sphère des fixes ?
essai d’observation synthétique
du fonctionnement de la France, aujourd’hui,
et de ce qu’il est possible et souhaitable d’y changer
fait
suite à une réflexion du 22 Septembre 2001
sur
la situation internationale à la suite des attentats perpétrés aux Etats-Unis
le 11 précédent
ennemi indéterminé
et d’une seconde du 6 Janvier
2002
menace asymétrique
sur les analogies entre ce
que l’intervention en Afghanstan prétendait réduire
et ce à quoi la plupart des
Etats ont, chacun en leur sein, à affronter
La France s’est faite par son Etat. Aujourd’hui que la menace n’est plus frontalière, que l’insécurité internationale ne touche plus le peuple français que très indirectement et selon les commentaires du poilitique ou du journaliste, l’Etat ne dispose plus d’aucun argument qui ait une portée universelle, commune à tous les Français et d’application immédiate. Ce qui est d’ordre national, sinon patriotique, n’a plus de substance. L’urgence est ailleurs, ressentie mais mal définie, mal dite. Sécurité, solidarité, cohésion, identité sont désormais d’ordre intérieur ; une contrainte séculaire sinon millénaire a été levée. Cette mûe du milieu ambiant est plus corrosive en France qu’ailleurs, puisque hors l’Etat et la sensation de participer au bien commun d’une « grande nation » « lumière du monde », ce qui fait le lien national paraît bien artificiel au regard de nécessités individuelles et locales. Or, celles-ci sont relativement moins bien satisfaites qu’antan.
Un cadre a disparu, des justifications, une légitimité que ne pourraient susbtituer qu’une volonté générale, plus éclairée, plus gratuite que naguère. S’ils ne sont pas reconstitués, réinventés ou exhumés, les ultra-libéraux ont raison dans leur pétition que soit supprimé un Etat et des contraintes législatives et réglementaires coûtant sans contre-partie organisatrice. Et les gens, tels qu’ils sont, n’ont plusni moyen ni raison d’adhérer à ce qui semble ne plus exister, ne plus avoir prise sur les événements, sur l’évolution de la société. La loi en France n’est pas coûtumière et constatatrice, elle était créatrice au point que l’état de droit valait davantage que le droit naturel. Pour autant qu’elle reste visible, elle tend à devenir l’instrument d’avènement d’un autre ordre que celui de la nation et de la société d’antan. A la suite des postulats spirituels, la référence formelle tend à s’effacer. La norme paraît arbitraire autant au patronat qu’aux loubards ; entre eux, les citoyens n‘ont plus d’espace propre.
Il y a de moins en moins de points communs et de rencontre entre les personnes qui soient tributaires du système civique ; la propension à s’abstenir aux consultations politiques, manifestée grandeur réelle lors du referendum de Septembre 2000 sur la durée du mandat présidentiel n’en est qu’une illustration. Pire que se disloquer, l’Etat devient artificiel, sans consistance quand son chef cumule irresponsabilité pénale et irresponsabilité politique (il est interdit de toute comparution et a fortiori poursuites pendant l’exercice de son mandat, il ne se croit pas personnellement censuré dans cet exercice quand la dissolution de l’Assemblée Nationale ne lui donne pas de majorité parlementaire), quand un préfet est mis en prison et trainé en correctionnelle, quand la gendarmerie manifeste en tenue, quand policiers et magistrats estiment,en l’état des moyens qui leur sont alloués, et selon la pratique de leurs métiers respectifs, ne pouvoir appliquer certaines des lois régulièrement débattues, votées et promulguées.
Ainsi, est-ce dans un certain vide, par absence d’une pratique régulière et réfléchie de l’exercice, que doivent se reconstruire – en France – l’analyse de soi, un dessein qui soit contemporain autant que prospectif, une stratégie pour le concrétiser.
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I – L’ANALYSE
Y a-t-il eu, depuis une vingtaine d’années, un moment où la France a été regardée par les générations qui la font telle qu’elle devient, en réalité et non selon les prismes déformants de l’indifférence, du plaidoyer, de la critique, de la mode ? Prend-on, dans la sphère politique, le temps et le soin d’une vue d’ensemble de la manière dont nous fonctionnons. Pour considérer notre pays tel qu’il est et non tel que les textes d’ordre public, ou les programmes électoraux, ou les discours publics prétendent qu’il est ou qu’il devrait être, est-il besoin de tout savoir, de disposer des statistiques, des rapports, des diagnostics dont les dirigeants sont censés être entourés ? Un regard, certes informé, mais pas de manière privilégiée, détaché de références partisanes, historiques ou des modèles constitutionnels et économiques imposant des références, mais soucieux du bien commun et de comprendre ce qui fait défaut et ce sur quoi une action et une exhortation civique peuvent se fonder, est possible, pourvu qu’une vraie tranquillité soit donnée à la réflexion. Que devenons-nous ? Nous ressemblons-nous ? Ni une analyse psycho-sociologique, ni une prosopopée d’une France qui existe moins que jamais en tant que personne vivant et se développant dans les consciences, ni l’énumération de nos adaptations aux ambiances mondiales actuelles ou de nos éléments d’exceptionnalité, simplement un portrait : comment nous portons-nous en ce moment ? quoi nous caractérise en ce moment ?
L’exercice était naguère banal, les gouvernants, Présidents du Conseil sous la IVème République, le Président de la République sous la Vème, le menaient généralement à bien. Parce que des choix se faisaient, l’acharnement à se situer en camps opposés, en soutien du gouvernement en place ou en dénigrement de tout acte de celui-ci, était bien moindre. Parce que, dans les faits, le pouvoir s’est déplacé, ou qu’on a laissé (« on », les gens politiques, et notamment les têtes gouvernantes) se déplacer le pouvoir vers des centres de décision hors du champ gouvernemental, hors du champ démocratique contrôlé par des élections et illustré par une exhortation proprement politique et civique, les discours n’ont pu trouver de thème que dans l’opposition de blocs se partageant à peu de choses près les votes du pays depuis une vingtaine d’années, et si vainement, si stérilement que pas une majorité parlementaire, depuis 1981, dissolution ou pas de l’Assemblée Nationale, n’a été reconduite. Nous sommes donc de fait dans un régime où le gouvernement est de législature ; sans doute, le Premier Ministre est-il changé plus souvent que ne votent les électeurs, mais les principaux rôles, les relations entre le gouvernement et les partis de la majorité parlementaire, ou entre le Président de la République et le Premier Ministre ne changent pas, tout le temps que court le mandat de la législature.
