https://www.mediapart.fr/journal/france/121120/un-journaliste-infiltre-donne-entendre-les-violences-policieres Un journaliste infiltré donne à entendre les violences policières 12 novembre 2020 Par Valentine Oberti Après le floutage des images de policiers, la majorité devra-t-elle imposer le voilage de leurs voix ? Mediapart publie les enregistrements qui prouvent des violences policières au commissariat du XIXe arrondissement de Paris, racontées dans le livre d’un journaliste infiltré, Flic. «On allait dans les parkings ou on demandait aux gens de nous ouvrir les halls d’immeuble, et puis on défonçait la gueule des gars quoi. […] Mais on les fracassait bien. » « La patate que je lui ai mis[e] tout à l’heure là, c’était au niveau de la mâchoire. » À l’heure où la possibilité de filmer la police est remise en question par le projet de loi « Sécurité globale », Mediapart décide de faire entendre la parole de policiers. Ceux du XIXe arrondissement de Paris, accusés de racisme et de violences policières dans le livre Flic du journaliste Valentin Gendrot, qui a infiltré pendant six mois une brigade de ce commissariat et qui sera à ce titre auditionné ce jeudi par les députés de la commission d’enquête relative à l’état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines du maintien de l’ordre. C’est aussi ce commissariat qui fait l’objet d’une enquête du site StreetPress pour d’autres violences policières (à lire ici). Au cours de son infiltration, Valentin Gendrot a enregistré ses conversations avec ses collègues : lors de patrouilles, de journées à surveiller les gardés à vue et pendant le moment clef de la rédaction d’un procès-verbal d’interpellation. Ses enregistrements documentent ce que le journaliste détaille dans son livre : un quotidien de violences abusives et gratuites de la part de certains gardiens de la paix. L’IGPN, qui enquête sur les faits rapportés dans Flic, dispose désormais de nouvelles preuves, ces enregistrements, que Valentin Gendrot a lui-même transmis : « Quand j’ai été auditionné par l’IGPN, ça a duré 4 heures, j’ai eu le sentiment d’être pris au sérieux. On a balayé toutes les bavures du livre, j’ai décidé de les aider. Un journaliste qui donne son matériel, ça ne coule pas de source. Mais le compromis que je fais, c’est que je veux que le grand public puisse aussi s’en saisir et sache de quoi je parle. Ça permet aussi de recentrer le débat : dans le XIXe, il y a une minorité de policiers qui est raciste et violente et qui sont toujours policiers. Il faut que ça cesse. » © Document Mediapart Lundi 25 mars 2019. Valentin Gendrot est en patrouille avec trois collègues, surnommés “Bison”, “Xavier” et “Mano” dans son livre. Ce jour-là, leur objectif, selon le récit du journaliste, consiste à aller mettre des contraventions dans une rue à des « bâtards », le terme désignant un « mec jeune, plutôt noir ou arabe ». Dans le véhicule de patrouille, la discussion passe de la politique du chiffre, encouragée par leurs chefs, à la façon dont les policiers traitent les « bâtards » qu’ils rencontrent. Dans le premier enregistrement que nous révélons, Bison se lâche : « On allait dans les parkings ou on demandait aux gens de nous ouvrir les halls d’immeuble, et puis on défonçait la gueule des gars quoi. » Interloqué, Valentin Gendrot lui demande : « Mais tu ramenais pas [au poste] ...? » Bison explique : « Non. Bah non. Là faut pas ramener si tu défonces la gueule ! Le mec, il va voir un médecin, tu l’as dans le cul. Au bout d’un moment, ça servait à rien de les ramener quoi. Tu ramènes que pour outrage, au bout d’un moment, pfff… Mais on les fracassait bien. C’était le mec, il restait sur le tapis. Au 36 [rue] Petit, par exemple, on les massacrait, tu vois. Là, maintenant, c’est l’inverse. Si tu vois ce que j’veux dire. Là, ils ont pas peur. Avant, j’peux te jurer qu’ils flippaient leur race. » Puis ils passent à autre chose. Cet échange prouve non seulement des actes de violence gratuite de la part de Bison (un policier par ailleurs déjà convoqué à plusieurs