« Moscou ne s’est pas retiré du Kazakhstan sans garanties »
Selon l’analyste Marie Dumoulin, le président Kassym-Jomart Tokaïev a fait acte d’allégeance à la Russie en réclamant son aide, faute d’appuis solides sur la scène intérieure kazakhe.
Propos recueillis par Isabelle Mandraud
Publié aujourd’hui à 13h00 (lundi 17 Janvier 2022)
Diplomate, Marie Dumoulin est directrice de programme à l’European Council on Foreign Relations (ECFR) pour l’ex-URSS, l’Asie Centrale, les Balkans et la Turquie.
Comment interpréter les manifestations qui ont dégénéré en émeutes au Kazakhstan ?
Le point de départ, comme cela a été dit, repose sur l’arrêt des subventions du gazole, qui a fait flamber les prix dans une région, dans le sud-ouest du pays, parmi les plus riches mais aussi historiquement contestataire. Dans la ville de Janaozen, où tout a commencé le 2 janvier, les ouvriers du pétrole avaient mené une longue grève en 2011 pour des revendications salariales, qui a été réprimée dans le sang [14 morts, officiellement] le jour du 20e anniversaire de l’indépendance du Kazakhstan, ce qui avait beaucoup choqué la population.
La situation économique est aujourd’hui très dégradée, notamment du fait de la crise en Russie, qui a entraîné la dégringolade du tenge [la monnaie nationale kazakhe], et de la gestion très erratique de la pandémie en 2020-2021, qui a encore ralenti la croissance. Celle-ci est devenue complètement atone. La rente pétrolière – dans un contexte ultra-corrompu – ne profite qu’à quelques-uns. Il existe une bulle d’une classe citadine qui s’en sort à peu près, mais la majorité de la population ne voit pas la couleur de cet argent.
Ces dernières années, il y a eu beaucoup de mouvements sociaux restés très localisés jusqu’à l’élection de Kassym-Jomart Tokaïev, en 2019. Des manifestations ont pris, cette année-là, un tour plus politisé, en réclamant l’élection des gouverneurs et le départ de Noursoultan Nazarbaïev et de son entourage [resté au pouvoir pendant trente ans, le premier président du Kazakhstan continue de peser sur la marche du pays].
A partir du 4 janvier 2022, à Almaty, des manifestants issus des catégories particulièrement défavorisées et venus de la périphérie se sont joints aux protestations, ce qui explique pour partie les pillages. Mais on a vu apparaître, aussi, des groupes criminels organisés et armés, instrumentalisés ou non, qui ont attaqué les bâtiments administratifs. En tout cas, ce n’était plus les mêmes protestataires qu’au début.
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Le président Tokaïev a mis en cause des « terroristes internationaux »…
Cette rhétorique des autorités est modérément crédible, d’autant qu’elle a déjà été utilisée dans le passé, en relation avec des épisodes obscurs d’attaques de poste de police, sans jamais en apporter la preuve. L’absence totale de transparence sur l’identité des victimes ne facilite pas non plus les choses. Certes, les islamistes radicaux existent au Kazakhstan, mais c’est une minorité. La théorie du complot visant à déstabiliser Tokaïev lui a en tout cas permis de tirer son épingle du jeu.
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Assiste-t-on à une lutte interne au sein de l’élite kazakhe ?
En arrêtant Karim Massimov [ex-premier ministre, puis patron du Comité de sécurité national], le président, Kassym-Jomart Tokaïev, a pris pour cible la personnalité la plus emblématique, très proche de l’ancien chef de l’Etat Noursoultan Nazarbaïev [au pouvoir pendant trente ans], et celui qui, en tant que chef de la sécurité, a pu l’espionner ainsi que ses hommes au sein du gouvernement. Jusqu’ici, l’actuel président, politiquement faible et sans véritable capital politique à lui, s’est toujours montré extrêmement loyal à Nazarbaïev. C’est le prototype parfait du serviteur de l’Etat, un diplomate soviétique qui a passé huit ans en Chine avant d’occuper tous les postes, dont celui de premier ministre, et qui reste le grand artisan de la politique « multivectorielle » du Kazakhstan vis-à-vis de l’étranger.
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Devant le Parlement, il a néanmoins dit très clairement que le système Nazarbaïev était un système corrompu. Les entreprises qu’il a citées sont clairement identifiées comme appartenant au clan de l’ancien numéro un, comme le chantier du métro aérien d’Astana, jamais réalisé et associé à un proche, l’ex-premier ministre Askar Mamine [aujourd’hui limogé], ou la société de collecte de déchets liée à Alya, l’une de ses filles. S’il ne s’en prend pas directement aux membres du clan, il indique cependant qu’il va les écarter. Ce règlement de comptes est lié à la véritable succession de Nazarbaïev, malade et affaibli, qui se joue maintenant.
Tokaïev s’est empressé d’appeler Moscou à la rescousse, puis a très vite annoncé le départ des troupes russes. Comme l’expliquez-vous ?
Il a fait acte d’allégeance à la Russie, et il a surtout montré qu’il avait le soutien de Moscou sur la scène intérieure, où il n’avait pas d’appuis. Cela a toutefois été un vrai choc pour les Kazakhs, susceptible de raviver les tensions interethniques car la minorité russe représente 20 % de la population. Tokaïev a donc demandé aux troupes de l’OTSC [Organisation du traité de sécurité collective] de partir, car il ne veut pas non plus s’aliéner la frange nationaliste dans son pays. Il faut maintenant qu’il lui donne des gages, d’où la nomination du ministre de l’information Askar Oumarov [proturc], qui déplaît fortement à Moscou. Mais ce dernier est flanqué d’un adjoint russe, et le vice-premier ministre est également un Russe ethnique.
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Poutine connaît aussi très bien Massimov, car ils ont été premiers ministres en même temps. Mais ayant apporté son soutien à celui qui était en place, comme elle le fait toujours, la Russie ne va pas fragiliser Tokaïev maintenant. Son soutien aura néanmoins un coût, notamment concernant l’UEE [Union économique eurasienne], au sujet de laquelle Nazarbaïev avait toujours refusé une union politique. Moscou ne s’est pas retiré sans obtenir des garanties.
Isabelle Mandraud
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