Les élections à l’Assemblée Nationale sont de moins en moins significatives parce qu’elles déterminent de moins en moins un changement de politique. L’opposition devenue majorité parlementaire conserve les acquis de ses prédécesseurs au gouvernement. La formule « ni-ni » de la dernière campagne présidentielle de François Mitterrand consacre cet immobilisme : l’Etat ne se sent plus la légitimité de modifier le cadre d’ensemble de la vie sociale et de l’évolution économique. Si les électeurs de gauche continuent à espérer que l’Etat garde l’arbitrage, si les représentants du patronat continuent à dénoncer l’interventionnisme gouvernementale et la non-compétivité de la fiscalité et des prélèvements dits obligatoires, la réalité est qu’aucun gouvernement n’a plus innové depuis les deux vagues de nationalisations et de privatisations qui de 1982 à 1986 s’appelèrent l’une l’autre, et depuis les « inventions » de la C.S.G., du R.M.I. et de l’impôt « sur les grandes fortunes ». Avant 1981, aucun gouvernement, fût-il étiqueté de droite comme ceux des septennats de Georges Pompidou ou de Valéry Giscard d’Estaing, n’aurait conçu la privatisation en tout ou partie de la régie Renault, de France-Télécom. La rupture de 1986, inaugurant la privatisation à terme de tout le secteur public industriel et commercial, n’a donné lieu ensuite à aucune révolution inverse quoiqu’ait changé au bout de deux ans la majorité parlementaire, contrairement à ce que pendant plusieurs décennies connut la Grande-Bretagne, nationalisant et dénationalisant à chaque retour au pouvoir des travaillistes puis des conservateurs. A quoi est dûe cette unilatéralité du statut des structures économiques, aussi bien en France que chez nos partenaires dans l’Union européenne ? à l’intégration de chacune des économies nationales dans l’Union ? l’extension et l’approfondissement du marché intérieur unique postulant les privatisations et le démantèlement de tout service public, y compris, à terme maintenant visible, les particularismes nationaux et les financements publics des régimes de sécurité sociale. Ou bien à la « mondialisation » imposant un type unique de structures économiques et une subordination des politiques budgétaires et sociales au libre-échangisme plus seulement des produits mais des entreprises devenues elles aussi des biens fongibles ?
Cette immuabilité dans l’orientation libérale des décisions gouvernementales concernant l’économie industrielle et financière, et la protection sociale, n’est pourtant pas reconnue ni par la droite politique ni par l’expression patronale. Au contraire, l’analyse s’est figée selon laquelle les gouvernements de gauche sont ou demeurent idéologiques et doctrinaires, et par conséquent entravent la mécanique libérale, qui si elle jouait à l’état pur amènerait forcément le bien-être social autant que la croissance des profits et de la possibilité de réinvestir. Le résultat politique est paradoxal, parce qu’ainsi la prise qu’aurait le gouvernement en tant que tel sur la croissance économique, est reconnue, mais à sa charge quand la croissance fait défaut. Ainsi, le débat quand il devient pré-électoral, élude toute appréciation du bilan d’un gouvernement en fin d’exercice : la droite se dit avoir été empêchée par le contexte international et la gauche prétend que ce sont ses propositions qui, appliquées, ont fait la croissance. Il n’y a donc plus de réponse à la question de savoir si le pouvoir politique a encore une capacité économique. Dans un contexte où aucun gouvernement ne revient sur les engagements européens de son prédécesseur et où tous successivement se disent et se voient soumis au contrôle de la Commission européenne ou à celui du Conseil constitutionnel, en droit interne, la compétence de l’exécutif national n’a été étendue que sur un seul point : la fiscalité puisque le renflouement du Crédit lyonnais ou le financement des déficits des régimes sociaux ont été obtenus par l’impôt.
La limitation de la compétence politique au regard de l’économique et du social, et à terme du culturel, coincide avec une extension de cette compétence dans des domaines considérés, jusqu’il y a peu, comme ceux de la conscience individuelle. L’éthique donne lieu à votation, à législation, à retouches constantes, pourvu qu’elle ne soit que d’application juridique ou scientifique (la contraception, le couple, la génétique, les croyances quand elles sont de sectes et non d’églises, etc…) ; l’étiquette et son pouvoir d’attraction restent disponibles pour tout accaparement économique et financier ; la solidarité nationale, malgré les intitulés de ministères, ne gagne pas de nouveaux domaines de la vie collective ; l’intensité et l’immensité des enjeux scientifiques, moraux, financiers ne suscitent pas une éducation, de l'étude, des précautions et des assiduités permettant un renouveau des connaissances théoriques du plus grand nombre possible. La vulgarisation et l’audiovisuel ne peuvent tenir lieu d’une formation personnelle permanente, notamment par la lecture suivie d’ouvrages de fond et par le débat en groupes où chacun sait écoûter et respecter le point de vue, l’expérience de l’autre. L’écoûte est rare, autant dans la vie sociale et économique, politique que dans le temps individuel ; l’expression est rarement de soi, très souvent une contre-attaque ou une demande de considération. L’affaiblissement des bâtis individuels est en partie la cause de l’appauvrissement et du caractère heurté, dépersonnalisé, vulnérable, tendu des discours et dialogues à enjeu collectifs. La négociation est, en France, difficile quels qu’en soient l’objet ou le lieu. On crie, plus qu’on ne parle, on assène plus qu’on ne montre.
La demande généralisée de « considération sociale » qui semble surgir de toutes les professions, de toutes les catégories, de toutes les régions, aboutit au gouvernement, alors même que celui-ci perd son intrument : l’Etat, et sa légitimité, précisément parce que n’écoûtant pas assez, il semble s’éloigner d’une juste conception du bien commun. Le gouvernement n’est pas seul à voir réduit son champ d’exercice et contesté ses manières. Le législateur est à présent désacralisé ; il n’est plus analysé selon sa fonction et ce qu’il a charge de produire, mais dans les motivations de ses initiatives ou approbations et dans la qualité ou l’applicabilité des textes qu’il produit effectivement : la loi sur la présomption d’innocence dont tour à tour chacun revendiquait puis a répudié la paternité n’est pas la seule illustration de cette perte de prestige et de l’indiscutabilité de ce qui depuis Rousseau et 1789 passait pour l’expression de la volonté générale. La loi des trente-cinq heures est presque partout trahie dans son esprit puisque chacun calcule en termes de pénalité s’il reste aux trente-neuf heures et non pas en réaménagement de l’organisation du travail pour créer des emplois. De même, l’incitation du chômeur à accepter un emploi est négative dès lors que l’indemnisation du chômage n’est proportionnelle qu’aux émoluments du dernier emploi occupé, et non de celui qui, dans toute la carrière antérieure à l’exclusion, fut le plus payé.