reprises par l’IGPN pour usage de son arme finalement considéré comme justifié, selon les informations de Valentin Gendrot), mais il met surtout en lumière le fait que ces actes restent totalement hors procédure : de ces descentes dans les parkings, il ne sera fait aucun compte-rendu. Parfois, il en sera fait un récit bien différent de la réalité. C’est ce que révèle un deuxième enregistrement. Vendredi 12 avril 2019. Valentin Gendrot et ses coéquipiers, Mano, Xavier et Sabrina, interviennent pour tapage. Arrivés sur les lieux, ils constatent que plusieurs jeunes écoutent de la musique un peu fort. Une altercation éclate avec l’un d’eux, “Konaté”, que les policiers interpellent. Konaté est mineur au moment des faits. Selon le journaliste, Mano frappe le jeune à plusieurs reprises, dans la rue puis dans la voiture qui les ramène au commissariat. L’enregistrement que nous diffusons révèle que Mano reconnaît spontanément ces faits, quelques heures plus tard, alors qu’il est alors en train de rédiger le procès-verbal d’interpellation, avec son collègue Xavier. La scène se passe au rez-de-chaussée du commissariat. Alors que Xavier et Mano couchent sur papier leur version, un collègue, Tacos, leur signale : « Il a un œuf là… Un p’tit œuf. » Mano répond : « Bon, on va le préciser sur le PVI [procès-verbal d’intervention] hein. » Xavier renchérit : « Moi, j’constate rien. Lors de la fouille, t’y as vu quelque chose toi ? Il avait rien. » Tacos insiste : « Il a un tout petit œuf là. » Mano se défend : « Qui te dit qu’il s’est pas fait le truc une fois qu’il était en cellule ? » Tacos appuie : « Ah ben ouais, mais sinon moi j’aurais fait une mention, gros », rétorque Tacos. « Ouais, mais nous on a rien constaté hein », se défend encore Mano. « Non mais c’était juste pour vous prévenir », souligne Tacos. Mano finit par admettre : « Et puis en plus, la patate que je lui ai mis[e] tout à l’heure là, c’était au niveau de la mâchoire. Si tu m’dis qu’il a un truc à gauche… » Xavier : « En arrivant ? » Mano : « Ouais. Parce qu’il voulait pas s’asseoir. » Et Tacos d’ironiser : « En tout cas, j’ai vu que t’avais peur. » « J’ai eu peur. J’ai eu peur pour ma vie », se marre Mano. Un gardien de la paix reconnaît donc avoir frappé un interpellé mineur sans raison, sans jamais le justifier dans les enregistrements. Un « connard », dit-il encore, « qui aurait dû fermer sa gueule ». Contacté par Mediapart, Mano dément avoir frappé le jeune : « Alors, pas du tout, franchement pas du tout », nous dit-il par téléphone, avant de nous promettre les coordonnées de son avocat, qu’il ne nous donnera jamais. Également sollicité, Xavier n’a pas répondu à nos questions. Des incohérences dans le procès-verbal d’interpellation Cette bavure est décrite par Valentin Gendrot dans son livre comme « une agression physique gratuite ». Que Mano et Xavier vont ensuite s’employer à dissimuler dans le procès-verbal d’intervention qu’ils rédigent. Dans son livre, Valentin Gendrot est formel : le procès-verbal d’interpellation est un faux. « Ils vont charger le gamin et absoudre Mano de toute responsabilité », écrit-il dans Flic. Les enregistrements démontrent à tout le moins que Mano et Xavier semblent se mettre d’accord sur une version qui les dédouane. Sinon comment expliquer qu’ils peinent à se souvenir de faits qui ont eu lieu… à peine quelques heures plus tôt ? D’ailleurs, un de leurs collègues, Bullit, leur lance, comme une mise en garde : « Soyez carrés ! Non mais je vous l’dis. » « On est carrés, là ! », rétorque Mano. Mais Xavier et Mano ont beau être « carrés », certains éléments les embarrassent. Il faut d’abord s’accorder sur le lieu où l’interpellation a dégénéré : « Alors, par contre pour le lieu, ça va être dans le véhicule, suggère Mano. — De quoi ? Quand t’as commencé à le tarter ?, questionne Valentin Gendrot. — Euh… ben, quand on s’est mis sur lui, hésite Mano. — C’était vers McDo, Sérurier, par là, intervient Xavier. — Tu mets… ouais ben, tu mets McDo, Sérurier. Après, t’es pas vraiment obligé, je pense, tranche