Le 07/07/2017 à 19:44, Françoise D a écrit :
juillet 3, 2017
« Le Parlement est à la botte. Macron possède tous les pouvoirs. Il va mettre en place les réformes structurelles attendues par le semestre européen »
LVSL – Avec l’UE, nous assistons à l’émergence de gouvernements dits “techniques” ou “des experts”. Ces gouvernements se caractérisent par un dépassement du clivage droite-gauche au nom de trois impératifs supérieurs: l’attachement indéfectible à l’Union Européenne, au marché comme principe régulateur de la société et l’abandon de la culture du conflit en politique pour poser les questions en termes purement techniques. Dans votre livre, vous évoquez l’ex-gouvernement de Mario Monti. En France, le clivage droite-gauche est demeuré structurant dans la vie politique pendant très longtemps. Peut-on considérer le gouvernement d’Emmanuel Macron comme le premier gouvernement “technique” de l’histoire de France ?
Frédéric Farah – Bien sûr. Macron se donne pour objectif de mettre en place les réformes structurelles attendues par le semestre européen, et par la stratégie de Lisbonne si on remonte à 2002. Dans chacun des ministères, Macron a placé des directeurs de cabinets qui sont ses proches, pour s’assurer qu’il n’y aura pas de vagues. Les technocrates de Bercy prennent une place essentielle dans le gouvernement de Macron. Les députés, même s’ils sont diplômés, sont des novices et des arrivistes, des gens qui sont là parce que Macron les a faits; c’est un fonctionnement presque féodal, ils prêtent allégeance à l’égard de leur suzerain, et demain s’il le faut, ils se rendront à Versailles pour voir le Roi dans sa majesté, et le soleil de sa pensée les éclairera de la nécessité des choses. Macron possède un gouvernement technique resserré. Il est issu d’une branche très conservatrice de l’ENA, l’inspection des finances, qui fabrique la doxa économique des élites française. Il utilise un ressort technique utilisé depuis 20 ans : la mise en scène de la « situation d’exception » (“il y a un trou dans le budget, de 8 milliards, il faut réagir…”). C’était le prétexte de Mario Monti en Italie: “la dette italienne coûte de plus en plus cher à financer, nous sommes en danger”. Son premier décret s’intitulait “Salva italia” (sauver l’Italie), son second “Cresce italia”, (faire croître l’Italie); bien sûr, l’Italie n’a pas été sauvée et n’a pas non plus crûe… Edouard Philippe nous dit exactement la même chose. On va avoir affaire au premier gouvernement technique français, qui va mettre en oeuvre de manière dure ces réformes structurelles. Ce qui est inquiétant c’est que tout cela se passe en France, le pays d’Europe où on est allé le plus loin dans la redistribution, celui qui possède l’Etat social le plus poussé.
Cette mise au pas de la démocratie se décline de deux façons à mon sens. La premier non déguisée et la seconde déguisée.
Arrivé
au pouvoir sans aucune légitimité populaire, Mario Monti a mis en place des
réformes néolibérales qui ont rencontré l’opposition de la majorité de la
population.
Non déguisée: c’est le gouvernement technique, dont la version la plus
aboutie se trouvait en Italie avec Monti. Monti est arrivé au pouvoir sans
aucune légitimité populaire et a engagé des réformes (retraites, droit du
travail…) qui ont modifié en profondeur le contrat social italien ; sa
seule légitimité tient au fait qu’il vient de la Bocconi (université privée
spécialisée dans l’économie et la finance) et qu’il est féru de
néolibéralisme. Ce gouvernement technique a réalisé quelque chose que Darmanin
et ses amis vont mettre en place, la « spending review »: la
“revue” des dépenses publiques et leur réduction brutale. C’est la version
italienne de la mise au pas de la démocratie. Berlusconi (quoi qu’on en pense
par ailleurs) a été victime d’un coup d’Etat de la BCE et a été asphyxié
par la dette italienne. Napolitano, président de la République italienne (qui
n’est pas élu par le peuple), a nommé Mario Monti sénateur à vie pour rendre
possible sa nomination comme président du Conseil. C’est la même chose avec
Lukas Papademos en Grèce, qui a succédé à Papandréou après que celui-là ait été
contraint à la démission.Ensuite, il existe une façon déguisée de mettre au pas la démocratie, qui a pour objectif d’annihiler le conflit en politique (alors que le conflit est au coeur de la démocratie ; ce n’est pas le consensus mais le dissensus qui fait la démocratie). Cette façon déguisée, c’est la “grande coalition” droite-gauche, PSOE-Conservateurs en Espagne, CDU-SPD en Allemagne… qui se retrouve sur les grandes lignes.
