27
Août 1975
Le 21
Août 1975, des membres d’un mouvement autonomiste corse -
association pour la Renaissance de la Corse (l’A.R.C.) - occupent
une cave viticole dans la plaine orientale de l’Ile de Beauté où
ont réussi à se réadapter de nombreux rapatriés d’Algérie. Le
commando, dirigé par Edmond Siméoni, prend des otages et ne se fait
évacuer que dans des circonstances mal éclaircies, où deux
gendarmes perdent la vie. Un troisième est tué lors de
manifestations à Bastia, le 27 tandis que Edmond Siméoni est
incarcéré à la prison parisienne de la Santé.
Le 28,
un Corse, pour la première fois depuis la chute du Second Empire,
est nommé préfet de l’île : Jean Riolacci, auparavant
préfet de la Seine-Saint-Denis. Il ne peut recevoir ceux qui usent
de la violence et tuent des gendarmes français mais accueillera
toute personne ou tout groupe demandant à le voir. Ayant déposé
une gerbe au monument aux morts de Bastia, il s’entretient en
langue corse sur sa route de retour à Ajaccio.
Les Français ont droit à
la différence
Le drame d’Aleria comme les
prises de conscience de certains Bretons, Catalans et autres demain,
si minoritaires soient-ils dans leur propre village, sont une
« chance » pour la France. Ils l’obligent à
s’interroger – enfin – sur la nature de son Etat et de sa
nationalité.
Notre régionalisation, depuis
Vichy, les décrets de 1964 et la loi de 1972, se fait sur un modèle
aussi jacobin – c’est-à-dire uniforme – que l’organisation
départementale par la Constituante. Modèle jacobin en ce que les
organismes administratifs locaux, leurs compétences et leur aire
d’autorité sont partout les mêmes d’un bout à l’autre du
territoire national. Pourquoi ne pas comprendre aujourd’hui que des
parties de l’Hexagone tiennent de par leur passé, de par leur
potentiel économique original, à s’administrer en vaste région :
la Bretagne par exemple, la Normandie (haute et basse) peut-être,
tandis que d’autres se contenteraient de structures simplement
départementales ou bi-départementales : l’Alsace, la Savoie,
que d’autres encore ne ressentent leur homogénéité et leur
communion d’intérêts et de problèmes à résoudre qu’au sein
d’entités encore plus exigües : le Pays basque par exemple,
bien plus restreint que l’actuel département des Pyrénées
Atlantiques.
Ce pluralisme territorial se
doublerait d’une semblable souplesse dans la définition des
compétences. Certaines parts de notre territoire veulent faire
reconnaître leur personnalité pour des raisons
quasi « nationales » : la Corse, la Bretagne,
le Pays basque. Les compétences transférées par l’Etat à ces
Français seront donc fort étendues. D’autres régions, telles
l’Auvergne, l’Aquitaine, ont davantage que des cultures à
promouvoir, une économie à défendre, des investissements à
attirer, une population à fixer ; elles auront des compétences
surtout économiques ; d’autres encore, telles l’Alsace, la
Lorraine, veulent pouvoir traiter directement et dans des domaines
précis (migrations journalières, harmonisation des investissements
de chaque côté de la frontière franco-allemande) avec les régions
germaniques mitoyennes ; elels auront délégation pour ce
faire. Et les Parisiens décideraient enfin de leur urbanisme et de
meurs transports en commun.
Sans doute ce pluralisme
compliquerait-il l’enseignement des organigrammes. Sans doute ces
chartes dont la précision situerait à proportion les
responsabilités dévolues aux communautés territoriales,
seraient-elles chacune d’un modèle différent. Mais
l’administration réelle n’en souffrirait pas, elle se
décongestionnerait, deviendrait d’arbitrage, d’incitation, de
conseil « technique » ; elle ne serait plus gérante.
L’échelon central se consacrerait à ce qu’il est seul à
pouvoir entreprendre et sauvegarder, c’est-à-dire le national,
c’est-à-dire précisément ce que les collectivités territoriales
par nature ne peuvent faire elles-mêmes à moins d’admettre le
monstrueux abus de la partie stipulant pour le tout. Abus précisément
reproché stipulant pour des provinces si diverses.
