Il y a la lettre et il y a
l’esprit. La lettre se modifie, la France a souvent changé de
régime et, depuis de Gaulle, sans que la lettre ait changé –
malgré la tentative de minorer le rôle du Premier ministre qui fit
heureusement long feu au début de 2008 – nous avons à nouveau
changé de régime. C’est un régime d’irresponsabilité
présidentielle, et la coincidence à quelques semaines près, très
organisée en même temps que le quinquennat, de l’élection du
président et de celle de l’Assemblée nationale, a pratiquement
aboli la responsabilité du gouvernement devant le Parlement puisque
la majorité est indéfectible, moyennant remontrances et critiques,
mais à huis-clos.
Paradoxalement, jamais les
citoyens n’ont autant entendu parler de démocratie –
irréprochable – et de responsabilité assumée par le principal
gouvernant au nom de tous les autres. Pour preuve, avance le
président sortant, des nominations soumises à l’assentiment de
commissions parlementaires, mais il n’y en a eu aucune. Pour
preuve, la présidence de la commission des Finances de chacune des
deux chambres concédée à l’opposition, mais cela ne coûte rien
puisque c’est la majorité de la commission qui décide finalement,
on le voit au Sénat où cette majorité a changé. Pour preuve
enfin, le contrôle de la Cour des comptes sur ceux de l’Elysée ce
qui ne s’était jamais fait avant l’actuel quinquennat, mais
c’est un contrôle de légalité et pas d’opportunité. Le
président s’est fait augmenter susbtantiellement son traitement,
qui n’est qu’argent de poche, au prétexte – peut-on apprendre
selon une biographie de sa future directrice de campagne 1
– que le prédécesseur cumulait son traitement de l’Elysée avec
sa retraite, dont il n’est pas précisé si elle était celle de
parlementaire ou de … magistrat à la Cour des comptes. Les devis
de l’avion de fonction ont été enfoncés, jamais les voyages
n’ont été aussi nombreux et coûteux, davantage
proportionnellement dans l’hexagone qu’à l’étranger ou
outre-mer. Démocratie formelle comme toutes les dictatures savent la
pratiquer. Le maniement des contre-pouvoirs que seraient les médias
absorbe des budgets de communication aux montants sans précédents
et l’endogamie, aujourd’hui régnante, organise entre politique
et journalisme le concubinage notoire jusques sur les écrans de
télévision. Le système est fermé.
La responsabilité est
comprise – dans le système sous lequel nous vivons – comme
l’accaparement de la décision, pas du tout comme la soumission
constante et par principe à la sanction qui – en démocratie,
précisément – est de détrôner le régnant. Nicolas Sarkozy n’a
fait qu’ajouter par sa revendication de tout décider sans autre
risque que de n’être pas réélu, et s’il ne l’est pas de
simplement laisser la place sans discussion d’un quitus ou d’un
bilan, à ce qui a commencé sous Jacques Chirac. Ce dernier ne
revendiquait que la longévité et pour l’avoir a accepté la
réduction de son second mandat, et pourquoi pas, s’il était resté
en bonne santé, deun troisième. En faisant décider que pas plus de
deux mandats consécutifs ne seront désormais possibles, Nicolas
Sarkozy a voulu constitutionnaliser son mot d’esprit – en Janvier
2005 quand commençait la campaagne référendaire sur la
Constsitution européenne et sa propre brigue – mais s’il est
réélu maintenant, il en verra l’inconvénient en ayant pendant
cinq ans à arbitrer entre les prétendants, déjà connus ou à
venir : autant de courants et de compromis à l’intérieur du
parti présidentiel qui n’est plus qu’une machine à élire et
dont le contrôle fut décisif dans l’ascension de l’élu de Mai
2007.
Comment se combinent
l’exclusivité de la décision, détenue par le président de la
République au prétexte qu’il ne peut se dérober à son mandat,
et l’absence de possibilité de mettre en jeu la responsabilité
sans cesse revendiquée ?