Macron fait les deux : son gouvernement rassemble une « grande coalition » (il intègre une partie de la droite) et fonctionne comme un « gouvernement technique ». Donc oui, on a affaire au premier gouvernement « technique » de l’histoire de France. C’est un Parlement à la botte, Macron possède tous les pouvoirs.
C’est ici que se produit une véritable rupture. On parle de nos pays comme des “démocraties libérales”. Cette association ne va pas de soi ; historiquement, le libéralisme s’est enrichi de la démocratie. Avant cela, il s’est accommodé du suffrage censitaire. Aujourd’hui, le “libéralisme” c’est le gouvernement censitaire par les capacités, donc il maintient une forme de cens. C’est ce qu’on voit aujourd’hui: d’un point de vue économique, des régimes de plus en plus libéraux (adeptes du “fondamentalisme du marché”, comme dirait Foucault) et de moins en moins démocratiques. D’un point de vue politique : on voit se développer un illibéralisme (voyez l’Etat d’Urgence…), les libertés publiques sont restreintes. Ce gouvernement technique est inquiétant pour la démocratie.
LVSL – On voit que l’Union Européenne joue un rôle structurant dans la mise en place de ces politiques d’austérité. Pourtant, une partie de la gauche (même « radicale » ou « extrême » dans certains cas) refuse de condamner le projet européen et de défendre la souveraineté nationale face aux plans d’austérité imposés par l’UE. Ramener la nation à sa “maladie”, le nationalisme, c’est un procédé rhétorique que l’on retrouve couramment dans la bouche des économistes libéraux et pro-européens. Mais comment expliquer qu’on le trouve également, assez largement, à gauche ?
Alexis
Tsipras : incarnation de l’européisme de gauche et de toutes ses
contradictions…
Frédéric Farah – Il y a plusieurs choses à dire. Je crois
voir, dans l’adhésion à l’Europe d’une certaine gauche, un relent
d’internationalisme. L’Europe est pour cette gauche une Internationale de
substitution, l’Europe permettrait de rapprocher les peuples, par-delà les
territoires et le nations. On le voit dans cette branche dont Tsipras a été
issu, l' »eurcommunisme ».Si je peux risquer une hypothèse qui est plus périlleuse, je répondrais que c’est par ignorance. J’ai conscience que c’est périlleux d’affirmer cela, mais il y a une paresse intellectuelle qui conduit à dire que « nation=nationalisme ». C’est oublier quelque chose d’essentiel, c’est à dire que d’un point de vue historique, la démocratie moderne s’est inscrite dans un cadre national;comme l’a vu Nicolet, la « nation » est un mot voyageur, il n’a eu de cesse de voyager de la gauche à la droite. Ignorance de penser que le nazisme était un nationalisme, alors que c’était un racialisme. Discours paresseux, qui consiste à dire la nation c’est la guerre, ce qui est paradoxal car ces nations qui sont regardées comme facteurs de guerres, ce sont elles qui se sont associées pour construire l’Union Européenne. Je crois que la gauche n’a pas médité une leçon délivrée par Régis Debray, c’est à dire que la seule Internationale qui a réussi , c’est celle de la finance. Je crois que Debray a profondément raison, c’est à dire que la gauche a remis entre les mains d’une certaine droite l’idée de la nation, oubliant que la nation, dans sa conception contractuelle et républicaine, c’est la nation civique, pas la nation ethnique. Ces éléments assez basiques de philosophie politique ont été évacués.