Une critique et une imagination citoyennes naissent donc – par défaut - de l’effacement des institutions et des dispositifs publics. Elles mettent en cause davantage les gouvernements dits de gauche, parce que ceux-ci paraissent ne réfléchir et ne disposer que selon une idéologie et des critères ancrés par la droite dans l’administration générale. Le vrai clivage n’est plus entre partis et familles politiques, mais à nouveau entre gouvernants et gouvernés, particulièrement à l’intérieur de l’Etat. Si le secteur marchand de l’économie, qu’il soit de capital public, mixte ou privé, est parvenu à remplacer, dans l’entreprise, la solidarité de « classe » par la compétition individuelle et à ce que se substitue, dans le secteur des services, le statut de cadres au statut ouvrier, l’Etat, au contraire, a suscité dans son personnel un écart profond entre ceux qui dirigent et sont d’ailleurs constamment susceptibles de quitter le service public pour la « pantoufle » du privé, et ceux qui exécutent. Les gouvernants, de la sorte, ne peuvent plus toucher ni à la généralité des structures économiques du pays, toujours plus déréglementées financièrement, socialement et commercialement, ni à l’organisation humaine de l’Etat, toujours plus dissuadée selon le niveau des agents d’être solidairement unis dans le service.
Le virage, pris sans publicité mais très factuellement, par les gouvernements de la gauche en 1983, a délégitimé à terme le gouvernement et la politique en tant que tels, sans que soit cependant reconnue la réconciliation nationale qui se fit, grâce à ce réalisme, autour de l’entreprise en tant que créatrice de croissance, de ressources pour le ré-investissement, et d’emplois. Ces analyses sont partagées, sans qu’elles soient étiquetées néo-marxistes, par une génération ou des générations plutôt que par une ou plusieurs classes sociales. Tandis que l’entreprise pour les plus jeunes n’est qu’un séjour procurant une expérience de plus que la mobilité de l’emploi valide par des émoluments plus substantiels, elle demeure une communauté de vie et de valeurs pour les moins jeunes. Pour ces derniers, la perte de l’emploi est mutilante, bien au-delà de la seule ressource financière.
La sécurité est en passe de devenir une hantise tant au plan de la vie sociale que de l’existence quotidienne. Il est communément dit que ce doit être le thème de la prochaine campagne électorale présidentielle, et même le fondement de l’exercice de tout mandat. Deux paradoxes apparaissent alors. Autant l’économie privée brigue, comme si c’était une restitution de droit, tout ce qui est lucratif à raison du nombre des assujettis mais qui semblait par nature devoir rester de l’ordre du service public : la santé, la retraite, après que la banque, la communication, la télévision, les autoroutes, autant elle se défausse sur l’Etat pour ce qui est du maintien de l’ordre économique et social. Une croissance spasmodique ne met pas en cause le modèle libéral, mais le fonctionnement de l’Etat, son poids dans la société. Le chômage est une responsabilité du gouvernement, il ne l’est pas des entreprises qui ont fait fausse route ou qui modifient leur bilan comptable.
Autant les relations et la scène internationales se prêtent à l’artifice, à l’hyperbole, à la mise en scène et à la conduite du commentaire sans le moindre risque pour celui qui accapare la conjoncture audio-visuelle, autant la vie domestique du pays n’enregistre les actes que selon leur effet pratique. La « magie du verbe » disparue à proportion de l’impuissance de presque tous les successeurs du Général de Gaulle à « créer les circonstances », le discours public, spontané ou lu, n’a pas de prise ; ni souffle ni vocabulaire, la politique en est là, tristement représentative de la sensation générale que les repères et les références ont disparu. La logorrhée républicaine et citoyenne apparaît juste quand disparaissent les contenus de ces grands thèmes, longtemps fondateurs et tutélaires. L’éducation dite nationale ne sait plus quoi transmettre, à quoi préparer ; hors de sa vocation de service public et d’initiation personnelle et sociale de la jeunesse, elle est chargée soudainement de missions sécuritaires, répressives après qu’à contre-sens sur ce qu’est l’enseignement il lui ait été enjoint de ne pas s’écarter des débouchés du scolaire sur le marché du travail.
Le plaisir et la communion ne trouvent plus leur cours public que dans le sport-spectacle et mettent donc au-dessus de toute analyse critique le fonctionnement de celui-ci : intrusion de quelques diusciplines seulement au détriment de toutes les autres, dans le secteur marchand de l’économie et le vedettariat audio-visuel. L’héroïsme, le modèle de héros ou de situations se sont infantilisés ; la politique trouve son dernier ancrage à figurer dans les cas de liesses populaires survenant en dehors d’elle ou à consentir d’être abaissée selon les animateurs d’émissions réputées. La qualité, l’approfondissement, une certaine harmonie entre une institution et ses participants ne se vivent plus que selon une géographie régionale ou sociale pas encore vraiment décrite ; la nation, l’Etat, les perspectives collectives, l’analyse de l’époque et des urgences sont abordés à la marge, mais avec angoisse quand on y touche. Car alors la conscience vient d’une impuissance du système collectif à se connaître et à se réformer.
La politique n’est plus ni un cadre ni un contenant, elle a été banalisée en forme de profession et de carrière, elle n’est plus la grande langue d’autrefois, celle qui exprimait l’identité commune, exigeante et enorgueillissante. A l’identique de l’économique sur lequel elle a déteint, elle est faite de deux classes : les innombrables rameurs, souvent montés les uns contre les autres par d’artificielles attributions d’appellations, de grades ou de rôles, tous inutiles mais faisant semblant de hiérarchie et d’échelles de carrières, et quelques-uns - très peu - qui tiennent les commandes, l’appareil et peuvent faire passer leur libido en exercice du pouvoir. Candidatures aux grandes choses publiques ou stratégies de rachat et de fusion d’entreprises sont qualitativement du même genre appropriatif : agrandir ou maintenir une emprise personnelle. Dans une ambiance où l’instinct de responsabilité et de communauté s’affaiblit, ressort et va à son triomphe un individualisme qui ne sait même plus l’idéologie le couvrant. Les actes de gestion qui devraient être le tout de l’exercice des fonctions tant briguées et si jalousement défendues, sont couramment manquées, les fusions et regroupements opérés, l’élection politique nationale acquise.
L’économie est une concurrence entre quelques personnalités, presque toutes apatrides et amorales ; elle n’est plus, si elle le fut jamais, la concurrence entre des produits, des services qu’arbitrent la convenance et le besoin du consommateur ; elle met en rapport des groupes humains convoitant l’instrument et la clientèle d’autrui, elle se défausse sur le salariat et sur le citoyen de ses erreurs et des conséquences de ses appétits ; elle est indifférente à la macro-économie, à la conjoncture, elle est opportuniste, mondialisme et déréglementation seraient une aubaine que lui ont concédé les politiques, lassés de gestion sans prestige et aux résultats aléatoires. Plus personne n’est jugé, sanctionné ou évalué sur le pont du bateau ; seuls le sont les gens que ne mesurent et ne considèrent que la statistique, le grand nombre qui est dessous. L’immense supercherie des égards que prodiguent la publicité politique ou commerciale fait croire que les exploités sont rares et accidentels, que les exclus ne sont pas tant qu’on puisse les réhabiliter à peu de frais sociaux. Deux difficultés cependant freinent une évolution qui si elle était menée à terme ferait disparaître, en France comme partout ailleurs dans les pays dits développés, la production au bénéfice de la seule spéculation financière, et l’Etat substitué par la privatisation de toutes les prévoyances, de toutes les sécurités, de tous les apprentissages et formations : de la science-fiction ! La première est la violence à laquelle seule la société politique semble confrontée par nature, les casseurs s’identifiant à une génération et à des lieux dont ne sont ni les entreprises ni leurs salariés, jusqu’à présent et sauf rares exceptions. La seconde est l’imprévisible climatique et terroriste qui force le système libéral à demander financement et réassurance au système public. Or violence et imprévisible sont devenus courants, ailleurs et en France.
