oublie vite et le déni se réinstaure. Alors, il faut en reparler. » Eva Thomas

Un basculement historique qui a permis aux Français de prendre conscience de la réalité de l’inceste et le traumatisme qu’il crée. À trente-cinq ans d’écart, sa parole et celle de Camille Kouchner provoquent le même effet de souffle, comme si le basculement n’avait pas été complet. « L’inceste dérange tellement… C’est une sorte de déni collectif, analyse Eva Thomas. On brise le silence, puis la société oublie vite et le déni se réinstaure. Alors, il faut en reparler. »

En 1986, son témoignage est un joli coup médiatique. Elle vient d’écrire un manuscrit sur son histoire, sous le nom de plume d’Eva Thomas, et contacte diverses personnes pour tenter de le publier : l’écrivaine Nancy Huston, la ministre des droits de la femme Yvette Roudy… Un an plus tôt, elle a créé l’association SOS Inceste à Grenoble. Au printemps 1986, l’équipe d’Armand Jammot la contacte pour une émission le 2 septembre. Elle l’annonce aux éditions Aubier, qui décident de publier son manuscrit, Le Viol du silence, le lendemain des « Dossiers de l’écran ».

Le tabou de l’inceste : 2 septembre 1986 « Les Dossiers de l’écran »

En direct sur Antenne 2, ses mots sur l’inceste portent : « C’est comme de la dynamite, si vous essayez d’y penser, tout explose dans votre tête. C’est pas pensable. » Il s’agit d’un moment où « la télévision échappe au grand spectacle », note l’historienne Anne-Claude Ambroise-Rendu, auteure d’Histoire de la pédophilie. XIXe-XXIe siècles (Fayard, 2014). « Ce qui marque, c’est le témoignage d’Eva Thomas, mais aussi son visage. Elle est belle, très souriante, mesurée. Elle n’incarne pas une victime détruite et montre qu’on peut s’en sortir. »

En trois ans, elle participe à une vingtaine d’autres émissions (y compris en Suisse, Belgique, Italie et au Québec) et à une soixantaine de débats. Chez elle, Eva Thomas conserve un book des articles de presse : il fait 4 centimètres d’épaisseur. On l’aperçoit sur une photo aux côtés de l’actrice Delphine Seyrig, qui l’a soutenue. « J’ai sauté dans le vide en allant à cette émission, se remémore-t-elle. Ensuite, je me suis sentie portée par un combat collectif. » Mais en 1990, « pour éviter le burn-out », elle se met en retrait de son association.

Une enfance heureuse

Sa force, Eva Thomas dit la tirer de ses premières années normandes. « J’ai eu une enfance heureuse, j’étais construite, je pense que c’est ça qui m’a sauvée. » Elle est aussi très déterminée. Sa mère est couturière, son père jardinier, des gens très catholiques qui vivent dans un village de l’Orne. Elle est l’aînée de six enfants. « J’étais la première petite-fille de mes grands-parents des deux côtés, j’étais jolie, j’ai été vraiment aimée par toute la famille. » Son destin est tout tracé. Un mari, la couture, des enfants. Seulement, elle rêve d’être institutrice. Fascinée par les récits de sa tante missionnaire à Djibouti, elle s’invente une vocation.

A 10 ans, elle annonce au curé que Dieu l’appelle pour partir en Afrique. Sa tactique fonctionne, elle intègre une école de religieuses grâce à une bourse. Elle décrit son père comme un homme tendre, pas autoritaire. Un été pourtant, juste après sa troisième, il la viole. « Tout d’un coup, de façon incompréhensible, mon père devient complètement autre et le lendemain redevient normal. » Elle en parle au curé de la pension : « Oubliez ça, mon enfant ! » L’adolescente craint d’être enceinte et devient anorexique plusieurs mois. Puis elle se remet à manger pour éviter d’être hospitalisée, ce qui interromprait sa scolarité.

Avec le bac pour seul diplôme, elle enseigne dans une institution religieuse à Flers (Orne), puis pour des enfants sourds-muets à l’institut du Bon Sauveur, à Caen. En 1964, elle part travailler un an dans l’Algérie indépendante, avant de s’installer avec son compagnon au Tchad, où naît leur fille. Elle vit cinq ans dans le pays et s’investit dans le développement rural et l’éducation populaire auprès de femmes.

Le poids de la loi

De retour en France, elle devient rééducatrice en psychopédagogie dans des écoles, près de Grenoble. Comme elle tombe malade après chaque visite à ses parents, elle décide, en 1980, d’écrire une lettre à son père pour lui parler de son viol. C’est la première fois. Dans sa réponse, il reconnaît les faits et lui demande pardon. Lui et sa mère, qui ont toujours été protégés par le pseudonyme de leur fille, sont décédés depuis une vingtaine d’années.

Pour lutter contre l’inceste, Eva Thomas croit au poids de la loi. Elle-même n’a jamais porté plainte, car le crime était prescrit. Pour sortir de ses douleurs somatiques et d’une phase de dépression, elle a peint à la gouache rouge des toiles géantes et fabriqué des poupées violentées, « une sorte d’art-thérapie inconsciente ». Mais elle a tout de même eu recours à la justice. Elle a demandé un changement de prénom avec un motif précis : avoir été violée par son père. Sur ses papiers d’identité, elle garde le nom paternel, mais Eva est son prénom officiel depuis 1991. « Ça a été magique, assure-t-elle, mes cauchemars se sont arrêtés et j’ai pu écrire Le Sang des mots. Les victimes, l’inceste et la loi [republié en 2004 par Desclée de Brouwer]. »

Aujourd’hui, elle se félicite de la recommandation de la députée Alexandra Louis (LRM) de faire des violences sexuelles sur mineurs un crime spécifique. Elle jugerait utile un nouvel allongement du délai de prescription, mais, à l’inverse de beaucoup d’associations, elle estime que l’imprescribilité doit rester réservée aux crimes contre l’humanité.

Dans le livre de Camille Kouchner, elle a beaucoup aimé le passage sur les mots de la loi. Un avocat annonce au frère jumeau qu’il a été « victime d’un crime ». Eva Thomas nous lit un long extrait : « Les mots, ces mots que Victor est en train d’entendre. Les mots, ces mots que je n’ai eu de cesse d’aller chercher durant mes années de droit et qui n’ont pas suffi jusque-là… » Puis elle ferme le livre : « J’en ai encore des frissons. »

Dominique Perrin


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