(à la Palestine, ma
reconnaissance)
Cher Arafat,
Tu ne peux évidemment plus me connaître. J’ai vu le jour
loin de la Palestine, deux
ans après la fin de la seconde guerre mondiale. Si, dans
mon village, chacun savait
que le conflit avait été atroce, nul, à ma connaissance,
n’avait entendu parler de la
déclaration Balfour et de la promesse anglaise
d’établissement d’un foyer juif en
Palestine, de la lutte des populations arabes contre
l’invasion et les spoliations
sionistes, du massacre de Deir Yassin et des innombrables
autres actions sanglantes de l’Irgoun et de la Haganah - ancêtres des
organisations terroristes du Moyen-Orient - du flot des Palestiniens chassés de
leur terres, contraints à un destin d’éternels réfugiés, par des sabras (ultimes avatars d’un
colonialisme qui ignorait encore sa fin prochaine) et quelques survivants d’une
innommable solution finale, avec la complicité bienveillante d’un Occident taraudé par
sa mauvaise conscience.
Nous ne savions rien de tout cela.
Et pourtant, je suis, quelque part, moi aussi, un enfant de
la Neqba. Je n’étais pas né
quand tu vins au monde sur deux terres, le corps en Egypte,
le coeur et l’âme en
Palestine. Je suis là, au moment où tu meurs sur trois
continents, sous le regard de la Terre entière, restée deux semaines entières
suspendue à ton souffle. J’ai entendu un ministre de Sharon dire, avec un
sourire de presque béatitude, la joie qu’il ressentait à l’annonce de ton
décès. J’ai vu des membres d’une secte juive extrémiste anticiper joyeusement
ta mort, dans une sarabande macabre, avec tambourins et guitare.
J’ai ressenti une grande colère, puis une peine immense.
Puis un profond
soulagement. Car j’aurais pu être un de ces danseurs. Si je
suis soulagé, aujourd’hui,
de ne pas avoir été un de ces danseurs, c’est parce qu’un
jour de juin 1967, j’ai
rencontré la Palestine.
J’étais un jeune stagiaire en journalisme, une espèce de
naïf empli de certitudes et de vérités définitives. Je n’aimais pas les Arabes,
les Maures encore moins. J’éprouvais pour Israël et pour les Juifs une
compassion sincère, et je vouais à l’un et aux autres une admiration sans
bornes. Je soupçonne aujourd’hui que mon peu de sympathie pour les premiers
était lié tout à la fois au ratage de mes études secondaires du fait de ma
nullité crasse en Arabe (ce n’était pas la seule raison mais elle me suffisait)
et à l’impact des événements raciaux de 1966 en Mauritanie sur un esprit encore
adolescent. Mon attirance pour la cause sioniste s’était nourrie à diverses
sources : le martyre du peuple de David dans l’Occident chrétien, le génial
éclat de quelques écrivains et penseurs juifs que j’avais eu la chance de lire,
et l’influence d’un professeur français, qui m’aimait bien, et qui n’eut aucun
mal à me convaincre des charmes des kibboutzim et du socialisme sioniste, et de
l’héroïsme d’un peuple qui avait fait reverdir le désert. La guerre des Six
Jours et la déroute des armées arabes me mirent dans un état de surexcitation
presque insoutenable. Je me délectais des articles des journaux parisiens
narrant (à quelques rares exceptions) les hauts faits d’armes de Tsahal et les
humiliations infligées aux troupes et aux populations arabes.
Le soir, je faisais la navette entre les restaurants
universitaires "juifs" et "arabomusulmans" pour me nourrir
de l’exultation des vainqueurs, et me repaître de la détresse des vaincus. Un
après midi, je m’installai à la terrasse d’un café, rue Soufflot, et commençai
le tri de ma moisson de quotidiens. J’étais totalement absorbé par ma lecture,
et n’avais pas senti que quelqu’un avait tiré une chaise et s’était assis à
côté de moi. Il m’appela par mon nom. Je levai les yeux, et reconnus Kane
Bouna. Il avait été quelques années auparavant mon professeur de français au
collège de Kaédi, et un des animateurs du groupe des "19",
signataires d’un manifeste qui, en 1966, avait accéléré les événements en
Mauritanie. Mon ancien professeur était aussi un de mes héros, un défenseur de
la cause noire contre l’obscurantisme arabe.
-Qu’est-ce que tu lis ?
-Des articles qui disent comment les Israéliens donnent une
raclée aux Arabes !
