Moscou en position de force au Kazakhstan
Afin de se protéger, le pouvoir de ce pays d’Asie centrale, sourcilleux jusqu’alors sur sa souveraineté, a accueilli en moins de vingt-quatre heures 3 000 soldats russes. Moscou y voit une nouvelle occasion de recouvrer sa domination d’antan dans l’ancien espace soviétique.
Par Isabelle Mandraud et Emmanuel Grynszpan
Publié le 08 janvier 2022 à 06h03 - Mis à jour le 08 janvier 2022 à 14h34
Vladimir Poutine et Kassym-Jomart Tokaïev à la résidence présidentielle du palais Konstantin, à Strelna (Russie), le 28 décembre 2021. YEVGENY BIYATOV / AFP
Douze avions militaires de transport russes Il-76 et AN-124 ont atterri, vendredi 7 janvier, sur l’aéroport d’Almaty, la capitale économique du Kazakhstan, au cœur des émeutes qui ébranlent depuis plusieurs jours le pays. Sous le commandement du général Andreï Serdioukov, qui a dirigé des opérations aéroportées en Syrie, ce contingent de près de 3 000 soldats est chargé de « protéger les installations vitales, les aérodromes et les infrastructures sociales-clés ». Ils « ne participent pas aux opérations opérationnelles et de combat menées par les forces de l’ordre locales et les unités de l’armée [kazakhe] pour rétablir l’ordre public », a tenu à préciser le ministère russe de la défense.
La célérité avec laquelle le président kazakh, Kassym-Jomart Tokaïev, a fait appel à Moscou, quelques heures à peine après que les manifestations, provoquées par la hausse du prix des carburants le 1er janvier, ont commencé à dégénérer, a surpris. La saisine officielle de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), une alliance militaire qui unit depuis 2002, outre la Russie et le Kazakhstan, l’Arménie, la Biélorussie, le Kirghizistan et le Tadjikistan, a servi de paravent. Le déploiement massif de troupes russes est en effet sans commune mesure avec les quelques dizaines de militaires dépêchés par les autres Etats. Et l’intervention de l’OTSC constitue bel et bien une première s’agissant, qui plus est, des affaires intérieures de l’un de ses membres.
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Pour légitimer sa demande, M. Tokaïev a imputé les troubles, dès mercredi 5 janvier, à des « groupes terroristes internationaux », après avoir cité quelques instants auparavant le chiffre de « 20 000 criminels armés » dans la seule ville d’Almaty, ce qui semble beaucoup pour une opération « terroriste ». Au risque d’apparaître comme celui qui a permis le retour des soldats russes sur le territoire kazakh, trente ans après l’indépendance de cette ancienne République soviétique, le chef de l’Etat a-t-il surtout douté de la loyauté de son appareil de sécurité ? Malgré la coupure de l’Internet, intervenue alors que le mouvement s’étendait à plusieurs régions, en revendiquant de plus en plus fort un changement de régime, des vidéos sont apparues montrant parfois des scènes de fraternisation entre les forces de sécurité et des manifestants. Parmi ces derniers, plus de 3 800 auraient déjà été arrêtés.
Un partenaire soucieux de sa souveraineté
Au pouvoir depuis 2019, Kassym-Jomart Tokaïev, 68 ans, n’a rien d’un conciliateur, comme l’ont prouvé ses déclarations martiales donnant encore pour consigne aux policiers et militaires, vendredi, « de tirer pour tuer », et de poursuivre les opérations « jusqu’à la destruction totale [des manifestants] ». Austère – il a confié un jour qu’il ne célébrait ni ses anniversaires ni ceux de ses enfants –, peu porté à laisser ses émotions affleurer sur son visage, le dirigeant du plus vaste pays d’Asie centrale apparaît avant tout comme l’héritier d’un système politique verrouillé depuis plus de trente ans par Noursoultan Nazarbaïev. Agé aujourd’hui de 81 ans, affaibli par la maladie, ce dernier a régné sans partage depuis 1990 en se faisant réélire à cinq reprises à la tête de l’Etat, quitte à modifier pour cela la Constitution.
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Puis, quand cela n’a plus été possible, le premier président du Kazakhstan s’est réservé, dès 2018, un rôle de premier plan à la tête du Conseil de sécurité nationale. Taillé sur mesure, ce nouvel organisme conserve la haute main sur les nominations importantes, comme sur les organes de sécurité. Le statut de « Elbasy », « père de la nation », lui ayant assuré par décret l’immunité contre des poursuites judiciaires, il avait ensuite passé la main, en 2019, à Kassym-Jobart Tokaïev, ancien premier ministre et président du Sénat, avec la certitude de garder le contrôle sur à peu près tout. Les manifestants ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, beaucoup reprenant à leur compte le slogan « Chel, ket ! » (« Va-t-en, le vieux ! »).
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Quatre jours avant le début d’une explosion sociale que rien ne laissait présager, le 28 décembre 2021, Vladimir Poutine recevait à Saint-Pétersbourg, l’un après l’autre, l’ancien président et son successeur. Façon de ménager le duo à la tête d’un partenaire historique important devenu sourcilleux sur sa souveraineté, avec lequel la Russie partage l’une des plus longues frontières au monde, près de 7 000 kilomètres.
