De Février 1979 à Juillet 1981, affecté comme conseiller économique et commercial près le consulat général de France à Munich, je vis en Allemagne. Je vis le changement de cours en France : c’est le chancelier allemand Helmut Schmidt, qui se précipite à Paris, dès la prise de fonction de François Mitterrand contre lequel l’anathème avait été jeté depuis 1978 pour cause d’alliance avec les communistes. Je tente, sans étiquette mais en référence à Michel Jobert, de me faire élire député de Pontarlier en succession d’Edgar Faure passant prudemment au Sénat. L’Allemagne caricature, à tort, la candidature de Franz-Josef Strauss à la chancellerie, puis les libéraux mettent à mort pour peu de différend budgétaire le chancelier Schmidt : Kohl-kopf (tête de chou) commence un long règne qui ne sera pas négatif ni loin de nous. Je vivrai l’absorption de la République démocratique allemande par la République fédérale d’Allemagne, en Autriche où je serai affecté d’Octobre 1988 à Juin 1992. Deux peuples et deux histoires démontrant par de très substantielles différences et divergences que la communauté de langue et de grandes références littéraires et philosophiques, et même longtemps une symbolique référence ensemble au Saint Empire romain germanique, ne font ni l’osmose ni une même nation.
Quand j’écris ce « papier » à Munich (Helmut Schmidt est de Hambourg), le chancelier va se rendre, du 11 au 13 Décembre 1981, en Allemagne de l’Est pour s’y rencontrer avec Erich Honecker. Ajournée deux fois, cette conversation a été réorganisée à la suite de la visite de Leonid Brejnev à Bonn. Le mouvement pacifiste se développe à l’Ouest et la question des euro-missiles y divise l’opinion. François Mitterrand, cautionnant un peu plus tard le nouveau chancelier Helmut Kohl, contribuera à un apaisement outre-Rhin. dimanche 8 Juillet 2012
Simple Allemagne
A naître et mourir nombreux, sans frontières naturelles, sur des terres, dont beaucoup sont pauvres, on apprend à vivre d’une façon particulière en société. La nation ou l’Etat sont seconds ou éphémères ; la culture, la communauté de langue, de psychologie, l’image qu’on se fait de l’univers sont essenytiels : les relations de famille, de village, de commerce sont le vrai tissu collectif.
La communauté est indépendante des régimes politiques, des décisions de l’histoire, des aléas militaires, des pratiques économiques, souvent aux antipodes les unes des autres en une seule génération. Le champ sans limite géographique des rêveries et des contemplations impose à l’âme, comme un souci permanent de se doter de garde-fous, de structures de protections extérieures. Avant l’Etat, avant la nation, il y a la police et le cousinage.
L’Allemagne – que ses frontières politiques la restreignent, la divisent ou l’étendent immensément – ne se limte pas, dans la pensée de ses enfants, à l’Etat ou aux Etats qui portent son nom. La germanité va plus loin, elle déborde de partout, et l’on croit frère ou complice l’Alsacien ou le Suisse alémanique dont les parlers sont cousins ou semblables.
Le travail est dur puisque les ressources,surtout alimentaires, n’ont jamais été immédiates et, que, encore aujourd’hui, il a fallu l’erreur fondamentale de la France dans la fixation au-dessus de la moyenne mondiale des prix agricoles communautaires, dans les années 60, pour rentabiliser l’agriculture allemande.
L’économie est donc laborieuse, collective, sociale ; l’épargne s’investit, et – si l’innovation ou les travaux publics sont actuellement bien moindres que chez nous – il ne viendrait à l’esprit que de peu d’Allemands de thésauriser, en fond d’armoire ou de jardin, des pièces d’or.
Comme les crisess de l’après-guerre et le premier défi pétrolier ont été allègrement surmontés, que le mark est envié de tous, la tranquille vision d’une Allemagne ethniquement et culturellement bien plus vaste que la politique de 1945 ne ‘la décidé, s’étend en termes économiques à l’ensemble du monde.
Ce que le travail et le commerce allemands réussissent doit être une recette, une obligation mondiale. Le champion de l’inflation, puis de l’autarcie dans les années 20 ou 30, est l’apôtre du libre-échangisme universel, et chez lui paye d’exemple. Le prix décide, et l’on achère au-dehors volontiers si c’est meilleur marché que chez soi. Le Marché commun n’est pas vécu comme la naissance d’une entité continentale, mais comme la première étape du désarmement douanier mondial. Tandis qu’on bâtit avc dix ans d’avance sur les partenaires européens des chaînes de production intégrant les sous-traitances extrême-orientales ou méditerranéenne, on fait de plus en plus pression, notamment sur la France, pour qu’elle ouvre davantage son propre marché et renonce à ce qu’o imagine être des chasses gardées en Afrique.
On croit à une économie monétaire, à la seule loi du marché, on croit que tout s’achète et se paye ; on a vérifié pendant des décennies que l’on pouvait équilibrer, suréquilibrer les comptes extérieurs. D’ailleurs, l’afflux de réfugiés de l’Est, la politique alliée de démentèlement des usins de l’ancien Reich, ont fait de l’appareil industriel un des premiers du monde ; la géographie et le chancelier Brandt ont achevé la reconstruction en rouvant les marchés d’Europe orientale. Ce fut le très simple mais imposant miracle allemand.
C’était l’intense sûreté de soi des Akkelabds jusqu’au milieu de 1980. Même les contraintes ou les dépendances héritées de la capitulation grandissaient ces derniers temps la République fédérale. L’inconvertibilité du dollar et la politique monétaire américaine déterlinaient en pratique un couple germano-américain sur le marché de la spéculation et de la finance internationales ; Bonn était – en sus et place d’une Europe hétérogène – le partenaire essentiel pour Washington ; le chancelier Schmidt n’avait aucun mal, à partir de juillet 1978, à actualiser la pétition gaullienne d’une meilleure conduite internationale du dollar.
Les interdictions nuéclaires faites en 1954 à l’Allemagne de l’Ouest la plaçaient aussi au centre de toute discussion stratégique sur l’Europe ; le même chancelier Schmidt inventait donc en octobre 1977, ce qui aboutit à la « double résolution » de décembre 1979 sur le renforcement du potentiel nucléaire de l’alliance atlantique en Europe et sur la nécessité de reprendre un dialogue serré avec Moscou pour désarmer réciproquement.
Dans tous les domaines, l’Allemagne, naguère exsangue, hier « nain politique », était en tête des propositions et des capacités. Inimitable modèle allemand. Hantise des autres pay qui n’eurent pas trop d’une coalition de trois pour venir à bout d’un pueple dont la machine de guerre, sous les bombardements continuels, produisait plus du double en 1944 qu’au début de 1940. Dynamisme, capacité, cohérence, qui inspirèrent à l’Union soviétique son glacis d’Europe orientale, à la France son effort nucléaire, à l’Amérique son souci d’une alliance militaire et économique avec la Rhénanie, aux Etats du Vieux Monde l’idée de dépasser tous les nationalismes pour surtout circonscrire celui-là.
Les choses craquent, parce qu’un pays n’est pas une machine, et que l’Allemagne vit son histoire par conflits de générations. Il est des pays en accord avec leur histoire et vivant donc leur continuité même quand de Gaulle l’emporte sur Pétain ou Mitterrand sur Giscard d’Estaing. La plupart des peuples européens sont de ce bois, pas l’Allemagne.
La capitulation a eu deux conséquences sur la mentalité collective. Les ruptures politiques et géographiques sont secondaires par rapport à cette interdiction historique, cette mutilation de la mémoire collective : l’Allemagne, pour ses générations nouvelles, n’a pas d’histoire entre 1933 et 1945. Seconde amputation : le système d’Etat, le princope même d’autorité publique centrale, nationale, sont interdits ou au moins refoulés. Toute l’éducation familiale s’en est ressentie, qui a porté à l’adolescence et aux débuts de la vie adulte une jeunesse dont l’esprit demeure dans le moule germanique classiquement décrit et redouté, mais dont le comportement est à l’inverse : libertaire, individualiste, en réaction contre toites les valeurs qui ont fait la structure d’un peuple se redressant a nihilo ces trente dernières années. Tandis que au-dessus de trente ans environ, les schémas combinant l’éternelle germanité avec la redécouverte récente des lois de la liberté économique et politique rendent compte des âmes et des inconscients, au-dessous, la terre est en friche, comme dans les années 1840 ou 1930, quand le destin allemand était à de multiples carrefours. Ces nouvelles générations vont déterminer l’avenir de la République fédérale, donc de l’Europe ; elles pèsent dès à présent par leur critique multiforme et par les manifestations répétées et tous azimuts de cet automne, sur une vie politique aux structures formelles et vieillies.
Il est toujours hasardeux pour un étranger de prétendre pénétrer l’âme de ses hôtes ou les ressorts d’un pays, même s’il y habite, y travaille, y aime ; il l’est plus encore de généraliser. Néammoins, quelques traits font déjà le portrait-robot ou l’horoscope de cette Allemagne qu’à l’étranger et chez nous on cherche à prévoir, à connaître.
C’est d’abord un raisonnement de politique-fiction. Quand la jeunesse d’autres pays rompt avec ses devancières en virant à droite, au souci de sécurité collective et affective, mais continue de penser dans des structures d’entreprises et d’Etat, et somme toute croit encore au changement par la démocratie, le militantisme ou le bulletin de vote ou l’association, bien des jeunes Allemandes et Allemands font un tout de la puissance publique fédérale ou locale, des retombées esthétiques et morales du haut niveau de vie, de la pesanteur collective de la société des adultes, de l’hypocrisie des relations internationales actuelles. Il n’y a pas un mouvement neutraliste, un autre pacifiste, un autre encore écologiste ou des tendances à la vie en communauté ; il y a une formidable homogénéité dans le rejet d’un monde, de générations plus âgées, de systèmes qui gâchent la vie et la terre. Plus intensément que dans d’autres pays, on prise un cinéma et une littérature immédiate, même si l’éternel allemand demeure : le romantisme superficiel, le génie des petites attentions, des fioritures attendrissantes, du cadeau et de la poésie toute faite.
Au plan social et politique, cela se traduit non point du tout par un marginalisme ou de l’abstention, mais par une négation imposante, puissante. Ce n’est pas non plus le redoutable nihilisme des années 20 ou l’idylle champêtre. C’est l’affirmation tranquille que la copie est complètement à refaire ; alors, on le clame à tous les créneaux, même si c’est contradictoire ou « récupérable ». On croit possible une société sans classes, sans Etat, sans pollution, sans armements. On transposerait la gestion – souvent totalitaire – des étages de maisons d’étudiants au plan national. Les aînés, dans cette dialectique, sont tous des nagtionaux-socialistes mal convertis ou reclassés ; la structure familiale, restée très forte affectivement et socialement, même si les vies se mènent séparément, est le lieu de rencontre où la nouvelle jeunesse intoxique et pousse à l’extrême logique ses devancières ; à ceux qui lui ont inculqué l’oubli d’une phase historique et la haine de l’autorité centrale de l’Etat, beaucoup de jeunes annoncent une nouvelle étape, fille de la précédente.
C’est aussi une grande certitude mentale. On ne se cherche plus un devenir collectif, on vit au présent, on est aussi sensible qu’antan aux séductions de l’étranger de l’Est comme de l’Ouest, on a le don des langues, de s’adapter, de vivre des paysages et des environnements culturels différents, mais on a moins que jamais le sens du relatif. L’angoisse est calme, comme l’humanité projetée et vaguement athée ; la préoccupation de l’emploi est toute différente de celle de chez nous, car on ne vit pas en Allemagne cette sorte de venue au monde du travail, de naissance à la société adulte qui se fait brusquement pour le jeune Français passant de la protection totale à l’air libre et rude.
Dès l’enfance, l’Allemand doit vivre par lui-même, les horaires scolaires et la manière de se nourrir y poussent. La vie familiale est une addition, souvent composite, de vastes réunions sociales et d’une relation individuelle entre le père ou la mère et chacun des enfants ; les grands-parents ne sont jamais liin. Le concubinage est immédiatement avoué à la famille, et admis par celle-ci. La société ne pose pas de problème de vie et de comportement ; elle ne pose qu’une seule question : sa fin. Or la philosophie se fait rare, la dialectique aussi, la guerre et le voisinage communiste ont déterminé ce terreau si différente du nôtre. La curiosité n’est plus ; la vie pratique domine, la violence et ses douceurs aussi. On se bat dans les bois autour de Francfort ; Bonn, en automne, peut être un gigantesque bourbier ; Berlin-Ouest vit loin de son mur et l’ancien Reichstag est la toile de fond d’une pelouse de Bagatelle à tout faire.