-Tu sembles tirer beaucoup de satisfaction de ta lecture ?
-Et comment !
Suivit un long silence. Puis comme dans un rêve, j’entendis
:
- Je crois que tu as tort.
Ce devait être un rêve, ou peut-être un cauchemar.
- Je ne comprends pas, réussis-je à bredouiller.
- Oh ! Si, tu as bien compris. Je dis que tu as tort de te
réjouir de la défaite des Arabes, car leur défaite est aussi la nôtre, et la
tienne. C’est une défaite de la vérité et du droit des peuples. Ce n’est pas
parce que tu as le sentiment que des Arabes t’ont fait du tort en Mauritanie
que tu dois te sentir heureux quand ils sont défaits ailleurs, sans te soucier
de savoir de quel côté se trouvent la vérité et la justice.
II ne me laissa pas le temps de placer un mot, je ne crois
d’ailleurs pas que j’étais en
état d’en placer un. Il me dit un rapide au revoir et
partit, un soupçon de sourire aux
lèvres. Je dormis à peine, cette nuit là. J’étais déçu,
fâché, atterré, bouleversé.
Profondément. Mon héros était à terre, et mes certitudes en
miettes. Les droits des
peuples, d’accord, mais pas pour les Arabes ! Et c’est quoi
ces Palestiniens dont tout
le monde parle ? Seraient-ils autre chose qu’une horde de
va nus pieds envieux de
l’Eden israélien ?
Quelques jours après, Les Temps Modernes, la revue
de Sartre, sortait un numéro
spécial "Le conflit israélo-arabe". Un
pavé de mille pages qui était en préparation
depuis deux ans. Je me précipitais dessus, comme un assoiffé
court à l’oasis. La
rédaction avait invité dix-huit intellectuels juifs (dont
une majorité d’Israéliens) et
vingt et un intellectuels arabes (des Palestiniens, pour
l’essentiel) à apporter leur
contribution à la compréhension du conflit entre les deux peuples.
Je dévorais l’énorme revue en deux jours et trois nuits.
J’étais comme en transe, et je
relus plusieurs des contributions deux ou trois fois. Je
m’arrêtais parce que la fatigue
et l’insomnie m’avaient terrassé, mais aussi parce que mon
siège était fait. D’un côté,
les arguments des Israéliens qui justifiaient leur "retour"
à une terre abandonnée
depuis deux mille ans, par un pacte entre le peuple élu et
Jéhovah, et par la
glorification d’un Eretz Israël mythique. De l’autre les
faits présentés par les
Palestiniens :"cette terre est nôtre depuis deux
mille ans ; voilà comment nous en avons été spoliés, voilà comment nous en
avons été chassés, voilà comment nous sommes devenus un non-peuple".
J’avais le sentiment d’être devenu, en quelques journées, une autre personne.
J’étais comme un vêtement longtemps porté à l’envers, et qu’un tour de main
avait remis à l’endroit. Un double tour de main, en vérité : Bouna Kane et la
Palestine (il est évidemment désastreux, pour moi, de devoir quelque chose à un
Kane, mai c’est là une autre histoire).
Je devais te dire, Abou Amar, avant que tu sois trop loin
pour m’entendre, ce que je
te devais, à toi et au peuple de Palestine : ce que, en
toute modestie, je crois être la
part la plus belle et la plus noble de ma vie. Ma jeunesse
et mes années d’après
jeunesse (celles que l’on dit de maturité) se sont
déroulées au rythme de tes combats, qui étaient ceux de ton peuple, de tes
victoires improbables, de tes défaites toujours définitives, de tes morts
annoncées, de tes résurrections. Et, du désastre de juin 67 au septembre
sanglant de Jordanie, de Sabra et Chatila à Jenine, de Tunis à Gaza, de Beyrouth
assiégé au siège de la Moughataa de Ramallah, ton rêve têtu, inexpugnable, irrépressible
: redonner à une horde d’exilés le fier nom de peuple, et bâtir une Palestine
libre dans un Moyen Orient fraternel.
Quelques années avant de tomber sous des balles nazies,
Paul Nizan, philosophe,
communiste et résistant, a écrit dans Aden-Arabie : "j’avais
vingt ans. Je ne laisserai
personne dire que c’est le plus bel âge de la vie."
En 1967, j’avais vingt ans. Et par la grâce de la
Palestine, cela restera la plus belle
période de ma vie.
Abdoulaye Ciré BA
Le Calame . 4 Janvier 2016
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