Le chef du Kremlin connaît bien Noursoultan Nazarbaïev, qui fut l’un des promoteurs de l’Union économique eurasiatique (UEE), censée rassembler les ex-républiques soviétiques dans un espace commun d’échanges. Mais si les relations sont toujours restées courtoises, le dirigeant kazakh n’en a pas moins multiplié les sujets d’irritation pour Moscou : non-reconnaissance de l’annexion de la Crimée – en pleine crise ukrainienne, en 2014, Noursoultan Nazarbaïev s’était même rendu à Kiev –, introduction, en 2017, de l’alphabet latin en remplacement du cyrillique, refus, en 2018, de soutenir la résolution russe aux Nations unies condamnant les frappes conjointes des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de la France contre le régime de Bachar Al-Assad en Syrie… Cette attitude ambivalente s’était accompagnée d’une politique d’ouverture vis-à-vis des Occidentaux, en parallèle avec la Chine. Ces derniers temps, le rapprochement stratégique opéré par le Kazakhstan vers la Turquie avait fini d’exaspérer le Kremlin.
Sur cette image tirée de séquences fournies par la télévision russe RU-RTR, des soldats russes de l’OTSC sortent d’un de leurs avions militaires, dans un aéroport du Kazakhstan, le 6 janvier 2022. AP
Corruption endémique, opposition traquée
Rien de tout cela n’a été remis en cause, jusqu’ici, par Kassym-Jomart Tokaïev. Diplômé de l’Institut d’Etat des relations internationales de Moscou, familier de la Chine où il a séjourné, ex-secrétaire général adjoint de l’ONU et directeur général de l’Office des Nations unies à Genève, il a poursuivi la même politique « multisectorielle » de son prédécesseur.
Sur le plan intérieur, non plus, il ne s’est pas démarqué. La corruption reste endémique et l’opposition est impitoyablement traquée. Il y a tout juste un an, en janvier 2021, les premières élections législatives sous sa présidence avaient ainsi été marquées par l’absence de toute concurrence. Déjà, en 2001, lorsqu’il était premier ministre, il s’était chargé d’exclure sans ménagement du paysage politique un groupe d’opposants, le Choix démocratique du Kazakhstan, qui exigeait des réformes. Désignés comme des « comploteurs », ces derniers avaient été contraints de quitter le pays ou de tomber dans la dissidence.
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Les événements de ces derniers jours ont-ils changé la donne ? Noursoultan Nazarbaïev n’est pas réapparu en public mais « appelle tous les citoyens à se rassembler autour du président du Kazakhstan pour lui permettre de surmonter cette crise et de garantir l’intégrité du pays », a affirmé son porte-parole, Aidos Ukibay, sur Twitter, samedi 8 janvier. Les rumeurs ont en effet commencé à se répandre sur l’opportunité qu’aurait saisie le président Tokaïev pour se débarrasser de son héritage. De fait, le directeur du Conseil de sécurité, Karim Massimov, a été arrêté le 6 janvier et placé en détention. Ex-premier ministre, proche de Noursoultan Nazarbaïev, il avait déjà été démis de ses fonctions pour être remplacé par un conseiller de M. Tokaïev. Une enquête préliminaire a été ouverte pour « haute trahison », a annoncé le Conseil dans un communiqué qui n’a révélé son interpellation, « et d’autres », que samedi 8 janvier. Rien ne permet encore, cependant, d’abonder dans le sens d’un règlement de comptes avec la vieille garde, la politique kazakhe s’apparentant à une « boîte noire », pour reprendre l’expression du politiste russe Alexeï Makarkine.
Des blindés russes à Baïkonour
« Les décisions de Tokaïev ne doivent pas être considérées comme une tentative délibérée de se débarrasser de Nazarbaïev. Après sa démission, en 2019, l’ancien président lui a progressivement passé les principaux leviers du pouvoir. Ceci est en partie dû à sa condition physique. (…) Le remplacement de Nazarbaïev semble être un transfert de pouvoir, préparé à l’avance, mais accéléré par les troubles », prévient Tatiana Stanovaïa, directrice du site d’analyses R.Politik.
Du côté russe, on voit les choses un peu différemment. « Si la Russie parvient à soutenir le régime kazakh et à le rendre plus prorusse, alors ce pays d’Asie centrale pourrait devenir, comme la Biélorussie, un allié et un partenaire plus fiable », note Dmitri Trenin, directeur du centre de réflexion Carnegie Moscou, en soulignant qu’il s’agit d’un « pari ». « Afin de préserver des relations stables avec un allié, un partenaire et un voisin important, [Moscou] a souvent fermé les yeux sur la progression du nationalisme kazakh », ajoute cet expert. Un scénario déjà éprouvé, d’une autre façon, en soutien au dictateur biélorusse, Alexandre Loukachenko, qui permet surtout au Kremlin de recouvrer sa domination d’antan dans l’espace ex-soviétique.
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Il reste que la vue de troupes russes patrouillant dans les rues de son pays risque fort de susciter un sentiment de mécontentement supplémentaire parmi la population kazakhe, d’autant que le territoire conquis par l’Empire russe au XIXe siècle compte un nombre important de Russes ethniques – 3,5 millions sur une population de 18,5 millions – au nom desquels Moscou évoque régulièrement la nécessité d’intervenir pour protéger leurs droits. Selon l’agence Interfax, des véhicules blindés russes sont ainsi apparus dans les rues de Baïkonour, et un couvre-feu y a été instauré jusqu’au 19 janvier. La célèbre base spatiale soviétique, aujourd’hui louée par la Russie jusqu’en 2050, ne se trouve qu’à trois heures de route de la ville de Kyzylorda, théâtre, elle aussi, de graves émeutes.
Isabelle Mandraud et Emmanuel Grynszpan
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