La légalité appelle la
contrainte, la sanction, mais elle est le fruit de délibérations,
de débats et son écriture comme sa publication sont soumises à des
formes. Gouverner – au moins en France – répondu à des sens
nombreux, tous nobles mais donnant plus ou moins de champ à celui
qui gouverne : exécuter, orienter, décider. Pour un peuple qui
dispose d’un Etat – ce n’est pas la chance ou la difficulté de
tous – et qui place à la tête de celui-ci un chef ou un
président, tout dépend de la manière dont cet ultime mandataire
est désigné. L’hérédité oblige aujourd’hui à régner sans
gouverner, et à n’exercer d’influence que dans des tête-à-tête
dont il n’est pas rendu compte ou dans des circonstances de crise
telles qu’une personne physique, désintéressée parce que déjà
au sommet de toutes hiérarchies publiques, a le devoir ou reçoit la
charge de tout transcender pour tenter de sauver ce qui peut l’être,
rendant ensuite aux acteurs du cours normal les jeux et cartes
habituels. L’élection au suffrage direct n’implique pas
forcément une royauté de quelques années : le président
fédéral autrichien n’a pratiquement aucun pouvoir alors que le
chancelier, parce qu’à la tête d’une machine de parti dirige
une coalition au parlement, en a la plupart selon un contrat de
gouvernement ; à l’inverse, le président de l’Etat
d’Israël comme celui de la République fédérale d’Allemagne
n’est élu que par le parlement, et c’est le Premier ministre en
Israël qui est élu directement par le peuple.
La France par la Constitution
de 1958 n’a pas opté pour un régime présidentiel qui –
l’expérience américaine le montre – est le plus souvent un
régime de cohabitation entre des majorités successives mais
contraires détenant l’une l’exécutif et l’autre le
législatif ; elle l’a pourtant expérimenté déjà trois
fois, et il est probable que si le président sortant était réélu
en Mai prochain ce ne serait que de justesse et pour sans doute
manquer d’avoir la majorité dans la nouvelle Assemblée
nationale : quatrième cohabitation donc. Le régime français
est celui d’une monarchie temporaire, répondant de l’essentiel,
de la continuité de l’Etat, du pays, de la nation, pouvant en
appeler au peuple mais ne gouvernant pas lui-même en sorte que le
Premier ministre, de son choix mais accepté par le parlement, répond
des gestions et du quotidien. Tout cela a été théorisé, expliqué,
pratiqué par le général de Gaulle, le décisif étant que le
président de la République doit gagner sa propre élection, mais
aussi les consultations nationales – referendum, renouvellement de
l’Assemblée nationale – sinon il démissionne. C’est la mise
en jeu de son mandat, à chaque scrutin national, même s’il n’est
pas nommément concerné comme pour son élection ou sa réélection,
qui lui donne une majorité au Parlement, qui vérifie celle dont il
dispose dans le pays, dans l’esprit et le consentement de ses
concitoyens. La question de confiance, posée de son propre chef, est
le mécanisme principal de sa responsabilité.
Certes, ce n’est pas écrit
mais c’est l’esprit de la Cinquième République.
Aucune décision de fond,
aucune crise ne peut être résolue sans le retour au peuple ou son
assentiment. C’était la pratique du général de Gaulle. Le mandat
présidentiel était plus long, alors, de deux ans que le législatif,
le président de la République courait le risque, selon son
gouvernement, selon ses arbitrages, voire selon son comportement, son
âge-même et sa longévité au pouvoir, de ne plus disposer d’une
majorité parlementaire pendant le cours de son propre mandat.
Sanction qui n’était pas à sa discrétion. Le referendum
d’initiative populaire peut avoir deux acceptions. A la suisse, il
fait du peuple le législateur sur des sujets éludés ou redoutés
par le gouvernement. Dans une logique, qui devrait être française
parce qu’elle prolongerait l’élan constitutionnel de 1958 tel
qu’en 1962 il fut confirmé, l’initiative populaire selon que le
thème serait ou non du goût du président de la République
permettrait la mise en jeu d’un mandat en cours. Ni dans la
rédaction de 1958, ni dans celle de 2008 prévoyant ce type de
referendum – pas plus qu’à propos du droit de dissolution de
l’Assemblée nationale, discrétionnaire du président de la
République – il n’est spécifié que ce dernier soit obligé de
démissionner s’il est désavoué. Ce fut même l’affirmation de
Georges Pompidou – pour se déculpabiliser… que l’homme du 18
Juin n’était nullement obligé de rendre son tablier au soir du 27
Avril 1969. Doctrine personnelle que reprit à son compte Jacques
Chirac le 29 Mai 2005 : quoique désavoué personnellement,
puisque la convocation du referendum à propos du projet de
Constitution européenne était sa décision propre contre l’avis
de beaucoup de prophètes et pas seulement sa signature, il se
maintint.