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I I – LE DESSEIN
Ce n’est pas un projet, ce n’est pas non plus une liste de priorités. Il y a des urgences, elles peuvent être nombreuses et contradictoires. Au personnage politique d’éclairer et hiérarchiser celles-ci, précisément, en termes de priorités, de numéro d’ordre, et par là de proposer, d’incarner un calendrier. Paul Reynaud à ses meilleurs moments en 1938 et 1939, Pierre Mendès France en 1954 et au début de 1995, le Général de Gaulle n’ont pas parlé, projeté, convaincu, gouverné autrement. François Mitterrand en 1981 et Jacques Chirac en 1986, dans des emplois différents par leur intitulé, mais analogues par l’adossement qu’ils avaient aux élections les ayant mis au pouvoir, eurent aussi cette manière, et sans doute cette conviction.
Le mouvement d’intégration européenne n’empêche pas, de soi, un rafermissement de la substance propre de chacun des Etats-membres ; au contraire, il le postule et la vraie subsidiarité consisterait à ne recourir aux procédures et aux décisions européennes qu’à défaut de l’initiative des Etats de se concerter, de s’harmoniser, de se connaître et estimer mutuellement et directement. La plupart des défis que l’Europe, en tant que telle, doit encore relever sont moindres que ceux dont on a eu raison pendant ces cinquante premières années de transferts de compétences, d’harmonisations et d’unification des substances économiques ; la simplicité avec laquelle entre en vigueur et a commencé de circuler matériellement la monnaie unique montre que du côté des citoyens la bonne volonté pratique est entière, supérieure sans doute au degré de confiance que mesurent plus chichement les consultations référendaires dans beaucoup des Etats-membres. En revanche, la fermeté et la prospective ne sont pas le point fort des gestionnaires européens ni des gouvernements ; la dévalorisation de l’euro en est un exemple ; la panne d’imagination et l’archaïsme des querelles sémantiques, à proposition des institutions communes tiennent beaucoup à un défaut de présence française. Nous avons perdu, surtout durant le septennat qui s’achève, un sens et une manière. Le sens de l’indépendance nationale et par extension le sens de l’indépendance du Vieux Monde et de ce que, indépendant des points de vue et des objurgations des Américains, il pourrait apporter à la si nécessaire mûe de la vie mondiale. Qui sinon l’Europe ? peut analyser sereinement et efficacement les vices de formes et les vices de fond dans les relations internationales actuelles ? Nous en sommes à la troisième crise de mobilisation mondiale sur thématique américaine sans qu’ait été explosé ce monisme. Le droit de la guerre, les garanties à maintenir aux prisonniers sont bafoués par l’Etat se prétendant le plus séant et capable du monde et de l’époque, sans que ce soit dénoncé par des personnes publiques.
La diplomatie française n’a pas à être technique ou secrète, ni feindre l’extrême complexité des sujets et conflits à traiter, résorber. Elle peut et doit être un trésor d’imagination et de générosité. Imagination des institutions dont l’Europe a besoin, et qu’elle peut roder chez elle : précision dans le partage des compétences, sanction claire des responsabilités, fondement de la légitimité autant par l’élection des représentants et des exécutants que par la consultation populaire directe d’initiative des gouvernements, l’un ou l’autre, ou l’un des organes de l’Union, et aussi par le questionnement des exécutifs et délibératifs à l’initiative d’institutions d’Etats-membres ou d’un quorum de signatures qualifiées dans l’ensemble de l’Union. Si la France sait actualiser sa propre Constitution nationale dans le sens d’une démocratie des citoyens : possibilité du referendum d’initiative populaire, retour des élus devant leurs électeurs si un nombre qualifié d’entre eux le réclament, exception d’inconstitutionnalité soulevable devant n’importe quelle juridiction par n’importe plaignant ou assigné, alors elle sera capable de faire sortir l’entreprise européenne du canevas qui valait et fut efficace pour six Etats-membres aux origines mais n’est plus adéquat pour le gouvernement, la décision et la concertation d’une trentaine d’Etats et plus encore de traditions culturelles, ethniques, économiques. La qualité et la véracité de l’indépendance et de la constitution européennes sont, en grande partie, fonction du goût que la France retrouvera ou non pour la démocratie et pour son émancipation des modes actuelles en tous genres culturel, économique, financier. La manière perdue, est évidemment la concertation et l’intimité franco-allemandes. La retrouver suppose que ne soient pas galvaudées des habitudes qui devraient lui être à nouveau réservées : la pratique des « sommets » bilatéraux notamment, la consultation à propos de tout sujet de quelque ordre que ce soit qui se présenterait à la décision nationale, française ou allemande (cela peut aller de la fiscalité et du budget à la conception des institutions régionales, à la situation juridique des cultes ou des mécénats ou au statut de l’immigration ainsi qu’aux voies d’accès à nos nationalités). Bien entendu, renouer avec une ambition mondiale de tenir un rôle décisif dans la maturation européenne et dans la « refondation » des relations internationales n’est pas possible si la pratique institutionnelle française demeure marquée par la « cohabitation », qui d’elle-même engendre un consensus mou nous faisant parler la seule « langue de bois ». Pour imaginer un monde partageant plus équitablement les richesses, vraiment inquiet de la dégradation des conditions que le développement technique de l’humanité inflige à notre planète-mère, le mouvement et la réflexion personnels des principaux gouvernants, notamment chez nous, doivent l’emporter sur la « quadrature du cercle » que dessinent les habitudes de dossiers, de rapports de force et de tous autres connivences et alibis. Mais une spontanéité, une fraicheur sur les sujets essentiels ne signifient pas l’improvisation ; c’est de méditation, de dialogue et aussi de solitude dans la pensée et dans la documentation qu’il s’agit.
Il est vain d’appeler les jeunes générations au civisme ou à la retenue si les aînés et les nantis donnent l’exemple du cynisme dans leur comportement politique, dans la conduite des entreprises. Il est illusoire d’attendre de l’incantation publique ou des adaptations du système de l’éducation nationale une soudaine adhésion à des valeurs, dites républicaines, et constituant par elles-mêmes un moule social et un creuset culturel rétablissant l’unité mentale des Français, si jamais celle-ci fut vraiment.