La nation, c’est comme la langue d’Esope : c’est le meilleure et la pire des choses. On n’arrive pas à se dire que parmi les formes politiques qui ont existé (Empire, cité…), il y a maintenant la nation, née avec l’ordre Westphalien de 1848, et qu’elle n’est pas forcément synonyme de guerre avec ses voisins. On n’a pas voulu réinvestir l’idée de nation telle qu’elle était pensée par la gauche parce que le FN dans les années 80 s’en est emparée; en conséquence, la gauche a fait un cadeau formidable au FN. Le PS a trouvé dans l’européisme un substitut à son renoncement de 83.
Il y a toute une histoire à relire. Il faut relire Renan. Le cri “Vive la nation”, c’est d’abord le peuple à Valmy face aux Prussiens avant d’être la Terre et les Morts de Barrès.
LVSL – Donc l’Europe, ce n’est pas la paix ?
Frédéric Farah – La négation de la nation, et partant du politique, va faire revenir le refoulé, c’est à dire ce que l’on voulait soi-disant combattre, le “nationalisme”. Je vais reprendre à mon compte de manière un peu particulière la “théorie du frigo” de Jack Rupnick ; c’est une théorie qui était à la mode il y a une vingtaine d’années à Sciences po. Elle consiste à dire que dans le cas yougoslave, on aurait laissé un tas de rancoeurs au frigo pendant des années, et que quand la chape communiste s’est levée, ces rancoeurs ont explosé au grand jour. C’est exagéré bien sûr, mais on pourrait dire que l’Union Européenne, à force de nier la République et la démocratie, va faire revenir sous une forme pourrie l’idée nationale, et les affrontements entre les nations.
On ne retrouvera pas le nationalisme du XIX et XXème siècle dans ses mêmes formes, bien sûr, mais il suffit de voir à quel point les préjugés les plus racistes sont ressortis. On nous a expliqué que les peuples du Sud sont paresseux ; Monsieur Dijsselbloem, président de l’Eurogroupe, a déclaré par exemple que les peuples du Sud dépensaient l’argent de l’Europe pour consommer « de l’alcool et des femmes »… À l’inverse, on nous a expliqué que les peuples du Nord étaient disciplinés, purs… Ce sont des personnalités publiques, des gouvernants, des opinions soi-disant éclairées qui ont inondé les médias de ce genre de propos pendant la crise grecque. Défaire les nations et ne rien faire par la suite, c’est recréer les conditions d’un conflit plutôt que les résoudre.
Je ne crois pas que l’Union Européenne apporte cette fameuse paix puisque les derniers projets européens (le marché unique et l’euro) n’ont cessé d’éloigner les peuples les uns des autres et de les mettre en concurrence. Je crois que la nation reste le lieu de l’espace public, c’est le lieu de l’identification, de la continuité historique, le lieu où se règlent les conflits. C’est le lieu du démos, alors qu’il n’y a pas de démos ou d’espace public européen. Aujourd’hui, les tensions qui existent entre les pays européens demeurent et sont encore plus vives.
Prenons un exemple. On nous ressasse l’histoire du “couple franco-allemand” avec des trémolos dans la voix. Revenons sur cette histoire. Quand Mitterrand veut mettre en place l’euro, il le fait avec une méfiance extrême à l’égard de l’Allemagne, dans le but de « clouer les mains des Allemands sur la table » selon de multiples témoignages. On voit aujourd’hui que cette ambiguïté n’est pas dépassée, bien au contraire.
Je ne crois pas que l’on puisse vraiment remplacer la nation, si ce n’est pour se retrouver avec ses succédanés problématiques : la « gouvernance », version abâtardie du gouvernement, qui n’existe que dans le cadre de la nation. Le gouvernement est une instance d’interpellation. Nous pouvons interpeller le gouvernement de M. Philippe. Dans le cas de la “gouvernance” européenne, qui peut-on interpeller? Personne. La pire des choses, c’est de défaire les régulations nationales sans rien proposer d’autre, si ce n’est ces tentatives de fédéralisme autoritaire que l’on voit poindre aujourd’hui.