Le système non écrit dans
lequel nous vivons depuis dix ans est donc celui de
l’irresponsabilité, et il semble accepté par tous les acteurs
convenus du jeu politique. Chaque année accentue cette
irresponsabilité, alors même que gouvernants, élus, et opposants
rivalisent d’assurance sur les responsabilités qu’ils prennent,
assument et revendiquent. Statut pénal exemptant le président de la
République de toutes vraies poursuites et sanctions, sauf un
déshonneur qu’on l’encourage de partout à ne pas ressentir :
c’est l’apport de Jacques Chirac aux institutions républicaines
qui, avant lui, n’en avaient jamais eu besoin. Coincidence à
quelques semaines près de l’octroi des mandats présidentiel et
législatif, en sorte que la majorité à l’Assemblée nationale
peut s’entendre dicter l’exposé des motifs des propositions de
loi de l’un quelconque de ses membres, que les débats n’ont plus
de sens puisque l’issue est certaine même si les consciences ne le
sont pas. Cour des comptes entrée à l’Elysée mais dépenses de
candidature et de campagne pour le président sortant aux frais de
l’Etat jusqu’à une déclaration de candidature au contenu moins
engagé que bien des discours échappant aux décomptes pour
l’égalité de présence médiatique.
Surtout, le referendum a été
systématiquement éludé pendant l’actuel quinquennat. Eludé pour
le nouveau traité de base européen, celui de Lisbonne, alors qu’il
se substitue à un texte mort-né, rejeté par referendum, et au
traité de Maastricht adopté par referendum. Eludé aussi pour la
révision constitutionnelle de l’été de 2008 obtenue à une voix
près, le président du Congrès ayant participé au vote ce qui est
sans précédent. Eludé pour nos engagements militaires à
l’extérieur et pour notre réintégration dans l’O.T.A.N.. Eludé
pour le statut de service public de La
Poste, emblématique
de tous les autres et soi-disant prévu par le traité de Lisonne, à
l’initiative de Nicolas Sarkozy. alors qu’une pétition,
postérieure à la révision du 23 Juillet 2008, réclame avec le
triple des voix requises même si elles n’ont pas régulièrement
enregistrées, un referendum précisément. Cette même révision de
2008 revient en sus sur l’engagement pris par Jacques Chirac deux
mois avant le referendum sur la constitution européenne de consulter
le pays pour toute nouvelle adhésion à l’Union (révision du 1er
Mars 2005). Même manière que pour court-circuiter l’initiative
populaire : le Parlement, en traitant lui-même le sujet
proposé, fait éviter dans les deux cas le referendum, évoqué par
les nouveaux textes mais pas de droit. La décisive entrée de la
Grande-Bretagne dans le Marché Commun – qui était une erreur mais
sans doute ne pouvait être évitée – ne fut acquise que par
referendum, celui de la saint-Georges, 23 Avril 1972.
L’écart – celui de la
mauvaise foi – entre les pétitions de contrôle démocratique et
la pratique a trouvé son plus bel exemple dans la nomination de
François Pérol à la tête du groupe bancaire que, dans des
positions tantôt publiques, tantôt privées, il travaillait depuis
dix ans à constituer. Et le dévoiement de l’ensemble de nos
institutions est éclatant quand on nous laisse prévoir – en cas
de réélection du président sortant – un referendum, le premier
auquel se prêterait Nicolas Sarkozy, sur les obligations des
chômeurs ou sur celles des immigrés – qui contreviendrait dans le
fond à nos deux textes fondamentaux : la déclaration de 1789
et le préambule de la Constitution de 1946. L’esprit d’aujourd’hui
– celui d’un seul homme faisant toute l’ambiance depuis cinq
ans – serait soi-disant le bon sens populaire, une conception des
normes, du bien commun et du salut public dont ne sont juges ni les
juridictions ni les électeurs ni les partenaires sociaux ou les
associations d’usagers. Au-dessus des lois, au-dessus même de
l’opinion générale si les sondages permettre de la connaître, le
dire présidentiel fait prime. Il est aussitôt relayés par la
hiérarchie du parti majoritaire à l’Assemblée nationale,
rivalisant avec le président et avec son ministre de l’Intérieur,
pour inventer des thèmes à débattre dont le point commun est
d’attiser toutes flammes, de découvrir toutes brèches sous
prétexte de clarification, voire de consensus.