La violence constatée, vécue, subie à l’école, dans les banlieues, dans les transports publics n’est pas une atteinte à la sécurité, elle est l’expression, parce qu’aucune autre ne paraît possible ni efficace ni assez vengeresse, d’une demande de vérité. D’authenticité. De franchise. Ce qui pouvait naguère suffire comme lien social, comme formes de la solidarité est aujourd’hui trop peu, trop contredit par la pratique évidente de la contrainte dans les relations économiques, financières que révèle la vie quotidienne. Le mépris du salariat constatable dans la pratique de trop d’entreprises et concrétisé par la persistance et l’institutionnalisation du chômage ne peut que décourager toute propension à entrer dans une telle société, à suivre les filières éducatives et culturelles censées y mener. La surabondance des moyens de communication et du matériau véhiculé n’émancipe personne ; rien n’apprend plus la joie de comprendre et d’exprimer, donc de continuer. Le relais ne passe plus. Refaire le tissu mental et urbain requiert l’intense invention d’une économie quaternaire mettant en contact les besoins sociaux, l’aptitude au terrain et au concret, la solvabilité résultant de régimes de congé, de retraite ou d’autonomisation de la jeunesse, quelle que soit son origine culturelle ou son niveau social. Rien ne s’imaginera qui soit pratiquable sans écoûte d’une part, et sans réforme de tout le système des financements publics de la procédure budgétaire nationale aux dotations de l’Etat envers les collectivités territoriales. Le concept de « services votés » réduit à trop peu le réexamen des nécessités et condamne les gouvernants, confrontés à l’imprévisible, à des « redéploiements » échappant à un examen démocratique. Les critères de convergence financière, et donc fiscale, dits de Maastricht, devraient donner à une délibération permanente au sein de l’Union européenne de manière à ce que s’adaptent constamment les grands paramètres monétaires, commerciaux, budgétaires à des urgences vis-à-vis du dollar ou du yen, vis-à-vis d’un ralentissement économique général ou d’un soudain besoin d’équipement militaire ou d’infrastructure. La dimension et la puissance européennes peuvent se faire sentir jusques dans la gestion des périphéries urbaines ; elles enseignent entre Etats-membres une tolérance et une révérence culturelle dont pourraient s’inspirer les relations humaines entre immeubles, localités, cadres de vie, régions, religions.
L’objectif est bien la dignité de l’homme, de la femme, la sécurité et le respect dûs aux faibles parce qu’ils sont encore très jeunes ou déjà vieillis. Dignité en France et dans le monde. Au prix d’une vive militance internationale à quoi convient légitimement les organisations humanitaires et non-gouvernementales. La France en est la fondatrice d’un grand nombre : raison de plus pour que la raison d’Etat ou la prétention gouvernante ne soient pas toujours le premier réflexe public.
La dignité humaine implique deux dimensions, peu cherchées aujourd’hui. Un dépassement de la stricte écologie anthropocentrique qui ne vise qu’à la conservation ou l’amélioration du milieu naturel au bénéfice final de l’homme. C’est de solidarité avec tout le règne du vivant qu’il doit s’agir. Une charte des droits des animaux est probablement impossible à mettre en œuvre et à assortir de sanctions autres que par procuration humaine ; nous sommes, du fait des progrès en technologie des transports et de la communication, de l’urbanisation aussi, les premières générations en Europe occidentale et en Amérique du nord, à nous couper des animaux et à ne plus traiter ceux-ci qu’en accessoires de luxe ou en matière première. Nous y perdons un élément essentiel de notre équilibre affectif et mental, de nos racines, de notre perception du monde.
L’autre dimension fut véritablement le moteur des relations humaines pendant plus d’un siècle : celle d’une dialectique des conflits sociaux réduisant d’année en année, par saccades ou par grandes avancées, l’exploitation de l’homme par l’homme. Cela peut sembler aujourd’hui grandiloquent, mais il s’agit pourtant de ce rapport dominant/dominé d’autant plus vivement que la conscience de classe, que la syndicalisation, que la possibilité pratique de s’entendre et de faire grève se sont amenuisées, que s’est effacée ces vingt ou dix dernières années l’habitude qui avait tendu à se prendre depuis les années 1950 d’une véritable concertation sociale tant au niveau national qu’au sein des entreprises. La culture des jeunes générations a changé, la conscience du progrès technologique l’emporte sur l’analyse des relations sociales concrètes, la combativité et le sens des perspectives à conquérir ne sont plus du côté d’un salariat très divisé et jouant individuellement le faire valoir puis le sauve qui peut. La friche industrielle n’est pas que matérielle, elle est sociologique et la solidarité d’entreprise autour d’un outil de travail et d’une vie entière de savoir faire s’est essoufflée autant que l’idée de patrie a perdu cours. Sans que ni l’une ni l’autre ne trouvent un substitut.
L’écologie et la législation sociale ont ceci de commun que leur perfectionnement n’inverse pas la tendance qui est à la dégradation ; au mieux, elles freinent un peu la constante accélération de cette évolution destructrice et perverse. La hantise de tout gouvernement devrait être de provoquer un tel sursaut que le mouvement social ne serait plus ce que craignent conjointement les dirigeants politiques et les dirigeants économiques, mais bien l’ultime moyen d’atteler ensemble toutes les ressources, toutes les possibilités, toutes les volontés en vue du bien commun. Les grandes époques de « reconstruction » en France ont eu ce trait caractéristique : la convergence des optimismes, de l’inventivité atténuant les différences sociales et culturelles, réduisant les écarts de revenus et de niveaux de vie. Aucune ne s’inaugura sans une réforme de l’Etat et sans une acceptation générale de sa direction et de son arbitrage, à charge pour lui de respecter les compétences et les droits de chacun. Moyennant cela, des acquis purent être mis en question, des habitudes invétérées aussi parce qu’à terme brillait la certitude de tous y gagner. Ce furent notamment « les trente glorieuses » où tacitement l’accord exista sur un certain modèle de concertation politique et sociale. Les gouvernements socialistes entre 1981 et 1993 ne firent pas seulement l’intégration dans la pensée, la logique et la pratique de gauche, des institutions héritées du Général de Gaulle, ils permirent le consentement de tous à l’entreprise, en tant que celle-ci est le premier lieu de la croissance économique, donc de la possibilité d’une meilleure répartition sociale de la plus-value. La suite aurait dû être une concertation amène entre propriétaires, dirigeants, actionnaires d’une part, et représentation des salariés, sous-traitants, ayant-droits le plus largement définis ; de la concertation, devaient naître souplement information et contrôle des travailleurs au même niveau que les autres facteurs de la production.
L’ambiance européenne est aujourd’hui propice à ce que se rattrape l’occasion suspendue, puis manquée : l’adhésion à l’Union de pays aux infrastructures et aux niveaux de rémunérations très décalés par rapport à ce qui prévaut en moyenne chez les Etats déjà membres, l’émergence de l’économie sociale, la réduction partout de la durée moyenne du travail dans l’année et dans une vie sont autant d’occasion pur qualifier et rétribuer autrement tout ou partie de l’activité humaine. On dispute sur le fondement philosophique des « minima » sociaux, on calcule que l’institution de nouveaux revenus universels versés indépendamment de la cotisation, du niveau de vie familial et même de l’activité coûtera bien moins qu’il n’y paraît. On ne peut nier que la personne humaine est privée de sa maturité et de son équilibre intime si « les moyens de vivre » ne lui sont pas garantis indépendamment de toute valeur marchande, de tout besoin du système économique ou de la société à son endroit.
Plutôt qu’une hantise sécuritaire grosse d’un retour à des zonages à l’intérieur desquels il n’y a plus la vie sociale d’ailleurs, plutôt qu’un consentement de l’Etat à son propre dépérissement, la réponse nationale peut être le retour à l’écoûte et à l’admiration mutuelles entre les gens, entre les générations, entre les cultures que déterminent la naissance, mais parfois aussi l’aventure et la curiosité individueelles ; de ce respect que peu de chose rend contagieux, découlera une communion de personnes, matrice de nouvelles inventions sociales, donc économiques, financières, culturelles. Ce qui porte le beau nom de confiance en soi. Pas de solidarité plus sûre et plus généreuse que celle née du combat commun et de la fierté qui en résulte. On dit bien : Liberté, Egalité, Fraternité.
Un projet qui ne serait pas une proposition convaincante d’idéal ne rejoindra le cœur et ne fera l’adhésion que d’électeurs enkystés dans des réflexes de vote ; d’un tel scrutin sortiront des vainqueurs, mais pas des bâtisseurs ; les deux jeunesses que sont d’une part les abstentionnistes doutant de la sincérité du gouvernement sortant et d’autre part ceux qui se croient d’emblée dirigeants des groupes et sociétés qu’ils « auditent » ou dont ils traitent une part de la comptabilité pour l’unité où ils se trouvent, ne se rencontreront pas. Or, c’est de leur dialogue et de leur rapprochement que va naître – s’il doit naître – la dialectique sociale moderne : la technologie en fantastique accélération d’innovation et d’universalisation combinée avec l’unification du marché et de la conscience de notre monde (l’entier de la planète) peut déterminer une mise à niveau de l’ensemble des peuples défavorisés jusques là et une autre évaluation du facteur salarial dans la hiérarchie des valeurs et des richesses. Si cette rencontre ne s’opère pas à fond et bientôt, la régression culturelle et sociale dont tous les prémisses se constatent et qui sont peut-être la cause structurelle de la moindre croissance économique mondiale, sera irrépressible. Nous n’irons plus que vers des temps obscurs. Ce qui guette la planète et nos sociétés n’est plus une guerre ou une crise mondiale, mais bien des guerres civiles généralisées, impossibles à éteindre parce qu’aucun foyer ne sera plus seulement abordable. Dans notre évolution en tant qu’espèce comme en tant que peuple et nation, nous sommes proches de ce seuil. L’insécurité est là : chômage, climatologie, perte des repères, illisibilité des références, disparition des points de communion.
La candidature présidentielle étant affaire personnelle, quitte à ce qu’elle rallie des partis existants et en suscitent de nouveaux, c’est un dessein porté par toute une expérience, toute une vie qui doit apparaître et donc renouveler totalement le discours et les maintiens antérieurs. Elargir le débat n’est ni le rendre abstrait, ennuyeux, ni l’amener à l’impossibilité de le conclure ; c’est seulement indiquer les urgences et les points de non-retour.
*
* *
I I I – LA STRATEGIE
Le candidat
qui fonderait toute sa campagne sur l’intelligence par l’électeur de son bilan
et de sa capacité, s’en remettrait à une divination faisant fi de la propagande
adverse enchantée qu’on lui apporte le matériau à critique, et de la part qu’ont
les circonstances dans l’action, dans ce qui a été effectivement réalisé, dans
ce qu’il faudrait gérer et assumer. Pourtant, le mode de l’élection
présidentielle implique une comparution personnelle du futur Président et un
examen de personnalité ; de même que la prévention devenue générale des
électeurs vis-à-vis des « parachutés » cantonne de plus en plus
l’évaluation du parlementaire selon sa seule présence « sur le
terrain ». S’il est choquant que l’on fasse de sa fonction ministérielle
le levier de son adoption par une circonscription concédée par l’appareil du
parti auquel on appartient, et contraire à l’esprit de notre Constitution que
ne puissent en général être au gouvernement ou y demeurer que ceux qui
conquièrent un « fief » et le conservent, il est sain que la
politique se soit des hommes, des femmes, des personnes de chair et d’os, de
savoir et de réaction, d’opinion et d’affectivité.
Or, la responsabilité de légiférer pourrait
être bien mieux exercée, et surtout plus généralement par l’ensemble des
parlementaires. Il n’est pas conséquent que les élus lors de scrutins nationaux
présentés comme décisifs ne soient pas physiquement présents en toute séance
plénière de leur Assemblée, que les débats soient souvfent organisés en sorte
que la lassitude et les horaires soient poour beaucoup dans l’adoption ou le
capotage d’un texte. Et quel texte, de valeur législative, serait d’importance
mineure ? Les votes seraient bien davantage respectables, une fois la loi
acquise même si la rue la conteste, s’ils étaient émis en conscience,
conscience très informée au besoin par une consultation locale de ses électeurs
à laquelle tout élu peut toujours recourir selon les circonstances et le talent
qui lui sont propres, en conscience et non par procuration d’un collègue ou par
discipline de parti. Cela implique évidemment une grande disponibilité
intellectuelle et la consécration de la plus grande part de son temps à la
fonction de législateur (et de contrôleur). Le cumul des mandats tient au souci
que ne naissent pas localement trop de compétiteurs, eux aussi en partielle
possession d‘état, et au besoin, bien compréhensible, d’avoir des émoluments
suffisants pour soutenir un train de vie correspondant à une position en vue
dans son pays d’élection. Le traitement des parlementaires doit sans fard être
avoué et substantiellement augmenté.
Le contrôle à maintenir sur le gouvernement, sur les
ministres, les administrations se fonde sur une délégation de souveraineté exercée
collectivement en référence à la législation existante et au dessein sur lequel
a été élu chaque membre de l’Assemblée Nationale et du Sénat. S’il est effectué
avec tous les moyens d’investigation et de mise en cause prévus ou à accroître
dans nos institutions, il évite que se perpétue le porte-à-faux actuel de la
magistrature surtout d’instruction quand des personnalités politiques sont
concernées : l’immunité a des règles propres, donc convenables et
applicables ; la sanction n’est pas l’issue la plus souhaitable, mais bien
la réparation ou la correction du dommage ou de l’erreur. Le contrôle a posteriori des opérations militaires
sur des théâtres lointains ou dissimulés, des détournements de fonds commis pas
seulement par des personnes s’estimant au-dessus des lois mais par des
gouvernants en exercice s’estimant juge de l’intérêt général, est frustrant,
peu dissuasif. Il ne peut en temps de paix y avoir de secret ni de raison
d’Etat pour le Parlement. Cela comme l’initiative des lois, prérogative de
chaque élu national, suppose des moyens en personnel, en finance et en
matériel. Une étude comparative de la vie parlementaire chez nos principaux
partenaires en Europe et en Amérique du nord est édifiante. L’exceptionnalité
des commissions ad hoc ou d’enquête, la permanence des six « grandes »
commissions organisées par le règlement de l’Assemblée Nationale soulignent
ensemble que l’action du gouvernement doit être jugée continuellement et pour
ce qu’elle est : une cohérence, une répartition de l’attention et de la
compétence publiques par sujets principaux ou familles de sujets.
Quant à la tâche de gouverner, elle n’est pas
remplie assez humainement et personnellement. Contrairement aux termes
choisis par certains Premiers Ministres ou aux apostrophes d’instances
patronales, gouverner n’est pas un métier, ne confère aucun droit divin et ne
place pas hors du commun. C’est encore, en démocratie, la seule manière
possible que – précisément – le commun gouverne, par le truchement de divers
degrés d’élections et de contrôles. Cela suppose que les gouvernants ne
s’enferment pas dans des jurisprudences et des dossiers hérités, imposés et
qu’ils n’osent plus enfreindre, cela suppose qu’ils se cultivent eux-mêmes et
personnellement, qu’ils aient une vie intellectuelle et spirituelle propres dût
leur ambition risquer d’être désavouée par leur conscience et leur exercice du
pouvoir vraiment mis en question. Le contraste est saisissant entre la qualité,
le sérieux, les fondements expérimentaux de réflexions et de propositions
sociales travaillées en milieux associatifs ou en cercles à la base ou à la
marge des partis, grands ou petits, et la pauvreté, la conventionnalité, la
prudence, donc au total le vide de bien des communications, examens ou
compte-rendus de séminaires étant le fait des gouvernants. Militants, bénévoles
sont ces années-ci, sans doute depuis l’explosion de Novembre-Décembre 1995, un
terreau fertile, disponible et exigeant ; ils produisent de la réflexion,
en sus des services pratiques qu’ils rendent en campagne électorale ou en
création d’emplois. Aller à eux doit être un réflexe de gouvernement.
L’appel à
propositions citoyennes deviendrait courant et salubre si le referendum
d’initiative populaire est institué, si le gouvernement prend le soin de
publier à mesure les éléments de sa propre réflexion ou des alternatives qu’il
voit à son action et que s’instaure le système des « livres blancs »
disponibles dans des lieux publics appelés à être des centres physiquement
repérables de civisme et de discussion. Ce sera reconnaître qu’il n’y a ni
science infuse dont l’administration ou les caciques de partis ont le monopole,
ni droit divin faisant que la concertation n’est qu’explication par le
gouvernement de son point de vue ou du bien fondé de ce qu’il fait.
Réfléchir sur
les moments récents de la concorde nationale ou de la liesse populaire :
l’émotion causée par les attentats du 11 Septembre, la victoire française en
Coupe du monde de foot-ball par exemple, reviendrait à analyser ce qui
constitue un sérieux persistant chez nous, ce qui continue de nous unir, ce qui
ouvre des moments, des espaces, des termes de dialogue, hors politique, hors
institutions, hors champ public habituel. Réfléchir sur les « fêtes »
qui marchent et celles qui ennuient, sur les composantes du respect constaté
envers certaines grandes figures nationales contemporaines, en vie ou décédant.
Il existe encore une âme nationale qu’il est bien plus urgent et fructueux de
connaître et de caractériser, que de sonder l’opinion publique.
Les audits
auxquels l’Etat, pan par pan, se soumet comme toute entreprise à présent,
construisent, adaptent et réconcilient bien moins qu’une écoûte à réorganiser
complètement, des désirs, des besoins et des suggestions de populations
entières. On ne peut à la fois se soumettre au choix des électeurs et ne jamais
les entendre dans leur murmure ou leur expérience de tous les jours. Pas tant à
raison des « affaires » mais par autisme, les gouvernants sont moins
civiques que les gouvernés.
Il s’agit donc
d’une vraie politique de la ressource
humaine… à mener selon des formes s’inspirant sans doute du «
réarmement moral » ou de l’état d’esprit, cher à Ernest Renan et aux
fondateurs de l’Ecole libre des sciences politiques, au moment précis – en 1875
- où s’adoptaient les lois constitutionnelles d’une République qui aurait à
prouver son efficience en comparaison des monarchies d’un passé encore récent
et face au vainqueur de 1870-1871. La partie se joua dans l’instruction
publique obligatoire et face aux particularismes que pouvaient représenter les
divers tenants des régimes précédents ou même de l’Ancien. Le contexte,
aujourd’hui, n’est pas si différent. On ne peut prêcher le civisme et la
République, et pratiquer leur contraire, la cooptation, le système du cabinet
noir et le retour au particularisme que représente toute privatisation d’un
service public à objet non lucratif mais social et éducatif. Deux décennies
viennent, chez nous, de débattre des particularismes régionaux sans qu’aient
encore été tranchées non seulement la question corse, mais celle de principe
qui est de savoir si la démocratie locale et régionale doit être uniforme sur
tout notre territoire, ou au contraire « à la carte » et selon des
populations et des nécessités d’envergure et de consistance, de contenus
variables. En revanche, presque aucune attention n’est prêtée à la
prolifération d’intérêts particuliers petit à petit gestionnaires, à titre
lucratif, de prérogatives, procédures et servitudes publiques, aucune attention
parce que ce serait une inévitable modernisation ou adaptation, sauf celle des
victimes des « licenciements secs » et autres plans de
« reconversion » (comme si une conversion ne suffisait pas).
Nos
institutions étaient censées promouvoir l’esprit de décision gouvernemental et
le sens de la responsabilité de chacun des grands rôles de la vie publique
devant le peuple. Plus pernicieuse encore que la « cohabitation » est
la manière dont s’exerce mal la fonction d’opposition. Certes, la caricature
est ancienne : la majorité, quelle que soit son étiquette, soutient
inconditionnellement et il était piquant en 1982-1985 dès qu’il apparût que la
gauche ne remporterait les élections à venir, d’entendre chez ses principaux
acteurs les arguments mot pour mot qu’avaient vingt ans plus tôt les
« godillots » du Général. Mais la courbure et le fléchissement de la
bonne foi, au moins en propos publics, se sont accentués depuis. D’abord parce
que depuis l’arrivée de la gauche au pouvoir et sa durée relative aux affaires,
à compter de 1981, ce qui était sans précédent d’une telle durée et d’une telle
possibilité de faire passer dans les faits des propositions votées par les
électeurs, la droite a du se trouver un nom ; elle s’est avouée la droite,
alors que de 1962 à 1981 elle avait pu se présenter comme étant, par
construction et en réalité, la majorité, la majorité dispensée de s’identifier.
L’aveu a emporté une conséquence peu démocratique, celle d’une pétition de
légitimité à exercer le pouvoir perpétuellement sauf erreur des électeurs. Dès
lors a pris cours une façon de décrire, peu exactement, une gauche pourtant de
plus en plus éloignée de ses fondements idéologiques du début du XXème siècle
et même de son « programme commun de gouvernement », en termes de
gouvernements doctrinaires, socialo-marxistes, abstraits, corrompus intellectuellement
et dans beaucoup de ses principaux personnages.
Ce n’est pas
prendre parti que de remarquer que l’opposition quand c’est la situation de la
gauche, est plus déférente, davantage encline à accepter un découplage d’avec
les mouvements sociaux, que quand la fonction est assurée par la droite. Durant
les deux premières « cohabitations », le chef de l’opposition de
gauche ne fut pas François Mitterrand ; le Président d’alors s’en tint à
sa signature de ce tout ce qui était voté par la majorité parlementaire, au
refus de sa signature pour tout ce qui eût été soutenir un gouvernement qu’il
subissait et n’avait pas composé ; pour le reste, il écoûtait … le peuple
et conseillait… le Premier Ministre du moment, qui n’était pas le sien.
L’actuelle « cohabitation » a mélangé tous les genres, dissout la
responsabilité présidentielle et fait du Président de la République le chef de
l’opposition. Le civisme, l’exemplarité
des titulaires des grandes charges de l’Etat se restaureront davantage par un
meilleur exercice du rôle d’opposant que par une qualité plus grande des
gouvernants. L’opposition doit être limitée par l’ordre du jour
gouvernemental, ce qui suppose que l’exécutif et sa majorité législative
gardent la maîtrise de l’initiative politique et des thèmes : ce fut le
talent insigne du Général de Gaulle que son dessein lui apporta des soutiens à
gauche et à droite, et que l’opposition à sa politique, à ses éclats, à sa
persosnne, à sa fonction ne fut jamais homogène et n’eût longtemps de ciment
que dans le refus des institutions nouvelles. Ce pourrait être la manière des
prochains président et gouvernement que d’acculer l’opposition soit à la
contre-proposition, soit Les moments
d’unisson ou de bouleversement du clivage droite-gauche dans la législature qui
s’achève n’ont pas été constructifs : les textes sur la présomption
d’innocence et sur la Corse n’ont pas été les plus adéquats. Quand la censure,
à défaut de celle de l’Assemblée Nationale, inimaginable dans le système
majoritaire, vient du Conseil Constitutionnel, la lettre et l’esprit de notre
loi fondamentale devraient incliner le gouvernement à passer outre par une
révision constitutionnelle – précisément, et au besoin par referendum. Le
respect formel des calendriers électoraux, puis le respect de leur inversion,
le détournement de la procédure référendaire à propos d’une réforme dont chaque
camp a pensé bénéficier de même que des nouvelles dates d’élections
législatives, aboutissent à s’interdire l’exercice de prérogatives et de
procédures qui auraient dû demeurer constamment loisibles : ainsi, un
exercice renouvelé du droit de dissolution aurait anticipé plus clairement que
tous sondages la prochaine élection présudentielle, et un referendum sur les
politiques sociales auxquels tient le plus le gouvernement actuel aurait ancré
ce qui paraît rester précaire. Liberté d’entreprendre, selon la Constitution,
soit ! mais alors constitutionnalisation symétrique du droit au travail et
à un revenu universel d’existence. La gauche de 1981 avait d’ailleurs eu la même
timidité en ne faisant pas décider les nationalisations par referendum. C’est le flou et la timidité d’un parcours
gouvernemental qui permet à l’opposition d’esquiver son propre étiquetage et
ses collusions sociologiques et de paraître la norme que bientôt les
électeurs reconnaîtront et rétabliront donc.
L’objectif à
atteindre désigne en même temps le moyen à se donner. Jacques Chaban-Delmas
parla de « société bloquée » pour esquisser sa « nouvelle
société », Valéry Giscard d’Estaing crut que sa seule élection
présidentielle déferait les clivages droite-gauche qu’au contraire elle
renforça parce qu’après de Gaulle et Pompidou il était apparu que l’Elysée
serait désormais conquis et non plus hérité de l’Histoire ou d’une
quasi-adoption à la romaine. C’est en mettant
fin au jeu de rôles opposition-majorité, gouvernants-gouvernés,
Etat-entreprise, salariés-patronat, régions-Bercy, mondialisme-diversités que
les situations et les pétitions apparaîtront pour ce qu’elles sont :
recevables, méritant la considération et le dialogue ou au contraire
artificielles et menteuses. Superficielles ou vraies. Si le processus électoral
au plan national échoue - et quelle élection que la présidentielle est plus
nationale en France ? rien qu’une violence collective, à ne pas souhaiter,
ne pourra ébranler ce qui s’est édifié et cristallisé pendant sept ans surtout
d’une sorte de négligence. Le pouvoir s’est perdu, la gauche s’est excusée, la
droite a accepté une servilité vis-à-vis du Président sortant qui n’honore pas
ses composantes et ses chefs de file : chacun a concouru, y compris le
citoyen, à ce que les institutions soient gaspillées.
Ainsi, l’axe
d’une stratégie de réinsertion de la République, dans les mentalités, dans les
comportements, est le retour strict à une échelle de valeurs que l’amour du
bien commun, le goût et la vocation du service public définissent bien. Cette
échelle n’existera que si le respect des gouvernés par les gouvernants est vécu
intellectuellement et affectivement, et pas seulement comme une nécessité
sociologique. Le commencement d’un rigoureux retour aux grandes références sera
une acceptation cultivée, démontrée par les gouvernants de la compétence
universelle, et non pas subsidiaire, de l’Etat pour la bonne marche de notre
société et pour l’effet d’intégration d’une économie fonctionnant avec justice.
L’idéal et la vertu au sens du moraliste et à celui aussi de la Révolution
française et des « grands ancêtres » : il y en eût encore à
l’issue de l’Occupation et de la Résistance, à la Libération, et aussi en 1958,
peut-être en 1981.
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