Mano. Tu mets qu’on circulait sur le boulevard McDo et l’interpellation monte là en fait. — J’ai mis à la sortie du tunnel, en direction de la porte de Pantin », répond Xavier. Et c’est là que la rédaction du PVI se corse : les policiers n’ont pas mis les menottes à Konaté. Et cela semble difficile pour eux de le justifier. « Précise que du coup, euh… vu qu’il commence à se débattre euh… vu qu’il est pas menotté en plus, on est obligé de lui maintenir les bras et la tête, dicte Mano. Tu mets que… à l’aide de mon avant-bras, je maintiens sa tête contre l’appui-tête à l’aide de mon avant-bras afin d’éviter un… un problème. — Toi, tu faisais quoi ? Tu lui as maintenu quelque chose ?, demande Xavier à Valentin Gendrot. — Euh… les bras, répond-il. — Euh… poupoupoupoupoupou… Je mets qu’il voulait pas s’asseoir sur le banc…, dit Xavier. À ce moment-là, ils sont encore censés être dans la voiture de police. — Ouais, ouais. Et que… arrivé au Central, il continuait à menacer, renchérit Mano. — Il s’est quand même détendu, parce que vous l’avez pas menotté tout ça. On va dire que ça se calme quand il sort du véhicule, complète Mano. — Ouais, ouais. Ce qui est vrai. C’est complètement vrai, il est calme en sortant, ajoute Valentin, venant totalement mettre à mal la version selon laquelle le policier Mano aurait agi avec force en raison de la violence de Konaté. — Y’a pas besoin de le justifier qu’on décide de pas le menotter ?, s’interroge Xavier. J’ai peur qu’on nous reproche de pas l’avoir menotté à la sortie du véhicule s’il était virulent, etc. — On a mis comme quoi on lui maintenait la tête dans la voiture. Parce qu’en fait, dans la voiture, il était pas menotté, répond Mano. À la base, on devait le ramener pour une vérif d’identité, donc il était pas menotté. […] Là, il a outrage et menace. — À mon avis, la menace, je sais pas si elle va tenir, mais au moins… », conclut Xavier. Si le jeune interpellé était aussi violent qu’ils le prétendent, pourquoi ne pas l’avoir menotté dès le début ? Les gardiens de la paix ont-ils par ailleurs fait figurer sur leur procès-verbal d’interpellation la « patate » que Mano affirme avoir mise à Konaté ? Interrogé par Mediapart, Valentin Gendrot est formel : « À aucun moment dans le PVI il n’apparaît que Mano a frappé ou insulté l’adolescent, or les enregistrements montrent bien que c’est faux, puisque Mano dit lui-même qu’il a mis une “patate” à l’adolescent. » Un faux en écriture publique par personne dépositaire de l’autorité publique est considéré dans le code pénal comme un crime passible de 15 ans d’emprisonnement et 225 000 euros d’amende. Ces faits impliquant des policiers du XIXe arrondissement de Paris, à ce jour toujours en fonction, font l’objet d’une double enquête par l’Inspection générale de la police nationale : une enquête administrative en vue de déterminer si les policiers doivent faire l’objet de sanctions disciplinaires ; et une enquête préliminaire, au pénal, ouverte le 4 septembre par le Parquet de Paris pour vérifier les faits décrits dans Flic. couv-flic Contacté, l’avocat de Valentin Gendrot, maître Romain Boulet, appuie : « Le lieu d’interpellation, le moment où Konaté se serait rebellé, et la question du menottage qui est une vraie problématique. L’écoute de cet enregistrement est choquante car il apparaît qu’ils inventent un scénario selon lequel l’interpellé se serait rebellé dans la voiture, qu’ils auraient été obligés de le maintenir et qui justifierait les blessures que porte le jeune homme. » « Quand j’entends le mot violences policières, personnellement je m’étouffe », déclarait le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin devant la commission des lois de l’Assemblée nationale le 28 juillet dernier. Mais que ressent-il à l’écoute de ces quelques policiers ? ___________________________________________ LISTE DE DISCUSSION resistons_ensemble@rezo.net [L'envoi doit avoir un seul destinataire, la liste] Pour consulter le site: http://resistons.lautre.net/
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