L’irresponsabilité aboutit
au contraire du gouvernement. L’esprit public devient émollient,
comme si le peuple était, lui aussi, irresponsable. Alors que sous
les monarchies de nos années révolutionnaires de 1789 à 1870, le
chef de l’Etat était fragile, renversé par la rue parisienne ou
par l’invasion étrangère, le président de la République, façon
Nicolas Sarkozy, n’est déboulonnable qu’au seul terme régulier
de son mandat. La tolérance des élites, des principaux partenaires
du pouvoir en place, des médias ne donnant jamais à penser que
notre régime est d’exception, la résignation générale,
notamment à propos de la réforme du régime général des
retraites, manifestement mal étudiée et pas du tout concertée, ont
fourni pendant cinq ans cette réponse désastreuse. Nettement
minoritaire selon les sondages dès le neuvième mois de son mandat
et sans discontinuer depuis, le président de la République a eu –
dans son dire personnel et par son usurpation de fait du pouvoir
législatif – un pouvoir dont n’avait jamais disposé aucun de
ses prédécesseurs. A-t-il été pourtant efficace ? A-t-il
même décidé 2
? En apparence, l’échec serait dû à la crise ou à des décisions
inadéquates. Ne serait-ce pas plutôt le fait qu’un système
enfermant le peuple et les élus dans la seule initiative ou réaction
du président de la République, tarit l’imagination collective et
l’élan nationale. Le pays se dépossède, il ne secrète plus
d’élites et ne s’aime plus lui-même. Il est encouragé à se
communautariser et à s’abstenir. Il est désorienté. L’étymologie
du mot gouverner, c’est orienter, et la racine du mot
responsabilité est bien de répondre de ses actes. La République
française, version en cours, ne correspond plus en rien à ce modèle
antique rappelé par l’article 2 de notre Constitution : « son
principe est : gouvernement du peuple, par le peuple et pour le
peuple ».
Le drame de la prochaine
élection présidentielle n’est pas dans l’aléa d’un
changement ou non de politique économique et sociale, d’une
contribution française ou pas aux solutions forcément européennes
pour remédier à la crise mondiale, il est dans le referendum
qu’elle constitue pour ou contre Nicolas Sarkozy et sa pratique
excessive et anormale (François Hollande a raison et la majorité
sortante le sait bien qui eût préféré depuis des mois un autre
candidat que le président actuel) du pouvoir. La défaite du
président sortant risque bien de n’être pas la fin d’une
manière autoritaire et exclusive d’exercer les prérogatives du
chef de l’Etat. Le successeur en effet sera rendu responsable, dès
son premier instant à l’Elysée, de tout le changement attendu. Il
lui faudra donc réapprendre la collégialité aux gouvernants, la
pratiquer lui-même quoiqu’il y ait à décider. Il lui faudra même
contourner le piège qui lui est ultimement tendu par celui qu’il
doit battre : bannir, quant à lui, le recours au referendum
puisque Nicolas Sarkozy sur sa fin le préconise. Il lui faudra
remédier autant à la passivité populaire qu’au détraquement de
l’économie et à la mise en cause des fondements sociaux. Tout ce
qui fait le dialogue entre le pouvoir et les gouvernés – et qui
n’est pas le seul échange d’arguments ou de quolibets entre
pouvoir et opposition, jeux de scènes – est donc à retrouver :
gouvernement et responsabilité. Qu’est-ce que gouverner ?
qu’est-ce que répondre de ses actes de gouvernement ?
BFF – jeudi 9 . lundi 20
Février 2012
1
- Emmanuelle Mignon, qui en aurait eu l’idée quand elle dirigeait
au début de son mandat actuel, le cabinet du président de la
République – Figaro-Magazine du samedi 11 Février 2012
2
- commission pour la libération de la croissance française,
présidée par Jacques Attali, 300 décisions pour changer
la France
(Documentation française & XO éditions … l’éditeur de
Nicolas Sarkozy en 2007 . 334 pages . Janvier 2008)
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