LVSL – Vous mentionnez au début de votre livre le mécontentement des classes dominantes, dans les années 70, face à “l’hyperpolitisation” du peuple, c’est-à-dire sa propension à considérer les questions économiques sous un angle politique, comme étant traversées par des rapports de force. À l’évidence, la dépolitisation des questions économiques (c’est-à-dire leur réduction à des questions purement techniques, la négation des rapports de force qui les structurent) est une stratégie qu’affectionne la classe dominante. L’Union Européenne a-t-elle joué un rôle dans ce processus de dépolitisation ?
Frédéric Farah – Il y a un thème qui se développe dans les années 70, notamment chez les élites: l’idée de “l’ingouvernabilité des sociétés”. Durant cette période qui s’étend de 1968 à 1975 (étrange décennie qui se conclut sous les pavés non pas de la plage mais du libéralisme…) il y a une inquiétude chez les élites dont parle un philosophe plutôt à droite, Paul Thibaud. Dans ces années, on assiste à la première crise du taylorisme, et à de nombreuses crises sociales. On se souvient de ces usines occupées, de ces jeunes femmes qui refusent d’y retourner, de “l’automne chaud” en Italie. C’est une période de montée de l’action violente : les Brigades Rouges en Italie la Bande à Baader en Allemagne, mai 68 en France (mai 68 c’est aussi un phénomène ouvrier, et pas seulement étudiant). Je rappelle aussi que le PCF ne commence à décliner que dans la décennie 70. Il y a partout un climat de contestation très fort qui remet en cause cette version sépia des Trente Glorieuse, selon laquelle tout le monde s’aimait très fort ; non : il y a de grandes tensions, des revendications salariales, des protestations liées aux conditions de travail… Ce climat inquiète les franges du patronat et les élites. Elles ont l’impression que la société leur échappe, à cause de “l’hyperpolitisation” du peuple. C’est une époque où on ne voit pas encore le retour du droit sur le politique, qui va être au coeur de tous les débats à partir de la publication de la Théorie de la Justice de Rawls en 1971. Cette hyperpolitisation inquiète. C’est le grand thème de “l’ingouvernabilité” : il y a trop de démocratie, tout déborde de toutes parts… D’un point de vue économique, ce phénomène se traduit, de 1969 à 1982, par une redistribution qui se fait en faveur des salariés.
L’Union Européenne va jouer ce rôle de force de rappel à la discipline via les « engagements » européens, auxquels il va falloir se conformer. La France devient (économiquement parlant) allemande dans les années 80. N’oublions pas que la France utilisait la dévaluation (en 1968, le gouvernement dévalue le franc), et qu’elle laissait filer l’inflation pour acheter de la paix sociale. La France est devenue monétairement allemande en 1983 avec le culte du franc fort et de la lutte contre l’inflation. Or, combattre l’inflation, c’est produire du chômage. C’est une force de discipline terrible pour le salariat; s’il y a du chômage, ils ne peuvent pas trop revendiquer.
N’oublions jamais que le moteur principal de la construction européenne, ce n’est pas la paix entre les nations ; son moteur principale, c’est la lutte contre le communisme; la construction européenne c’est l’enfant de la Guerre Froide, bien plus que l’enfant de la Seconde Guerre Mondiale. Donc l’Union Européenne, c’est aussi ce moyen de discipliner les revendications sociales. Comme les élites ne veulent pas toujours l’assumer de manière nette, l’Union Européenne devient un instrument de légitimation de cette politique sociale. N’oublions pas que le souci de l’équilibre budgétaire était présent bien avant Maastricht. Il remonte à Valéry Giscard d’Estaing, Ministre des Finances dans les années 60. La logique de l’équilibre budgétaire, déjà présente dans les années 60, est renforcée par l’adhésion à la construction européenne. Selon moi, l’Union Européenne est un moyen de domestiquer les revendications sociales, et par là même de limiter le périmètre de la démocratie sociale. N’oublions pas que la démocratie française s’enrichit en 1945 de droits sociaux; notre nouveau contrat social a été écrit en France dans le préambule de la Constitution de 46, qui a valeur constitutionnelle jusqu’aujourd’hui. On a réécrit notre contrat social en enrichissant notre héritage civique et politique de droits sociaux. C’est l’arraisonnement progressif du capitalisme par la démocratie sociale. C’est “l’embedded liberalism” de John Rugie. Donc l’Union Européenne va contenir ces débordements démocratiques en devenant un élément de dépossession des peuples. Les peuples deviennent des spectateurs malheureux, plus ou moins passifs, devant les événements, qu’ils doivent accepter sous peine d’être considérés comme des crispés, des beaufs, des fascistes…
