lundi 17 janvier 2022

la candidature de Christiane Taubira - considérée par la Revue des Deux Mondes

 

L'édito
Christiane Taubira : ce qui compte, c’est elle

« Ce qui compte, c’est vous », dit son slogan de campagne. Auquel on pourrait ajouter : l’union, c’est moi ! Christiane Taubira entre en lice dans la course à la présidentielle et porte à six (au nom de l’unité !) le nombre de candidats à gauche, sans compter les deux représentants trotskystes. Sur la ligne de départ et sous réserve des 500 signatures : Jean-Luc Mélenchon (La France insoumise), Yannick Jadot (Europe Écologie Les Verts), Anne Hidalgo (Parti Socialiste), Christiane Taubira, Arnaud Montebourg (qui devrait se retirer ?), Fabien Roussel (Parti communiste)… Les électeurs de gauche, atterrés, voient leur chance de figurer au second tour définitivement enterrée.

La gauche est éparpillée par petits bouts façon puzzle, dynamitée, dispersée, ventilée, selon la célèbre formule d’Audiard dans Les Tontons flingueurs. Bien qu’en l’occurrence, on devrait plutôt parler de tatas flingueuses. Car au jeu du poker menteur et du « c’est pas ma faute, c’est la sienne », nos deux candidates n’ont vraiment rien à envier à leurs camarades masculins. Bonne nouvelle, l’égalité en politique est enfin réalisée !

« Christiane Taubira, c’est la gauche qui s’écoute parler, ravie de parler aussi bien. Peu importe au fond de perdre, pourvu qu’on perde le verbe haut et fleuri. »

Christiane Taubira avait juré en septembre sur les ondes de France Inter qu’elle ne voulait pas « contribuer à l’éparpillement ». Elle y contribue donc officiellement depuis le 14 janvier. Elle promet de se soumettre au résultat de la Primaire populaire à laquelle, en gros, participeront des citoyens qui lui sont plutôt acquis : la France insoumise et Europe Écologie Les Verts ont en effet refusé le principe de ce scrutin de dernière minute qui ressemble à un faux sondage. Quant à Anne Hidalgo, qui avait dédaigné la Primaire populaire lorsque Yannick Jadot la lui avait proposée au printemps, elle l’a réclamée en décembre, sentant sa position de plus en plus fragilisée… pour finalement s’en dégager de nouveau lorsque le candidat écologiste lui a répondu qu’il n’y participerait pas. La confusion et la fébrilité sont à leur comble.

« Cet éparpillement est révélateur de notre époque. Le morcellement des identités […] indique un même recentrage vers les forces individuelles au détriment du collectif. Chacun dans son couloir, chacun persuadé d’être dans le vrai, chacun se drapant d’une exigence d’authenticité vis-à-vis du groupe pour refuser toute alliance, tout compromis. »

Christiane Taubira, c’est la gauche qui s’écoute parler, ravie de parler aussi bien. Peu importe au fond de perdre, pourvu qu’on perde le verbe haut et fleuri. La colonne vertébrale de l’ancienne garde des Sceaux, il est vrai, est plutôt floue. Elle dénonce les positions d’Éric Zemmour sur l’immigration, alors qu’elle s’inquiétait, en 2006, face à l’afflux des clandestins en Guyane que « les Guyanais de souche soient devenus minoritaires sur leur propre terre ». Elle a voté le budget très libéral du gouvernement Balladur en 1993, alors qu’elle s’est posée, ensuite, comme le recours des classes précaires. Candidate en 2002 du Parti radical de gauche pour une « République qui se respecte », elle a enterré ses principes républicains en 2004 pour voter contre la loi sur les signes religieux à l’école, au prétexte que « le hijab est un défi lancé à l’invisibilité institutionnelle de populations refoulées à la périphérie des villes ». Elle a courageusement défendu la loi pou le mariage pour tous en 2014, promesse du candidat Hollande. Mais elle a dénaturé sa loi mémorielle sur l’esclavage en 2001, en occultant volontairement les traites africaine et arabo-musulmane, car « les jeunes Arabes ne doivent pas porter sur leur dos tout le poids des méfaits des Arabes ». Christiane Taubira rêve d’un souffle nouveau qui la propulsera en tête des voix de gauche. Elle risque de finir sous les 5 % d’intention de vote, à l’instar d’Anne Hidalgo.

Cet éparpillement façon puzzle est révélateur de notre époque. Le morcellement des identités, l’archipélisation de la France selon l’expression de Jérôme Fourquet, indique un même recentrage vers les forces individuelles, c’est-à-dire les identités au détriment du collectif. Chacun dans son couloir, chacun persuadé d’être dans le vrai, chacun se drapant d’une exigence d’authenticité vis-à-vis du groupe pour refuser toute alliance, tout compromis. Cette élection présidentielle est un symptôme. Le fait que cinq femmes se présentent à la magistrature suprême en est un autre.

« Emmanuel Todd nous rappelle, contre le consensus en vogue, que le basculement du rapport de force hommes-femmes sur le plan de l’éducation s’est opéré en faveur des femmes il y a déjà 50 ans. »

Dans son dernier ouvrage, Où en sont-elles ? Une esquisse de l’histoire des femmes (Seuil) (1), Emmanuel Todd nous rappelle, contre le consensus en vogue, que le basculement du rapport de force hommes-femmes sur le plan de l’éducation s’est opéré en faveur des femmes il y a déjà 50 ans. Aujourd’hui, les femmes sont plus éduquées que les hommes, font des études plus longues, sont plus diplômées, plus souvent doctorantes, elles sont massivement présentes dans le secteur tertiaire, l’administration, l’Éducation nationale, les services publics, etc. Même si des zones de masculinité demeurent dans le haut de l’échelle, même si des résistances et de la violence subsistent, notre société est idéologiquement et statistiquement « matridominante », selon l’expression de l’anthropologue.

Pourtant, l’un des secteurs dans lequel l’investissement des femmes n’est pas encore réalisé, constate Emmanuel Todd, est celui du politique. Les femmes y sont moins investies que les hommes parce qu’elles seraient les héritières (inconsciemment bien sûr) d’une division du travail qui prévalait il y a cent mille ans : les hommes chassaient ensemble et partageaient le butin. Les femmes cueillaient chacune pour elle c’est-à-dire pour leur famille. Les hommes en auraient gardé la passion des sports d’équipe, des pubs, des mouvements révolutionnaires, des meetings politiques, de la guerre : bref le sens du collectif. Les femmes, quelles que soient leurs réussites, continueraient à s’occuper du foyer, de la famille, protègeraient, organiseraient : elles seraient plus « individualistes ». Tout cela de façon inconsciente, bien sûr, mais prégnante.

L’élection présidentielle semble donner tort à Emmanuel Todd puisque, cette année, pas moins de cinq femmes se présentent à la magistrature suprême, dont deux, Marine Le Pen et Valérie Pécresse, en position de l’emporter. Mais les femmes qui votent donneront-elles leur voix à des femmes candidates ? De façon paradoxale, on se demande si ce ne sont pas les hommes qui s’enthousiasment le plus pour ces « sauveuses » de la France alignées sur la ligne de départ. Comme si l’élection, cette année, était une édition à haut risque dans une France blessée, à cran et déprimée. Et que, depuis cent mille ans, la femme est censée réparer et rassurer. D’autres loups de la politique se réservent-ils pour 2027 ?


1 À paraître le 21 janvier

Illustration : Christiane Taubira, lors de la visite d’une école primaire à Carrières-sous-Poissy (Yvelines), le 7 janvier 2022. Photo : Raphael Lafargue/ABACAPRESS.COM.

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