L’unité nationale n’en
souffrirait pas davantage, car elle ne serait plus masquée par le
quotidien administratif, véritable repoussoir parfois d’une
conscience française. La solidarité et la communauté de destin
seraient fortement marquées par l’exercice des compétences que
précisément les citoyens expérimenteraient qu’ils ne peuvent les
exercer au seul échelon de leur communauté locale. D’ailleurs,
notre Constitution, implicitement, prévoit cette novation de l’Etat
et sa plus grande décentralisation possible, et cette unité
nationale dont le ciment serait le consentement, et non plus la
contrainte et la routine. Les compétences nationales sont
essentiellement celles décrites par l’article 5 de la
Constitution, et définissant le rôle du président de la
République, précisément élu directement par l’ensemble de la
nation. Le premier ministre verrait son existence encore plus
justifiée qu’aujourd’hui, puisqu’il exercerait toutes les
compétences « administratives » que les collectivités
territoriales ne peuvent exercer que peu ou pas du tout à leur
niveau.
L’Etat retrouverait sa
vocation première : maintenir, en les « entourant »,
l’unité des divers peuples et terroirs de France. A lui alors
d’imposer, entre les collectivités de tailles et de ressorts si
différents, les solidarités financières, les causes communes qui
sont l’intérêt de tous. Bien entendu, la « rénovation »
du Sénat proposée par le général de Gaulle en 1969 deviendrait
une évidence, puisque ces communautés locales devraient avoir –
face à la représentation nationale maintenue dans son mode jacobin
d’aujourd’hui – une représentation conforme à leur pluralisme
et à l’exclusivité de leurs compétences propres. Eduqués à la
gestion de leurs affaires territoriales, les Français
s’orienteraient naturellement – sans contrainte législative
illusoire, sans freins syndicaux rétrogrades – vers des modèles
d’autogestion analogues dans leurs autres communautés que sont
l’ « ensemble résidentiel », l’entreprise, le
circuit local de la consommation et de la vente.
Pour que les citoyens ne
s’absorbent pas dans ces gestions quotidiennes – qui sont
cependant la seule chance collective d’échapper au gouvernement
par ordinateur, sondages d’opinion et contrainte publicitaire qui
nous menace, – pour conduire les Français à voir loin et grand.
Il st clair que l’unité nationale, épouillée de ses vestiges
autoritaires, n’a d’autre fondement que l’indépendance, déjà
reconnue dans la conduite des affaires locales. L’indépendance
nationale doit être – dans cette France réorganisée, rendue à
chacun des Français – le leitmotiv du discours politique, de la
formation civique, de la décision économique, de l’organisation
sociale. C’est cette indépendance qui justifie seule l’unité
nationale et l’existence de l’Etat. Ne pouvant défendre cette
indépendance pour lui seul, ou pour son seul terroir, le citoyen ne
peut croire en la France que si celle-ci est la réalité, la fin
ultime de tout geste, de toute action, de toute ambition politiques.
On en est loin aujourd’hui.
Et ce n’est pas une coïncidence si l’idée régionale –
surtout sensible dans les périphéries de notre Hexagone – fleurit
dans le même temps qu’on nous éduque par tous moyens à
l’atlantisme et à l’européisme, qu’on nous prêche, donc la
mort de la France. L’« imagination au pouvoir » – si
elle refuse, comme aujourd’hui, le souhaitable et l’utopie, si
elle n’entend pas que sa responsabilité est de rendre possible ce
que souhaitent les citoyens – sera bientôt le miroir aux
alouettes. Le « soutien de l’activité économique »
suppose la mobilisation des cœurs et des esprits, leur consentement
à l’Etat et à la politique. Ce consentement, les minoritaires,
les plastiqueurs, les clandestins du désespoir – ceux qui n’ont
plus que ce langage – nous en indiquent la voie. Bien
maladroitement peut-être, criminellement quelquefois.
La
suggestion d’une « régionalisation à la carte »,
moyennant l’invention des procédures d’expression et de décision
des populations locales se définissant elles-même, et celles
faisant s’accorder l’État et chacune de ses collectivités
nouvelles, me paraît – plus encore aujourd’hui – dispenser
tout gouvernement de particulariser la Corse dans notre Constitution.
En
revanche, ces dubitations d’alors sur l’entreprise européenne ne
sont plus du tout les miennes. Au contraire.
13
Juin 2018
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