J’appelle cela “l’effet Pinochet”. Le renversement d’Allende par Pinochet, avec les bonnes grâces des Etats-Unis, était un message envoyé aux communistes d’Europe (les communistes italiens par exemple se disent qu’ils n’arriveront jamais à avoir le pouvoir tout seul sous peine de subir un coup d’Etat, et qu’ils doivent faire un compromis historique avec la démocratie-chrétienne de Berlingue). Tsipras a subi la même chose. La Grèce a été victime d’un coup d’Etat 2.0 puisqu’on l’a asphyxiée financièrement. C’est un message envoyé aux peuples d’Europe comme le coup d’Etat de Pinochet était un message envoyé aux communistes. L’Union Européenne est un levier pour lutter contre cette “ingouvernabilité” des sociétés contemporaines. Elle crée une armature qui va faire en sorte de limiter les prétentions sociales des salariés. Les seules politiques mises en place par l’Union Européenne (dont la pointe avancée est la Grèce, avant-garde de la régression), des politiques de l’offre, réduisent toujours davantage l’Etat social.
LVSL – Face à la domination politique et intellectuelle des partisans du libéralisme, de l’Union Européenne et des solutions technocratiques, on assiste à l’émergence de mouvements “populistes” de toutes sortes en Europe. Comment analysez-vous ce phénomène ?
Frédéric Farah – Ce phénomène populiste est intéressant même s’il a encore du mal à trouver une traduction politique claire, précise et structurée. Sans en être spécialiste, on l’a bien vu avec les mésaventures complexes de Podemos (je sais que vous avez creusé la question à LVSL). Ce qui me frappe, au-delà des différentes stratégies, c’est l’ambiguïté de ces mouvements “populistes” sur la question européenne. On l’a bien vu avec Tsipras, représentant d’une gauche “radicale” devenue radicalement austéritaire… Ce populisme de gauche, qui m’est plutôt sympathique, je ne sais pas dans quelle mesure il est capable de proposer une alternative construite pour pouvoir se substituer aux présents gouvernements, qui sont en gros des nuances de droite en Europe. Je ne voudrais pas que ce populisme connaisse le destin de l’altermondialisme; le mouvement altermondialiste était très prometteur dans les années 2000. Mais mises à part les choses passionnantes qui ont été écrites dessus, où en est-on aujourd’hui avec ça ? Ces populismes, je les regarde plutôt favorablement surtout quand ils sont colorés à gauche, mais je ne les vois pas en mesure d’apporter une réponse satisfaisante à une série de questions. En Italie, le mouvement cinq étoiles, au-delà de sa gestion plus ou moins heureuse ou malheureuse des municipalités, de la caporalisation des troupes par Beppe Grillo, est illisible sur la question européenne. Podemos est illisble sur l’Europe. Tsipras, anéanti, était illisible sur la question. Et le Bloc des Gauches portugais amène beaucoup d’eau dans son vin pour constituer une alliance avec le Parti Socialiste…
Ce qui m’inquiète le plus, ce sont les « populismes » d’Europe centrale et orientale, qui se droitisent énormément. Le populisme est une réaction intéressante, mais très dispersée ; la machine néolibérale ne donne pas l’impression d’être enrayée tout de suite par ces populismes.
En France, j’ai du mal à voir clairement la position de M. Mélenchon sur l’Union Européenne. Il faut répondre à quelque chose d’immédiat: la Loi Travail en version XXL va nous tomber dessus, ainsi que la réduction de la protection sociale… Face à ça, quelles sont les réponses possibles que l’on pourrait apporter ici et maintenant ? Je veux pas être pessimiste, mais les mobilisations ne vont sans doute pas suffire pour faire reculer la loi; j’irai battre le pavé comme je l’ai fait pour la Loi Travail, c’est sûr. Mais quelle est la capacité de ces groupes à reprendre ici et maintenant les rennes de l’action ? Parce que d’année en année, la grande machine à défaire continue; le chantier à récupérer est considérable.