Sans doute, une évacuation, un refoulement tels peuvent-ils sembler les signes patents d’une profonde et collective anxiété. Sans doute, même si les formes psychologiques et culturelles en sont très différentes de celui des aînés, le mondialisme structure aussi discours et pensée de la nouvelle génération. Et les deux groupes ont en commun la même propension à être vite et fortement motivés, même s’il s’agit pour les uns de rechercher l’identité de naguère par des voies obligatoirement différentes aujourd’hui, et, pour les plus jeunes, de rechercher une nouvelle identité ou même autre chose qu’une identité.
Il serait tentant – suivant les regards et les explications qui hantent chez nous les esprits à l’égard de l’Allemagne depuis cent ans – de voir dns ce conflit de générations le coin qui fissurera l’Etat-frontière de l’Europe occidentale, d’appréhender, dans cette jeunesse émancipée du passé et de ses aînés immédiats, la masse de manœuvre de totalitarismes et d’extrêmismes déjà à l’œuvre, même s’ils cherchent encore leur nom de baptême, et de conclure donc à une dangereuse permanence outre-Rhin.
Il est plus réaliste de considérer que la connaissance mutuelle entre peuples est toujours difficile, qu’il n’y a pas peuples plus différents en Europe, plus opposés psychologiquement et culturellement que le Français et l’Allemand, et que, faute de pouvori vraiment prévoir l’avenir d’un voisin aux réflexes économiques et culturels tout d’une pièce, il faut s’armer soi-même de sa propre identité, n’e pas démordre, s’expliquer jusque dans les arrière-pensées. Surtout dans cette conjoncture où la France fait question, sur le plan économique et social, à l’Allemagne, et où l’Allemagne fait question dans le domaine politique et militaire.
Reste que la République fédérale actuellement si peu inventive économiquement et industriellement, si pesante dans ses soudains passages d’un optimisme universel à un pessimisme contagieux, nous donne une leçon de vie collective. Mieux qu’ailleurs, mieux que chez nous, on sait d’une décennie à l’autre changer de schémas de pensée, de modes de recrutement, d’échjelles de valeur tout en en conservant une profonde identité culturelle et mentale. La continuité à travers les siècles n’est ni sociale ni politique ni économique, elle est psychologique, biologique ; inimitable façon de perdurer malgré les catastrophes, les amollissements, les divisions, les intégrations. Cette société allemande, ces jeunesses savent ce que nous ne savons pas : un certain libre examen, une certaine pétition biologique mettant à leurs places – secondes – la politique, l’économi et même les contestations diverses. En cela, comme la vie-même, l’Allemagne est simple, sans couture apparente.
L’inconnue actuelle tient dans l’incapacité des circuits et des structures politiques de ces trente dernières années outre-Rhin, à traduire et ces différences de générations, et cette nouvelle maturité de la jeunesse. L’Allemagne, sur consigne de ses vainqueurs, a su se donner un régime politique anesthésiant le passé et figurant assez bien la nouvelle ambition économique et monétaire d’un peuple qui n’aurait plus que cette manière d’être au premier rang. Il lui faut maintenant trouver le régime traduisant ce dépassement de la politique, de l’histoire, cette autorité tranquille de nouveaux Allemands qui ont fini par rejoindre leurs sources de toujours en enjambant aussi bien le national-socialisme que le communisme, et les systèmes convenus de la C.D.U/C.S.U. et du S.P.D. Effort immense qui peut aussi bien avorter par récupération d’une génération par les autres que fournir un modèle imprévisible de société politique pour l’an 2000. Les registres habituels de la politique extérieure ou de l’économie, que nous autres feuilletons avec angoisse ou envie, chaque fois qu’il s’agit de notre voisin obligé, sont donc – ici, à terme – très subordonnés. Nous avons une nouvelle langue à apprendre pour dialoguer avec nos amis allemands.
Le Monde . 11 Décembre 1981
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