LVSL – Les politiques néolibérales ont été appliquées avec une intensité à géométrie variable selon les régions. La Grèce et les pays d’Europe du Sud en général ont expérimenté cette conversion au néolibéralisme de manière brutale et subite : baisse massive des salaires, privatisations en bloc, libéralisation du commerce tous azimut… Ce que vous nommez, à la suite de Naomi Klein, la “stratégie du choc”. Comment expliquer que la France, par exemple, ait (pour le moment) été épargnée par une thérapie de choc de cet ampleur et subisse une conversion au néolibéralisme beaucoup plus graduelle ?
Frédéric Farah – Pourquoi la France a-t-elle moins ressenti les effets déflationnistes de la crise des années 70 que les autres pays ? Parce qu’elle possède des mécanismes de redistribution sociale sans lesquels la crise aurait eu des effets beaucoup plus violents. L’amortisseur de la crise, c’est l’Etat social. La France a montré à travers différents épisodes la capacité très forte de son peuple à réagir aux politiques d’austérité : en 95 par exemple (échec du plan Juppé de privatisation de la sécurité sociale face à la grève générale), mais aussi sous la réforme Fillon ou El-Khomri. Yanis Varoufakis raconte que Schaüble (ministre des Finances allemand) lui aurait dit : “le véritable objectif c’est Paris, la Troïka veut imposer ses politqiues en France”. Si on accepte cette idée, c’est qu’effectivement l’étape suivante de l’Union Européenne consiste à se porter vers le lien où on trouve la pointe la plus avancée de l’Etat social sur le continent, c’est-à-dire vers nous.
Imposer à la cinquième puissance du monde une mise sous tutelle comme la Grèce, c’est irrecevable. La Grèce est la première colonie de la dette ; la société a été brutalisée comme jamais depuis la fin de la guerre civile en Grèce. En France, je pense que cette thérapie de choc peut être apportée non pas de l’extérieur, mais de l’intérieur. Comme le disait Galbraith, Macron représente en France la “Troïka de l’intérieur”. On se retrouverait avec une troika de l’intérieur : c’est Macron et son gouvernement technique. On ne peut pas apporter en France, comme en Grèce, des experts du FMI en cravate dans les hôtels parisiens pour importer leur politique. En revanche, on peut l’imposer de l’intérieur.
Je relisais le contenu du mémorandum de 2010 sur les modification du droit grec du travail ; ce qui est souhaitable dans ce mémorandum, c’est que les accords d’entreprise priment sur les accords de branche, que les procédures de licenciement soient allégées; on retrouve les mêmes attendus dans le programme de Macron.
Macron, c’est la “Troïka de l’intérieur” ; son but est de réduire l’Etat social, c’est de mettre en place ce que Noëlle Burgi nomme “l’Etat social minimal”, avec la transition de notre régime social de l’assurentiel vers l’existentiel. Cette purge-là, c’est le gouvernement technique de M. Macron qui va essayer de la mettre en oeuvre, par des mesures dures à l’égard de la population, du droit du travail, par de l’austérité. Il va le faire prudemment, car il est conscient du rapport de force. Mais la volonté de M. Macron d’obtenir l’assentiment de l’Allemagne peut nous amener, non pas à une “stratégie du choc” à la grecque, mais à un remaniement profond de la protection sociale et du droit du travail; à moins qu’entre-temps n’arrive l’inattendu, une secousse qui emporterait la zone euro et qui viendrait d’Italie.
Propos recueillis par Vincent Ortiz pour LVSL.
Crédits :
http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2017/06/27/31001-20170627ARTFIG00287-emmanuel-macron-se-reve-t-il-president-de-l-europe.php
http://www.lemonde.fr/europe/article/2012/06/12/selon-monti-l-italie-n-a-pas-besoin-d-etre-renflouee_1717316_3214.html
http://lvsl.fr/parlement-a-botte-de-macron-va-mettre-place-purge-sociale-exigee-lue-entretien-frederic-farah
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire